A l'heure du Diable

Chapitre 1 : A l'heure du Diable

5130 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 26/06/2020 17:06

Bonjour,


Ce texte a été écrit dans le cadre du défi "Songe d'une nuit d'été", sur le forum de fanfictions.fr, qui consiste à écrire un texte sur le thème de la nuit, le tout en éliminant un maximum de verbes faibles.


Bonne lecture !


***



Ainsi je voudrais, une nuit,

Quand l'heure des voluptés sonne,

Vers les trésors de ta personne,

Comme un lâche, ramper sans bruit,


Charles Baudelaire, A celle qui est trop gaie



Light Yagami faisait preuve de sérieux, dans tous les aspects de sa vie. De ses résultats scolaires à son apparence en passant par les mots qu’il employait, jamais il ne laissait quoi que ce soit au hasard. Tout naturellement, le sommeil répondait à ces mêmes impératifs, et pour rien au monde il n’aurait désobéi à son rythme circadien. De toute manière, il n’y avait que les criminels, fêtards et autres personnages peu fréquentables qui restaient debout passé minuit. Il ne tenait pas à faire partie de ces gens-là.


Chaque soir, il terminait ses devoirs, puis dînait avec sa mère et sa soeur. Parfois, quand l’alignement des planètes leur accordait une faveur et qu’il ne croulait pas sous le travail, Soichiro les rejoignait, et mangeait sans un mot avant d’aller se coucher. Light aspirait à lui ressembler depuis sa plus tendre enfance. Il n’existait pas à ses yeux de modèle de réussite plus probant, plus parfait. Et à quoi pouvait-on bien rêver sinon à cela ?


Le Death Note ne changeait que peu cette routine si bien huilée. S’il s’octroyait certains soirs quelques minutes supplémentaires pour mener à bien son grand projet, jamais il ne veillait au-delà du raisonnable. Le manque de sommeil nuisait à la concentration et à la réflexion ; ce n’était pas le moment de manquer ni de l’un, ni de l’autre. Ce mystérieux L le pistait sans relâche, déjouant un par un tous ses stratagèmes avec une facilité déconcertante.


Dans la terreur de ses nuits, Light se retrouvait renard, poursuivi par une armée de beagles. À leur tête, sonnant le cor, perché sur un haut cheval noir aux naseaux fumants, le détective L menait sa troupe, bien décidé à le débusquer. Il se réveillait, échevelé, alors que les chiffres sur le réveil dardait sur lui leur lumière rouge. Ils dessinaient dans la pénombre le visage de Ryuk, découpaient sa silhouette dans la chambre noire. Dans ces moments, Light jurait voir à ses pieds des ombres mouvantes, si épaisses qu’elles en devenaient tangibles et grimpaient le long de son corps, s'appesantissant de tout leur poids pour l’étouffer. Alors, il fermait les yeux, ignorait les pupilles écarlates du Dieu de la Mort, qui dansaient suspendues au milieu de la pièce, et retenait son souffle jusqu’à ce que le poids quitte enfin sa cage thoracique.


——


L dormait peu. S’il sombrait dans le sommeil, c’était uniquement par nécessité, et pas plus de quelques minutes à la fois. Ces micro-siestes n’obéissaient à aucune logique, à l’image de ses phases d’éveil. Light en fit plus d’une fois les frais, dès l’instant où il lui donna son numéro de téléphone.


La première fois qu’il comprit à quel point il avait commis une monumentale erreur, il était rentré éreinté d’une longue journée de cours. Sayu, survoltée à la suite d’une bête histoire d’adolescente à laquelle Light n’avait rien compris, l’avait achevé. Il monta se coucher à peine quelques minutes après vingt-et-une heures et ne se consacra au Death Note qu’une maigre demi-heure avant d’abandonner. Ryuk se moqua de lui, mais il l’envoya balader.


Le radio-réveil affichait trois heures du matin quand son portable vibra sur la table de chevet. Il l’attrapa dans un grognement excédé et décrocha.


