De forêt en forêt
Chapitre 1 : De forêt en forêt
6988 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 09/02/2025 14:01
Contribution au Défi du Forum de Fanfictions.fr Promenons-nous dans les bois (novembre 2019) en seconde chance
Les mots rares choisis sont zinzinuler, hallier, pétrichor, sente et ramille. Tous les mots apparaissant en gras sont des mots rares.
De forêt en forêt
Il était une fois non loin de Saint-Pétersbourg, au milieu de la forêt de Khimki*, en ce froid mois de novembre 1867, l’assuétude à retrouver Pulkhéria Alexandrovna de Rodion Romanovitch l’entraîna dans cette sombre forêt où des bouleaux, des épicéas, des pins, des mélèzes, des tilleuls et des noisetiers immenses se dressèrent, tels des colonnes d’un temple silencieux, éclairés par un froid soleil hiémal. Le Russe poursuivait depuis plusieurs heures déjà les traces d’un cerf, suivant ses marques encore fraîches sur la sente enneigée. Il courut et courut jusqu’à en perdre la notion du temps. Les chênes millénaires aux branches et ramilles effeuillées s’élèvaient, semblables à des bras suppliants les vents algides de leur mansuétude, où seul un Borée soufflait implacablement sur tous les vivants, forçant Rodion à serrer son manteau en lambeaux encore plus près de son corps, lui rappelant sa pauvreté. Pas un chant d’oiseau ne se faisait entendre.
S’arrêtant brusquement, pour mieux ajuster sa chapka, l’ancien étudiant analysa les environs : des chênes et des épinettes qui bordaient l’étroite sommière semblèrent murmurer des paroles incompréhensibles pour lui, communiquant dans un langage secret, connu d’eux seuls. Les rayons solaires percèrent les branches aisément, aveuglant le fils de Pulkhéria lorsqu’ils se reflètèrent sur la neige virginale et scintillante. À peine fit-il quelques pas vers une clairière que des halliers se dessinèrent sous ses yeux étonnés. Il s’avança prudemment, méfiant, et toucha les branches rugueuses et entremêlées sur lesquelles pendaient quelques feuilles acuminées et sèches, marcescent feuillage. Le souffle boréen le transperça de part en part, lui coupant momentanément le souffle dans ses poumons, et semblait lui hurler :
— Nous connaissons ton secret, meurtrier ! Tu paieras le prix !
Il sursauta et se retourna, notant que les arbres le fixaient, tel un serpent sa proie. Il trembla de tous ses membres, son âme partit dans les talons. Les yeux bruns agrandis de frayeur, le trentenaire balaya frénétiquement du regard à droite et à gauche, craignant de confronter un animal sauvage, un ours ou un loup. En vain, seul un pressentiment d’être observé le poursuivait. Non, ce n’était pas un pressentiment, il était observé, il en avait la certitude. Il marcha à pas de loup, tendant l’oreille au moindre son suspect. Seuls ses pas, assourdissant, résonnèrent dans le silence ambiant, laissant sa trace sur la vierge neige, signe d’une présence humaine. Il continua sa marche forcée jusqu’au déclin de l’astre diurne.
Cédant sa place à la lune et à son concert de danse brillante qu’étaient les étoiles, le soleil disparut de l’horizon, laissant Rodion Romanovitch très angoissé. Dans la pénombre nocturne, continuant à se frayer un chemin entre les divers arbustes, suivant le pertuis glacé et silencieux, il finit par s’endormir, blotti tel un chat, au pied d’un chêne centenaire.
Tout à coup, alors qu’il ferma les yeux pour être accueilli dans les bras de Morphée, se dessina sous ses yeux, à quelques mètres de sa position, une grande et élégante femme vêtue d’un manteau de zibeline doublé et richement décoré, la même qui l’avait informé quelques jours plus tôt de la disparition de sa mère chez le mythique Kochtcheï l’Immortel. L’ancien étudiant en droit se leva et s’inclina respectueusement devant cette noble femme au visage ovale, aux airs angéliques et innoncents avait des grands yeux cérulés. Elle ajusta sa chapka pour mieux cacher ses cheveux blonds comme le blé mûr, épousseta les flocons tombés et l’informa de sa voix mélodieuse :
— Mon cher Rodion Romanovitch, vous devez vous rendre par-delà le vingt-neuvième royaume, au trentième royaume, pour retrouver votre mère !
Il soupira et serra les poings, sentant son sang bouillir dans ses veines.
— Mademoiselle Maria Dmitrievna Bogolepova, vous jouez-vous de moi ! ? Si ma mère est dans cette forêt entre les griffes d’un homme cruel, je la délivrerais, mais dire qu’elle est entre les griffes de Kochtcheï l’Immortel, un être folklorique… Je refuse d’y croire ! Vous vous moquez de moi, noble jeune femme !
Mine devenue sévère, regard glacé, traits tendus, l’interpellée répondit amèrement, agitant sa blanche main droite gantée, vierge de toute alliance :
— Rodion Romanovitch, venez chez ma mère, elle saura vous conseiller adéquatement sur la meilleure manière de se rendre dans ce royaume ! …
Elle tourna le regard vers les cieux, analysant les nuages.
