L'histoire que l'on veut écrire.

Chapitre 14 : La Reine de Coupes

Chapitre final

2388 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 17/01/2020 17:12

Au tout premier mouvement de son cousin, Giovanni della Rovere ferma son I trionfi de Pétrarque d’un coup sec et lui prit la main. Girolamo entr’ouvrit les yeux et tenta en vain de dire quelque chose. Le Duc le rassura à voix basse : « Tu es hors du palais, nous t’avons ramené dans la maison que louent tes amis.

Le malade déglutit et s’éclaircit la voix, mais les sons jouaient encore de l’émeri et manquaient de puissance :

  • Giovanni ? Comment… Où est Leo ?

En dépit de la faible qualité du message, Giovanni della Rovere perçut la nuance d’inquiétude et regarda son cousin dans les yeux :

  • Il n’est pas là pour l’instant. Seule la Signorina De Pazzi et Da Peretola sont là.
  • Nico ?
  • Machiavelli ? Toujours avec Da Vinci, comme d’habitude, si j’ai bien compris, sourit-il. Crois-tu pouvoir boire quelque chose de chaud ? Pour la première fois de

ma vie, j’ai préparé un bouillon de légumes cette nuit. Il faut te réalimenter très progressivement.

Une ombre d’ironie passa sur les lèvres de Riario :

  • Giovanna n’en croira pas un mot ! »

Cette taquinerie rassura le Duc, qui disparut quelques instants, en quête d’un bol de bouillon à température idéale. C’est alors que Girolamo réalisa qu’un fumet très appétissant caressait en effet ses narines. 

A la lueur des quelques bougies, il tenta de deviner à quoi ressemblait la chambre et tira à lui une peau de mouton qui avait un peu glissé. 

L’étroitesse de la pièce lui plaisait et il se rappela combien il s’était senti protégé par la proximité de ses livres dans l’espace restreint de son « bureau secret », à Rome. Dans un coin, il reconnut les sacs de selle, entassés là comme pour se faire oublier. 

Dante ! Où était Dante ?

Le temps d’un battement superflu de son coeur, puis il se souvint qu’il l’avait laissé à Nico quand ils avaient été attaqués. Excellente idée ! Quels soucis il se serait faits pendant tout ce temps au palais s’il avait imaginé qu’on le traitait mal !

Il entendit son cousin échanger quelques mots à voix basse avec quelqu’un. Pas la voix de Leo. Il revint en effet avec un homme vêtu d’un uniforme bien connu et quand le visage de ce dernier lui fut visible, la gorge du Comte se noua : « Lieutenant Doria ! 

Le soldat s’approcha, sans oser se montrer trop familier :

  • Nos hommes refusaient de vous laisser à vos ennuis, Capitaine ! Il se contentait de sourire, mais avait envie d’au moins toucher le bras de son supérieur, pour faire passer le message d’amitié de plus de deux cents de leurs compagnons… Malgré tout, il s’enhardit et fit glisser l’oreiller vers le haut, aidant Girolamo à s’asseoir dans son lit pour boire… On dirait que cette ordure ne vous a pas nourri ! Vous n’étiez déjà pas bien gros, Capitaine, mais là, le profil de mon épée vous bat dans la largeur !
  • J’avais un peu de pain chaque jour. Dernièrement, Da Vinci m’apportait des noix et des châtaignes concassées… Mais la diète a dû manger mes muscles. Je n’ai pas plus de tenue que la serviette sous mon menton.

Ses phrases étaient hachées, les deux soldats décidèrent de ne plus entretenir le dialogue et de raconter, à la place, les tenants et aboutissants de son évasion. Il s’endormit d’ailleurs au son de leurs voix, après avoir bu un demi-bol de légumes.

  • Encore une chance qu’il puisse avaler quelque chose, dit Giovanni, après trois semaines d’un tel traitement, certains ont déjà du mal à avaler de l’eau !
  • Bon dieu, j’aimerais bien savoir comment le peintre a pu lui faire parvenir ces fruits secs !
  • C’est une drôle d’histoire assez difficile à croire, mais réelle. Girolamo et Da Vinci ne sont pas hommes à divaguer quand la situation est à ce point sérieuse. Je vous raconterai cela un jour, quand nous serons seuls.

