L’Étincelle

Chapitre 1 : L’Étincelle

Chapitre final

5876 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 29/12/2022 18:16

Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum : À table ! (novembre-décembre 2022).

Nota : ce qui suit est une réécriture du texte posté en décembre 2022.



La première chose que je vois, en me penchant par-dessus l’antique balustrade qui court le long du toit de l’hôtel, c’est César, six étages plus bas, occupé à aboyer ses ordres sur ses sbires. Ces derniers sont occupés à décharger tout un tas de caisses métalliques de camions banalisés, avec l’air très concentré de personnes qui savent que le contenu desdites caisses va leur exploser à la figure s’ils font un pas de travers.

Je n’attarde pas mon regard en bas plus longtemps. Des yeux bioniques vont sortir de l’arrière de la tête de César, sinon. C’est le genre d’implant qu’il est capable de se fourrer dans le crâne, ce cinglé. J’en ai connu des types trop augmentés, mais César, c’est même plus un être humain. C’est la preuve vivante, s’il en fallait une, que l’humanité a fait une grosse connerie le jour où elle a décidé de se mécaniser. Pas mal de rumeurs racontent qu’il a des bras télescopiques implantés dans le dos, aussi – difficile à dire, vu qu’il porte en permanence un grand manteau très épais. D’autres encore prétendent que son cou peut s’étirer sur plusieurs mètres. Celle-là, j’y crois pas trop. Dieu soit loué, il existe des limites aux possibilités de cette fichue technologie.

Je soupire et tente de me concentrer sur le joli paysage, que je fixe sans le voir depuis une bonne dizaine de minutes.

Le jour touche à sa fin, mais le ciel est dégagé, alors on peut admirer le soleil orangé disparaître derrière les pics montagneux enneigés.

En contrebas, une masse sombre de conifères entourent l’Hôtel.

Un jour, j’ai fait remarquer à César que si une escouade armée tentait d’encercler l’hôtel en passant par la forêt, ‘faudrait pas espérer la voir venir. Il m’a répondu qu’il s’en fichait, et « on ne sera pas là assez longtemps pour que ça arrive ». Puis, les jours ont passé, les mois et nous voilà coincés ici, à moins d’une heure de route de la frontière suisse, qu’on était supposé traverser. Ni Chloé ni César n’ont tenu à m’expliquer le pourquoi du comment et j’ai préféré ne pas insister.

Je décide que j’ai pris l’air assez longtemps et je rentre à l’hôtel en empruntant l’escalier de secours. Je ne vais pas monter dans l’ascenseur pour si peu.

L’étage juste en dessous du toit, c’est celui de la cuisine. Une petite merveille dernier cri, tout équipée des dernières technologies. J’aurais pu sauter de joie quand je l’ai découverte, lors de notre arrivée. Arf, j’ai sauté de joie.

Son acolyte, le restaurant, est une vaste et magnifique salle anachronique, en ce qu’elle s’entoure d’une immense baie vitrée, ouverte sur le paysage alpin, alors que son mobilier est de bois, son sol de marbre et ses murs de pierre blanche. L’argenterie moderne en finit de vous donner l’impression d’être coincé entre deux époques très éloignées.

Imaginez la chose suivante : un hôtel du XVIIe siècle, construit dans un « style renaissance » – je suis une quiche en architecture et encore plus en histoire, mais à première vue, ça implique un amour très prononcé pour la pierre blanche et les colonnes. Puis, le même hôtel, des siècles plus tard, détruit puis reconstruit dans un style très moderne, tout en verre et en acier. Maintenant, imaginez que, suite à une manipulation malheureuse du continuum espace-temps, les deux époques fusionnent. Vos deux hôtels n’en forment plus qu’un : une bâtisse reconfigurée en un embrouillamini de vieux et de neuf.

L’impression constante de naviguer en plein milieu d’un incident temporel ne s’était pas atténuée depuis mon arrivée. Mais, un peu comme on s’habitue à la houle sur un bateau, on finit par se faire à l’idée d’être sans cesse ballotté entre deux époques séparées de plusieurs siècles.

