Comment dompter un dragon?
Chapitre 1 : Comment dompter un dragon ?
8548 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 17/10/2025 13:17
Cette fanfiction participe au Défi du Forum de Fanfictions.fr Créatures fantastiques (septembre à octobre 2017) en seconde chance
Comment dompter un dragon ?
Il était une fois une petite ville américaine Grandview. Dans cette ville habitait Mélinda Gordon, l’une des lointaines descendantes de Baba Yaga, la très redoutable sorcière folklorique slave. En l’honneur de son aïeule, elle apprit les rudiments du russe, mais elle ne s'intéressait nullement à la magie, continuant d’apporter son aide à des esprits errants.
Par une belle journée d’août 2015, Mélinda regagna son domicile après une journée passée entre la gestion et l’inventaire de sa boutique d’antiquités et la communication avec un esprit errant plutôt malin. Sans oublier la présence de ses deux fils, Aiden et Alexis, qui sautillaient partout en permanence.
Dès qu’elle franchit le seuil, elle déposa délicatement son châle bleu nuit sur le porte-manteau en bois. Ses jambes douloureuses et sa tête bourdonnante lui rappelèrent les limitations de son corps et les conséquences de la journée chargée. Elle s’avachit sur le canapé et écouta distraitement la télévision. Le téléjournal passait, des images défilaient devant ses yeux sans qu’elle les enregistre. Elle ajusta une mèche brune rebelle derrière son oreille d’un geste automatique.
« La journée a été longue ! » songea-t-elle en fermant ses paupières. « Je préfère ne pas savoir ce qui m’attend demain ! »
Les garçons, toujours aussi inépuisables, coururent jusqu’à leurs jouets — des petites voitures de différentes couleurs — et firent un grand bruit en les roulant sur le tapis et le plancher.
— Donne ! Je veux !
— Non !
— Oui !
— Non !
La jeune mère soupira et ouvrit les yeux. Elle sourit de l’insouciance enfantine.
« Que je sois la lointaine descendante de Baba Yaga ne semble pas trop affecter ma vie ! » pensa-t-elle. « Tant mieux, qu’il en soit ainsi ! Parce que les actes héroïques, magiques et folkloriques des quelques contes que j’ai lu, ce n’est pas ma tasse de thé ! Ma vie est suffisamment extraordinaire sans cela ! Et rempli de belles scènes de vie quotidienne ! »
— Aiden et Alexis ! les gronda-t-elle en haussant la voix. Pouvez-vous rester tranquilles un peu ?
Les deux gamins baissèrent la tête et jouèrent en silence pendant quelques minutes avant de reprendre leurs petites chamailleries enfantines.
***
Au Vingt-Septième Royaume(1), dans la demeure de Baba Yaga.
La sorcière folklorique passa un coup de balai brusque sur le tapis et s’exclama :
— Kot Baïoun ! Où es-tu petit chenapan ?
Le félin aux poils gris clair pointa son museau de sous la table où il s’était caché depuis peu. Ses yeux fendus s’agrandirent d’inquiétude.
— Babouschka(2), je n’ai rien fait ! se défendit-il en levant sa patte dans les airs, frappant la tête contre la table en se redressant. Ces plumes, c'est du canari qui est venu à moi !
Il se dégagea de sa cachette et sortit des gousli(3) de nulle part et gratta les cordes de ses griffes avant de miauler :
— Le canari est venu à moi, / Je l’ai invité sous notre toit, / Pour tester sa vaillance / Et il s’est mis tout seul au bout de ma lance.
La sorcière secoua sa tête et déposa son balai.
— C’est bon, Chat Savant ! Tu as gagné ! maugréa-t-elle en ajustant son voile aux motifs slaves ancestraux pour atténuer le son.
Elle vola et atterrit gracieusement dans sa chambre. Elle se contempla brièvement devant sa psyché au cadre doré.
— Ô miroir, mon beau miroir, entonna-t-elle d’une voix puissante.
— Oui, Yaga, que puis-je faire pour vous ? lui demanda poliment l’artefact.
La sorcière porta sa main à son front.
— Certainement pas pour te demander qui est la plus belle ! Voyons ! Montre-moi ma lointaine petite-petite-filleule, celle que ma fille Macha m’a mentionnée, Milana, où comment s’appelle-t-elle ?
— Mélinda ? lui suggère le miroir en mode correction automatique.
— Oui, bon ! Tu as compris !
— Très bien, l’image prendra quelques minutes avant d’apparaître, merci de votre patience ! Siri est à la recherche de la géolocalisation… Bonjour, ici Syrie… Non Siri…
L’objet de voyance vira au bleu ciel, puis au jaune poussin, avant de prendre une teinte vert pomme. Chaque changement de couleur était accompagné d’une autre musique, de Kalinka, à Katiouchka, en passant par l’Adieu de Slavianka.
L’image qui apparut sous les yeux de la Russe la fit sourire malgré elle. Mélinda se prélassait sur le canapé en regardant la télévision, alors que les gamins jouaient et couraient autour d’elle.
— Et si je testais mon arrière-arrière-arrière-petite-filleule ? Il faut bien qu’elle prouve son noble ascendance ! Et c’est l’occasion pour prendre de ses nouvelles ! Je vais attendre Tcharli(4) pour une idée !
Elle claqua des doigts et la surface du miroir reprit une teinte normale, renvoyant son reflet.
***
Quelques heures plus tard, au salon dans l’isba de Baba Yaga.
Le mari de Baba Yaga, Richard Payne, entra dans la pièce, déposant ses sacs et son manteau à l’entrée, et s’exclama, une lueur d’inquiétude dans le regard :
— Yagiouchka bien-aimée, ce dragon tricéphale…
Le Chat cessa de jouer sur ses gousli et s’assit sur le fauteuil en face du couple, intrigué, balayant du regard la pièce.
— Zmeï Gorynytch, le corrigea automatiquement l’interpellée en levant les yeux au plafond et en déposant sa tasse de thé sur la table en bois de cerisier.
— Bref, tu sais de qui je parle, continua-t-il en haussant les épaules.
Ses yeux bleus s’écarquillèrent.
— Ce dragon semble s’agiter ! Je redoute qu’il se soit réveillé pour voler encore des princesses !