— Je viens de comprendre quelque chose de fondamental sur la manière dont Kira tue ses victimes et la corrélation entre certaines de ses méthodes et le nombre de victimes notamment entre certaines dates très précises et je pense que ça pourrait nous aiguiller en ce qui concerne la façon dont il a tué les agents du FBI, débita L sans même prendre la peine de le saluer, mais c’est un peu compliqué à détailler par téléphone, il faudrait que je te montre un certain nombre de documents pour bien t’expliquer. Le mieux serait que tu viennes directement au QG, d’ici vingt minutes, dans l’idéal.

— Ryuzaki, tu as vu l’heure qu’il est ?


Dix longues secondes de silence lui répondirent, tandis que Ryuk ricanait à côté de lui et s’amusait à effleurer du bout de son immense doigt une mèche rebelle qui rebiquait au sommet du crâne de son humain de compagnie. Light le chassa d’un geste de la tête, dans un claquement de langue agacé. Quand ce n’était pas un, c’était l’autre !


— Bien sûr, suis-je bête, il n’y a pas de transports en commun à cette heure. Je vais te faire envoyer une voiture.

— Ryuzaki, dit Light, sévère. Les gens normaux dorment à une heure pareille.

— Mais tu n’es pas normal, toi, Light, répliqua L, un sourire malicieux audible dans la voix. Tu es Kira.


Light pesta, raccrocha et éteignit son portable avant de le balancer dans le tiroir de la table de chevet. Il rejoindrait L à l’hôtel dès que l’occasion se présenterait mais, pour le moment, il comptait bien profiter de ses trois dernières heures de sommeil.


——


Cette manie se révéla encore plus pénible quand Light et L se retrouvèrent menottés l’un à l’autre. Light essayait de son mieux de se tenir à son rythme de vie habituel, mais L semblait bien décidé à lui mener la vie dure sur ce plan. Le premier jour, Light tomba d’épuisement dès que son corps eut touché les draps doux qui surplombaient le matelas moelleux et tellement plus confortable que la couchette étriquée de sa cellule. Il y dormit dix heures d’affilée, d’un sommeil sans rêve.


Mais ce repos fut de courte durée. Une fois les premiers jours passés, un problème de taille se posa. Si au début, Light avait craint les situations gênantes qui viendraient du fait de coucher dans le même lit, il n’avait pas prévu que le plus gros problème résiderait dans leur différence drastique de rythme de vie. L passait ses nuits à poursuivre l’enquête, relisant mille fois les mêmes dossiers qu’il surlignait encore et encore jusqu’à ce qu’ils perdent toute forme de lisibilité. Il se levait, puis s’asseyait, se levait de nouveau, parcourait les quelques mètres de liberté que lui accordaient les menottes, se rasseyait. Light toléra ce cirque pendant quelques jours, trop heureux de passer ses nuits dans un vrai lit, mais plus le temps passait, plus il s’agaçait.


— Cesse de gigoter comme ça, soupira-t-il un soir, tu m’empêches de dormir…

— Désolé.


L se calma pendant dix minutes tout au plus avant de reprendre son manège. Light se rendait bien compte qu’il ne le faisait pas pour l’énerver — pas uniquement, en tout cas — et qu’il ne s’agissait que de sa façon particulière d’organiser sa pensée. Il l’admirait d’ailleurs pour sa capacité de raisonnement toujours intacte après autant de nuits blanches, quand lui se sentait devenir amorphe s’il ne dormait pas au moins sept heures par nuit.


— Tu ne veux pas venir t’allonger un peu ?


L le dévisagea d’un air étrange, mais finit par grimper sur le lit à ses côtés. Il resta longtemps assis, le regard vissé au plafond, jouant à pincer le drap entre ses orteils. Il se coucha sur le dos et patienta encore, les mains agitées de tics nerveux. Light, de son côté, se sentait de nouveau gagné par le sommeil ; il bailla, s’assoupit. L se tourna alors vers lui, son corps si près du sien qu’il sentait la chaleur qui en émanait.


— Je ne sais pas comment tu fais pour dormir autant, dit-il, l’ongle du pouce entre deux dents. Moi, si je dors plus d’une demi-heure, je n’arrive à rien d’autre qu’à faire des cauchemars.