Et puis, il y a la cuisine.

Lorsque j’en passe la porte à battant, j’entre dans une pièce en pleine effervescence.

Rien de surprenant. Aujourd’hui, c’est le 24 décembre. Comme aucun des deux C ne semble se préoccuper de l’événement, j’ai décidé tout seul dans mon coin d’organiser un grand réveillon de Noël. Enfin, aussi grand que puisse l’être un grand repas composé d’une trentaine de personnes. Avec un peu de chance, ni Chloé ni César ne s’y pointera. Et, Dieu soit loué, aucun des deux n’a tenté de m’arrêter.

Par un habile coup de maître et un peu de chance, j’ai réussi à me procurer un stock d’huîtres… décent. C’est pas des mollusques de première qualité c’est sûr, mais ça fera l’affaire. 

Je jette un rapide coup d’oeil à mes bras mécaniques, fins et argentés, brillants, polissage parfait. Impeccables, comme à leur habitude. Et prêts à l’emploi.

J'hèle mon Commandant en Second pour savoir où en est le nettoyage des huîtres. « Ce sera bientôt bon, Chef. »

Parfait.

Je n’aime pas trop faire de chichis alors je vais présenter mes huîtres sur un lit de compote d’oignons au gingembre. Simple. Efficace.

D’abord, les oignons. On les épluche et on les émince finement. Puis, on pèle et râpe le gingembre. Maintenant, on fait revenir les oignons dans une casserole avec 30 grammes de beurre. Ensuite, on ajoute la moitié du gingembre, sale, mélange et laisse cuire 20 minutes à feu d…

La porte à battant s’ouvre à la volée, dévoilant la lourde et inhumaine silhouette de César.

Ce maudit cyborg se tient dans l’encadrement de la porte, immobile. Une poignée de secondes passe dans un silence de mort. Il me fixe moi, et, au bout d’une éternité, comme si ses mots peignaient à former un tout cohérent dans son crâne, il déclare :

— On a un problème.

Fait curieux, la première pensée qui me traverse l’esprit est « oh non, il n’y a plus de Chablelay-blanc d’Alsace ! ». Un vin délicieux, qui se marie très bien avec les huîtres sur lit de compote d’oignons au gingembre.

L’expression de mon visage en cet instant doit être proche de celle d’un poisson en train de rôtir sur un grill. Peu attendrissant pour César, qui reprend :

— On a chopé un intrus.

Ah ? Et ?

— Suis-moi.

Pardon ? Et pour aller où ? Et mes huîtres, dans tout ça ?

Un regard appuyé de sa part me fait comprendre maintenant. Je referme la bouche – diable, quand l’ai-je ouverte ?

César n’attend pas confirmation avant de disparaître dans le couloir.

Je me précipite à sa suite. S’il doit revenir et me déloger de ma cuisine, je suis un homme mort.

Arrivé à sa hauteur, je peine à tenir la cadence. Le cyborg réalise que mes jambes sont toujours de chair et de sang, elles, et ralenti. Un peu. L’enflure.

— On a chopé un type. Fouinait dans… nos affaires.

Tiens, il a décidé de m’expliquer un peu ce qu’il se passe, pour changer ?

« Un gars d’Interpol. Un moment qu’on les a aux fesses. Ricain. Parle pas français », m’explique César.

J’commence à voir où il veut en venir et j’aime pas du tout ça. Certes, je me sens à mon aise dans pas moins de cinq dialectes différents. Le tout avec, sans vouloir me vanter, un accent impeccable. Mais…

— Chloé parle très bien l’anglais, je tente.

— Occupée ailleurs. J’veux savoir comment il est arrivé jusqu’ici.

Il a un nom ?

Je ne me fais aucune illusion. César compte bien me faire participer, contre mon gré, à un interrogatoire en règle. J’en frissonne d’avance. Je déteste la violence. J’ai bien l’intention d’agir en être civilisé à la moindre occasion. J’aime mes conversations cordiales et je possède une bonne capacité à m’entendre avec n’importe qui. Sauf peut-être César, mais il n’y met pas du sien, faut dire.