— … Sa maison n’est pas loin, à quelques kilomètres seulement de ce chêne. Continuez à marcher ! Aussi, prenez ce mouchoir…
Elle lui donna un petit carré de tissu en coton et en lin brodé avec des fils d’or, d’argent et d’émeraude, formant des motifs floraux et géométriques époustouflants, tels que l’ancien étudiant n’avait jamais vu jusqu’à ce jour.
— … Il vous guidera jusqu’à la demeure de ma mère, il sera votre boussole et votre protecteur !
Rodion Romanovitch accepta le cadeau, le prit et le rangea dans une poche interne de son manteau, malgré l’incrédulité qui se lisait sur son visage, se grattant le menton.
Maria soupira et répliqua, baissant ses paupières :
— Rodia, je ne veux que vous aidez, à savoir que vous réussissez à retrouver votre mère, sans que vous payiez le prix de la colère du ravisseur ! Ce dernier est très retors ! Ne le sous-estimez point !
Et elle s’éloigna d’un pas léger, touchant à peine le sol, ne laissant aucune trace derrière elle. Rodion était fasciné par cette jeune femme si savante et si charmante.
— Attendez, noble dame ! Pourquoi voulez-vous m’aider ?
Sourire énigmatique, la jeune demoiselle aussi blanche que la neige se retourna à moitié et lui murmura, sourire rêveur :
— Une épreuve, mon ami ! Pour prouver votre valeur … Et pour vous marier, gagner ma main !
Elle s’éloigna, Maria la Sage**, loin du regard de Rodion, songeur, et se métamorphosa en une gracieuse oiselle, tourterelle au plumage scintillant, volant au-dessus de la tête du Russe pour le surveiller. Celui-ci s’endormit à la belle étoile, ne cessant de penser à la beauté de Maria, tellement belle qu’aucune plume ne pouvait la décrire, qu’aucun mot ne pouvait la qualifier.
Le lendemain matin, Rodion Romanovitch continua sa marche forcée sous un empyrée couvert dans un silence religieux de la forêt. Soudain, fusa un son, un cri humain, animalier et primaire, depuis les lointaines hauteurs insondables. Il résonna, puissant, amplifié par l’écho. L’étudiant, par primesaut, leva la tête aux cieux, s’approcha de sa droite, d’où provenait le cri. Il nota une gracieuse tourterelle éclamée à l’aile droite, laissant des perles écarlates sur ses plumes virginales et sur la neige, rubéifiant le sol. Son regard était humain et murmura maintes imprécations en vieux slavon avant de supplier Rodion Romanovitch :
— Rodia, mon cher, ne me tue point, ne m’ôte pas la vie ! Je suis Maria Dmitrievna !
Incrédule et indécis pendant une fraction de seconde, l’interpellé tendit ses mains vers l’oiselle et la réchauffa contre son corps, nettoyant sa blessure. Une fois fraîche et disposée, la créature ailée se métamorphosa en la gracieuse Russe que Rodion connaissait. Se frottant les yeux de méfiance et toujours aussi fasciné par la grâce de la jeune femme, il l’interrogea en ces termes, rempli d’une crainte révérencielle malgré lui, baissant ses sombres paupières :
— Maria Dmitrievna, vous êtes plus énigmatiques que je ne le pensais ! Comment parvenez-vous à changer de forme ? Qui vous a blessé, ma chère et douce amie ?
— Andreï le chasseur !
— Andreï Fiodorovitch ? L’un des chasseurs de la cour ?
Elle approuva d’un geste de la tête avant d’exploser, mains en poings, blanchissant ses jointures, ses yeux lancèrent des éclairs, faisant virevolter des dunes de neige autour d’elle dans un immense tourbillon. Les branches des arbres ployèrent sous la force de la magicienne avant de revenir à leur position initiale, impassibles, fièrement dressées aux cieux.
— Effectivement cet idiot !
L’ancien étudiant sortit un bandage improvisé et s'appliqua à soigner Maria d’une main tremblante et incertaine. Après quelques minutes de silence, le trentenaire demanda de sa voix forte :
— Et comment ce mouchoir devrait m’aider ?
— Simple, répondit-elle, s’assoyant gracieusement à ses côtés, prenez-le entre vos mains et vous ressentirez un envie d’aller vers une certaine direction qui est la bonne voie ! …
Elle promena son regard de Rodion au morceau de tissu magique, réfléchissant à prévoir ses questions.
— … Aussi, le mouchoir peut vous protéger et vous octroie la capacité d’être invisible aux yeux de tout le monde, m’incluant. À ne pas négliger en cas de danger, mais faites attention pour ne pas en mésuser !
Rodion Romanovitch, perplexe, opina du chef et murmura un vague remerciement avant de se lever.
— Maria Dmitrievna, voulez-vous venir avec moi ? Je n’ai pas le cœur de vous laisser ainsi seule et blessée en pleine forêt sauvage !
Secouant la tête négativement, elle chuchota :
— Je vous laisse, je dois partir !
Elle s’éloigna d’une démarche gracieuse avant de prendre forme animale, s’élevant dans les hauteurs éthérées. Rodion Romanovitch, tenant dans sa main droite le mouchoir, suivit la direction que lui indiqua un coin de l’objet magique, exerçant une force d’attraction irrépressible vers le Nord.