— Ou des trésors, ajouta le félin. Parce qu’il n’y a plus de royauté dans notre monde, ni dans les autres mondes… Et encore moins sur Terre ! Les quelques familles restantes ne sont guère intéressantes ! Tous cousins par ailleurs ! Il ne reste plus personne pour venir délivrer une princesse ! Société sans honneur, ni idéal ! Je doute que Zmeï soit tombé sur la tête pour s'acharner à chercher une princesse ! Quand il y a encore beaucoup d’or et de diamants sur Terre, des réservoirs inépuisables qui peuvent bien l’attirer !
Le quadrupède baissa sa voix jusqu’au murmure :
— Je le sais parce que, de temps en temps, mon cousin, le Chat Botté, fait des excursions dans les mondes, dont la planète bleue ! Et il me tient informé… En plus de me ramener des femelles ! Je suis ainsi père de cinq adorables chatons !
Mine pensive, le professeur passa sa main ornée d’une alliance dorée dans ses cheveux brun clair.
— Ouais, concéda-t-il à contrecœur. Mais je ne vois pas d’un bon œil cette agitation ! Heureusement Ivan Tsarévitch m’a rappelé le légendaire manuel qu’il a rédigé au temps immémoriaux, et dont la réimpression a été au millénaire dernier !
Un large sourire illumina le visage de Baba Yaga.
— Et si Milana domestique Zmeï ? s’exclama-t-elle d’une voix stridente. Cela serait d’une utilité sociale ! Mon arrière-arrière-arrière-petite-filleule accomplira un exploit digne de sa lignée ! En tant que ma descendante, elle devrait être capable de le dompter par des connaissances ancestrales !
— Penses-tu à mon amie des États-Unis, Mélinda Gordon-Clancy ?
Elle approuva d’un signe de tête et murmura :
— Je la ferais voyager à bord de mon mortier ! C’est simple, rapide et efficace !
Richard la scruta attentivement, les traits tendus.
— Mais le Dragon représente un danger réel pour mon amie ! Comment pourrais-tu l’envoyer vers une mort certaine ?
Yaga secoua négativement la tête et glissa une main sur l’avant-bras de son mari en lui chuchotant :
— Tu n’as rien à craindre, elle n’ira pas seule ! Et je connaîtrai toutes ses actions d’une manière ou d’une autre ! Je lui porterai secours si personne d’autre ne le peut !
Il haussa les épaules.
— Si tu le dis ! J’ai confiance en toi et en tes pouvoirs !
— De toute manière, il y a une formule qu’aucun livre ne mentionne, sauf de manière allusive, mais que toute ma lignée connaît intuitivement ! Formule qui a un effet sur Zmeï Gorynytch !
— Je te fais confiance ! La magie pratique, c’est ton affaire ! Moi, je suis un théoricien !
Baba Yaga lui sourit et s’exclama :
— Alors commande les mets et tout le nécessaire pour accueillir convenablement des invités !
— Oui, je vais m’en occuper ! Sans oublier la vodka pour lever nos verres na posochok !
Et Richard et le Chat se mirent aux préparatifs.
***
Au confin de l’univers, dans une maison mobile.
Gabriel était assis, seul, au salon. Une pièce au mur blanc avec aucune décoration. Un immense tapis multicolore ornait le sol, merveille pour les yeux, qui se mariait bien au meuble — des fauteuils beiges à motifs dorés et une table en chêne clair. Confortablement calé contre le trône, il extirpa son assiette d’argent et sa pomme d’or, les objets de voyance, cadeau de Kochtcheï l’Immortel, du coffre serti de pierres précieuses qui reposait sagement à ses côtés et chanta :
— Montre-moi l’allié millénaire de mon illustre et noble grand-père, Kochtcheï l’Immortel !
La surface du miroir vira au vert forêt, puis au bleu roi et au gris perle avant de montrer à sa surface le terrifiant Zmeï Gorynytch, un Dragon polycéphale, les pattes sur les yeux des têtes. Il dormait dans sa grotte au milieu de la forêt.
— Intéressant ! Je dois vérifier si l’amitié s’étend au descendant ! Rien de mieux que le faire autour d’un verre, je vais l’inviter ! Mais que boit un dragon ?
Il fonça des sourcils et porta une main à son menton où un léger duvet brun foncé se formait.
— Whiskey ou vodka ? Autre chose ? Je vais consulter l’un des grimoires que mon célèbre et très redoutable grand-père m’a laissé en héritage ! Ce Zmeï pourrait m’aider à séduire une charmante femme, Jeanne. Je pourrais mimer le glorieux héros qui la délivre de ses griffes pour ensuite la demander en mariage !
Il plana jusqu’à la bibliothèque. Cette dernière était une immense salle garnie d’innombrables manuscrits aux couvertures scintillantes sous la lumière artificielle des plafonniers. En parcourant les étagères, il décela un vieux grimoire à la couverture émeraude et aux lettres latines dorées. Il souffla la poussière millénaire, un nuage s’éleva jusqu’au plafond avant de retomber. Il s’assit sur le siège qui ressemblait à un trône des temps anciens avec ses accoudoirs décorés d’arabesques et ses coussins brodés or et argent. Il feuilletta prestement le journal manuscrit du sorcier folklorique et lu la partie qui relatait la jeunesse de ce magicien et son aventure auprès du dragon. Ainsi, il trouva que la boisson préférée du monstre était un cocktail de bitume et de citron.
— Zmeï, si l’amitié ne s’étend pas…
Ses yeux sombres scintillèrent de convoitise.
— …Je n’aurai qu’à te combattre pour avoir ton trésor ! Je séduirais néanmoins le cœur de Jeanne avec de l’or et des diamants à défaut d’une délivrance héroïque de tes griffes !
Il se frotta les mains de joie et appela son intendant, un esprit errant vêtu comme un gentilhomme anglais du XVIIIe siècle.
— John, servez-moi un verre de gin !
— À vos ordres, Mister Lawrence !
L’interpellé s’inclina et obtempéra en un clin d’œil, aussi léger qu’une brise.
***
Le lendemain matin, à Grandview, États-Unis d’Amérique.
Mélinda et Jim venaient de terminer le petit-déjeuner quand quelqu’un frappa à leur porte. La médium ouvrit, reconnaissant son illustre ancêtre, Maria. L’élégante Russe entra, sa robe blanche à motifs traditionnels slaves ondulant au moindre pas et s’assit en face d’eux, au salon. Cette charmante pièce au mur jaune clair était meublée d’un canapé brun et d’une table basse en chêne laqué. L’immense fenêtre orientée sud diffusait les rayons solaires bienfaiteurs. Après l’échange des formalités et la consommation du thé, la fille de la sorcière folklorique les informa de sa douce voix :
— Mélinda, je viens à toi comme messagère de ma mère, Baba Yaga. Elle t’invite à lui rendre visite ! Elle t’attend dans les airs, près de l’immense chêne qui orne la maison.
