Divergente 4 - Résurgence

Chapitre 8

7415 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 10/11/2016 06:05

  • Salut Quatre, je me doutais bien que tu finirais par venir me voir, dit le généticien.
  • Matthew, répond le jeune Audacieux en le saluant.

Le scientifique attend que son visiteur formule sa question, pour connaître l’état d’esprit de son ami. Tobias le fixe intensément.

  • Je vais devenir dingue si tu m’expliques pas ce que vous avez fait à Tris, comment et surtout, pourquoi, lance finalement l’ancien instructeur.
  • Je me doute que tu te poses plein de questions, soupire Matthew en s’asseyant.
  • Comment toi, qui as lutté contre le concept de génétiquement pur, tu as pu tremper dans un pareil projet ? accuse Tobias, les coudes sur la table de laboratoire qui les sépare.

Son regard est direct et accusateur. Comme à chaque fois qu’il contient sa colère ou sa nervosité, ses zygomatiques se contractent.

  • Ça n’a pas grand-chose à voir avec les génétiquement purs ou déficients, c’est bien plus important que ça. Même si Beatrice avait été génétiquement déficiente, selon les critères de l’ancien Bureau, j’aurais quand même lancé le projet, précise Matthew.
  • C’est toi qui en es à l’origine ? s’insurge Tobias.
  • Oui.
  • Pourquoi ? martèle le jeune homme.
  • Comme vous l’avez vu pendant les… événements, au Bureau, l’accès à l’histoire des expériences menées était très sévèrement contrôlé. On a même consigné beaucoup de choses sur papier pour ne pas risquer d’être piratés, sur ordre de David. Les livres d’Histoire ont été dissimulés, enterrés, pour qu’elle ne compromette pas les ambitions de grandeur génétique après lesquelles David courrait.
  • Quel rapport avec Tris, enfin, ma Tris, bon dieu ?! s’emporte Tobias.
  • Ne t’énerve pas, Quatre, j’y viens, apaise Matthew.
  • Ne me demande pas de ne pas m’énerver !

Matthew laisse quelques secondes à Tobias pour se calmer, puis continue.

  • David a mené des expériences sur Beatrice, tu le sais. Prélèvements d’ADN, études de son cerveau, et des éléments sur sa mémoire. Elle s’y est prêtée, car il a su la convaincre avec des arguments humanistes, humanitaires même.
  • Je sais ça, répond Tobias, je me suis battu pour qu’elle n’y aille pas, mais elle n’a rien voulu savoir !
  • Les motivations de David étaient mauvaises, mais je pense que Beatrice a eu raison, malgré tout, avec d’autres objectifs, corrige le neuroscientifique. L’objectif humanitaire auquel elle croyait était réellement important, même si elle a été trompée sur les desseins de David.
  • Va au but, Matthew, s’impatiente Tobias.
  • David a permis à Beatrice de « voir » une part de la mémoire de sa mère, grâce aux patchs mémoriels. Elle avait besoin de preuves pour comprendre que sa mère venait de la Marge, s’était portée volontaire pour intégrer le système fermé des factions, et rendre compte à David de ses observations. Ces patchs sont comme des sauvegardes de la mémoire à long terme. En théorie, ce que Beatrice a vu par ces patchs aurait dû s’inscrire dans sa mémoire sémantique, la mémoire des faits appris, des concepts. Comme si elle avait regardé un film. Mais nous avons constaté que « l’expérience » vécue par sa mère était devenue la sienne, ça veut dire que ce qu’elle a vu dans les patchs s’est inscrit dans sa mémoire épisodique, celle qui contient les événements vécus. Jusqu’à présent, c’était considéré comme strictement impossible, Quatre ! Elle a classé ça dans sa mémoire à long terme comme une expérience personnelle antérieure, tout en ne faisant aucune confusion avec la sienne ! C’est extraordinaire, personne n’avait jamais vu ça.
  • Et alors ?
  • Alors – et  je ne pense pas que cela soit lié à sa « pureté » génétique, car selon ces critères, je le suis aussi, et je n’ai pas cette capacité –, ça veut dire que Beatrice dispose d’une mémoire psychogénéalogique partielle, ou totale.
  • Je comprends pas, s’agace Tobias.
  • Elle peut mémoriser et faire siens tous les événements vécus par ses ancêtres, si on les lui communique, et même reconstituer des bribes manquantes en faisant appel à des parties de son cerveau que nous, n’exploitons pas. Ces fonctions existaient chez les êtres humains primitifs, avant l’homme de Cro-Magnon, probablement chez Neandertal. Ces hommes ne se transmettaient que leur héritage mémoriel, ils étaient au bout de leur évolution et ne pouvaient plus emmagasiner de nouvelles données, imaginer, apprendre, innover. Aussi, leur mémoire transgénérationnelle assurait leur survie, par la transmission des savoirs, non par l’acquisition, mais par l’hérédité. En naissant, ils savaient. Leur éducation ne consistait qu’en le réveil de ces connaissances ancestrales. Depuis la disparition de ces hommes qui n’ont pas su s’adapter à leur environnement, le cerveau a évolué pour se conformer au besoin d’évolution, d’adaptation, donc à l’acquisition plutôt qu’à la mémoire ancestrale. Nous avons toujours aujourd’hui un tel cerveau. Beatrice, elle, a récupéré une part de l’héritage mémoriel de ses ancêtres, comme si elle pouvait avoir les capacités des deux pans de nos ancêtres préhistoriques. La mémoire étant infinie, elle peut remonter aussi loin qu’elle le souhaite.
  • Souhaitais, corrige Tobias d’un ton sec.
  • Non Quatre, justement. Souhaite. Cette capacité, Tris aussi l’a.
  • Pardon ? s’étouffe l’ex-Audacieux.
  • Non seulement Tris a la mémoire absolue, elle mémorise en une fois presque tout ce qu’on lui apprend, sa longue période de sommeil fœtale et post-fœtale lui ont donné une consolidation majeure de tout ce qu’on lui a transmis…
  • Ça, j’ai vu, susurre Tobias presque à contrecœur.
  • … mais en plus, elle est capable, comme Beatrice, de faire siens les souvenirs de ses ancêtres. Elle a une conscience autonoétique qu’elle ne maîtrise pas encore, mais peut-être le pourra-t-elle avec le temps. C’est-à-dire qu’elle peut « voyager mentalement dans le temps », et « vivre » les événements. Ce type de mémoire s’apparente à celle que possédait les hommes de Neanderthal, une mémoire héritée et non acquise.

