La dispute fut étouffée dès que Nico et Riario franchirent le pas de la porte, mais les deux autres rangeaient leurs couteaux.
On en avait donc été là !
Zo gagna l'extrémité de l'écurie, Leo se tourna vers son cheval, qu'il se mit à bosser avec un peu trop d'énergie.
Girolamo passa derrière lui d'un pas très lent tandis que Nico rejoignait son vieil ami Zoroastre.
"Ne viens pas trop près, prévint celui-ci, c'est l'enfer à l'intérieur et ça pourrait t'éclabousser !" Nico fit un signe de la tête et attacha lui aussi toute son attention aux soins de sa monture.
Le maestro et Zo s'étaient disputés bien des fois par le passé, mais jamais encore les couteaux n'avaient été tirés. Pas en sa présence en tout cas.
Il devinait, bien entendu, quel avait été le sujet de la discorde, mais non ce qui avait pu pousser les deux amis à dépasser les limites.
Il jeta un regard en direction des deux autres compagnons, à l'autre bout de l'appentis, muets eux aussi.
Jamais silence n'avait été plus lourd.
Sur un signe du Comte, il dessella son cheval, regagna la porte et sortit avec lui.
" Vous croyez que c'est bien prudent de les laisser seuls ?
Ils s'éloignèrent un peu. Le Comte admira le ciel et les voiles du crépuscule, respira un bon coup à pleins poumons...
Le jeune homme avait eu raison de le dire, il avait beaucoup à apprendre... Sa posture, son positionnement, ses coups, tout était à l'image de ce qu'il avait été trois ans auparavant, quand le Comte avait fait sa connaissance : impulsif et naïf.
Au bout d'une dizaine de minutes d'exercice, il dit :
"Ton physique et ta psychologie ont évolué mais pas ta façon d'affronter l'adversité... Même dans un combat pour la forme, tu dois absolument t'imaginer un enjeu, c'est lui qui t'empêchera de te battre comme un roquet qu'on vient de bousculer. Quand tu auras donné une image à ton combat, tu ne réagiras plus pour toi-même mais pour ce qu'elle représente et tu calculeras tes gestes comme tu réfléchis, en prévoyant les coups et en mesurant les tiens, pour t'épargner et pour leur donner plus ou moins de force selon le stade de la lutte...
Le Comte prit à dessein un air rêveur :
Et Nico fut pris d'un fou-rire tel que son compagnon se joignit à lui.
"Bon sang de crapaud, qu'est-ce qui leur prend ? ronchonna Zo en gagnant à son tour la porte, d'où Leonardo avait regardé les deux combattants avec un léger sourire.
***
Tôt le lendemain matin, ils atteignirent Otranto, où on leur annonça qu'aucun bateau ne partirait pour Nizza avant deux jours et qu'ils auraient bien plus de chance de s'embarquer à Genova.
Leonardo avait espéré éviter Gênes, port attitré de Florence, mais il y avait urgence, plus vite ils gagneraient Nice, puis la Provence, plus grande serait la sécurité de Zo.
Et ce qu'il redoutait arriva. Tout à coup, là, devant eux sur le quai, plus visible qu'une pierre précieuse au milieu de gravats, une jeune femme attendait elle aussi de pouvoir embarquer et Zo était en train de lui faire une cour à sa manière, enthousiaste, flamboyante.
"Alizetta de Pazzi ! dit Girolamo à ses deux compagnons. Elle doit épouser un baron de Provence..."
Malgré les cris des pêcheurs qui vendaient leurs produits, malgré les éclats des marins, la voix de Zo leur parvenait, plus enjouée que jamais. "L'un de vous devrait aller le prévenir, les Pazzi sont à la recherche de reconnaissance auprès de toutes les autorités, dont celles de l'église. S'ils peuvent dénoncer un fuyard et redorer ainsi leur blason, ils ne s'en priveront pas !"
Tandis que Nico se chargeait de cette difficile mission, les deux autres embarquèrent avec les quatre montures. "Pas question de laisser Dante voyager seul !" avait décrété le Comte.
"Quelle idée d'appeler ton cheval Dante ! remarqua Leo dès qu'ils furent dans la cale. Après tout, il a bien été exilé pour avoir refusé l'ingérence de Rome en Toscane...
Ils s'assirent dans la paille, le plus près possible des animaux, en attendant le retour de Nico et Zo.
Leo se mit à triturer un brin de paille :
Zo posa une main sur l'épaule du jeune homme :
Mais le lendemain, tout ne se passa pas comme prévu, car à la suite de la dame avait embarqué un ancien serviteur de Francesco Salvati, que Leonardo et surtout Girolamo avaient souvent croisé avant qu'il fût pendu pour conjuration aux murs du palazzo Vecchio... et ce serviteur les avait reconnus.