— Comment ?
— À bord de son mortier volant ! Et ainsi, je profite de l’occasion pour prendre des nouvelles de votre ami. Et de se soumettre à une requête de ma mère !
— Quelle idée ! s’exclama le couple à l’unisson en s’entre observant. Mais on n’a pas le choix !
« Du reste, si mon aïeule russe veut me faire participer à une quête, je ne pense pas que c’est une mission impossible ! » réfléchit la médium. « Je n’ai rien à craindre ! »
— Aiden et Alexis, venez ! cria Mélinda. Nous rendrons visite à de la lointaine famille et à des amis !
Et le quatuor, avec tous les bagages nécessaires pour tenir un siège d’un an, embarqua dans le mortier géant qui ressemblait plus à un navire délabré qu’au moyen de transport magique des contes. Le voyage ne fut pas long, moins de temps qu’il ne fallait pour le dire.
***
Quelques heures plus tard, au Vingt-Septième Royaume.
Richard accourut à la porte, l’ouvrant en grand, immobilisant par ce geste les pattes de poulet très capricieuses qui formaient les pilotis de la demeure. Il fit de grands gestes de bienvenue à ses amis et déposa un chaste bisou sur les joues de la sorcière, les yeux encore plus brillants de joie.
Dès que les invités traversèrent le seuil, Kot Baïoun, confortablement installé sur un fauteuil vert forêt près de la fenêtre, gratta les cordes de sa guitare et chanta une chanson d’amour connue. Le couple américain ne put que se frotter les yeux devant ce spectacle, alors que les enfants se précipitèrent sur le chat, lui caressant le dos et la tête.
— Professeur Payne, un chat ne peut pas utiliser un instrument, non ? demanda Jim, ses yeux bleus remplis d’étonnement.
— Il n’est pas un chat ordinaire ! Au contraire ! C’est notre chat domestique, lui précisa l’interpellé avec un petit sourire affable, se retenant de rire. Il est un conteur hors pair pour nous endormir le soir… Il pourrait vous suivre lors de vos aventures ! Il saura vous donner des conseils !
Jim et Mélinda échangèrent un regard éberlué.
— Ah bon ! On n’a pas le choix ! commenta la médium.
— Mais, il pourrait être aussi le témoin de vos actions victorieuses contre le dragon tricéphale ! se réjouit le professeur en sautant de joie. Il sera votre hagiographe !
Jim et Mélinda s’entre observèrent de manière à sembler se dire « Le prof n’a-t-il pas bu trop de vodka par hasard ? »
— Mais comment affronter un dragon géant à plusieurs têtes, aux griffes acérées comme celles d’un rapace, aux dents aussi nombreuses et pointues qu’un requin et aux ailes aussi gigantesques que celles des avions, alors que nous ne sommes revêtus que des cottes de mailles médiévales ? s’inquiéta Jim. J’ose espérer qu’il soit allergique… Ainsi, on pourrait le vaincre plus facilement ! Je suis médecin et ambulancier, pas un guerrier ou un héros !
« Dans quoi me suis-je embarquée » pensa Mélinda. « C’est plus dangereux que d’aider les esprits errants ! Et j’ai horreur du sang ! »
— Logique, répliqua d’un ton exaspéré Baba Yaga. En combinant armes, ruse et magie, on peut triompher de tout adversaire ! Un ennemi possédant plusieurs têtes vides sera d'ailleurs plus facile à vaincre que celui doté d'une seule tête mais pleine.
— Et pourquoi l’affronter ? l’interrogea sa descendante en balayant du regard la salle.
— Non, tu ne le tues pas, tu le domptes, ma petite-petite-petite-filleule, la rectifia la sorcière. Ce dragon s’agite trop ces derniers temps. Il faut le ramener à l’ordre une fois pour toutes !
« Olà ! Je n’ai pas le choix ! » songea la concernée. « Je ne sais pas trop à quoi m’attendre ! mais je ne peux décevoir mon ancêtre en refusant ! »
— Alors on y va ! s’exclama la jeune mère d’un ton qui se voulait convaincu, alors que ses jambes tremblaient malgré elle.
— Attendez un peu, chers amis ! clama Richard en se levant. Il faut faire les préparatifs en armures, nourritures et ouvrages ésotériques ! Et Élie James, mon collègue américain en Psychologie et Philosophie, pourra vous aider. On ne sait jamais si le Dragon aurait besoin d’une séance de psychothérapie philosophique… J’imagine qu’isolé de tout le monde, sans princesse ni trésor, c’est long et déprimant ! Et même s’il n’a pas besoin de psychothérapie, Élie pourrait distraire le Dragon avec ses explications philosophiques sur les mondes possibles et parallèles ! Cela endormira la bête immédiatement !
Maria approuva d’un signe de tête et chanta en slavon. Instantanément se matérialisa sous leur yeux le professeur réclamé. Les cheveux bruns en bataille, le regard acéré, Élie scruta son environnement.
— Où suis-je arrivé ? Dans un monde parallèle ?
— Élie James, mon collègue du Département de Psychologie et de Philosophie ! Ne joue pas l'étonnement ! Ne me reconnais-tu pas ?
— Ah oui !
Il se frappa légèrement le front de sa paume.
— Certainement, Richard ! Enchanté !
Il s’inclina respectueusement devant Baba Yaga, Mélinda, Jim et Maria.
— Enchanté ! Enchanté ! Quel voyage ! C’est comme si j’avais couru le marathon !
— Non, uniquement une téléportation instantanée par ma belle-fille, rit son collègue.
Richard se tourna vers le couple et tonna :
— On ne part pas le ventre vide ! Vous êtes des héros ! Et une table digne vous attend ! Nourriture et boisson à profusion ! Venez goûter mon pain et mon sel !
Il fit un geste respectueux à ses invités pour les inciter à le suivre et prit la tête du groupe pour les amener dans la salle du festin.
***
Quelques heures plus tard.