— Adam Jensen, lâche le cyborg, comme si l’info lui importait peu.

Intéressant. Je me demande s’il la lui a extirpée, ou s’il a passé des coups de fil à des contacts. Les pauvres, recevoir un coup de fil de César.

Trop pris par ma nervosité, je ne m’informe pas de notre destination et l’ascenseur en est à la moitié de son trajet lorsque je réalise qu’on descend en direction du Hall.

Après le ting caractéristique de bien arrivé à destination, les portes automatiques s’ouvrent sur un couloir mal éclairé. Il serait grand temps d’en changer les ampoules. Je me retiens à temps d’en faire la remarque à César.

Je ne peux même pas voir un bout du Hall d’entrée, dans cette obscurité.

Après avoir passé une porte – pas verrouillée, étrange – nous débarquons dans une grande pièce vide aux murs de béton gris. Pas beaucoup plus de luminosité par ici, je le crains. Cela dit, une lumière crue émane d’un petit réduit encastré dans le mur, sur la droite, dont l’entrée est gardée par deux augmentés de type armoire à glace.

À l’origine, cette petite pièce devait servir de point de contrôle, un passage obligé pour les infortunés futurs résidents de l’abri antiatomique, dont l’entrée se découpe, même dans la pénombre, sur le mur du fond.

Aucune idée. Non vraiment, j’ignore la provenance de cet abri. À ce stade, un vaisseau spatial caché au sous-sol ne m’aurait pas surpris davantage.

Le réduit est exigu. On y passe à peine côte à côte, César et moi. La pièce est vide, à l’exception d’une table métallique carrée en plein milieu et de l’autre côté, assis sur la chaise assortie, l’américain responsable de mon éviction de la cuisine.

Il se tient immobile, le dos droit. Ses bras mécaniques, noirs et dorés, sont collés à la table par des menottes magnétiques. Il a un implant en forme d’hexagone sur le front à gauche et des protections oculaires teintées qui empêchent de distinguer ses yeux, artificiels, j’imagine.

Il est amoché. L’« arrestation » n’a pas dû se passer sans heurt. Dommage, César n’est pas blessé. Je me demande s’il a perdu des hommes…

L’américain… Adam, c’est ça ? Lui, il saigne un peu de l’arcade. Ça n’a pas l’air très sérieux, mais je ne suis pas médecin.

César, réputé pour sa grande patience, abat son poing si fort sur la table que le métal plie sous l’impact. Je ne peux pas réprimer un léger sursaut de frayeur. Adam, de l’autre côté, ne tressaille même pas.

— Bon, maintenant, tu vas me dire comment tu es arrivé jusqu’ici. Et ce que tu sais à propos de la recette.

Whoa. Ça doit être la première fois que j’entends César formuler une phrase si longue et correcte.

Ah, mais c’est vrai ! Je suis là pour jouer les interprètes.

Nous aimerions savoir ce que vous faites ici, et ce que vous savez concernant… la recette, je dis, en glissant des coups d’œil que j’espère discrets vers le cyborg. Juste au cas où il parle très bien l’anglais et que, me voir me tortiller sur place tel un poisson à l’agonie sur la terre ferme est une de ses façons préférées de tuer le temps.

Adam me dévisage de la tête aux pieds et demande :

Qu’est-ce qu’il y a au menu ?

Je laisse échapper un petit rire nerveux.

Je porte toujours ma blouse blanche et ma toque de Chef. L’habit fait l’homme, un point c’est tout.

Je sens le regard de César sur moi. Pas sûr qu’il possède un sens de l’humour.

— Je ne crois pas qu’il va répondre, j’articule.

Je ferme les yeux à temps pour ne pas voir le coup que lui assène César, mais le son qui résonne dans la pièce m’horrifie. Je sais qu’il n’y a pas mis toute sa force. À leur pleine puissance, ses bras sont capables de vous arracher la tête, au sens très littéral du terme. Dommage pour lui, les êtres humains sans tête sont plus difficiles à interroger.