Light ouvrit les yeux. Son regard croisa celui de L. Il se souvint de sa mère, qui le serrait dans ses bras après un cauchemar et qui, par le seul pouvoir de son sourire et de sa douce étreinte, chassait les monstres de sa chambre. Alors, il attira L et l’enlaça doucement. « Contre les mauvais rêves, on est plus forts à deux », lui avait appris Sachiko Yagami. Des terreurs nocturnes aux monstres bien réels qu’ils pourchassaient tous les deux, il n’y avait qu’un pas.


L ne broncha pas. Au contraire, il se laissa couler contre Light, appuya son front contre le sien.


Light n’appréciait pas particulièrement les baisers, sans les détester non plus. Ils faisaient partie de sa panoplie de parfait petit tombeur, comme un cadeau spécial accordé à celles, trop rares, qui parvenaient à ne pas l’ennuyer à mourir au bout de dix minutes. De son côté, il s’en fichait, ne ressentait rien d’autre qu’une envie d’en finir vite.


 Mais quand L posa ses lèvres sur les siennes, il pria pour que cette nuit ne finisse jamais.


——

Il passait d’une seconde sur l’autre d’une folle envie de lui coller son poing dans la tronche à celle de poser un genou à terre pour le demander en mariage. Et plus le temps passait, plus la seconde option l’emportait sur la première. Il lui arrivait de songer à sa vie d’avant, avant de le rencontrer, à la routine qui le dévorait un peu plus chaque jour. Il se demandait parfois comment il avait réussi à vivre ainsi.


Il se sentait un peu ridicule quand il se rappelait qu’ils n’avaient échangé que de timides baisers, mais que lui, en son for intérieur, était déjà prêt à l’accompagner à l’autre bout de la planète si l’envie lui prenait demain de s’envoler vers Paris ou bien New York. Depuis qu’il y avait songé, l’idée, de son petit bonhomme de chemin, s’était nichée au plus profond de son crâne et refusait d’en sortir. Il les imaginait, tous les deux, profitant du soleil dans une villa, au fin fond de la campagne d’un pays sans nom, qui ressemblait tantôt à l’Italie, tantôt à la Finlande. Le jour, ces doux fantasmes restaient de l’ordre d’une rêverie ridicule, dont pour rien au monde il n’aurait parlé à qui que ce soit et surtout pas à L. Mais la nuit, l’hésitation s’endort et les décisions se prennent comme un train en marche.


Ils s’étaient installés, comme à leur habitude, Light dans le lit, L sur son fauteuil, devant ses deux ordinateurs. L’un, fixe, contenait tous les documents liés à cette affaire, l’autre, portable, lui servait à contacter les différents bureaux d’investigation à l’aide de son modulateur de voix. Il allait, une bonne partie de la nuit, continuer son enquête, échafauder des hypothèses qu’il laisserait tomber quand un nouvel élément inopiné viendrait souffler les cartes de ce château précaire. Tout aurait pu, comme à leur habitude, obéir à ce ballet si bien chorégraphié si, cette nuit-là, Light ne s’était pas trouvé incapable de fermer l’oeil. Il resta couché sur le ventre, un bras pendu dans le vide, un oeil fermé et l’autre observant L. Il contemplait, silencieux et immobile, le moindre de ses gestes ; le mouvement de ses lèvres autour de son pouce tandis qu’il en rongeait l’ongle, ses doigts passés dans ses cheveux quand une mèche rebelle venait se coller à son front, les changements de la lumière bleue sur son visage quand il cliquait sur une nouvelle page, le tapotement de son majeur sur la molette de la souris, ses soupirs de frustration. 


Light essaya de penser à l’époque où il ne le connaissait pas encore mais n’y parvint pas. Tout ce qui s’était passé avant nageait dans un brouillard sombre, au travers duquel il ne voyait rien. Chaque fois qu’il tentait de le pénétrer, pour apercevoir les fantômes qui se mouvaient au-delà, on le repoussait. Quelque chose lui barrait la route. Cette sentinelle sans forme lui bloquait le passage, sans que Light réussisse à l’identifier. Dans ces moments-là, il se demandait si L n’avait pas raison, s’il n’avait pas été Kira et que ce Kira faisait tout ce qui était en son pouvoir pour qu’il ne se souvienne de rien.