Tobias reste muet. Il revoit Tris mimer l’aura de sa sœur, dans ses souvenirs, la lumière qui émanait de leur étreinte. Ces gestes corroborent les allégations de Matthew, mais il n’intervient pas et le laisse continuer son exposé.

  • Ça veut dire, poursuit Matthew avec passion, qu’elle peut connaître la vérité sur la création de notre cité, de nos factions, les raisons qui ont généré la guerre qui a presque détruit cette planète, et ses habitants, si on l’aide à remonter dans le temps en « réveillant » son potentiel mémoriel. Et nous aider à ne pas reproduire les mêmes erreurs !
  • Comment peut-on porter une responsabilité pareille ? Vous allez la rendre folle ! s’insurge Tobias.
  • Elle est volontaire.
  • Elle est jeune et ne se rend pas compte ! Elle n’a pas vécu la guerre civile, la peur, les morts, la destruction ! Elle n’a pas été préparée à ça, comme Tris, sa sœur Tris, l’a été, chez les Audacieux !
  • Non, en effet. C’est pour ça que nous ne ferons que ce qu’elle décidera, nous n’avancerons que si elle le veut, si sa santé n’en pâtit pas. A la moindre alerte, on arrêtera tout.
  • Et vous allez lui faire revivre la mort de Beatrice, et la faire sienne ?? C’est infect ! Qui vous dit qu’elle ne va pas en mourir ?? s’alarme le jeune homme.
  • Rassure-toi à ce sujet, seul David était présent lors du drame, et il a été soumis au sérum d’oubli, il ne se souvient plus de ça. Personne d’autre ne peut transmettre cet épisode à Tris. Elle ne connaîtra – et connaît déjà en partie d’ailleurs – que le fait, vu de l’extérieur, la réaction de l’entourage, essaie de rassurer Matthew.
  • Vous lui avez donné le chagrin de tout le monde à manger comme un dessert ?? crie Tobias.
  • Non. Juste Caleb. Elle avait besoin de savoir l’état d’esprit de son frère, maintenant, vis-à-vis d’elle, et vis-à-vis de Beatrice. Savoir si ses intentions, aujourd’hui, étaient justes, morales, de son propre point de vue. Christina a refusé de lui montrer sa réaction. Elle lui a enregistré beaucoup d’autres choses, par contre. L’arrivée chez les Audacieux, l’initiation, votre rapprochement, l’expérience de l’attaque des Altruistes sous simulation. Comme ça, elle a conscience de ce qu’on peut faire faire à un « génétiquement déficient », et aux non-Divergents. Tris veut donner un sens à sa vie en nous aidant à rétablir une paix durable et supprimer cette ségrégation absurde.

