Les trois filles de l'armateur Ross

Chapitre 1 : Les trois filles de l'armateur Ross

Chapitre final

2628 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 18/08/2025 11:29

Cette fanfiction participe en seconde chance au défi « Réécriture d’un conte » (février 2017)


Le riche armateur-capitaine Ross sifflotait entre ses dents, faux mais avec entrain, l’air de « Tout va très bien Madame la Marquise » (1) en se préparant avec allégresse à quitter ce repaire de vipères qu'était devenu, depuis quelque temps, son foyer familial. Son navire marchand se tenait enfin prêt à l'emporter vers des contrées lointaines où il espérait découvrir simultanément le moyen d'accroître sa fortune et la solution à ses problèmes.


— Papa ! Père !


Il entendit la voix semblable au crissement de craie sur un tableau noir de son aînée en provenance des escaliers conduisant à l’étage. Il grimaça, soupira, se demandant : « De qui tient-elle cette voix si stridente ? Ma femme chantait comme un oiseau de paradis et moi-même je siffle tel un rossignol (il se faisait des illusions, mais n'ébruitons point cela)...» et répondit, mêlant douceur feinte et agacement dissimulé : 

— Que souhaites-tu, lumière de mes yeux ?

— Et à moi tu ne le demandes pas ? cria une voix, également stridulante depuis le salon adjacent.

— Bien sûr que je te le demande, ma tendresse !


Ross déposa sur le parquet son paquetage, esquissa un sourire artificiellement affectueux et se retourna. De l'étage descendit une jeune beauté rousse, somptueusement parée, qui vint se poster devant lui. Elle fut rapidement rejointe par une seconde beauté, également rousse et tout aussi élégamment vêtue, suivie d'une troisième qui émergeait des cuisines, une beauté d’un blond vénitien presque roux... La génétique, que voulez-vous, Ross lui-même arborait une chevelure d'un roux flamboyant...


Celle des escaliers, la fille aînée de Ross, Isolina, le pointa d'un doigt manucuré accusateur : 

— Tu pars en voyage marchand et tu ne m'as pas promis de cadeau !

— Ni à moi ! renchérit celle qui venait du salon d'à côté, la cadette, Iliona.

— À moi non plus, mais je ne veux pas grand-chose, ajouta celle qui émergeait des cuisines, la benjamine Isabella. 

(Visiblement, cette famille avait un penchant pour les prénoms commençant par un I et se terminant par A.)

— Alors que désirent mes filles, mes soleils, mes amours, mes beautés ? prononça l'armateur en jetant des regards furtifs vers la porte et feignant de ne pas être pressé. 

Avec ses filles, c'était comme avec les représentants de la maréchaussée : plus vous montriez votre impatience, plus ils prenaient leur temps pour établir une contravention, même si vous ne contestiez pas l'amende.

— Je souhaite un châle, mais pas un châle ordinaire ! Il doit être chaud en hiver, frais en été, richement brodé et si délicat qu'il puisse passer à travers un anneau ! exigea l'aînée.

Elle fut suivie par la cadette : 

— Pour moi, une paire de chaussures, mais pas de simples escarpins ! Elles doivent être doublées d'une fourrure rare, ornées de pierres précieuses et s'adapter à mes pieds avec une perfection absolue !

La benjamine soupira : 

— Je ne demande pas grand-chose : juste une fleur, une rose rouge, d'un rouge parfait, la lauréate d’un concours floral !

— Oui, mes colombes, je vous les apporterai, répondit Ross en franchissant le seuil de sa demeure, tout en se réjouissant que les présents sollicités ne fussent point trop extravagants et parfaitement dans ses moyens.


***


Des mois s'écoulèrent avant que l'armateur Ross ne regagne son domicile. Son périple s'avéra remarquablement fructueux, sa fortune se voyant non pas doublée, mais triplée ! Naturellement, il n'omit point d'apporter les cadeaux pour ses filles, ce genre d'inadvertance pouvant s'avérer fort préjudiciable.  