Il repoussait bien vite ces idées. Il ne pouvait pas être Kira. Il ne devait pas l’être. S’il l’était, tous ses plans tombaient à l’eau, tout ce qu’il avait échafaudé en esprit durant de pénibles heures d’insomnie, ceint de terreur à l’idée qu’il pourrait tourner la tête et rencontrer le cadavre de L couché à côté de lui, tout cela n’aurait plus aucun sens.


L dut sentir qu’il se tourmentait, car il était à peine une heure du matin quand il se glissa sous les draps à ses côtés. Light, toujours éveillé, le laissa passer ses bras autour de lui et l’attirer contre son corps. Plusieurs fois, le coeur battant, entre deux innocentes caresses, il avait été tenté d’aller plus loin, de l’étreindre, de ne faire plus qu’un avec lui. Mais il repoussait toujours ces images qui lui dévoraient les reins, pas tant par pudeur que par superstition. Il aimait se dire qu’ils avaient encore le temps. Ils profiteraient l’un de l’autre une fois cette affaire terminée et Kira sous les verrous. Se précipiter constituait un terrifiant aveu : celui qu’ils pouvaient perdre.


L le regardait de ses yeux inquisiteurs, qui posaient mille questions avant même qu’il ait prononcé le moindre mot. Light songea à les repousser, mais à la place, il prit les mains de L entre les siennes. Entre eux, le cordon de métal tinta.


— Quand tout ça sera terminé, murmura-t-il, quand on aura arrêté Kira, je veux que toi et moi, on s’en aille, qu’on parte très loin d’ici et qu’on habite ensemble.


L l’observa sans rien dire, pendant un long moment. Seul perturbait le silence le ronflement de l’air conditionné, qu’on réglait toujours quelques degrés trop froid. Light craignait par dessus tout de s’être emballé et que L, affolé par ces sentiments malvenus, ne le repousse pour s’enfermer tout au fond de sa carapace. Il ne le repoussa pas. Il fit bien pire.


Il rit.


— Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? demanda Light, un brin vexé.

— Je ne survivrai pas à cette enquête, Light…

— Arrête de dire ça !


Ces derniers temps, Ryuuzaki faisait preuve d’un pessimisme encore plus marqué que d’habitude. Il enchaînait les actions risquées et autres provocations à Kira, persuadé que ses jours étaient de toute manière comptés. Light parvenait tant bien que mal à le freiner dans ses ardeurs mais certains jours, il l’écoutait à peine. Light finissait par se demander si L se rendait compte de ce que sa disparition provoquerait, pas seulement pour la cellule d’enquête mais aussi pour Light lui-même.


Ryuuzaki s’arracha à lui pour s’asseoir sur le bord du lit. Dehors, les lumières de la ville ressemblait à des milliers de luciole. Light songea que tous ces points au loin représentaient des vies, une multitude de personnes entraînées dans leur quotidien et qui n’avaient aucune idée de ce qui se tramait dans cette tour. Ryuuzaki, lui, réfléchissait, les yeux perdus dans le vague. Le temps s’égrènait sur le petit réveil posé sur la table de nuit. Il passait, seconde après seconde, pour ne plus jamais revenir.


— Et quand bien même, tu dois te rendre compte que je ne suis personne. On ne m’a pas élevé pour que j’aie une belle vie, et encore moins une famille. Si je ne suis plus un détective alors je ne suis plus rien.


Sans hésiter un seul instant, Light balança le drap au pied du lit et se jeta sur L pour le serrer dans ses bras aussi fort qu’il le pouvait, si fort qu’ils basculèrent et tombèrent sur la moquette claire. Surpris, L protégea son visage avec ses mains mais se détendit petit à petit quand il comprit que Light ne prévoyait pas de le frapper. Les battements de son coeur finirent par se calmer eux aussi. A son tour, il étreignit Light qui, lové au creux de son cou, se laissait bercer par son pouls. 