Le lieutenant entraîna le Duc dans la pièce commune :

  • J’ai cherché l’artiste discrètement, en me déguisant en marchand et j’ai questionné quelques chats de nuit, mais il a disparu… ainsi que cinq de mes hommes, fit-il, les sourcils froncés. J’ai bien peur qu’ils se soient fait prendre dans la Tour de Trouillas.
  • Tout plan a ses failles. Jamais nous n’aurions pu prévoir que mon frère nous recevrait dans sa pièce d’étude. En général, rien n’est jamais trop grand pour lui ! 
  • Il voulait sans doute vous faire admirer ses fresques, ironisa Doria.
  • Oui, eh bien, dans ce cas, il fallait éviter de me mettre sous les yeux le triste état de mon cousin… je vous assure que je n’ai rien vu d’autre… Lucrezia entrait à son tour dans la pièce, il la prit pour témoin : et vous, Signorina, que pensez-vous de la Chambre du Cerf ?
  • Il paraît qu’elle est remarquable, mais je n’en ai rien vu. J’étais à la fois furieuse et anxieuse de trouver le Comte si malmené. Leonardo nous l’avait pourtant bien dit, qu’il ressemblait pour moitié à un dieu et pour moitié à un cadavre, mais nous avions mis cela sur le compte de son inquiétude… Avez-vous appris quoi que ce soit sur leur sort, Lieutenant ?
  • Non. J’y ai passé la nuit, mais pas le moindre indice, hélas ! 
  • Leonardo trouvera un moyen, intervint à son tour Zo, sortant d’une alcôve. Il avait l’air maussade des petits matins de maux de tête, les cheveux en mode explosif et saisit un morceau de pain en s’asseyant à demi sur la table : Leo trouve toujours une issue de secours. Il découvre une faille et l’exploite jusque dans ses tréfonds. Il va les sortir de ce putain de merdier. »

Un bref coup d’oeil au Duc della Rovere lui rappela qu’il devait éviter de poursuivre sa pensée et il se concentra sur la mastication et la recherche d’une bouteille qui ne fût pas complètement vide.


***


Quelques heures plus tard, Zo se tirait les cartes en se demandant où diable allait sa vie. Se retrouver seul dans un pays étranger n’était pas fait pour lui, mais seul dans cette maison inconnue, sans trace de leur passé et qui plus est en compagnie de Riario, jamais il n’aurait pu imaginer une telle déchéance. Jouer les nounous d’une bête furieuse ou le dresseur de serpent ne faisait pas partie de ses prédispositions.

D’ailleurs, il venait de retourner la Reine de Coupes : changements dans le domaine émotionnel (ouais, ben, c’est fait !), ouverture à l’inconnu (c’est pas gagné !), écoute de ses propres besoins comme de ceux des autres (putain, c’est ce que j’ai fait toute ma vie !)…

A ce moment précis, il y eut du vacarme dans la chambre. « Putain de merde, qu’est-ce qu’il fout encore, ce con ! » Malgré tout, il se leva, pensant à la réaction des autres s’il arrivait quelque chose au chéri de ces messieurs.

Le comte était étendu sur la pierre glacée du sol.

Une masse énorme s’abattit sur Zo, sans s’annoncer, un arbre ou un étage tout entier. Une explosion de tout son corps et une impression de néant, de chute vertigineuse.

« Minable imbécile ! » La seule pensée qui lui vint, car son esprit n’avait plus prise à rien.

Quand il sortit enfin de cette tétanie, ils se précipita vers le Comte et les mots reprirent le pouvoir, jusqu’à l’abus : « Connard ! Qu’est-ce que tu es devenu, Tommaso Massini ? Il t’a demandé de l’aide et tu l’as envoyé se faire voir, en sachant ce qu’il lui en coûtait ! Derrière le paravent, il y a tout ce qu’il faut et démerde-toi tout seul avec ça. Oh, il ne l’avait pas dit ainsi, non, mais c’était tout comme. Merde ! Qu’est-ce que je suis, au juste ? Un animal, voilà ce que je suis devenu ! »

Il secoua le poids qui le lestait à l’intérieur et souleva son rival avec une aisance qui redonna un petit coup d’index à la chaîne de dominos : « C’est un être humain, merde, Zo ! Des défauts, des travers innés en plus de ceux qu’on lui a donnés… mais c’est justement pour ça qu’il l’est… Mais qu’est-ce qui se passe dans ta tête, qu’est-ce qui t’a changé ainsi ? »

Il recoucha le Comte et trouva une chemise propre dans son sac de selle. Riario reprit conscience au moment où il le dévêtait et se sentit plus honteux qu’il l’avait jamais été : « Pardon. Je suis désolé de vous imposer ça…