La table en une rare essence que ni Mélinda, ni Jim, ni Élie ne pouvaient déterminer, était ornée d’une nappe en lin le plus fin brodée de fil d’or. Des verres en cristal côtoyaient des plats d’argent garnis de mets appétissants dont les arômes embaumaient agréablement la pièce. Au centre de la table reposaient plusieurs paniers tressés débordant de pain et de sel, ainsi que des carafes de vin en or, invitant les convives à prendre part au festin.
Au milieu du repas, Richard affirma aux invités :
— Voilà, j’ai déniché dans un recoin de ma bibliothèque un manuel rédigé par le non moins illustre Ivan Tsarévitch, époux de Vassilissa la Très Belle et la Très Sage, cousine à je-ne-me-rappelle-plus quel degré avec mon épouse, ma tendre Yagica !
Il se leva et donna à Jim un petit ouvrage à la couverture richement décoré d’or, de diamants, de rubis et d’opales rédigé en caractères cyrilliques.
— Je ne lis pas le russe, moi ! s’offusqua le mari de Mélinda. Comment vais-je comprendre le moindre mot ?
— Aucun souci, c’est un livre magique qui change son texte dans tous les alphabets du monde ! Mais avant, fêtons et buvons ! Un verre pour la réussite de votre mission ! À votre santé !
Et Élie, Jim et Richard trinquèrent encore.
***
Au même instant, dans une maison mobile, sur Terre.
Gabriel attendit le Dragon depuis quelques heures déjà. Le couvert bien installé avec les verres pour chacun, à savoir l’étrange cocktail pour Zmeï et un verre de whiskey pour lui.
Soudain, une ombre gigantesque assombrit le ciel. Un titan ailé atterrit à ses côtés. Un géant de trois mètres au moins avec un corps recouvert d’écailles aussi vives que le rubis sur les cous et le ventre, dorées sur le dos et émeraudes sur les ailes. Ses neuf paires de yeux aussi sombres que l’ébène fixaient son interlocuteur avec insistance, semant un certain malaise en lui. Il rugit :
— Vous êtes Gabriel Lawrence, celui qui a pris rendez-vous avec moi en me contactant par téléphone ?
— Oui, en personne ! Le petit-fils de votre ami, Kochtcheï l’Immortel !
— Vous avez un accent qui sonne à celui d’un anglophone… Vous serez le petit-fils américain ?
Gabriel croisa les bras sous sa poitrine.
— Ouais, pourquoi la question ?
— Mon ami a des petit-enfants russes, français, américains, hollandais, finlandais, allemands et macédoniens de chacune de ses filles !
Affichant son sourire le plus affable, Gabriel fit un geste vers la demeure en bois derrière lui.
— Venez, venez honorable Zmeï Gorynytch…
— Quatrième de nom, illustre fils de Zmeï Gorynytch III, lui-même petit-fils de Zmeï Gorynytch Ier, l’interrompirent les neuf têtes à l’unisson.
« Ces dragons manquent d'originalité pour nommer les enfants et les petits-enfants ! Toute une dynastie ! » pensa le médium, amusé.
— D’ailleurs, où est mon ami, Kostia ? Votre grand-père ? continua l’une des têtes en analysant son entourage.
— Il est mort récemment !
— Alors prenons deux verres, l’un pour sa mémoire et l’autre pour notre amitié nouvelle !
Et le Dragon se métamorphosa en un élégant jeune homme richement vêtu d’une tunique aux motifs slaves traditionnels. Ses cheveux blonds s’agitaient au rythme du zéphyr qui s’était levé depuis peu et ses yeux bleu-gris envoûtants scrutaient minutieusement le descendant de son ami. Il le suivit jusqu’à la table où ils scellèrent leur amitié autour d’un repas.
***
Dans l’isba de Baba Yaga, quelques heures plus tard.
Jim, laissant Richard et Élie prendre leur énième verre « pour la route », se déplaça au salon et s’installa à côté de son épouse pour consulter l’ouvrage donné en cadeau.
— Ainsi Zmeï Gorynytch, ou Dragon Tricéphale qui crache du feu, est le gardien du pont Kalinov qui permet de passer la rivière Smorodina, lut-il à voix haute. Rivière qui marque le passage du monde des vivants à celui des morts. Ce Dragon est un monstre multicéphale, le nombre de ses têtes variant de trois à neuf.
— Ce ne sera pas facile à vaincre ! commenta la brunette. J’espère qu’il ne soit pas comme l’Hydre de Lerne !
— Ouais… Mais si des héros pouvaient le vaincre par le passé, tu en seras capable, Mél… C’est moins horrifiant qu’un esprit errant !
Une moue se dessina sur le visage de la médium.
— Bon, je ne t’ai pas convaincu… Je continue ma lecture !…
Il replongea son nez dans le manuscrit.
— Ce monstre est de trois mètres au moins au corps recouvert d’écailles semblable à une armure naturelle au couleur aussi vive que le rubis sur le cou et le ventre, dorée sur le dos et émeraude sur les ailes. Ses yeux sont aussi sombres que l’ébène. Il peut vomir du feu pour se défendre. Il vit soit dans les montagnes inaccessibles, soit dans l’eau, il est réputé de posséder un immense trésor d’or et de pierres précieuses et de voler des nobles jeunes femmes pour en faire ses prisonnières. Ainsi, le monstre se maintient en forme physique en affrontant les héros et les princes qui viennent délivrer la belle.
« Cela ne me dit rien qui vaille, je ne sais qu’attendre de ce dragon ! » réfléchit Mélinda.« J’ose espérer que je ne serai pas sa prisonnière ! »
— Étranges entraînements !
— C’est son centre sportif les affrontements avec les braves hommes ! … Et ce n'est pas tout ! continua son mari en levant sa main droite dans les airs. Il est ami avec un autre ravisseur de femmes, Kochtcheï l’Immortel, un sorcier qui a acquis la vie éternelle par la magie, depuis des millénaires, selon les rumeurs.
— Ce sorcier est le grand-père de Gabriel Lawrence, si je me souviens bien !
— Une alliance de ce dragon avec Gabriel n’est pas à exclure ! Mais, tu ne seras pas seule, Mél, il y a le prof Élie James et moi, nous serons avec toi !
— Et, ajouta Baba Yaga avec un petit sourire, tu auras ce grimoire rempli de formules qui t’aidera à dompter le descendant de Zmeï Gorynytch.
Elle vola jusqu’à la jeune médium et lui remit un lourd livre en cuir enluminé orné de pierres précieuses et de fils d’or et d’argent avec des lettres dorées.
— Merci grand-mère ! Je le consulterai attentivement !