Il offrit à son aînée le châle d'Orient, délicat comme une toile d'araignée, orné avec une magnificence propre uniquement aux étoffes orientales. Ce précieux tissu procurait chaleur en hiver, fraîcheur en été, tout en rehaussant admirablement la beauté de celle qui s'en parait.  

Pour la cadette, il avait sélectionné une paire d'escarpins doublés d'une fourrure d'une rareté exceptionnelle, si somptueusement incrustés de pierres précieuses que leur place semblait davantage être dans un trésor royal que sur les pieds d'une donzelle.  

Quant à la benjamine, qui ne sollicitait qu'un modeste présent, une bagatelle, un pas grand-chose, selon ses propres termes, il rapporta une splendide rose écarlate, lauréate du grand prix de l'exposition florale organisée une fois par décennie au Vingt-septième Royaume.


Il franchit le seuil de sa demeure, embrassa ses filles et leur offrit les présents d'outre-mer, mais il ne semblait pas heureux. Sous son bronzage maritime perçait une certaine pâleur; il paraissait triste et inquiet. Si triste et si inquiet que même ses filles finirent par le remarquer, s'arrachant à contrecœur de l'admiration des cadeaux. 

— Alors père, pourquoi faites-vous la moue ? demanda l'aînée.

— Vous n'êtes pas heureux de nous revoir ? renchérit la cadette.

— Ou de rentrer chez vous ? compléta la benjamine.

— Mais non, mes filles, mes soleils, mes amours, mes beautés. Je suis très heureux de rentrer chez moi et de vous revoir. Je fais la moue parce que je suis obligé de quitter de nouveau cette maison et vous, mes colombes, et pas plus tard que ce soir !

— Vous repartez en voyage marchand ? Alors rapportez-moi..., commença l'aînée. 

Ross soupira, fit mine d'essuyer une larme et prononça :

— Non, pas un voyage commercial, mais un voyage sans retour, un aller simple ! 

Face au tumulte qui s'éleva, mêlant des « Qu'allons-nous devenir ? » et des « Quel irresponsable vous faites ! », il grimaça, plaça ses mains en porte-voix et hurla :

— Stop ! Arrêtez ce vacarme, je ne m'entends pas réfléchir ! Je vais tout vous expliquer ! J'ai trouvé sans difficulté les cadeaux pour Isolina et Iliona, mais le tien, Isabella, ma biche, ce fut bien plus compliqué. Je suis allé à l'exposition florale du Vingt-septième Royaume, j'ai patienté jusqu'à la remise des prix puis demandé au gagnant de me vendre une seule fleur de son rosier primé. Et ce rustre, aussi affreux que mal élevé, a catégoriquement refusé. Alors moi, pour ne pas chagriner ma benjamine, j'ai attendu la nuit et...

— Vous l'avez volé, compléta Isolina d'un ton réprobateur en pinçant les lèvres.

— Quelle honte ! Et si nos voisins l'apprenaient ? se désola Iliona.

— Vous vous êtes fait prendre, constata l'évidence Isabella. Quand on n'est pas doué pour le chapardage, on ne s'y risque pas. Et vous, un honnête négociant...


Ross compta jusqu'à dix d'abord en partant de zéro puis à rebours. Ne se sentant nullement apaisé, il siffla comme un serpent : 

— Mais allez-vous me laisser terminer cette histoire ? Taisez-vous donc ! Oui, je suis un honnête marchand, capitaine et armateur. Oui, je me suis fait piéger comme un novice, et au pire moment possible. La fleur, je l'avais déjà cueillie ! Et ce péquenot d'horticulteur n'a pas voulu d'indemnisation. Il a exigé que je me rende chez lui pour devenir son esclave en compensation, sinon il dévorera ma pauvre fille ! Et vu ses dents il en sera bien capable ! Ce soir, je dois mettre cet anneau à mon doigt...

Ross jeta sur la table, d'un geste théâtral, une bague ornée d'un diamant si imposant que les yeux de ses filles aînées brillèrent, disons de compassion, pour ne pas dire : de convoitise. 

— ... Et je serai instantanément transporté dans son maudit château, à côté de sa maudite serre.