Je ne serai peut-être jamais ce qui me prit à ce moment-là. Ma seule certitude, c’est que j’en avais assez de tout ce cirque. Peut-être était-il temps de renverser la vapeur.

Je déglutis, comme si ça pouvait me faire avaler ma peur, et lance :

— César, tu sais, parfois, la cuisine demande de la patience et de la douceur.

Deux qualités dont tu es dépourvu, mais je préfère garder cette réflexion pour moi.

— Qu’est-ce que tu me baragouines ?

— Laisse-moi lui parler seul à seul, je réponds sur un ton détaché, fasciné par le fait que César connaisse des mots comme « baragouiner ».

Le cyborg éclate d’un rire artificiel.

— Toi ?

— Tu n’as pas grand-chose à perdre.

— À part mon temps, grogne-t-il. Je reviens dans dix minutes, j’ai un truc à faire. T’as intérêt à avoir obtenu quelque chose, ou à pas être sur mon chemin dans le cas contraire.

Une fois que César a passé la porte, je pousse un soupir. C’est fou à quel point ne plus être à proximité immédiate du cyborg est libérateur. Soulagé, je me laisse tomber sur l’unique chaise vacante et m’accoude à la table métallique, juste en face d’Adam.

On a dix minutes avant qu’il revienne.

Plaît-il ?

Vous êtes d’Interpol, non ? Je suis retenu en otage dans ce… (je cherche un mot adéquat pour décrire l’incohérence qu’est l’hôtel, mais n’en trouve aucun) endroit depuis presque un an maintenant.

Plus c’est gros, plus ça passe.

M. Interpol hausse un sourcil, mais ne dit rien. Peu importe la véracité après tout, il sait qu’il est à court d’options et je suis en mesure de le sortir de là.

Il fait un signe de tête en direction des menottes qui entravent ses bras.

Je brandis la clé magnétique subtilisée quelques instants plus tôt à César, non sans exhiber un sourire satisfait. On ne fait guère plus agile que mes bras sur le marché de l’augmentation. Essentiel dans mon milieu, pratique pour… tout un tas d’autres choses insoupçonnées.

Comprenez bien que le mouvement que je viens d’effectuer est un tour d’escamotage digne des plus grands prestidigitateurs que même mes propres yeux – biologiques – n’ont pu suivre.

Ce qui est arrivé ensuite s’est passé comme dans un film d’action. Adam s’est levé, m’a écarté de son chemin et a fait voler la porte d’un seul coup de pied bien placé – et j’ai réalisé que ses jambes aussi devaient être augmentées. Au moins, contrairement aux deux C, il avait fait l’effort de conserver un aspect humain. Dans l’ensemble.

Des deux gardes – types armure à glace – placés à l’entrée, un seul eut la chance de voir ce qui lui tombait dessus et de pouvoir plus ou moins riposter. Adam était rapide, précis dans ses mouvements, et s’il avait été au mieux de sa forme, le type aurait eu moins de chance. Je n’ai pas détourné le regard au moment où sa nanolame a jailli de son bras droit et transpercé la gorge du garde. Du sang a giclé et je me suis fait la réflexion que regarder quelqu’un se faire embrocher ne devrait pas être si… satisfaisant.

Le corps du garde tombe à terre dans un bruit sourd. Adam se tourne vers moi – sa lame a disparu. Je ne peux pas voir son regard à travers les verres teintés, mais je sais qu’il me fixe et j’attends en silence (dans une posture de « je ne contrarie pas le gars qui a une arme létale dans son avant-bras ») qu’il décide de mon sort.

Où est Chloé ? demande-t-il enfin.

Bonne question. Occupée ailleurs que César a dit. Mais où ?

Je dois gagner du temps.

Au laboratoire.

Comment y accède-t-on d’ici ? Sans trop se faire repérer.

Je glisse un rapide coup d’œil en direction des deux gardes à terre. Un peu tard pour « pas trop se faire repérer » n’est-ce pas ? Je préfère garder cette réflexion pour moi et me contente de répondre :

Je connais un raccourci.