— Moi, c’est sans toi que je ne suis rien.


Light pesait le poids de chacun de ces mots. Plus il passait de temps avec L, plus la perspective de revenir à son ancienne vie le terrifiait. Sans L, il n’aurait d’autre choix que de poursuivre le chemin qu’il s’était tracé depuis l’école primaire, de cocher toutes les cases de cette réussite chimérique, de repartir sur la route d’une excellence qui n’avait comme but qu’elle-même. Il s’en contentait, avant.


Il lui arrivait de se demander si Misa ressentait ces mêmes sentiments à son égard, avec cette même puissance et cette même terreur à l’idée de se séparer de lui. Dans ces moments, il arrivait à ressentir de la pitié pour elle. Jamais il ne lui donnerait ce qu’elle voulait de lui, mais il comprenait mieux que jamais ce qui serrait son coeur.


— Avant… avant tout ça, je ne laissais rien au hasard, j’avais déjà planifié ma vie à la seconde près. Je m’étais enfermé tout seul dans ma propre prison. C’est quand je t’ai rencontré que je me suis rendu compte qu’il y avait peut-être d’autres façons, de meilleures façons de vivre. Si tu veux continuer ton travail de détective, alors je serai à tes côtés et on enquêtera ensemble, on sera imbattable, encore plus que tu ne l’es aujourd’hui. Tout ce que je veux, c’est que tu restes en vie et que tu sois heureux.

— J’aimerais tellement pouvoir te croire.


Light soupira. Même après tout ce qu’il avait fait pour lui prouver son innocence, L continuait de considérer qu’un lien existait entre Light Yagami et Kira. Un lien peut-être ténu, mais qui l’empêcherait toujours de lui faire confiance. Light rêvait au jour où il tiendrait ce Kira entre ses mains.

Il empoigna L par les épaules, l’éloigna de lui. Plongea son regard dans le sien.


— Je te promets de tout faire pour que tu sois toujours en vie quand Kira sera arrêté. Je te promets qu’un jour, il ne sera plus qu’un lointain souvenir et qu’on aura gagné, tous les deux.

— Une promesse, rien que ça ?

— Un serment !


L rit jaune, mais laissa tout de même Light entourer son auriculaire du sien et, quand son compagnon réitéra sa promesse, il ne se moquait plus du tout.


Ils se couchèrent côte à côte, ne dormirent ni l’un, ni l’autre. Les pensées tournaient trop dans l’esprit de Light pour qu’il songe à fermer l’oeil.


Le danger ne lui échappait pas et il aurait menti en prétendant ne jamais s’inquiéter ni se projeter dans les pires scénarios, où il échouait à arrêter Kira en plus de perdre L. Pourtant, la promesse restait, et il comptait bien la tenir. Si Ryuzaki l’acceptait, il avait prévu de lui offrir une bague, qui ne serait jamais qu’un symbole entre eux, une connivence qui ne prendrait jamais d’autre forme, un secret affiché au vu et au su de tous, une idiotie de post-ado trop romantique pour son propre bien.


Tous ces beaux projets fanèrent trois jours plus tard, à l’instant où, dans l’hélicoptère, Light toucha le Death Note.


——

Trois jours après la mort de Higuchi, Light frappa à la porte de la chambre de L.


— Est-ce que je peux dormir ici ?

— Ce sont les caméras qui t’incommodent ?

— La solitude, surtout.


Pour une fois, il ne mentait pas. Depuis qu’il avait regagné sa liberté, et par la même occasion le privilège d’une chambre à lui, Light peinait à trouver le sommeil. La première nuit, il n’avait pas dormi du tout, trop obnubilé par les souvenirs qui défilaient dans son esprit à mesure qu’il les redécouvraient. La suivante, il avait pourtant réussi à faire la part des choses mais ce n’était pas pour autant que Morphée avait daigné le toucher de ses grâces. Il n’avait compris ce qui se passait qu’en tâtant la place vide et froide à côté de lui. L lui manquait.


Ils se tinrent tous deux sur le seuil, sans bouger.


— On approche de la fin, pas vrai ?