Il marcha et marcha plusieurs jours et plusieurs nuits, se nourrissant d’écureuils et de sittelles, poussant un hallali à l'occasion avant de les embrocher pour les cuire. Entre chaque bouchée, particulièrement lorsque les ténèbres s’installèrent dans la forêt, fixant les flammes qui se mirent à brasiller plus intensément qu’auparavant, il était hanté par un vague chuchotement des arbres qui semblaient lui dire :
— Assassin, tu as tué Aliona et Elisabeth Ivanovna ! Ta hache sanglante ne pourra jamais être lavée ! Tu seras découvert un jour ! Nous connaissons tout !
Se retournant, mains tremblantes, il serra son filet de chasse improvisé plus près de lui, scrutant son environnement, ne discernant que les perles blanches tomber et danser avec élégance. En vain, personne ne vint à sa rencontre. Il ne dormit guère de la nuit.
Et un soir, au milieu des pénombres grandissantes, s’entendit :
— Taisez-vous, comères ! hurla une voix cristalline derrière le dos de Rodion Romanovitch. Je sais bien que cela sent de la chair russe dans les environs ! Vos vains bavardages me font mal à la tête.
Se retournant pour discerner la mystérieuse voix, il tomba nez-à-nez avec une femme au visage encore jeune, malgré les quelques rides autour de la bouche et des yeux qui trahissaient son âge, élégante et majestueuse dans son large caftan multicolore et richement décoré. Sa large robe était richement décorée de motifs traditionnels. Ses pieds, cachés par sa longue robe, ne touchaient pas le sol, donnant un aspect irréel à son être et à sa présence. La quarantenaire ajusta son voile émeraude pour mieux cacher ses cheveux flavescents et descendit effleurer la neige de ses bottes. Elle fixa intensément l’étudiant dans les yeux. Un regard bleu-gris qui brillait d’une intelligence et d’une malice vertigineuse. La sorcière murmura une incantation en vieux slavon.
Les chênes, noisetiers et pins se taisaient, comme muselés par une force surnaturelle.
— Vous parlez aux arbres ? s’étonna-t-il en entendant les paroles absconses.
— Oui, Da, effectivement ! répliqua-t-elle moue d’ennui au visage. Une capacité que j’ai depuis toujours ! …
Son regard s’arrêta sur la poche de l’homme où le mouchoir de Maria dépassait un peu. Une lueur de curiosité s’alluma dans ses vieux yeux.
— … Puis-je, jeune homme, vous demander de qui vous détenez ce mouchoir ? Puis-je le voir de plus près ?
Elle fit un geste de la main droite ornée de bijoux vers la poche. Le trentenaire sortit le tissu magique et le montra à la femme d’âge mûr.
— C’est le mouchoir de ma fille, Macha ! … Maria Dmitrievna ! s’exclama-t-elle, ravie et ébahie ! Vous êtes alors le fameux Rodion Romanovitch Raskolnikov, que j’ai surnommé affectueusement le jeune triple R, et que ma chère et douce fille ne cesse de m’en parler en bien ! Alors vous êtes mon potentiel gendre ! Venez, venez chez moi ! Je vais vous aider ! Je dois vous expliquer la situation !
Le duo marcha encore pendant plusieurs heures avant d’arriver devant une isba montée sur des pilori qui étaient des pattes de poulets entourées de plaques de bois, tournant sur elle-même, telle une toupie sur son axe. Autour de celle-ci, un immense jardin verdoyant, contrastant avec la blancheur ambiante hivernale de la forêt, se dessina sous le regard éberlué de Rodion.
— Seriez-vous Baba Yaga ? murmura-t-il, incertain.
— Je ne suis pas si vieille, jeune homme ! s’offusqua-t-elle, croisant ses bras en-dessous de sa poitrine. Pour m’avoir vexer, à vous de faire cesser ma maison de tourner !
— Très bien !
Et la mère de Maria ouvrit la clôture qui sépara les deux mondes. En entrant, l’aménité de l’endroit le frappa et un doux pétrichor assaillit les narines de Rodion. Il analysa minutieusement le jardin. Ce dernier, riche en pulmonaires, muguets, primevères, champignons, canneberges, airelles rouges, myrtilles, framboises, était d’une richesse botanique merveilleuse. Sans oublier un doux zéphyr qui apportait fraîcheur au jardin et les mésanges qui zinzinulaient, tel un hymne à la nature qui accompagnaient les deux arrivants. À quelques mètres de la maison, s’époumonna l’ancien étudiant :
— Isba ! Petite isba ! Tourne-toi le dos à la forêt, au Nord, et la face vers moi, au Sud ! Ne sois pas réticente à accueillir ta maîtresse et son invité !***
Les pattes cessèrent de tourner pour s’immobiliser net, agitant quelques feuilles cordiformes d’un arbre au passage, dévoilant un escalier jusqu’à la porte. Baba Yaga et Rodion Romanovitch entrèrent et mangèrent un borchtch. La salle était petite, suffisante pour une famille de deux enfants et deux adultes, aux murs en rondins, un poêle au coin droit qui gardait la chaleur du four et une fenêtre orientée au sud donnaient un peu de convivialité et de cordialité à la demeure. La table, tout aussi rustique, était couverte d’une nappe blanche brodée de motifs traditionnels en or, d’un vase avec des élégantes roses blanches et des verres d’eau. Au milieu de cette table trônait du pain et du sel.
Une fois le repas terminé, la mère de Maria l’informa :
— J’ai entendu de ces commères d’arbres que Kochtcheï l’Immortel est très fâché de votre récente attitude…
Tremblant malgré la chaleur ambiante, il affirma à voix basse dans un souffle :
— Serait-ce l’innommable … acte … envers Aliona et Élisabeth Ivanovna ?