Jim tourna la page et continua sa lecture :
— Sinon, l’Hydre de Lerne serait un lointain cousin de ce Dragon. Son mode de reproduction est inconnu. Selon les uns, des dragons femelles existent, selon les autres, il renaît de ses cendres, tel un phénix. Voilà ! C’est tout !
Tandis que les époux Clancy se consacraient à l’étude du manuscrit relatif aux créatures fantastiques, les deux compères dans la cuisine poursuivaient leurs consommations généreuses d’alcool, promptes à réchauffer les esprits. Baba Yaga revint dans la pièce, devant eux, les bras croisés sur la poitrine, et s’écria :
— Alors, vous deux, écuma de rage la sorcière, électrifiant l’air, vous avez fini de boire !
Jim et Mélinda sursautèrent malgré eux et demeurèrent cois.
— Oui, Yagica, lui répondit Richard en soutenant Élie à la posture chancelante, nous arrivons !
— J’arrriiiive ! À l’avveentttuuure ! À l’avventuuuure ! Pour délivvreeeer une princesse de ce monononstrrrrre ! déclama le professeur de Psychologie au grand damn de Jim. Pour délivreeeer une princesse !
— Je doute que Élie soit en état de nous aider, chuchota le médecin à son épouse.
— Mais on ne va pas l’abandonner ! Toi et moi sommes sobres, on va y arriver !
— Désolé, les amis, s’excusa le mari de Baba Yaga, mais j’ignorais que mon collègue n’était pas si résistant que cela à l’alcool ! Ma propre résistance doit être le résultat de mes gènes franco-russes et de l’habitude ! Au moins c’est de la vodka, mes amis, et elle est presque inodore ! Mais Élie pourra au moins servir de diversion pour le Dragon…
— Zmeï Gorynytch, le corrigea son épouse dans un soupir d’exaspération.
— À la vue du monstre, Élie James dégrisera certainement ! ajouta Mélinda. Alors on y va !
Maria donna aux trois héros un immense sac contenant tous les biens nécessaires pour tenir un siège de dix ans et un petit sac au Chat Savant. Ce dernier revêtit ses habits de ménestrel, garda une plume dans sa patte droite et une autre entre les oreilles et ordonna aux gousli auto-joueurs qu’il emmenait partout avec lui :
— Chantez les exploits de la valeureuse filleule / qui a bu son thé de tilleul / Et qui part bientôt domestiquer le Dragon Tricéphale / Sans demander l’aide au fils d’Hermès, Céphale.
La vieille sorcière soupira au talent poétique de son animal de compagnie, mais ne souffla mot.
— Mélinda Pavlovna, l’interpella Maria. Je te donne mon mouchoir. Il te guidera et t’orientera infailliblement vers l’antre de Zmeï Gorynytch.
Et le quatuor quitta la charmante demeure entourée d’une clôture au fil de barbelé pour s’aventurer dans la forêt qui l’environnait.
***
Plusieurs heures plus tard, dans une sombre forêt.
Mélinda et Jim remarquèrent que plus ils avançaient, moins la lumière solaire filtrait à travers les branches des immenses chênes et conifères millénaires. La seule source de luminosité était celle de leurs lampes qui se reflétaient sur leurs armures brillantes.
Soudain, le Chat Savant informa ses compagnons dans un murmure :
— J'ai vu un sentier par là-bas qui monte dans la montagne ! Ce doit être la voie à suivre !
— Qu’a dit le chat ? interrogea le professeur de Psychologie.
— Ne posez plus de questions et suivez-nous ! lui répliqua en chœur le couple.
Et ils s’engagèrent sur la sente empierrée d’un pas certain qui menait vers l’antre du Dragon en zigzaguant dans la végétation luxuriante.
Plus ils s'élevaient, plus il faisait froid.
Arrivé non loin de la caverne, demeure rudimentaire du monstre, Élie s’exclama :
— Mes amis, laissez-moi affronter ce serpent ailé ! Il ne me fait pas peur !
— Attends ! lui ordonna Jim en le rattrapant. Il va faire de la viande hachée de toi si tu l’affrontes maintenant !
— Non, pas si je l’hypnotise ou que je lui recommande une séance de psychothérapie ! Il a certainement des problèmes relationnels ou un trouble obsessionnel compulsif ! Je connais les hommes ! Et j’ai une grande expérience professionnelle !
Mélinda, les bras croisés, sur le qui vive, fit une moue en entendant les paroles du professeur.
— Sinon, souffla le médecin en murmurant à l’oreille de son épouse, j’ai découvert que le Dragon est allergique au porc.
— Mais si tu lui en donnes, Jim, il sera encore plus fâché ! lui répliqua-t-elle.
— Oui, mais cela peut être une punition s’il refuse la domestication !
— Je ne sais pas trop, commenta la brunette, pensive.
Elle tint fermement la main de son mari tout en promenant son regard sur la maison du monstre. Elle soupira et sortit le grimoire, cadeau de son ancêtre légendaire. La jeune femme le fouilla minutieusement, les traits tendus à la recherche de réponse.
Soudain, une voix masculine puissante les interrogea :
— Même pas un bonjour, étrangers ? La politesse vous manque cruellement, jeunes gens ! Et salut à toi Kot Baïoun ! Que fais-tu par ici ?
Élie se retourna pour détailler le nouveau venu, qui était nulle autre que Zmeï Gorynytch sous forme humaine.
— Non, non, bredouilla le professeur. Nous venons tout juste d’arriver. Et le Chat nous accompagne gentiment !
Jim observa longuement l’étranger et chuchota à son épouse :
— Mél, ses yeux fendus me font croire qu’il serait le Dragon recherché ! À quel jeu il joue ?
L’interpellée perdit toutes ses couleurs et vacilla sur ses jambes tremblantes.
— Je vous le confirme. C’est bien Zmeï Gorynytch ! cria la voix masculine avec un fort accent russe qui provenait d’un fantôme d’un élégant homme richement vêtu d’une tunique bleue ornée de motifs slaves dorés et d’un manteau rouge tout aussi gracieux à la droite de Mélinda.
— Je ne le sais pas, murmura la médium en détaillant le fantôme.
Les yeux du défunt devinrent brièvement comme ceux de la chouette, puis il disparut.
— Ça sent l’Américain ! Pouah ! murmura dans sa barbe Zmeï.