— Qu’est-ce que tu racontes, encore ? Maintenant qu’on sait comment il tue, on n’a jamais été plus proches d’arrêter Kira.

— Sans doute, mais tu ne t’arrêteras jamais, pas vrai ?


Light se contenta, pour toute réponse, de souffler par le nez. Il ne servait à rien de lui rappeler une nouvelle fois son innocence, puisque les mille premières n’avaient pas suffi. D’un autre côté, il ne lui donnait pas tort. Light ne laisserait rien ni personne se dresser sur son chemin. Pour cette raison, L devait mourir, et vite. Le Light qu’il avait été ces deux derniers mois ne lui donnait aucun autre choix, aucune autre voie de recours. S’il ne s’arrangeait pas pour le tuer au plus vite, il craignait de renoncer. Ce n’était pas que sa détermination lui faisait défaut, mais le souvenir des nuits douces passées aux côtés de Ryuuzaki lui suffisaient à sentir qu’il balançait, dans un équilibre instable au bord du gouffre.


Ryuuzaki s’approcha d’un pas, prit entre ses mains le visage de Light.


— Quelque chose a changé en toi. Je le sens.


Pour toute réponse, Light fit un pas vers lui et l’embrassa, d’un baiser qui n’avait plus rien de chaste. Il eut à peine le temps de fermer la porte derrière lui que, déjà, les manches de sa chemise glissaient le long de ses bras. Il s’en débarrassa tout à fait quand il poussa L vers le lit.


Cette nuit-là, il ne dit qu’une seule phrase. Au creux des vagues qui soulevaient son corps, il aurait pu choisir n’importe quelle autre phrase. Tu es magnifique. Tu me rends fou. Je t’adore. Mais il ne dit rien de tout cela. Il ne murmura, souffla, hurla, gémit qu’une seule phrase :


— Je t’aime.


A chaque fois, Ryuuzaki répondait en écho, le désespoir luisant au fond des yeux. Au-dessus de leurs têtes, les cloches indiscrètes sonnaient à leur encontre.


—— 


Il ne put s’empêcher de sourire alors que L vivait ses derniers instants au creux de ses bras. Enfin, il avait gagné. Il remportait la bataille et avec elle, la guerre, car l’ennemi qui restait en face n’était que du menu fretin. Et plus que L, plus que la police, il jubilait de s’être vaincu lui-même ; d’avoir triomphé une bonne fois pour toutes de cet autre lui dont l’humanité hurlait si fort qu’il ne pouvait plus se concentrer sur autre chose. Les yeux de L, en se fermant, avaient percé un trou béant au creux de sa poitrine.


Mais sous ses côtes, plus que jamais, l’autre Light se débattait. Témoin de toute la scène à travers la fissure, il tambourinait pour sortir, pour se jeter sur la civière, se griffant le visage et s’arrachant les cheveux comme les matrones romaines derrière leurs cortèges funéraires. 


Remonté dans leur chambre, il contempla la nuit dehors par la baie vitrée, comme il l’avait fait tant de fois. Mais cette fois-ci, il ne voyait pas le champs d’étoiles que dessinaient l’éclairage public en bas des tours, ni même tout le travail qui lui restait à faire pour purifier les rues de la vermine qui les peuplait. Il ne distinguait que les ténèbres impénétrables, qui s’infiltrait partout où la lumière n’arrivait pas, les ténèbres silencieuses et solitaires, à l’image de la pièce vide et muette dans laquelle il se tenait. Les menottes ne cliquetaient plus, le ventilateur de l’ordinateur portable ne tournait plus. Le dormeur, dans un sursaut, ne laissait plus échapper un grognement avant de se tourner et de froisser les draps à la recherche du contact rassurant d’une autre peau humaine.


Light s’agenouilla, pour la première fois terrassé par le poids de ses erreurs, et pleura.