— Exactement, confirma-t-elle, vidant sa tasse de thé vert. Mais vous ignorez tout d’Aliona…
Une lueur de curiosité traversa les sombres yeux de son invité qui refusa d’affronter son interlocutrice.
— … Elle n’est point la fille d’Ivan Petrovitch, mais elle est la fille de Kochtcheï l’Immortel… Ce dernier vous haït d’avoir mis un terme à la vie de sa fille…
— Comment ? blêmit-t-il.
— Une fille magiquement créée qu’il a donné à Ivan Petrovitch et à sa femme, longtemps stériles. Pour lui, c'est sa fille… Se vengeant de la meilleure des manières, il a ravi votre mère Pulkhéria Alexandrovna pour en faire sa femme !
— Et où est retenue ma mère contre son gré ! s’emporta-t-il, regard flamboyant.
— Dans la demeure principale de ce vieux sorcier par-delà le vingt-neuvième royaume, au trentième royaume ! Mais n’allez pas ainsi, les mains vides ! Son surnom lui sied bien, puisque sa mort se trouve sur le bout d'une aiguille, l'aiguille est au fond d'un oeuf, l'oeuf dans le bec d'un canard, le canard dans l'estomac d'un lièvre, et ce dernier dans un coffre juché au sommet d'un immense chêne, sur une île au milieu de l’onde insondable****. Vous devez prouver votre valeur, jeune homme !
— Et comment dois-je me rendre à cet endroit ? soupira-t-il, fixant sa tasse de thé vide.
— Je vous donnerais mon cheval à la robe gris-brun, Sivko-Burko*****. Il est magique, je vous avertis ! Et il vous emmènera vers ces lieux, autant sur l’Île qu’au Trentième Royaume ! Aussi, faites attention à la tour enchantée !
Elle se leva, cherchant son assiette d’argent, objet divinatoire par excellence, marmonnant une incantation. À la surface de l’assiette, tel un mirage au milieu du désert, apparut la demeure du sorcier.
— Triple R, gravez bien en votre mémoire ce lieu !
Rodion Romanovitch analysa l’endroit, étonné. Un immense château de pierres aux tours moyenâgeuses entourés d’ifs et de pins géants qui irradiait une tristesse et une solitude lugubre et effrayante.
— … Ne vous aventurez pas dans la tour à votre gauche, elle recèle des sombres secrets qu’il vaut mieux ne pas connaître…
Elle le fixa avant de continuer d’un ton traînant :
— … Mais j’ai l’intuition qu’il a déménagé dans une datcha, sa maison de campagne, résidence estivale, qui ressemble plus à un second château. Il est au milieu de la forêt au vingt-septième royaume… au coin le plus septentrional… Les jardins de sa résidence principale ne sont pas entretenus depuis longtemps et son jardinier est absent…
L’ancien étudiant en droit détourna son regard de l'objet magique pour l’épier, bouche légèrement entr’ouverte en o, étonné et un peu méfiant des connaissances et propos de son interlocutrice.
— … Affrontez plutôt Kochtcheï en personne avant de délivrer votre mère, puisqu’il faudra désensorceler Pulkheria Alexandrovna… Avant de me quitter, je vous donnerais un conseil : Ne négligez aucun allié… Tout inhabituel qu’il semble pour vous ! Bonne chance !
— Merci, Yaga !
— Si vous parvenez à le vaincre et à détruire son repaire, je vous accorde la main de ma fille Maria !
Ils se levèrent et s’approchèrent de la porte. Et Yaga siffla, chantant :
— Sivko-Burko, cheval bai, cheval magique, arrive maintenant ! Frappe de tes sabots tonitruants le sol !
À l’extérieur de la simple demeure, un mugissement s’entendit, tel un tonnerre, le sol trembla à chaque coup de sabot contre la terre, une lumière se pointa à la fenêtre, des naseaux du quadrupède s’échappaient de la fumée et de ses yeux jaillissaient des flammes ardentes. Une bride en or et en argent ornait l’animal, ainsi que des mors des mêmes métaux.
Le jeune homme l’analysa sous toutes ses coutures, quelque peu effrayé. Son cœur défaillit, ses membres tremblèrent nerveusement malgré lui, jamais entraîné à monter un cheval en selle, et encore moins un animal si fabuleux.
Baba Yaga lui souria et marmonna :
— Faites-vous confiance, jeune homme ! Tout dépend de votre conviction à mener à bien votre mission ! Votre force, votre ruse et votre intelligence seront vos précieuses alliées !
Rodion Romanovitch approuva d’un geste de la main et prit la bride entre ses mains, rangeant autour de sa taille un petit poignard dans un fourreau doré, cadeau de son hôtesse.
— Ne faut-il pas que chaque homme ait un endroit quelconque où il puisse aller ? marmonna-t-il à voix basse. Car il y a de ces moments où il faut absolument aller quelque part, n'importe où !******
Il chevaucha l’animal. Ce dernier courut rapidement, tel la lumière, transportant son cavalier dans les cieux. Celui-ci eut rapidement un mal des hauteurs.