En plus, ça tombe bien, la Cave à Vin est sur le chemin.

Il acquiesce et m’invite à prendre la tête. Dans quoi est-ce que je me suis encore fourré ?

Un peu sur les nerfs – trop de péripéties en une seule journée – je m’enfonce au pif dans un couloir plongé dans l’obscurité, en pestant contre Chloé, César, les gars de César et tous ces gens qui trouvent que remplacer quelques ampoules grillées est une tâche insurmontable.

Et dans cette pénombre, j’ai failli louper l’entrée. 

C’est un bien grand mot pour un trou, en forme de rectangle, creusé à même le sol. À travers une porte vitrée, on peut apercevoir un escalier en colimaçon. Enfin, on le pourra quand j’aurai réussi à mettre la main sur un interrupteur – les lampes à l’intérieur devraient être opérationnelles. Je déverrouille la porte en verre et cherche le bouton à tâtons.

Et la lumière fut.

Arrivé en bas de l’escalier, je me précipite vers les vins blancs. Penché sur une antique étagère en bois, je fais danser mes doigts devant les étiquettes des vins alignés en rang serré. Mon index s’arrête soudain devant une bouteille au liquide clair. Ah ! Un Chablelay-blanc d’Alsace, enfin !

J’aurais quelques complaintes à formuler quant à la qualité de vos services, se plaint Adam dans mon dos.

Tiens, pendant un instant, je l’avais oublié, lui. Je me redresse, la bouteille de Chablelay serrée contre ma poitrine. Je marmonne dans ma barbe – et dans ma langue, histoire d’être sûr :

— Encore un qui devrait s’acheter une patience.

Par bonheur, il ne fait aucune remarque et me regarde me rapprocher d’une étagère. Je tire vers moi une bouteille factice dont le liquide ambré reste collé au récipient. Le mécanisme de la porte s’enclenche et elle s’ouvre sur un passage étroit dans la roche.

J’ignore encore aujourd’hui l’identité du concepteur de ce dispositif, et plus encore, l’identité de l’hurluberlu qui a décidé de relier la cave à vin au « laboratoire » alors que d’autres accès, plus directs, y mènent.

Je m’engage dans l’étroit boyau rocheux d’un pas confiant. Ma déception est grande, lorsque nous arrivons dans ce qui ressemble très fort à une vaste pièce vide.

Ce que j’ai appelé le « laboratoire » est en réalité un entrepôt.

En plus du laboratoire qui s’y trouvait bel et bien il y a peu – le vrai truc, avec les béchers et les alambics et tout un tas de tuyaux de différentes tailles – on s’en sert pour, eh bien, l’entreposage. D’un sacré paquet de caisse, en métal pour la plupart. Leur contenu est au mieux illégal, au pire très dangereux et instable.

Maintenant, comme le laboratoire, les caisses ont disparu.

— Ah, je lâche, un peu surpris.

Je m’accroupis pour examiner les lieux de plus près et constate des traces de passage : des empreintes de pas, des marques caractéristiques d’objets lourds que l’on déplace et quelques bouts de verres cassés.

À coup sûr, ils ont empaqueté tout le matériel et Chloé supervise sa relocalisation, au pied de la montagne. Toutes mes pensées convergent alors vers César.

Ai-je mentionné les explosifs ?

Je ne sais plus si j’en ai déjà parlé. Le cyborg est fan de deux choses : l’argent et les trucs qui explosent. Il se vante à qui veut l’étendre – et à qui ne veut surtout pas – qu’il a truffé l’hôtel d’une kyrielle d’explosifs. Branchés en série et assez nombreux pour faire sauter l’hôtel au moins deux fois, ils sont prêts à se déclencher à la moindre pichenette. L’Étincelle n’aura alors jamais aussi bien porté son nom.

Je les aurais détectés à l’instant où j’ai posé le pied dans le bâtiment, me rétorque Adam, lorsque je lui fais part de la situation.

Indétectables. En tout cas, c’est ce dont César se vante.

Et vous prenez souvent ce que dit César pour argent comptant ?