Et le Dragon, avec un petit sourire, invita les quatre héros dans sa demeure. Seul Élie accepta, nullement méfiant et enhardi par l’alcool. Le couple resta à l’extérieur et mit au point un plan d’attaque, dégainant leurs armes. Une ombre passa non loin d’eux pour entrer dans la demeure du Dragon.
Une fois assis sur des chaises en bois grossière ornée d’un coussin beige près d’une table rudimentaire en bois, le Dragon et Élie burent du thé et discutèrent de la difficulté de se marier dans les temps modernes où plus personne n’osait commencer une conversation amicale et où chacun fixait plutôt le téléphone cellulaire ou tout autre appareil électronique plutôt que de discuter avec son voisin.
À la fin de la conversation, le monstre qui reprit sa forme animale pleurait, allongé au sol. Élie, dégrisé instantanément par son apparence, adopta l’attitude professionnelle du psychothérapeute à son cabinet et nota les maintes jérémiades de son étrange interlocuteur. Jim et Mélinda, à l’entrée, restaient immobiles, incrédules de la scène à laquelle ils assistaient.
« Que vais-je faire ? » se demanda Mélinda, le cœur battant la chamade, la main droite serrant plus fortement sa lance. « Le livre m’aidera certainement ! Je dois me faire confiance ! La violence ne mène nulle part ! Et je ne veux pas l’avoir comme esprit errant, ce dragon ! »
Gabriel, tapi dans l’ombre de l’antre depuis la fin abrupte de sa conversation avec Zmeï pour mettre au clair les derniers aspects de leur tactique d’enlèvement, ne bougea pas, éberlué de la tournure des événements. Il pensa :
« Finalement, ce sera une bonne chose que Zmeï Gorynytch soit en psychothérapie… Je vais devoir laisser tomber mon idée de jouer le héros qui délivre sa belle ! »
Il parcourut du regard son environnement et son visage s’illumina à la vue des montagnes d’or et de pierres précieuses.
« Je vais finalement le laisser se débrouiller pour lui piquer quelques trésors, c’est tout aussi efficace que sauver ma demoiselle ! Pour Jeanne, une jolie bague, fera encore mieux le travail qu’un jeu de princesse délivré par son héros ! N’est-ce pas ? Ah ! Quelle idée ! L’essentiel est de conquérir ton cœur, mon amour ! »
Et il disparut en répétant la formule apprise de son illustre grand-père, pour réapparaître derrière le couple.
Jim, méfiant, s'approcha de Gabriel, prêt à l’affronter, lorsque son épouse l’en empêcha d’un geste de la main. Elle lui chuchota :
— Vois d’abord ses intentions, moi, je m’occupe du dragon. J’ai trouvé ce qu’il me faut !
Le fantôme se manifesta à côté de la médium et s’empressa d’ajouter en s’inclinant :
— Ah oui, je suis Ivan Tsarévitch ! Le vainqueur légendaire de Zmeï Gorynytch et auteur des Mémoires inoubliables d’Ivan Vassiliévitch II, tsarévitch du Vingt-Cinquième Royaume, ou La Réalité qui se cache derrière les contes de fées et que personne ne voulait vous confier. Et je connais la meilleure des manières de vaincre ce Dragon ! Donnez-lui dix litres de bitume au citron et il sera ivre mort. Ainsi, cela sera plus simple pour le décapiter…
Il chuchota :
— …Bien sûr, si vous-mêmes n’êtes pas dans le même état que votre opposant ! Ce n’est pas reluisant, mais c’est la vie ! Vassilissa a sauvé mon honneur, ce jour-là !
— Je ne veux pas l'assassiner, mais plutôt le dompter !
Elle darda un regard de feu sur le défunt.
— Ah bon !
L’esprit errant se gratta le menton, pensif. Il haussa des épaules et marmonna :
— Alors, je ne sais pas trop ! Ce sera du jamais vu ! Et je vais devoir le consigner dans mes Mémoires d'outre-tombe que Ritchard Alexandrovitch Payne a commencé à rédiger sous ma dictée ! Il est mon secrétaire !
Gabriel ne voulut même pas discuter avec le mari de Mélinda, et s’éclipsa dès qu’il rencontra son regard déterminé. Jim soupira et suivit discrètement son épouse. Celle-ci aux aguets entra dans l’antre.
En remarquant le Dragon nonacéphale allongé au sol et Élie assis à table notant dans un cahier les paroles des têtes qui parlaient l’une après l’autre, Mélinda retint un fou rire et affirma d’une voix assurée :
— Zmeï Goryrynitch l’apostropha-t-elle. Je viens à toi en paix ! Prenons une tasse de thé à la camomille et discutons ! Je comprends ta tristesse et ta solitude ! Je te propose la voie de la guérison !
Élie et le Dragon, étonnés d’être interrompus au milieu de la séance psychothérapeutique, se redressèrent, fixant l’audacieuse médium. Cette dernière, le visage illuminé d’une idée qui lui vint à l’esprit, chanta une mélopée :
— Ochi chernyye, ochi strastnyye, / Ochi zhguchiye i prekrasnyye! / Kak lyublyu ya vas! Kak boyus' ya vas! / Znat', uvidel vas ya ne v dobryy chas!(5)
— La Saint Valentin avant l’heure ! commenta Ivan Tsarévitch avec un petit sourire au visage. C’est adorable et un inédit de l’Histoire !
La médium ignora les paroles désobligeantes du défunt.
Zmeï Gorynytch se rétrécit pour reprendre sa forme humaine et serra fermement la main du professeur. Une lueur d’espoir brilla dans ses yeux.
— Je viendrai à votre bureau pour continuer nos séances thérapeutiques !
— Avec plaisir ! lui répondit l’intéressé. Et dites-moi si vous voulez le faire sous forme humaine ou animale ? C’est un détail important pour déterminer l’endroit de notre rencontre.
Ignorant la question qui intéressait Élie, il se tourna vers Mélinda et lui fit un galant baise-main avant de lui murmurer :
— Vous êtes réellement la digne descendante de Yaga ! Vos paroles me touchent droit au cœur ! Je suis pieds et poings liés ! Mélinda la Très Sage…
« Je ne peux pas dire Mélinda la Très Belle, il y a Vassilissa et Maria qui sont mille fois plus gracieuses, mais telle n'était pas la question ! » songea le Dragon.