Le visiteur de Matthew soupire en appuyant son front sur ses bras. Assurément, il a toujours été totalement admiratif de Beatrice, de sa capacité à décider, en un éclair, même de façon déraisonnable, de son attitude. Stratège, parfois arbitraire, mais visionnaire. Visionnaire…

Le soleil filtre à travers les persiennes du laboratoire, se projetant sur les traits tirés de l’ex-Audacieux. Une vague odeur de désinfectant flotte dans la pièce, comme si on voulait laver les consciences et les esprits des gens qui la respirent.

  • Toutes ses décisions étaient donc dictées par cette mémoire collective ancestrale ? murmure Tobias perdu dans ses souvenirs.
  • Beatrice ? demande Matthew.
  • Oui.
  • Non, pas totalement, je pense. Elle vivait le moment présent, et elle n’avait pas conscience de ce capital de mémoire. Inconsciemment, peut-être que ça a dicté certains de ses choix, mais elle ne le savait pas. Elle utilisait ses doubles capacités. Et son entourage l’influençait aussi.

L’instructeur a un sursaut s’apparentant à un rire sarcastique.

  • Pas tellement non, Tris n’écoutait personne.
  • Elle ne serait pas devenue aussi forte, aussi déterminée, aussi juste, si tu ne l’avais pas guidée sur cette voie, argumente Matthew. Souviens-toi, les factions terminaient la formation des jeunes. Tu étais son instructeur, et plus encore. Nous sommes tous modelés par notre environnement social, familial, géographique, etc. C’est ce qui différencie des jumeaux monozygotes nés simultanément. Et a fortiori donc aussi Beatrice et Tris.
  • Donc, elle ne comblera pas ses lacunes de mémoire acquise, si je ne collabore pas, c’est bien ça que tu dis, hein ? lance Tobias sur un ton sarcastique. Vous êtes bien pareils que David, vous ne regardez pas autour de vous les ravages que provoquent vos idées de grandeur !
  • C’est pour partie vrai, en effet, concède le psychiatre en ignorant l’attaque. Elle pourra reconstituer une partie de l’histoire, avec les récits des faits, mais elle ne pourra pas s’identifier au vécu de sa sœur sans toi. Mais rien de t’y oblige, Quatre. Tu es libre.
  • Libre d’être le vilain petit canard, dans votre basse-cour de laboratoire, qui refuse qu’on l’utilise, encore, et qu’on utilise quelque être humain que ce soit à des fins plus ou moins avouables ? assène le jeune homme. C’est un piège !
  • Tu peux le voir comme ça, mais ce n’est pas le cas. Tris a insisté pour que personne ne t’en parle, ni ne t’y oblige, de quelque façon que ce soit, à moins que ce ne soit toi qui le demandes. Si le projet, les perspectives, ne trouvent pas d’écho en toi, elle ne veut pas que tu te sentes coupable de refuser.
  • Ben voyons ! C’est tellement simple ! Et j’y gagne quoi, moi ? Des années de souffrance ? s’insurge Tobias violemment.
  • Souffres-tu plus depuis l’arrivée de Tris ? demande Matthew tranquillement. C’est une vraie question, ça me préoccupe réellement Quatre.
  • Il fallait y penser avant ! rétorque le jeune Audacieux sèchement.
  • Tu ne veux pas me répondre ?
  • J’en sais rien. Oui ! Des fois. Ou Non, je ne sais pas ! s’embrouille Tobias.
  • Essaie d’analyser ça en toi, prends le temps.

Le silence s’installe. L’ancien Altruiste, devenu Audacieux par obligation, l’a toujours préféré aux discours, mais il lui semble qu’on le pousse beaucoup à parler, depuis quelques temps. Il tambourine nerveusement les doigts sur la table. Matthew se lève et, dans une petite pièce attenante fermée que Tobias n’avait pas remarquée, va chercher du café. L’odeur couvre celle du désinfectant, dès que l’ouverture de la porte supprime la distance entre la boisson et lui. En silence, Matthew sert deux tasses. Tobias se remémore la conversation avec Donna, pour essayer de profiter du parfum apaisant. Le jeune homme fixe son attention sur la fumée blanche qui s’élève des tasses. Mais même cette fumée lui rappelle les mouvements gracieux que Tris mimait pour évoquer l’énergie, dans sa vision. Ou peut-être un simple courant d’air dans ses longs cheveux. Tobias saisit la tasse et boit une gorgée pour chasser l’image qui l’obsède.