Non. Mais ce cinglé en est capable. Alors, pourquoi diable prendre le risque ?

Comme pour détendre l’atmosphère, c’est le moment que choisirent César et deux de ses molosses pour faire irruption dans la pièce, avec la finesse d’un tank lancé à pleine vitesse dans un magasin de porcelaine.

— Tiens, tiens, tiens, les rats quittent la cuisine.

— Je crois qu’il est plutôt coutume de parler de navire.

— La ferme ! gueule César, avant de me pointer du doigt. « Ramenez ce gigolo dans son navire. La cuisine, imbéciles ! Ramenez-le dans la cuisine et enfermez-le là-bas ! ajoute-t-il, comme personne ne bouge.

« Moi, je m’occupe de celui-là, dit encore César, en reportant son attention sur Adam.

Je tords le cou pour assister au combat – je n’aime pas la violence, mais voir César se prendre une raclée ? Ça vaut bien quelques cauchemars.

Dommage, un des chiens de garde de César m’agrippe par le bras et me traîne vers la sortie.

Bâtards. Mais je préfère garder cette réflexion pour moi et les suis sans protester.

*

À mon arrivée, je constate avec une certaine appréhension que la cuisine se trouve en quarantaine.

Les mesures de sécurité anti-incendie permettent en effet à la pièce tout entière d’être scellée depuis l’extérieur. L’intérieur possède une commande manuelle pour lever la quarantaine, bien sûr inopérante à l’heure actuelle.

Un des hommes de main me confie, avant de repartir, que César a pris la décision de m’enfermer ici, avec les deux autres cuistots, pour que nous ne nous retrouvions pas mêlés aux combats. Quelle délicate attention de sa part. N’empêche, tout ceci commence de plus en plus à ressembler à une vraie prise d’otage.

Une odeur aussi délicate que délicieuse vient me tirer de mes pensées.

— Je ne savais pas si vous alliez revenir, alors j’ai continué la recette. Si vous êtes là, c’est qu’ils vont lever la quarantaine ? me demande mon Commandant en Second.

Peu de chance que ça arrive.

— Mettez les huîtres à cuire, je réponds, pour distraire mes compagnons d’infortune.

Ainsi, les mollusques bivalves cuisent, par groupe de quatre, pendant 30 secondes chacun, dans un bouillon composé des échalotes épluchées et cuites dans le vin blanc porté à ébullition et réduit de moitié.

Une fois cuit, il ne reste qu’à retirer les huîtres et les placer sur une assiette, ce que je m’empresse de faire, assisté par mes deux comparses.

Je fais ensuite bouillir le jus de cuisson des huîtres, jusqu’à ce qu’il me reste plus que la valeur de quatre cuillères. Je baisse le feu et incorpore d’un coup le beurre très froid, tout en fouettant. Une fois la sauce liée, je la retire du feu.

Je m’affaire à rectifier l’assaisonnement lorsque la grille du principal conduit anti-incendie est expulsée de son cadre avec fracas. 

Le conduit en question est massif – assez grand pour faire passer un homme de corpulence moyenne – en ligne droite et relié au toit. Il est supposé évacuer le plus gros des fumées, en cas de sinistre. Comme un incendie, par exemple.

Adam se laisse tomber par l’ouverture à bout de bras, peine à se maintenir debout une fois au sol, et vient s’affaler sur la première chaise à sa portée.

— César ? je demande, curieux.

Il ne répond pas. Je présuppose le pire. Enfin, c’est de César dont on parle, alors on va plutôt dire que c’est pour le mieux.

Vous devriez faire une pause. Ce sera bientôt prêt !

Il semble soudain prendre conscience de ce qui l’entoure. Son regard passe sur les personnes présentes dans la pièce – mes collègues, derrière moi, observent notre conversation en silence, en attente de mes instructions.

Vous trouvez que c’est le moment de cuisiner ?

Je prends un air indigné – c’est toujours le moment de cuisiner – et m’apprête à répondre, mais la délicate voix féminine qui s’écoule soudain des haut-parleurs me coupe dans mon élan.