—— 


Un peu plus tôt, après s’être assuré que ni Ryuk ni Misa ne risquait de le déranger, Light avait passé vingt minutes sous la douche, à pleurer son serment. La tristesse et la solitude l’avaient quitté en une boue noire qui avait ensuite disparu dans le siphon, emportée au milieu de la mousse. Ces derniers temps, le barrage cédait de plus en plus souvent. Son Mister Hyde surgissait aux moments où il s’y attendait le moins, non pas pour décupler ses forces, mais pour lui rappeler ses rêveries ridicules, ses projets sur la comète, ses promesses qui ne semblaient réalisables qu’au creux d’une nuit blanche arrosée de café noir. Il pouvait bien résister, tenter de fermer son âme à double tour, hurler. Tais-toi, mon coeur, tais-toi, tais-toi ! Mais un rai de lumière parvenait toujours à se frayer un chemin à l’extérieur pour lui rappeler tout ce qu’il avait sacrifié.


Quand il se retrouvait seul, Light errait comme une âme en peine dans l’appartement, luttant contre cette furieuse envie de tout casser qui le tenaillait en permanence. Cet endroit l’insupportait. Misa partait assez souvent en déplacement pour qu’il y conserve une paix toute relative, mais il ne supportait pas l’idée de se retrouver coincé entre ces murs. Ils lui rappelaient bien trop sa promesse. Aurait-il ressemblé à cela, ce nid d’amour bercé de naïveté qu’il s’était juré d’offrir à L, quand Kira n’aurait plus été qu’un lointain souvenir ? 


Ce soir-là, Misa revint d’un shooting photo et déposa dans le réfrigérateur une part de fraisier qu’elle avait acheté chez un pâtissier réputé près du studio. Elle ne mangeait jamais de sucreries, par égard pour sa ligne, mais aimait en offrir à Light, qui ne les mangeait que pour lui faire plaisir. Mais la vue du gros fruit rouge qui trônait sur la génoise, il fut prit d’une telle fureur qu’il le jeta à la poubelle sous ses yeux. Misa bouda toute la soirée, mais quand minuit sonna, elle s’approcha de lui à pas de loup. Elle avait enfilé une nuisette de satin rose pâle qui ne laissait que peu de place à l’imagination. Elle le rejoignit à son bureau, où il travaillait sur une enquête, et massa ses épaules de ses petites mains.


— Tu ne viens pas te coucher, Light ?

— J’arrive tout de suite, il me reste quelques petites choses à régler.


Même sans la regarder, Light devinait la moue boudeuse qui se formait sur ses lèvres.


— Tu veilles tard, en ce moment…


Light poussa un profond soupir. Il ne pouvait pas lui donner tort. Entre son travail au seil de la police et la purge du monde, il manquait de rigueur à ce niveau. Et puis, ils ne s’étaient pas vus depuis longtemps, Misa s’attendait sans doute à ce qu’il la rejoigne au lit ; ce serait la décision la plus sage s’il voulait s’assurer sa loyauté. Mais ce soir-là, il ne s’en sentait pas la force.


— Je t’ai dit que je n’en avais plus pour longtemps.


Misa finit par abandonner et rejoignit la chambre d’un pas traînant. Après qu’il eut bouclé son rapport, Light s’attela à sa liste de criminels quotidienne. Maintenant que personne ne lui mettait des bâtons dans les roues, il comptait bien rattraper son retard. Il termina, en ajouta une dizaine par excès de zèle, ferma le cahier et le dissimula dans la cachette qu’il avait aménagée. Sa montre indiquait trois heures trente-trois. Il éteignit la lampe du bureau, prêt à aller se coucher, mais ne put se lever de son fauteuil. Il resta assis, dans la pénombre, incapable de bouger. Jamais le sommeil ne lui avait paru si lointain.


Il ouvrit son ordinateur portable, brancha son casque. Il tapa quelques mots dans le synthétiseur vocal.


— Bonjour, Light, lut la voix robotique, sans la moindre once d’émotion. Comment vas-tu ?


Il tapa de nouveau.


— Toi aussi, tu me manques.


Light continua, jusqu’aux premiers rayons du soleil, à écrire toutes les banalités qui lui passaient par la tête. Le pouce coincé entre les dents, il en rongea l’ongle jusqu’à percer la peau tendre qui se trouvait dessous. Le sang qui coulait sur sa langue avait le goût des baisers.



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