  • Jusque quand est-elle remontée dans le temps ? demande soudain Tobias, d’un ton plus calme.
  • Pas très loin pour l’instant. Sa mère avait fui Milwaukee et une famille violente, son grand-père est mort, sa grand-mère, on ne sait pas. Du côté de son père, nous cherchons sur place. Andrew Prior était un transfert des Erudits, « la faction avant les liens du sang », donc il ne parlait plus de sa famille aux enfants. Nous savons juste qu’il avait un frère, décédé quand Beatrice et Caleb étaient jeunes. Pour l’histoire récente, nous n’avons pas beaucoup de pistes, Caleb a déjà fait ce qu’il pouvait, mais les discussions et la curiosité étaient très limités chez les Altruistes.
  • Non, pas ça, Matthew. Pas ça, aussi, murmure Tobias à voix basse, presque suppliant.

Le jeune homme vient de comprendre l’allusion du généticien. Beaucoup d’Altruistes ont demandé, et se sont soumis au sérum d’oubli, pour ne plus souffrir de l’absence de leurs proches, décimés par l’armée de marionnettes audacieuses de Jeanine, après la guerre civile. Plus de mémoire. Sauf, peut-être… le leader des Altruistes, dont Andrew était le bras droit, l’ami de longue date, Marcus, le père de son visiteur.

  • Tris lit beaucoup de livres, elle cherche des traces, des noms, des événements. Et elle raconte ce que ça lui évoque, ou pas. Elle s’intéresse à plein de sujets et espère faire des recoupements, tempère Matthew en évitant le sujet.
  • Dis-moi en face ce que tu attends de moi, Matthew, enchaîne Tobias d’une voix directe, en le fixant dans les yeux.
  • Rien d’autre que tu n’auras décidé toi-même, Quatre, je l’ai promis à Tris. Je n’insisterai plus jamais.
  • Tu ne réponds pas, Matthew.
  • J’ai pu rapporter du Bureau des patchs mémoriels qui pourraient aider Tris, mais David les a bloqués quand ça a commencé à aller mal. Je sais que ta spécialité c’est l’informatique, tu pourrais regarder si tu trouves comment les débloquer…. Et en enregistrer d’autres, avec ta propre mémoire.
  • Tout ce que j’ai dans la tête n’a pas à être rendu public ! proteste violemment l’ex-Audacieux.
  • Tu peux trier. Soit en contrôlant tes souvenirs, soit en effaçant ce que tu ne veux pas conserver sur le patch, avant de le lui montrer.
  • Tu as réponse à tout, hein, vous avez bien construit votre machination ! dit Tobias d’un ton glacial.
  • Je reconnais que j’ai beaucoup sous-estimé ton hostilité, j’aurais pensé que ce projet serait une chance pour toi de… guérir, ou au moins, de te fournir un dérivatif, un exutoire.
  • On dirait Jeanine ! s’esclaffe Tobias avec véhémence. Les Divergents, les gens, ne sont pas des pions interchangeables, Matthew !
  • Ce n’est pas ce que je pense, Quatre ! s’insurge son ami. Tris est considérée comme une personne à part entière, elle ne subit rien qu’elle n’ait décidé !
  • Sauf sa naissance ! coupe Tobias.
  • Comme tout le monde enfin ! Elle en est heureuse, essaie de nous accorder au moins ça ! Même si tu n’adhères pas à l’espoir que nous plaçons en elle ! Elle est formidable, elle a une volonté incroyable, un optimisme inébranlable, elle nous stupéfie tous ! s’emballe Matthew avec feu.
  • Ma parole, tu parles d’elle comme si… Tu t’es entiché d’elle ! réalise le jeune Audacieux dans un souffle.

L’idée lui déplaît, comme si Matthew avait recréé pour lui tout seul la femme idéale, une superwoman sauveuse de l’humanité, dont il pourrait s’attribuer le mérite, et… la compagnie. Ou comme si… l’idée lui déplaisait sans raison, comme ça, c’est tout.

Le généticien ne répond pas tout de suite, et soutient le regard de son ami. Tobias a raison. Mais il s’est fait une raison, Tris n’est pas pour lui. Et ne le sera jamais, comme Beatrice.