« Je sais que vous vous êtes retranché quelque part dans l’hôtel, monsieur Jensen. Comme je me sens d’humeur généreuse, je vais vous laisser une demi-heure pour venir à ma rencontre dans le hall d’entrée, faute de quoi cette journée se finira dans un feu d’artifice… sinistre ».

Chloé s’adresse à Adam dans un anglais impeccable, bien que marqué par un fort accent français.

Je frotte mes mains l’une contre l’autre.

Bien, bien. Nous aurons même le temps de faire une dégustation !

Adam hausse un sourcil, mais ne cherche pas à protester. Ce qui ne l’empêche pas de suivre les derniers préparatifs avec l’air concerné de quelqu’un qui se pose de sérieuses questions sur la santé mentale des parties en présence.

Je fais un geste en direction de mes matelots et leur demande de sortir les assiettes.

Sur une trentaine d’entre elles, je répartis les coquilles par groupe de six, sur un lit de gros sel. Je dépose un peu d’oignon dans chaque coquille, puis une huître nappée de sauce. Et pour finir, une petite décoration composée de feuilles de coriandre et quelques râpures de gingembre.

À peine le temps de gober un mollusque marin (bivalve) qu’Adam est debout.

La plaisanterie a assez duré.

Il n’a pas dit ça comme ça, mais je vous assure que ça sonne mieux ainsi.

Bon. On y va.

Il n’a tout de même pas l’intention de rejoindre Chloé dans le hall, si ? Mais plus important…

Qui ça « on » ? Je demande, abasourdi.

Il répond :

Vous venez avec moi.

Et mes huîtres alors ? Je m’indigne.

Elles sont en sécurité ici, ironise-t-il. Cette pièce tiendra la déflagration. Si déflagration il y a.

Je sais qu’il n’a pas tort, les constructeurs de ce genre de cuisine moderne ne plaisantent pas avec la sécurité. Mais moi, si déflagration il y a, je n’y serais plus, dans ladite pièce !

Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais la cuisine est toujours en quarantaine, je tente alors.

Il lève la tête en direction du conduit anti-incendie laissé libre de sa grille. Il ne compte tout de même pas me faire ramper là-dedans ?

*

La progression à l’intérieur du conduit se révèle moins compliquée que je ne l’imaginais. La largeur et la hauteur permettent une marche à quatre pattes, et l’on avance sans trop se cogner la tête. Le boyau débouche à l’air libre, sur le toit du bâtiment.

De là, nous prenons l’escalier de secours – toujours sans passer par l’ascenseur, pas le top niveau discrétion – ce qui nous mène droit au rez-de-chaussée. Juste avant le grand hall, sur la droite, nous nous arrêtons devant l’unique local de sécurité du bâtiment.

Adam se plante devant la baie vitrée et l’examine d’un air très concentré.

Laissez-moi deux minutes pour aller chercher la clé, je lance histoire d’anticiper un nouveau massacre. À moins que vous ne teniez à alerter tout le monde de notre présence ici en défonçant la porte ?

Non. Par chance, je suis un type très patient.

Je marque un temps d’arrêt, tandis qu’une remarque faite à moi-même, plus tôt dans la journée, me revient en mémoire.

Attendez, vous faites semblant de ne pas comprendre le français depuis tout ce temps ?

Adam sourit, mais ne répond pas.

Lorsque je reviens avec la clé, il se trouve déjà dans le grand hall et fait face à une femme augmentée, tout en courbe et en finesse : Chloé. Bon, bah, tant pis pour le local, ce n’est pas comme s’il n’y avait jamais eu aucune arme – ni quoi que ce soit d’utile – à l’intérieur, de toute façon.

Je me précipite à couvert, derrière la réception de l’hôtel. Je veux être le premier à féliciter le vainqueur.

Je suppose que vous n’allez pas accepter de me suivre sans faire d’histoires ? demande Adam, comme si c’était lui qui avait posé l’ultimatum.

Non. Mais j’apprécie la proposition. Je suis sincère. Personne n’aime les bains de sang.