Plusieurs heures, plusieurs jours, plusieurs nuits s’écoulèrent avant que Rodion Romanovitch arriva au vingt-septième royaume. Il détela le pauvre cheval et l’amena à la source la plus proche, parcourant du regard l’étrange forêt de conifères, d’hêtres et de chênes silencieux où une atmosphère lourde planait, les végétaux semblaient l’épier. L’étroit sentier de terre battue zigzaguait entre la végétation luxuriante. Chevauchant sa fidèle monture, la fragrance abiétine devenait de plus en plus suffocante jusqu’à ce qu’il aboutisse à une clairière. Là-bas, un lièvre blessé, traînant sa patte arrière, marcha avec difficulté. L’animal le supplia :
— Jeune homme, épargne-moi ! Ne me tue point ! Soigne-moi et je t’aiderais !
Hésitant, Rodion Romanovitch, poignard levé, promena son regard du lièvre à sa monture. Ce dernier intercéda pour le lièvre :
— Rodion Romanovitch, s’exclama-t-il d’une voix puissante, n’ignore point le conseil de Yaga ! Les alliés peuvent être les plus inhabituels. Faire preuve de miséricorde pourra t’être précieux dans le futur ! Ayez des oreilles pour entendre et un cœur pour ressentir et évaluer au mieux la situation !
Et l’ancien étudiant épargna le lièvre, le guérit avec attention et continua sa marche.
Il marcha ainsi pendant plusieurs jours, sous un soleil écrasant qui dardait la forêt. Rodion Romanovitch se nourrissait de fruits et de petites baies agrestes, en plus de quelques noix et cerfs à l’occasion qu’il chassa à l’aide de son poignard et de pièges improvisés. Un jour, il rencontra un canard. Ce dernier le supplia de le sauver. Le trentenaire accéda à sa demande.
Plusieurs jours de marche forcée, après une nuit à la belle étoile, Rodion aboutit enfin à une clairière où trônait un immense chêne majestueux, tel un roi au milieu de sa cours, obombrant les hêtres, aubépines et noisetiers à plusieurs kilomètres à la ronde.
— Serait-ce enfin ce fameux chêne ! ? hurla, joyeux, le Russe, s’arrêtant au pied de l’arbre pluricentenaire.
— Oui, c’est ce chêne ! confirma posément sa monture.
Courant autour de l’arbre, une lueur d’inquiétude traversa ses sombres yeux, psalmodiant à mi-voix :
— La mort du ravisseur de ma mère se trouve sur le bout d'une aiguille, l'aiguille est au fond d'un oeuf, l'oeuf dans le bec d'un canard, le canard dans l'estomac d'un lièvre, et ce dernier dans un coffre juché au sommet d'un immense chêne… C’est ce chêne, sans aucun doute !
Il se racla la gorge et interrogea à voix haute Sivko-Burko :
— … Sinon, comment trouver ce coffre ? Comment grimperais-je au sommet pour accéder au coffre ?
Un silence fut la réponse. L’homme fit les cents pas, réfléchissant à sa situation avant de s'exclamer :
— La force des Russes n'est pas encore éteinte : les Russes ne cèdent pas !******* Allons, Sivko-Burko, il faut affronter le danger maintenant ! Rien n’est impossible ! Impossible n’est pas humain !
Il chevaucha le quadrupède et s'éleva dans les hauteurs des branches jusqu’au sommet. Discernant un coffre doré, orné d’émeraudes, de lapis lazuli, de rubis, d’argent, de diamants, de saphirs et de jades dans un nid, Rodion Romanovitch s’en approcha et le prit avec beaucoup de précaution, étonné qu’il soit si lourd. Ils descendirent rapidement au sol.
L’ancien étudiant ouvrit avec beaucoup d’attention le coffre, un grincement des gonds s’entendit. Du coffre sortit un lièvre immense aux poils blancs. Il sauta prestement à l’extérieur et courut sur le sentier. Sivko-Burko et son cavalier le suivirent du mieux qu’ils le purent, mais perdirent sa trace, lorsqu’il se terra dans un terrier. Soudain, le lièvre que Rodion Romanovitch avait épargné se manifesta près du quadrupède géant et couina :
— Laissez-moi vous aider ! Vous m’avez sauvé la vie, je vous suis redevable !
Et il courut jusqu'au repaire, pourchassant le lièvre. Après une course effrénée, le lièvre du coffre git, le ventre déchiré, salissant sa fourrure. De la blessure sortit un canard qui s’envola. Rodion, toujours sur sa monture, le poursuivit, mais le perdit rapidement de vue. Le canard qu’il avait sauvé cancana :
— Jeune homme, vous m’avez aidé, je vous suis redevable, alors laissez-moi le poursuivre !
Le Russe opina du chef et revint au sol, attendant l’oiseau. Ce dernier engagea un combat avec son confrère. Après une âpre lutte où plusieurs plumes tombèrent au sol, semblables à des poules déplumées, le canard du coffre mourut, laissant tomber l'œuf que l’allié de Rodion rapporta fidèlement.
Le trentenaire remercia chaleureusement la créature ailée et observa les environs : des halliers verdoyants qui laissèrent un passage étroit en terre battue qui menait vers les profondeurs de la forêt. Il soupira et constata :
— Comment retrouver la datcha de ce monstre ? Par où aller, maintenant que je détiens entre mes mains sa mort ?
— Le mouchoir, lui suggéra poliment son compagnon, hennissant.
Se frappant légèrement la main sur le front, il hurla :
— Mais Sivko, tu as raison ! C’est une évidence !