  • Depuis très longtemps, admet-il en baissant les yeux sur sa tasse presque vide.
  • Tris n’est pas parmi nous depuis si longtemps que ça, modère l’ami de la jeune femme d’un ton radouci.
  • En effet…

Tobias met quelques secondes avant de réaliser ce que lui dit Matthew.

  • Tris ? Je veux dire, Beatrice ? murmure Tobias, sidéré.
  • Après la mort de ma copine, je te l’avais raconté, David m’a demandé de suivre l’évolution de Beatrice, il ne supportait pas le « bonheur » de Natalie Prior, qu’il aimait, et voyait faire sa vie avec un autre. Et on ne peut pas ne pas aimer Beatrice. C’est impossible…

Remué au tréfonds de toutes ses cellules, le jeune homme ne peut qu’approuver silencieusement l’évidence que Matthew vient d’exprimer. Il n’a pas pu lutter non plus. En quelques jours, ses velléités d’évasion des Audacieux n’avaient plus de sens sans elle, il s’en souvient comme d’une marque au fer rouge dans sa mémoire. Beatrice, sa Tris, avait happé sa vie, sa volonté, cette âme dont il ne savait même pas l’existence avant. Mais, jamais il ne lui était venu à l’idée que quelqu’un d’autre pouvait être amoureux de Beatrice. Elle, avait été jalouse, mais lui, non, jamais. L’absolutisme de ses sentiments l’avait totalement aveuglé, les autres n’existaient plus autour de sa Tris. Il ne lui avait jamais effleuré l’esprit que quelque chose d’autre que la mort pouvait lui prendre son amour.

  • Eh bien, te voilà doté d’une bien opportune deuxième chance, lui assène Tobias avec acidité.

Le généticien sourit tristement à son ami.

  • J’ai rayé de mon esprit cette possibilité depuis le premier combat de Beatrice contre Peter, pendant son initiation chez les Audacieux... Il n’y avait déjà plus de place dans son cœur pour qui que ce soit d’autre que toi. Quant à Tris, à chaque fois qu’elle vient me voir, elle ne fait rien sans s’assurer que ça n’aura aucune conséquence néfaste sur toi ! Tout ce qu’elle apprend, ce qu’elle veut, ce qu’elle espère, elle le rapporte à toi ! Tu as déjà gagné sans jouer, Quatre !

Comment Matthew peut-il savoir ce qui s’est passé lors de ce combat ? Tobias sent une colère sourde, profonde, remonter en lui. Comment ont-ils osé les espionner, violer ainsi leur vie privée, surveiller le moindre de leurs gestes, comme s’ils étaient des rats dans une cage ? Il se souvient avoir, comme un robot, après la mort de Beatrice et la « réinitialisation » de tout le Bureau, supprimé les programmes de surveillance, et plus tard, redirigé les caméras implantées un peu partout dans la ville, placées sur la voie publique vers les écrans des services de police de Chicago. Traquer les caméras indiscrètes pour les retirer avait pris des mois, et il n’est pas sûr qu’elles soient toutes trouvées à ce jour.

  • Et au fait, jusqu’où allait la « surveillance » dont le Bureau s’estimait en droit de bénéficier ? demande l’instructeur d’un ton sec.
  • Rues, bâtiments publics, parties communes de certains bâtiments privés « sensibles ». Ne t’inquiète pas, pas les chambres ou lieux privés de ce genre, si c’est ça qui t’inquiète, répond Matthew d’un ton gêné et coupable. Sauf la chambre… de ta mère…
  • Ma mère ?? s’étrangle Tobias. Pourquoi ma mère ??
  • Elle était très dangereuse, nous l’avons vue prendre le pouvoir des Sans-faction, progressivement, organiser leur vie, fomenter son coup d’état, voler et accumuler des armes, écraser tout ce qui se mettait en travers de son chemin, tout, absolument tout. Sans exception.
  • Qu’est-ce-que tu insinues ??
  • Quatre, pourquoi remuer tout ça maintenant ? Tu ne vas que compliquer les choses.
  • Continue ! crie le fils d’Evelyn en tapant du plat de la main sur la table. Tu es allé trop loin maintenant !
  • N’oublie pas qu’elle a vécu plusieurs années chez les Altruistes, sous la coupe de ton père, certes, mais aussi en contact direct avec les Prior. Marcus et Andrew travaillaient quotidiennement ensemble, et Natalie était en contact avec nous. Evelyn a appris certaines choses, et soupçonné qu’ils n’étaient pas aussi insignifiants qu’ils voulaient le laisser paraître. Natalie et Andrew étaient honnêtes, pourquoi crois-tu qu’elle les a convaincus de la faire passer pour morte ? De mentir pour elle ? Même à leurs propres enfants ? Elle les faisait chanter : un silence contre un autre. Il lui fallait endormir la méfiance de Marcus sur ses intentions : renverser les factions. Marcus l’aurait traquée, et démasquée, si elle t’avait emmené, Quatre, je suis désolé. Jamais il ne l’aurait laissée remettre en cause le pouvoir des Altruistes, surtout concentré dans ses mains, à lui.