Vraiment ?

Tentative vouée à l’échec, Chloé ne se départ jamais de son calme.

Combien de personnes ont trouvé la mort depuis votre arrivée ici, Monsieur Jensen ? Ces morts ne sont pas à mon compte. La recette ne fait de mal à personne. Elle redonne de la joie à ceux qui vivent dans la douleur.

Mais oui, c’est ça.

J’avoue avoir un peu perdu la conversation à partir de là. Beaucoup de baratin pour rien.

Mais l’échange finit par tourner court. J’entends le bruit d’un flingue qu’on arme, marquant le début des hostilités. Je laisse passer quelques secondes avant de risquer un oeil par-dessus le comptoir en bois.

Peine perdue. Les deux belligérants bougent trop vite pour être suivis par un regard humain. Chier. Je jure que, cette fois c’est bon, je vais investir dans une paire d’yeux bioniques.

Après un temps, je remarque que le hall d’entrée est plongé dans le silence. Prudent, je passe la tête par-dessus le mobilier de l’accueil. Adam est pied à terre et se tient le flanc droit. Assise de l’autre côté, à une distance d’environ deux mètres, Chloé n’en mène pas large. J’aperçois une flaque de sang s’étendre sur le sol en damier du hall de l’hôtel.

Mais Chloé a un dernier cadeau pour nous. Elle tient dans sa main ce qui ressemble fort à un détonateur.

*

Lorsque je reprends conscience, je suis étendu sur un tas de feuilles mortes.

Je dois avoir le même air hagard qu’un passager du Titanic, le cul posé sur un iceberg, après le naufrage dudit bateau. À la différence près qu’il fait très chaud.

Vous allez rire.

L’Étincelle est en feu.

Je tourne la tête sur ma droite et vois Adam adossé à un conifère – est-ce que je lui dois ma miraculeuse survie ? – une cigarette au coin des lèvres, il tente de protéger la flamme de son briquet des bourrasques de neige.

J’ai besoin d’encore quelques minutes pour bien prendre conscience de la situation.

— Il neige, je constate alors.

Adam ignore ma remarque, expire un fin filet de fumée et demande :

C’était quoi tout ce cirque ?

Quel cirque ?

Autour de la cuisine ?

Quel cirque ? Je réitère. C’est ma passion depuis toujours.

Arrêtez de me prendre pour un con.

Je prends une profonde inspiration et jette un regard attristé sur ce qui fut jadis l’Étincelle. Bah, au point où on en est…

Je lui explique qu’il y a quelques années, un certain type de puces a fait fureur dans le monde de la haute gastronomie. Un moyen pour les plus grands Chefs de garder leurs meilleures recettes secrètes. Le fonctionnement est simple : la partie de votre mémoire qui connaît la recette est copiée sur la puce, puis retirée de votre cerveau. Vous planquez la puce dans un coffre-fort – ou que sais-je – et si quelqu’un vous la dérobe, il ne peut pas la lire. Seul le propriétaire original le peut.

Imaginez l’aubaine pour des trafiquants de substances pas très très légales – comme ceux qui nous concernent à l’heure actuelle.

Personne n°1 conçoit la recette et Personne N°2 la transporte sur elle en permanence. Personne n°1 possède souvent une puce « témoin ». La mienne est remplie d’un tas de recettes de cuisine, au sens propre. Il suffit ensuite de faire l’échange, au moment de cuisiner, au sens impropre.

Sacrée connerie, commente Adam.

Je ne peux qu’être d’accord sur ce point.

Je fais une pause puis demande, histoire de changer de sujet :

Est-ce que toutes vos missions se passent comme ça ?

Non, celle-ci se déroule plutôt bien.

Hum.

— Et maintenant ? Je demande.

Adam hausse les épaules et répond :

J’imagine qu’Interpol va envoyer quelqu’un faire le ménage.

Je ne peux détacher mon regard du brasier. Le ménage, hein ?

Et moi ?

Va falloir vous mettre au vert. Déjà visité la Suisse ?

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