Il rangea l’œuf dans une poche, soucieux de ne pas encore le briser, et sortit le mouchoir magique, le tournant aux quatre vents pour essayer de discerner la direction à prendre. Et le Sud-Est était la direction à prendre.
— Sivko, ce mouchoir est meilleur qu’un compas et une boussole ! Allons au Sud-Est, mon fidèle ami !
Il enfourcha le cheval et ce dernier s'éleva dans les airs, suivant les indications de son cavalier qui tenait fermement le tissu magique de Maria.
Plusieurs heures, plusieurs jours et plusieurs nuits de voyage, traversant maints champs, maintes terres, maintes forêts, maintes mers et océans, Rodion Romanovitch arriva enfin au vingt-septième royaume non loin de la datcha de Kochtcheï l’Immortel. Il descendit de sa monture et scruta l’horizon. Des conifères, mélèzes, pins, sapins, épinettes, ifs, thuyas et cyprès, malgré leur sombre verdure et les quelques arbustes à fruits et plantes saisonnières, peuplaient son champ de vision et ne paraissaient guère accueillants. Une brume s’élevait du sentier empierré, ajoutant au mystérieux silence oppressant de la forêt où aucun souffle d’un doux zéphyr, ni un chant d’oiseau ne venaient troubler l’endroit d’une lourdeur écrasante, comme si la forêt était figée par un sort.
— Cette forêt dont j’ignore le nom est même plus inquiétante que la forêt de Khimki ! Nous sommes près du repaire de ce ravisseur, c’est certain ! Mais comment y entrer en évitant les pièges ?
— En volant, jeune homme ! Les voies aériennes sont libres !
Le duo volèrent pour arriver devant la porte de la datcha. Cette dernière était une immense demeure en bois avec deux tours. Les fenêtres aux rideaux tirés n’inspiraient guère confiance à Rodion Romanovitch qui promena son regard du petit chemin à la porte, hésitant à franchir la distance. Il joua nerveusement avec son poignard. Prenant son courage à deux mains, il s’arrêta devant la porte avant de l’ouvrir doucement, terrorisé à l’idée de rencontrer le père en colère de sa victime. Il suait à grosse goutte, mais se ressaisit, tous les sens aux aguets. Une mélopée s’éleva de la porte entr’ouverte. Une voix sépulcrale résonna :
— Et la fatigue plante / Son couteau dans mes reins / Et je fais celui-là / Qui est son souverain / On m'attend quelque part / Comme on attend le roi / Mais on ne m'attend point / Je sais, depuis déjà / Que l'on meurt de hasard / En allongeant le pas********
— Faites attention, jeune homme, lui murmura Sikvo-Burko, il vous lance un sort ! Bouchez-vous les oreilles pour ne pas entendre les maléfiques paroles plus longtemps !
Une fatigue insidieuse s’installa dans les os de Rodion Romanovitch, qui suivit le conseil proposé, se couvrant les oreilles avec le mouchoir de Maria. Ce geste lui semblait si difficile à exécuter qu’il retint la porte pour se laisser quelques secondes de repos. Inspirant une grande bouffée d’air, il ouvrit grand la porte, fermement décidé à affronter le mystérieux Kochtcheï l’Immortel.
Au milieu de la grande pièce en bois plaqué d’or, un homme de quarante ans à l’attitude hiératique l’attendait, assis sur un trône gigantesque en or, serti d’émeraudes, de rubis et de jaspes. Dans un coin de la salle, une table plaquée or richement décorée d’arabesque attendait des invités, accueillante avec des chaises tout aussi luxueuses que la table. Sur celle-ci, près d’un vase rempli de roses rouges, des assiettes et des verres étaient sagement installés. Le fin visage rond, malgré quelques rides au coin des yeux, exsudait une assurance arrogante. Il tambourina de ses fins doigts squelettiques l’accoudoir, affichant un sourire carnassier en fixant une assiette d’argent sur laquelle une pomme d’or trônait près du vase.
— Rodion Romanovitch, l’apostropha-t-il ! Êtes-vous curieux de connaître le sort de votre mère ?
L’interpellé referma la porte une fois entré, retirant le mouchoir de ses oreilles, et serra les poings pour ne pas que le sorcier discernât le tremblement de ses mains. Il sortit son poignard, crispant sa main droite autour du manche, et cria :
— Oui, je serais très intéressé de revoir ma mère que vous gardez prisonnière !
Sourire devenant un mince filet, les yeux du sorcier brillèrent d’un éclat particulier, inhumain, psalmodiant une imprécation :
— Au-dessus de moi - le silence, / Le ciel, empli de feu. / La lumière passe à travers moi, / Je suis à nouveau libre.*********
Le ciel s’assombrit subitement, l’air devint lourd, tel un ciel avant un orage. Une foudre tomba à quelques pas de Rodion Romanovitch.
— Taisez-vous, démon !
Le sorcier se leva de son siège et lévita jusqu’au fils de Pulkheria Alexandrovna, agitant ses bras décharnés vers lui. Les manches trop larges de sa chemise le firent paraître encore plus maigre qu’auparavant.
— Vous, meurtrier de ma fille, affirma-t-il froidement, n’allez pas me dicter ma conduite !
Le trentenaire trembla malgré lui. Tétanisé par les yeux de feu de son adversaire, il détourna son regard du sien, glissant sa main dans sa poche, touchant l’œuf qui cachait sa mortalité. Un silence s’installa entre eux, avant que l’ancien étudiant ne prenne la parole.