Tobias fixe Matthew sans expression, cherchant à dénouer le faux du vrai. La gorge nouée, il se sent revivre l’abandon, le vide qu’il a subi depuis la prétendue mort de sa mère. Il a l’impression de se vider de son sang, et de tomber dans un gouffre à l’intérieur de lui-même. Jamais, elle ne lui a dit la vérité, à aucun moment ? Mais est-ce la vérité ? Pourtant, tout se tient, et quelles motivations aurait Matthew pour lui mentir ?

  • Tu répèterais ça sous sérum de vérité ? siffle Tobias entre ses dents.
  • Si tu y tiens.
  • Continue, quoi d’autre ? intime le fils d’Evelyn au scientifique.
  • Nous pensons qu’elle a appris l’existence de la boîte, enterrée dans la maison des Prior, elle les espionnait. C’est sans doute elle qui a informé anonymement Jeanine de son existence. Sinon, comment l’aurait-elle su ? Le Bureau n’avait pas intérêt à ce que quiconque en apprenne l’existence.
  • Ma mère… a envoyé Tris à la mort ? articule Tobias, livide.
  • Au début, elle ne pouvait pas savoir que Beatrice était l’élue, destinée à ouvrir la boîte. Elle l’a compris quand les Erudits l’ont poursuivie, et utilisé Peter pour la culpabiliser et la pousser à se livrer d’elle-même. Ça arrangeait bigrement ses affaires. Elle l’a vue partir pour le siège des Erudits, en pleine nuit, suite à la mort de Marlène. Elle regardait par la fenêtre de sa chambre, elle la voyait s’éloigner du siège des Sans-Faction. Quatre, je…
  • Elle ne m’a rien dit ! Je ne me suis aperçu du départ de Tris qu’au petit matin ! enrage Tobias en le coupant. Pourquoi ? Jouer le jeu de Jeanine ne menait qu’à rétablir la dictature et les factions !
  • Oui mais Jeanine voulait anéantir les Altruistes, dont ton père, dont les Prior. Une faction de moins à éliminer, les plus difficiles puisque de nombreux Sans-faction les avaient en estime et auraient rechigné à les attaquer. Et ça grâce à Jeanine et à son coup d’état, elle espérait diviser pour mieux régner, garder les mains propres et récupérer à son compte les miettes d’une société en perdition. En ralliant les Audacieux grâce à toi, en vous libérant des excès de Max et d’Eric, elle aurait eu les coudées franches.
  • Je ne peux pas y croire…
  • Elle détestait Beatrice, tu le sais bien.
  • Mais pourquoi, pourquoi ? geint soudain Tobias.
  • Tu ne devines pas ? Beatrice l’aurait empêchée de parvenir à ses fins, elle avait un pouvoir sur toi qu’elle, Evelyn, n’avait plus depuis longtemps : l’amour, la justice. Ta mère était intelligente, et tôt ou tard, elle aurait tout compris. Beatrice morte, tu étais tout à Evelyn, tu n’avais plus qu’elle. Souviens-toi de ses paroles lors du « procès » de Tris après la chute des factions !  C’est exactement ce qu’elle disait quand elle pensait que tu avais rompu : que tu étais à elle, et en aucun cas à Beatrice… Elle ne t’avait recontacté que quand tu étais devenu membre des Audacieux, souviens-toi. Elle attendait ça depuis plus de dix ans… Tu t’en doutais, d’ailleurs. Dix ans d’attente balayés par une amourette, elle ne pouvait pas laisser faire ça.