— Non ! s'écria la benjamine Isabella. Je ne peux l'accepter ! Un tel sacrifice ! 

Et elle glissa promptement le solitaire à son doigt et disparut de la pièce sans autres effets spectaculaires, qu'un petit pfft et minuscule nuage de fumée !


***

La belle Isabella disparut donc de la pièce sans autres effets spectaculaires qu'un petit pfft et un minuscule nuage de fumée, pour se matérialiser dans une pièce magnifique, non, magnificente, grandiose, fastueuse et somptueuse. Face à elle se tenait un personnage grand, aux épaules larges, à la chevelure hirsute, pourvu de griffes acérées, de crocs impressionnants et des yeux étonnamment naïfs pour une créature aussi monstrueuse. De surcroît, il était vêtu selon le dernier cri de la mode, ses habits étant taillés dans des tissus fort précieux et richement ornés. Il tendit ses énormes paluches vers la frêle jeune fille :

— Ma colombe, ma belle, ma petite chérie, enfin tu es là ! 

Et la frêle jeune fille sourit aimablement avant de lui lancer la rose et la bague au visage en s'écriant :

— Toi et tes plans foireux ! On était à ça, dit-elle en rapprochant deux doigts jusqu'à ce qu'ils se frôlent. On était à ça de tout rater ! Et si tu n'avais pas eu ce prix ? Et si mon père avait acheté une rose chez une fleuriste du coin, au lieu de se traîner à cette expo ? Et s'il n'avait pas osé voler la rose ? Ce n'était pas plus simple de venir me demander en mariage directement ?

— Mais, ma fleur des îles, ton père en me voyant m'aurait refusé ta main immédiatement !

— Ha ! Pas si tu avais commencé par lui montrer ton relevé de compte bancaire, en voyant le solde il n'aurait pas résisté ! Mon père est un marchand avant tout !

Isabella tapa du pied : 

— Je suis extrêmement fâchée ! Je suis même furieuse ! 

Le monstre pencha la tête d'un air contrit, rentra ses griffes, baissa les yeux et bêla :

— Mon oiseau chantant, comment puis-je obtenir ton pardon ?

— Un somptueux mariage avec de nombreux invités, des danses, des mets succulents, une robe de mariée signée Valentino, une alliance de chez Cartier, et je réfléchirai si je dois t'accorder mon pardon...

— Mais ma chérie, je sais que tu m'aimes tel que je suis, mais les autres vont avoir peur de moi et tes sœurs vont se moquer de toi... Penses-tu, épouser un tel monstre...

Isabella lui tapota le bras avec un geste rassurant : 

— T'inquiète ! Mes sœurs vont crever de jalousie : je suis la plus jeune et je me marie avant elles. Je me marie avec un homme qui possède des crocs et des griffes pour me protéger. Un homme dont la musculature ferait pâlir d'envie un champion de bodybuilding. Et, pour finir, qui est riche comme Crésus - ce dernier point impressionnera aussi suffisamment tous les autres invités, pour leur faire oublier et les griffes, et les crocs. Non, non - Fête, Valentino, Cartier et tu seras pardonné !

Isabella, renifla avec fierté, puis sourit, et en disant : 

— Je ne peux longtemps t'en vouloir, tu es trop chou ! 

La Belle s'appuya sur le bras que lui tendait la Bête et les deux amoureux se dirigèrent vers le fond de la pièce, avant de disparaître derrière une porte. 


EPILOGUE


Négociant, armateur, capitaine et porteur de nombreux autres titres, Ross se prélassait dans son cabinet de travail. Les pieds posés sur son bureau et les mains croisées derrière la nuque, il affichait le sourire d'un homme pleinement satisfait tout en fredonnant joyeusement : « La Belle de Cadix a des yeux de velours » (2) suivi, en omettant le reste de texte, par « Chica-chica-chic, ay-ay-ay, Chica-chica-chic, ay-ay-ay ». 