Mélinda, ses yeux bruns encore plus grands, recula de quelques pas et retira vivement sa main. Un respect empreint de crainte se lisait dans le regard charmeur de son interlocuteur. Il tonna, leva les mains au ciel en un geste solennel, assombrissant la voûte céleste à l’extérieur et alourdissant l’air dans la salle.
— Je vous obéis fidèlement à vos moindre paroles ! Vous êtes plus puissante que je ne le suis ! Et ni mon ami, Kochtcheï, ni ses descendants ne peuvent m’aider. Je m’incline ! D’ailleurs, je me languis ici ! Personne ne s'intéresse à moi ! Personne ne vient m'affronter ! Au moins, j’espère rencontrer une dragonne citadine ! Ça existe, non ?
Mélinda et Jim s’entre regardèrent, ne sachant que répondre. Puis le mari de la médium, avec un large sourire au visage, tellement ravi que la voie pacifique et diplomatique soit suffisante, s’avança pour protéger son épouse d’une éventuelle attaque du monstre et affirma avec force et énergie :
— Oui, oui, oui, très certainement, n’est-ce pas Chat Savant ?...
Il désigna d’un geste de la main le félin et lui lança un regard qui signifiait « Aide-moi en approuvant mes propos. Ainsi, on sort de la délicate situation dans laquelle on est ! »
— Il a bien rencontré des femelles citadines de son espèce, pas que des sauvages, n’est-ce pas ?
Le ménestrel approuva imperceptiblement, accroché fermement au lustre de fer, tout en prenant des notes frénétiquement et en suivant du regard sa lyre auto-joueuse transformée en caméra qui faisait un enregistrement audiovisuel de tout ce qui se passait dans la pièce.
— Donc, tu as aussi une chance de trouver une femelle de ton espèce dans notre monde, conclut le médecin avec sérieux.
Le Dragon fit quelques pas de danse et chanta :
— Des petits zmeïevitchs ! Hourra ! Il y aura des Zmeï Gorynytch Cinquième de nom ! Hourra !
Et il se métamorphosa en prenant sa forme animale.
— Embarquez sur mon dos ! Je vais être votre jet privé !
« Là, ça dépasse tout ce à quoi je m’attendais ! » songea Mélinda en relâchant ses épaules, détendue.
— Wow ! On est riche en plus ! ironisa Élie. Peut-être que je ne reviendrai pas avec une princesse, mais j’ai un patient ! On ne peut pas trop demander au destin !
— Destination, lui ordonna Mélinda de sa douce voix, la maison de Baba Yaga !
Gabriel, toujours caché, pensa : « Quelle étrange tournure des événements ! Heureusement, j’ai un plan B ! Il serait totalement insensé d’attaquer Mélinda Gordon… Descendante d’une sorcière, c’est dangereux ! »
***
Quelques minutes plus tard, dans la demeure de Baba Yaga.
Après avoir écouté le récit des exploits narré au grand renfort de gestes grandiloquents, par Kot Baïoun et Ivan Tsarévitch, et bien qu'elle connût déjà l'intégralité de leur aventure pour l'avoir suivie en compagnie de son mari à travers l'artefact de voyance, Baba Yaga murmura avec étonnement :
— Pas de doute ! Tu es bien ma digne descendante ! Félicitations ! Et tu as un formidable gardien de maison et un avion privé ! Tu pourras me rendre visite n’importe quand et faire le tour du monde en moins de quatre-vingt jours. D’ailleurs, n’as-tu pas pensé écrire un roman de tes aventures ?
La médium afficha un petit sourire gêné et répondit :
— Je verrai… Je n’ai pas de talent en écriture… Et je doute que j’ai le temps…
Elle se tourna vers le fantôme et lui demanda :
— Voulez-vous quitter le monde des vivants et des contes ?
— Voulez-vous traverser la Smorodina ? ajouta Richard.
Un petit sourire espiègle au visage, l’esprit errant répondit :
— Non, pas tant que je n’aurais pas fini mes Mémoires d’outre-tombe !
— Très bien, soupira le mari de la sorcière. Je vais devenir le secrétaire des morts, maintenant ! Cela aurait un bel effet sur le CV ! Qu’en pensez-vous, Madame Gordon-Clancy ? Professeur d’Histoire et d’Anthropologie, spécialiste des sciences occultes, et secrétaire des fantômes ! Magnifique, non ?
— Si vous le dites, professeur !
Maria s'approcha de Mélinda, lui donna un livre à la couverture dorée et l’informa :
— Cet artefact contient de précieuses formules. Fais-en un bon usage !
Et elle se métamorphosa en colombe aux plumes immaculées, scintillantes et s’envola par la fenêtre.
Une fois les adieux terminés, Jim, Mélinda et Élie embarquèrent sur le dos du Dragon pour revenir chez eux rapidement.
***
Au moment du départ des héros de l’antre du Dragon.
Gabriel apparut à l’entrée et plana jusqu’aux coffres. Il claqua des doigts pour transférer toutes les richesses dans son appartement.
— Zmeï Gorynytch, tu es réellement un idiot pour laisser autant de biens à la portée de tout le monde ! Je les récupère pour m’assurer une aisance matérielle. Ainsi je pourrais penser à autre chose ! Passer à une autre étape de ma vie !
Il se frotta les mains et revint chez lui où il ordonna à son intendant de ranger tous ces biens dans une salle secrète dont il garda la clé. Il dénicha une élégante bague féminine dans le tas de bijoux et la garda précieusement dans sa poche, impatient de sa prochaine rencontre avec Jeanne.
***
Plusieurs mois plus tard, au Vingt-Septième Royaume.
Richard termina d’écrire le dernier mot des Mémoires d’outre-tombe d’Ivan Tsarévitch. Le fantôme, un sourire au visage, les yeux scintillants de joie et les vêtements encore plus brillants qu’auparavant, tourna sa tête à sa droite et s’exclama :
— Ritchard Alexandrovitch ! Je perçois une lumière ô tellement divine et magnifique ! Mon épouse, ma douce Vassilissa, me fait de grands signes de mains pour m’inviter à la rejoindre. J’arrive !
— Bon voyage ! Et bonne prochaine vie, Ivan Tsarévitch ! Vous avez un talent pour les contes et la poésie épique !
— Merci du compliment et au revoir !
Et le défunt s’approcha de plus en plus du point lumineux que lui seul discernait. Lumière qui grossissait doucement jusqu’à l’envelopper chaleureusement. Ivan Tsarévitch disparut progressivement du regard de son secrétaire, quittant définitivement le monde des vivants.