La tête dans les mains, abasourdi, Tobias réfléchit jusqu’à en avoir le vertige. Sa mère n’avait jamais été qu’une machine de guerre, sans sentiment ni humanité, telle qu’il l’avait finalement toujours imaginée. D’ailleurs, ça lui revenait maintenant, même s’il n’avait pas relevé quand elle était revenue à Chicago, c’est vrai, elle avait dénigré le vœu de Tobias de renoncer aux armes et de s’associer en politique à Johanna. Elle aurait préféré qu’il forme les jeunes au combat avec George Wu. Le jeune homme avait un si profond désir d’être aimé, d’avoir une famille, un tout petit bout de famille, que cela l’avait aveuglé suffisamment pour qu’il lui pardonne son abandon. Quel idiot ! Sa petite amie avait eu raison, de bout en bout à son sujet, depuis le début ! Une fois de plus, il n’avait pas voulu la croire, il voulait pouvoir pardonner. Et Beatrice l’avait laissé faire, par amour. Mais alors, Tris…

  • Alors Tris est en danger, Matthew, murmure Tobias en se redressant. Il répète : Tris est en danger, si ma mère sait qu’elle est là !
  • Ce n’est pas sûr. J’espère qu’elle a abandonné ses idées hégémonistes, notre contexte est différent, apaisé. Et Tris n’a pas avec toi les relations qu’avait Beatrice, donc… Mais par sécurité, j’ai demandé à George d’envoyer un de ses gars travailler avec elle au projet de centre de formation, sous couverture.
  • Ça vient de toi, ce projet ? s’étonne Tobias, complètement abattu.
  • Oui, je ne voulais pas prendre le moindre risque pour Tris. Quatre, si tu savais comme je suis désolé. Nous n’avions pas de raisons de t’empêcher a priori d’autoriser Evelyn à revenir à Chicago. Alors nous avons juste surveillé un peu.
  • Je préfère savoir, répond Tobias avec une assurance qu’il est loin de ressentir.
  • Tu… il ne faut pas mettre en l’air la couverture de l’agent de George, contrôle ta colère, Quatre. Pour Tris.
  • Je n’en ai pas l’intention.
  • Ne fais rien non plus d’inconsidéré, je te connais. Si tu en ressens le besoin, nous pouvons en parler, avec George. Tu sais, ce sont des Sans-faction qui ont froidement abattu sa sœur, il n’a pas été difficile à convaincre…
  • Que veux-tu que je fasse ? J’ai renoncé aux armes, je ne veux plus de guerre, de morts. Mais je ne la laisserai pas détruire d’autres vies, ni continuer à détruire la mienne ! Quel abruti j’ai pu être !

Tobias s’est levé, et comme toujours quand il est nerveux, il fait les cent pas dans la pièce, faisant crisser ses baskets sur le carrelage blanc, et passant nerveusement ses mains dans ses cheveux, bruns et courts, les sourcils froncés. Il comprend, maintenant, pourquoi sa mère a voulu retrouver son indépendance ! Pourquoi elle voulait déménager ! Elle avait besoin de liberté pour recommencer ses manigances ! Matthew le regarde tristement quelques instants essayer de se vider de son énergie négative.