  • Non ! Non, dit Zo d’un ton fâché, c’est moi ! Je suis une merde, voilà ! J’aurais pu, j’aurais vous éviter cette humiliation. Voyant la gêne profonde de l’autre, il sourit : j’ai dû vous porter, c’est vrai, mais je ne connais aucune jeune princesse plus légère, ce n’était pas un gros effort. Puis, pour la toute première fois depuis les trois ans qu’ils se connaissaient, il posa une main sur la jambe du soldat du pape : je vous demande pardon, j’aurais traité un chien avec plus d’humanité.
  • J’ai tenté de vous tuer à quelques reprises. Il est normal que vous me haïssiez. Il n’y a rien à pardonner.
  • Moi aussi, j’ai essayé… une fois, même, dans votre sommeil. C’est Zita qui m’en a empêché. Il examina l’expression de Girolamo et proposa : et si on reprenait tout à zéro ? Vous pensez que vous pourriez le faire ?

Après un moment de stupéfaction, le Comte fit oui de la tête et Zo comprit que dans son état de faiblesse émotionnelle, un simple ‘oui’ eût été trop risqué. Lui non plus n’aurait pas aimé sangloter devant son — ancien ? — ennemi. Or, dans sa propre gorge, un gros noeud râpeux grossissait dangereusement. Il aida le convalescent à se recoucher et se hâta d’emporter sa chemise sale.

Au passage, ses yeux tombèrent sur la Reine de Coupes, sur la table de la salle commune. Elle semblait sourire. Il hocha la tête : les tarots ne cesseraient jamais de le surprendre.

Mais cette fois, la découverte avait été à la fois cruelle et libératrice.


***


Le soir vint, toujours sans retour de Leonardo et Nico. Tous étaient inquiets. Zo et Girolamo plus encore que les autres, bien entendu. 

Alors, pour chasser les méchantes ondes, le cartomancien avait décidé de profiter d’une requête du Comte pour enfin leur donner une chance de se découvrir. L’écran opaque de l’adversité avait été levé, Riario, peu habitué à de longues périodes d’inaction, avait dit qu’il s’ennuyait à mourir, le moment était donc idéal. Il lui porta quelques tranches de pomme et s’assit à son chevet en déclarant d’emblée, comme si le dialogue de l’après-midi n’avait pas été interrompu : « Leonardo n’a jamais promis ce qui n’existerait pas, vous vous en doutez. C’est moi qui disais « nous » en imaginant un tout. Son « nous » à lui, c’était lui plus moi, mon « nous » à moi, c’était deux personnes en une seule.

  • Vous étiez… vous êtes amoureux, voilà tout.
  • Je crois que je le serai toujours. Mais là, j’ai compris. La putain de leçon a été vachement dure, mais quand je vous ai trouvé sur le sol, cet après-midi, c’est la dégoûtante mesquinerie de ma conduite que j’ai vue. Je n’ai même pas été foutu d’aller vous relever tout de suite, je venais de me ramasser un tronc d’arbre sur la tête… Mon trou-du-cul de petit moi, jaloux comme une vieille salope de mégère, aveuglé au point de ne plus voir ce qui est humain et ce qui est méprisable.
  • Vous craigniez que je nuise à Leo. Cela aussi pesait lourd dans la balance… Quant à moi, je ne me suis jamais montré qu’injurieux — au mieux — à votre égard… Je n’ai même pas l’excuse de la jalousie. La rivalité, oui. Et par malheur, la rivalité aiguillonne toujours mon orgueil. J’ai détesté vos manières en refusant d’abord de voir l’incroyable ami que vous êtes. Et quand je l’ai vu, il était trop tard. Je devais déjà avoir tenté de vous tuer à trois reprises. Ma fierté m’interdisait de faire marche arrière.

Zoroastre rit et frappa des deux mains sur ses genoux :

  • Voilà d’où on repart, alors, ta seigneurie ! Girolamo tiqua, mais avec un sourire… La taquinerie, ne compte pas que j’y renonce, Comte, c’est mon seul recours contre cette bon dieu de sensiblerie !

D’ un signe de tête, l’autre fit savoir qu’il lui concédait cela et gronda :

  • Vous blasphémez en présence d’une quinzaine de soldats du Vatican, Da Peretola ! Méfiez-vous.
  • Ouais… Vous devez avoir raison. Dites, à propos, votre cousin ce n’est pas un rigolo : il m’a mis la pointe de son couteau sur la gorge dès notre première rencontre !
  • On a ça dans le sang, dans la famille… en revanche, nous savons cuisiner. Ca compense un peu, non ? »

Il y eut du remue ménage dans la pièce voisine et c’est ainsi que Leo et Nico les retrouvèrent, pas encore complices, mais réconciliés.

Ils n’en crurent pas leurs yeux.


Laisser un commentaire ?