« En voilà une de casée ! » songeait-il avec nonchalance. « Non sans difficulté, certes ! Ah, ces jeunes, avec leur besoin de romantisme et leur manie de tout compliquer ! Une fleur ! L'exposition ! Une bague ! Croient-ils vraiment que j'ignorais l'identité de mon fournisseur attitré d’inflorescence carminée, malgré sa cape et son épaisse capuche lors de nos rencontres ? Et que ce n'était pas moi qui lui avais subtilement suggéré de s'intéresser à ma fille benjamine ? Quelle naïveté ! »


Il s'étira longuement, retira ses pieds de la table, se servit un verre de liquide ambré – dont nous tairons le nom pour respecter la législation sur la publicité des boissons alcoolisées (loi Evin) – et poursuivit avec délectation ses réflexions et ses souvenirs.

« Désormais, il ne me reste plus qu'à établir les deux aînées ! Et j'aurai, enfin, la tranquillité dans ma demeure, sans ces capricieuses ! Même si je porte une part de responsabilité pour leur épouvantable conduite. C'est moi-même qui les avais gâtées à l'excès, mais elles étaient si mignonnes, si adorables, des vrais petits soleils roux, durant leur tendre enfance. »

Ross exhala un soupir, mais ne s'abandonna pas longtemps aux remords :

« Pour les aînées, le problème sera également vite résolu ! Le Calife de Bagdad a sûrement déjà remarqué le vol du châle destiné à sa première épouse. Il suivra sa trace jusqu'à nous , d'ici quelques jours il viendra récupérer le châle et celle qui le porte, car cet objet ne doit jamais parer personne d'autre que son épouse ! 

Pour la cadette, c'est encore plus simple : bientôt, si ce n'est pas déjà le cas, le Roi du pays voisin constatera que dans son trésor royal manque l'artefact nuptial : des chaussures en peau de vair ! D'ailleurs, quelle coïncidence amusante, lors de l'opération de l'expropriation, j'ai croisé cette mégère de fée dans la salle du trésor, venue pour la même raison. J'ai subtilisé les escarpins sous son nez - sa filleule souillon devra s'en passer ! Je vais donc bientôt recevoir également les émissaires royaux ! 

Résumons : une chez un horticulteur richissime, certes très laid, mais richissime. La seconde chez le Prince, bête comme mes pieds, mais tout de même c’est un Prince. La dernière chez le Calife, même si son entourage ne me plaît guère, particulièrement son vizir Iznogoud (3), mais il reste un Calife après tout et puis, connaissant mon aînée... 

J’ai su saisir l’occasion ! J'ai tout prévu ! J'ai fait preuve d'une grande intelligence ! Que dis-je ? J'ai été magnifique ! J’ai été brillant ! »


L'armateur Ross, plus connu dans les contrées éloignées comme le redoutable pirate Rossignol-Brigand (4), avala d'un coup le contenu de son verre et se mit à siffloter encore plus faux que d'ordinaire : « Tout va très bien, Madame la Marquise », concluant avec panache par un joyeux « Chica-chica-chic, ay-ay-ay, Chica-chica-chic, ay-ay-ay », qui ne s'accordait nullement à la mélodie mais traduisait parfaitement son humeur du moment.


FIN


Notes


  1. Tout va très bien, madame la Marquise - chanson de Ray Ventura (1935)
  2. La Belle de Cadix a des yeux de velours et Chica-chica-chic, ay-ay-ay, Chica-chica-chic, ay-ay-ay - tiré de la chanson La belle de Cadix de Luis Mariano (1967)
  3. Iznogoud - Un personnage d’une série de bande dessinée française, lancée en 1962 par le duo René Goscinny et Jean Tabary. C'est le vizir, qui veut « être calife à la place du calife. »
  4. Le Rossignol-Brigand - Figure monstrueuse mi-homme, mi-oiseau du folklore slave, ce personnage énigmatique possède la faculté de voler et réside dans un nid. Doté d'une famille humaine, il est réputé pour son sifflement mortel. Certaines sources suggèrent qu'il avait un prototype historique, un noble qui rançonnait les voyageurs de passage. Dans ce récit, c'est un pirate qui ne « tue » que par l'absence totale chez lui d'oreille musicale. ;-)

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