  • Vous protégez Tris ? demande-t-il soudain à Matthew.
  • Il n’y avait pas particulièrement de raison de le faire jusqu’à présent ! Elle vit avec Caleb pour l’instant, elle est très rarement seule, d’après ce que j’ai compris. Et elle passe beaucoup de temps avec Christina, qui a l’entraînement pour la défendre, répond le généticien.
  • C’est tout ? Tu sous-estimes Evelyn, Matthew ! Est-ce que Tris est consciente de cette haine qu’elle lui voue ?
  • En partie. Dans les souvenirs de Caleb, il y a votre altercation quand vous êtes arrivés la première fois chez les Sans-faction. Elle a pu constater que tu essayais de convaincre Beatrice des manigances guerrières d’Evelyn. Et qu’elle ne l’aurait jamais de son côté tant que tu ne changerais pas d’avis…
  • Je n’ai rien vu, rien vu… se reproche Tobias, la voix basse et les mains serrées l’une contre l’autre en prière contre sa bouche.
  • Ne te reproche rien, tu ne pouvais pas. Evelyn est très intelligente.
  • Qui est au courant de ce que tu viens de me raconter ?
  • Pour sa mémoire, Caleb, Johanna, Christina, quelques chercheurs de confiance. Pour ta mère, on est trois, avec George, même son gars en surveillance ne sait pas tout pour l’instant. Les autres qui savaient, au Bureau, ont reçu le sérum d’oubli. J’ai tout consigné dans un fichier sécurisé, au cas où...
  • Il faut associer Christina aussi, elle est fiable, demande Tobias sur un ton insistant.
  • D’accord, Quatre. Caleb finira aussi par l’apprendre, en observant et discutant avec Tris.
  • Ce qui ne laisse pas beaucoup de temps avant que ça ne soit un secret de polichinelle. Tout ça m’aura au moins permis de prendre une décision, décrète le jeune Audacieux d’un ton sec. Que faut-il faire pour enregistrer tes patchs de mémoire ou… peu importe comment tu les appelles ? Autant que Tris sache ce que ma mère pensait de sa sœur, et ce que moi, je vivais au milieu. Si un seul détail peut la rendre méfiante, j’estime que j’aurai fait ma part.
  • Merci Quatre, je savais que tu serais sensible à ça, même si je comprends le choc que tu subis. Je vais t’expliquer, ce n’est ni difficile, ni douloureux.
  • Encore un sérum hein ? insinue Tobias.
  • Désolé… Il s’agit de stimuler ta mémoire à long terme pour que les souvenirs reviennent en mémoire, mais tu restes conscient, tu peux interrompre à tout moment, et reprendre plus tard. Tu peux choisir une période, ou un événement précis, et te limiter à ça. Inconsciemment, ton esprit sait quand il a commencé et fini cet épisode. Ce processus va donner à Tris des faits à assimiler. Juste les faits, tels que tu les as perçus, des images. Ça va s’enregistrer dans sa mémoire épisodique. Mais seule une liaison directe et simultanée pourrait lui donner ton ressenti.
  • Je ne suis pas prêt pour ça, refuse Tobias.
  • Ok, pas de souci.
  • Finissons-en.
  • Maintenant ? interroge Matthew, surpris par sa soudaine hâte.
  • Oui, si possible, avant que je ne change d’avis, affirme Tobias.
  • Bien, allons dans la pièce à côté.

Le jeune homme suit son ami scientifique et dans le laboratoire voisin, s’installe dans un fauteuil dont l’assise est lumineuse et bleue. Des écrans sur la paillasse sont reliés à un boîtier parcouru de leds dans lequel sont placés de petites demi-sphères métalliques. Matthew invite Tobias à s’asseoir, prend les deux boutons, et tend au jeune homme une tablette. Le jeune psychiatre positionne les patchs sur les tempes de Tobias, et les relie à son écran et son ordinateur.

  • Sur cette tablette reliée à l’enregistrement, dit-il en en sortant un calendrier en trois dimensions, entre ta date de naissance. Après, sectionne ta vie en morceaux qui peuvent correspondre à des étapes importantes. Tu pourras donc facilement n’enregistrer que ce que ton esprit aura mémorisé durant cette période. Il ne faut que deux ou trois minutes d’enregistrement pour environ cinq à dix ans, selon la densité des événements, beaucoup moins pour un événement ciblé de quelques heures à plusieurs mois. Cela fonctionne un peu comme les rêves : on a l’impression de rêver pendant des heures, alors qu’en réalité, le cerveau s’active en quelques secondes seulement pour toute la vision.

Assis sur le siège du laboratoire, Tobias se concentre, réfléchit quelques secondes puis entre les données. Matthew lui donne quelques conseils pratiques.

  • Nomme chaque période, par un mot, une idée, ce que tu veux, et inscrit ça en face de la période. Tu peux aussi visualiser dans ton esprit un événement bien particulier. Par exemple, un exercice marquant pendant ton initiation. Le patch n’enregistrera que ça, et rien d’autre. Les signaux électriques de ton cerveau seront sélectionnés par ta mémoire pour ne permettre que le traitement des seules informations entrant dans la période choisie.

Tobias s’exécute et entre, avec la rapidité de l’habitude, les informations demandées. Il programme une douzaine de périodes, de son enfance jusqu’à la sortie dans la Marge, pendant qu’ils étaient au Bureau, puis rend la tablette à Matthew.

  • Ne fais rien sur un coup de tête, que tu puisses regretter plus tard, Quatre.
  • Envoie, se contente-t-il de répondre fermement.

Il s’appuie sur le dossier en inspirant profondément. Il choisit une période, et garde au bout du doigt la zone du boîtier de contrôle qui lui permet d’interrompre l’enregistrement. Matthew lui jette un coup d’œil peiné puis lance le programme. Tobias ferme les yeux et se laisse porter par son premier souvenir.

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