— Et quoi ? Pourquoi devrais-je avoir peur de vous, immonde créature ? J’ai débarrassé le monde d’un monstre qu’est votre fille !
Son regard se glaça, Kochtcheï chuchota amèrement :
— Vous regretterez douloureusement votre geste ! …
Il fit un mouvement de la main gauche vers l’assiette d’argent, entonnant un chant en slavon. À la surface de la pomme et de l’assiette, se présenta une image brumeuse de la mère de Rodion Romanovitch.
— … Elle est prisonnière dans la tour principale, gardée par Zmeï Gorynytch !
Le sang du jeune homme ne fit qu’un tour dans ses veines. Il éructa, sortant l’œuf de sa poche :
— Si vous pensez me menacer, vous avez tort ! Je tiens entre mes mains votre mort !
Il jongla avec l’œuf d’une main dans une autre. À chaque mouvement, Kochtcheï était balancé d’un côté, puis de l’autre, absolument impuissant. Il fulminait de rage, son visage rouge et ses mains étaient ramassées en poings, murmurant quelques imprécations. L’ancien étudiant brisa l’œuf et tint l’aiguille d’une main et affirma, triomphant :
— Je n’ai plus qu’à vous tuer, immonde créature !
Le sorcier poussa un cri strident, tel un hibou blessé, mais Rodion Romanovitch ne se laissa pas déconcentrer et brisa, d’un geste sec, l’aiguille en deux. Et c’est ainsi que Kochtcheï gisait, mort à ses pieds, rompant le charme de la datcha, dissipant la brume. Le regard de l’ancien étudiant se promena entre l’aiguille brisée et le cadavre, quelque peu confus que le sorcier soit si aisément vaincu, sonné.
Revenant à l’extérieur d’une démarche chancelante, le trentenaire se demanda la meilleure manière de délivrer sa mère des griffes de Zmeï Gorynytch. Il sortit le mouchoir de Maria de la poche de son caftan, chevaucha Sivko-Burko et s’approcha de la tour principale. Un géant serpent ailé aux écailles aussi rouge que le rubis avec trois têtes obscurcissait brièvement le soleil avant de cracher son feu infernal en direction des nouveaux venus, mais les rata de peu. Sivko-Burko déposa prestement son cavalier sur les pierres qui servaient de dalles à la tour avant de s’élever dans les airs, provoquant le dragon en un duel. Rodion Romanovitch sortit son poignard et trancha la tête la plus près de sa position. De cette tête naquit deux autres têtes. Une lueur d’angoisse traversa le regard de l’homme, incertain de la prochaine action. Il courut jusqu’à la porte où sa mère était prisonnière.
Soudain, Zmeï atterrit sur le sol en pierres de la tour, devant la porte, devenant un jeune homme un peu plus vieux que Rodion Romanovitch, blessé à l’épaule droite, regard flamboyant de colère et aux narines qui crachèrent du feu, vêtu d’une ample robe antique aux motifs traditionnels slaves. Le fils de Pulkheria Alexandrovna recula de quelques pas, cœur battant la chamade, lorsqu'il reprit forme animale sous ses yeux aussi rapidement que la lumière, vomissant du feu. Rodion Romanovitch trancha la tête de gauche, mais d’autres têtes poussèrent. Pris de panique, les mains moites, l’ancien étudiant recula, dévalant les escaliers, fuyant le feu grandissant. Sivko-Burko vola à son secours et l’emporta dans les airs, lui permettant de dédaigner son poignard et de s’approcher du monstre, redevenu dragon. Mouchoir sur la tête pour être invisible, il lui trancha simultanément, d’un seul coup précis, toutes les têtes. Le monstre tomba mort. Rodion Romanovitch éteignit rapidement le feu, secondé par les bonnes de Kochtcheï qui vivaient dans la demeure. Il ouvrit la porte, se couvrant la tête du mouchoir magique, méfiant de ce qui se trouvait de l’autre côté.
En entrant dans l’étroite sombre et petite pièce en pierre où seule une meurtrière faisait office de fenêtre, éclairant faiblement l’intérieur, il nota une sombre forme féminine recroquevillée sur le sol. Seul le soulèvement régulier de sa poitrine et les faibles pleurs marquèrent son appartenance au monde des vivants. Rodion Romanovitch, touché en son âme, retira le mouchoir et affirma posément :
— Mère, ton fils t’a délivré des griffes du sinistre sorcier Kochtcheï l’Immortel ! Il est mort !
La sombre silhouette se redressa, séchant ses larmes et répondit d’une voix familière, malgré le tremblement évident :
— Rodia, mon enfant ! … Comment … es-tu… parvenu jusqu’à … moi ?
Elle sortit de l’ombre, s’avançant vers le trentenaire. Ce dernier, ouvrant grand la porte, reconnut sa mère sans difficulté, sauf beaucoup plus maigre que dans ses souvenirs, au visage émacié et aux bras décharnés, flottant dans sa robe beige. Mère et fils se serrèrent fortement dans les bras l’un de l’autre, ravis de cette inespérée rencontre, pleurant de joie pendant quelques minutes, laissant libre cours aux pleurs.