Richard sourit et murmura :
— Un fantôme de moins dans le monde ! Touchant !
Et le professeur contacta une maison d’édition sur la planète Terre pour soumettre le manuscrit de l’ouvrage qu’il avait fini de rédiger.
***
Au confin de l’univers, dans une demeure isolée.
Gabriel était particulièrement nerveux en cette journée. Bien qu'auparavant Jeanne lui rendît souvent visite et acceptât ses nombreux cadeaux et invitations, aujourd'hui c'était spécial : il allait lui offrir la bague de fiançailles, celle-là même qu'il tripotait convulsivement dans sa poche. Il ne cessait de se répéter mentalement : « Tu n’es peut-être pas un héros des contes, mais tu vas y arriver ! Demande Jeanne en mariage ! Tu en es capable ! Ce n’est pas comme si j'affrontais un monstre ! »
Lorsque Jeanne traversa le seuil pour s’asseoir confortablement sur l’un des fauteuils en face de Gabriel, celui-ci patienta, en fuyant son regard, qu’elle se versât une tasse de thé et mangeât les biscuits. Ce temps d’attente lui parut une éternité.
— Gabriel, qu’est-ce qui t’inquiète ainsi pour ne pas prendre un plaisir à boire ton café ? Le chat a-t-il mangé ta langue ?
— Pas du tout ! J’ai une petite idée qui te concerne… qui concerne notre avenir… termina-t-il d’un ton traînant.
« Je sais qu’être le petit-fils de Kochtcheï l’Immortel n’est pas reluisant ni séduisant pour une femme ! J’espère que son art retors ne me portera malheur ! »
Des sueurs froides coulèrent le long de son échine.
— Et quelle est cette idée ?
Elle déposa avec grâce la tasse sur sa soucoupe et fixa son bien-aimé de ses yeux marron. Il s’approcha d’elle et s’agenouilla lui tendit la bague et bredouilla la phrase qu’il avait répété tant de fois, le cœur battant à tout rompre :
— Veux-tu devenir mon épouse ?
Jeanne pleura de joie, enlaça tendrement le petit-fils de Kochtcheï et lui murmura :
— Oui, mon amour !
D’une main tremblante, il glissa la bague à l’annulaire de Jeanne et se releva. Un sourire fendit son austère visage. Gabriel fit quelques pas de danse improvisé en serrant sa fiancée dans les bras et pensa :
« Finalement, c’est une bonne chose que Mélinda ait dompté Zmeï Gorynytch ! Ainsi, j’ai une source inépuisable de revenu et de cadeaux pour Jeanne ! Sans devoir jouer le héros des contes qui délivre sa belle des griffes d’un Dragon ! »
***
À Grandview, États-Unis d’Amérique, au cabinet d’Élie James.
Le thérapeute consulta les notes de la dernière rencontre avec Zmeï Gorynytch et un petit sourire se dessina sur son visage : son patient était en voie de guérison. Quelqu’un frappa à sa porte. Élie jetta un rapide coup d’œil sur sa montre et constata que le Dragon devait venir en ce moment.
Il se leva de son fauteuil et accueillit son illustre patient. Ce dernier, sous forme humaine, n’était pas seul. Il tenait par la main une jeune femme plutôt corpulante vêtue d’une ample robe vert feuille. Ses cheveux châtains, étaient ramassés en un modeste chignon dont quelques mèches rebelles s’échappaient et ondulaient au moindre de ses pas. Le plus saisissant de tout le personnage était ses yeux vairons.
— Élie James, lui annonça son légendaire patient, je vous présente ma bien-aimée, Anna, une dragonne de la ville voisine. Quelle charmante femme !
Le professeur laissa exprimer sa joie en serrant fermement les mains du couple et leur demanda :
— Serais-je invité au mariage ?
— Oui, sans vous, je n’aurais jamais rencontré Anna ! Je vous suis redevable !
Zmeï Gorynytch sortit de la pièce pour reprendre sa forme animale et s’envoler avec sa tendre moitié.
***
Au domicile des Clancy.
Dégustant un thé à la menthe dans la cuisine, Mélinda griffonna quelques cas d’esprits errants sur une feuille de calepin. Jim entra dans la pièce et demanda :
— Mél, as-tu pensé mettre par écrit tes exploits pour dompter Zmeï Gorynytch ? Ce sera un livre pour la jeunesse ! Ainsi nos enfants et petits-enfants auront une trace de tes exploits. C’est une bonne idée et la journée est propice !
Elle sourit à son mari et lui répondit :
— Pourquoi pas ! D'ailleurs, en consultant l’ouvrage remis par Maria, je n’ai même plus besoin de fouiller sur le Net pour obtenir toutes les réponses à mes questions autour des esprits errants. Je n’ai qu’à consulter le miroir dans notre chambre en prononçant la bonne formule ! C’est génial !
Jim s’assit en face de son épouse.
— Wow ! C'est vraiment incroyable !
— Mais tu as raison, Jim. Je vais devoir mettre par écrit nos exploits ! Et je demanderais à Élie s’il veut bien en rédiger la préface !
La médium se leva et s’assit confortablement sur le fauteuil de cuir dans le salon derrière l’écran de l’ordinateur et écrivit dans un document vierge :
« Comment dompter un dragon ?
Il était une fois une petite ville américaine Grandview. Dans cette ville habitait Mélinda Gordon, l’une des lointaines descendantes de Baba Yaga, la très redoutable sorcière folklorique slave. »
_____
(1) Le Vingt-Septième Royaume, littéralement « Trideviatoe tsarstvo » ou « Royaume plus loin que trois fois neuf terres », désigne, dans le folklore russe des contes, un royaume lointain.
(2) Babouschka signifie en russe « Grand-mère ».
(3) Les gousli sont un instrument à corde des Slaves similaire à la lyre ou à la cithare.
(4) Diminutif russe à partir du prénom de Richard.
(5) Translittération d’une strophe de la chanson Очи чёрные [Ochi chernyye, Les Yeux noirs] de Evgueni Pavlovitch Grebenka en 1843. Traduction « Yeux noirs, yeux passionnés ! / Yeux brûlants et magnifiques ! / Comme je vous aime ! Comme je vous crains ! / Je vous ai sans doute aperçus à un mauvais moment ! ». Original « Очи чёрные, очи страстные! / Очи жгучие и прекрасные! / Как люблю я вас! Как боюсь я вас! / Знать, увидел вас я в недобрый час! »