Le duo sortit de la sinistre tour, rejoignant le cheval mythique qui les attendait. Rodion Romanovitch analysa les environs et constata que la forêt était plus agréable et accueillante qu’à son arrivée, des oiseaux qui chantaient des hymnes à la vie, des arbres qui murmuraient les paroles d’un doux zéphyr, des daims qui se nourrissaient paisiblement à l’ombre des conifères, un soleil radieux qui enlaçait tous les vivants, diffusant sa douce chaleur, inspira confiance et convivialité.
Plusieurs nuits et plusieurs jours étaient nécessaires pour revenir chez Baba Yaga, dans la forêt de Khimki. Mère et fils arrivèrent à pied devant le petit jardin, traversant maints layons, où la mère de Maria les attendait. Large sourire au visage, elle s’exclama :
— Mon gendre, vous avez prouvé votre valeur, ayant suivi toutes vos pérégrinations à l’aide de mon assiette d’argent ! Je vous donne la main de ma fille ! Vous la méritez !
Pulkheria Alexandrovna, lueur d’étonnement dans le regard, se tourna vers son fils.
— Rodia, tu te maries ? Comment ne me l'as-tu pas dit ? Tu as enfin trouvé femme ! Je suis bien curieuse de la rencontrer !
— Et, murmura Baba Yaga, jeune homme, vous n’aurez jamais de souci financier ! Faites confiance à votre intelligence !
— Ainsi, vous êtes la mère de Rodion Romanovitch, s’exclama une voix mélodieuse derrière le dos des Raskolnikov, voix que le trentenaire aurait reconnu d’entre mille, Maria Dmitrievna.
Se retournant, Rodion Romanovitch rougit malgré lui et enlaça la jeune femme, ravi qu’il soit encore vivant de ses épreuves.
Et tous les trois entrèrent dans l’isba, accueillis par la mère de Maria. Rodion et sa mère restèrent quelques jours avant de revenir à Saint-Petersburg. La veille du départ des Raskolnikov, Rodion Romanovitch demanda, regard inquiet :
— Maria Dmitrievna, daignez-vous venir avec moi et être ma femme légitime ? …
Il fit quelques pas vers elle et lui murmura :
— … Mais ma chère, je suis tourmenté par mon acte… Que faire ? Je ne parviens plus à dormir !
Elle glissa sa blanche main droite sur celle de Rodion, lui souriant, regard pétillant.
— Je serais votre femme. Je vous suivrais peu importe où vous allez…
Elle baissa le ton de sa voix.
— … Et ne vous inquiétez pas pour Aliona et Elisabeth Ivanovna… Nous quitterons St-Petersburg pour déménager à Bogorodsk… Et je verserais un sort d’oubli sur les habitants… Plus personne ne se souviendra de l’existence de la fille de Kochtcheï l’Immortel.
Il enlaça sa bien-aimée, yeux scintillants de joie qui s’irradia sur son austère visage.
Le couple et Pulkheria Alexandrovna chevauchèrent un cheval blanc, laissant la somme d’argent nécessaire pour payer le loyer de l’appartement du jeune homme à la logeuse, avant de ramener la mère dans sa ville. Le couple, lui, quittèrent rapidement l’endroit pour se rendre à Bogorodsk. Là-bas, Rodion Romanovitch se maria selon la tradition, termina ses études en droit, devenant un avocat renommé dans toute la région à l’aide de son ingénieuse épouse. Il vécut heureux et eut de nombreux enfants et petits-enfants, connaissant une prospérité matérielle et intellectuelle.
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* La forêt de Khimki est une réelle forêt dans notre monde, dans la région de Moscou, d’une superficie de dix kilomètres carrés.
** Maria la Sage est notre adaptation du qualificatif des contes russes de Премудрая, « Premoudraja », littéralement « La très-sage » ou « Dotée d’une grande sagesse ». Ce qualificatif se traduit en français par savante, rusée ou magique et réfère toujours à une jeune femme qui peut se métamorphoser en oiseau, belle et intelligente, aux vastes connaissances, versée, entre autres, dans l’art de la magie. Maria est la fille de Baba Yaga, la sorcière la plus célèbre des contes russes. Aussi, Baba Yaga, lorsqu’elle apparaît dans les contes, présente une forme de cannibalisme qu’elle n’exécute jamais, puisque devenant un aide pour le héros, lui donnant un conseil, lui imposant une épreuve.
*** La formule rituelle des contes est « Isba [Hutte ou Maison] ! Petite isba [hutte ou maison] ! Mets-toi le dos à la forêt et la face vers moi ! ».
**** La localisation de la mort de Kochtcheï est reprise d’une formulation du conte russe Tsarevna la grenouille.
***** Sivko-Burko est un cheval magique des contes folkloriques russes.
****** Citation d’un extrait de Crime et Châtiment de Fiodor Dostoïevski.
******* Citation modifiée de Tarass Boulba de Nikolaï Gogol, « la force des Cosaques n'est pas encore éteinte : les Cosaques ne cèdent pas ! ».
******** Deux strophes de la chanson La Ville s’endormait de Jacques Brel.
********* Une strophe de la chanson Я свободен [Ya svoboden, Je suis libre] de Valery Alexandrovitch Kipelov. Notre traduction de « Надо мною тишина, / Небо, полное огня. / Свет проходит сквозь меня, / И я свободен вновь. » [Nado mnoyu tishina / Nebo polnoe ognya / Svet prokhodit skvoz' menya / I ya svoboden vnov'].