Divergente 4 - Résurgence

Chapitre 29

5759 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 02/09/2016 21:18

Le trajet dure une heure, dans un silence apaisant pour tous après la tension du pèlerinage au Bureau. Mark a indiqué que la destination se trouvait environ à mi-chemin entre le Bureau et le lac, vers l’Est. Tris s’est endormie, la tête sur les genoux de Tobias, épuisée par les émotions qui l’ont traversée dans le labo d’armement. Au moins, Christina ne voit aucune crispation sur son visage.

Parfois, par sécurité, Mark stoppe le camion, va vérifier l’intégrité de la piste qu’il suit, puis repart. Le paysage est sec, les bosquets sont petits, l’herbe rase sauf à certains endroits où, sans doute, une nappe d’eau affleurant le sol a permis à la végétation de renaître, et autorisé de hautes graminées ondulantes à prospérer. Plus ils s’éloignent du Bureau, plus les bois et les plantes sont nombreux, et variés. Le complexe doit absorber une grosse partie des ressources naturelles pour son développement.

Au bout d’une demi-heure de route, Mark reconnaît déjà les paysages qui caractérisent sa région natale. Des petits cours d’eau torturés, tordus comme des veines sur une peau ridée, des arbustes plus nombreux, des chemins balisés, un village au loin, dont il connaît plusieurs habitants. L’homme de la Marge a averti ses équipiers de la possible hostilité de certains habitants, qui ne peuvent pas encore oublier les souffrances, l’isolement, l’exploitation dont ils ont été victime du temps de David. La vigilance sera indispensable en permanence, même si la présence de Mark sera évidemment de nature à calmer certains agressifs.

Quand le chauffeur prévient qu’il ne reste plus que quelques kilomètres, Tobias réveille Tris, les affaires sont rassemblées, l’armement vérifié et fixé aux tenues. Il ne s’agit pas de préparer une offensive, mais d’être prêt en cas d’attaque. D’ailleurs, Tobias le répète : aucune agression ne doit provenir d’eux.

  • Il est préférable d’aller se présenter au village, pour ne pas avoir l’air louche, propose Mark. Et je ne serais pas fâché de revoir ma famille.
  • Tu nous guideras, Mark, approuve Tobias. Combien de personnes compte ton village, et combien sont armés ?
  • Nous sommes plus d’une centaine aux dernières nouvelles. Un tiers des adultes peuvent être armés, répond Mark. Mais avant tout, c’est un village calme, nous ne cherchons pas les ennuis.
  • C’est noté. Mais nous sommes clairement en infériorité numérique, même si nous sommes mieux préparés au combat. Pas d’héroïsme, ok ? Tris, ça ira ?
  • Oui, bien, confirme Tris en ajustant sa tenue d’Audacieux et vérifiant l’arrimage de son couteau, son arme favorite.

La jeune fille tresse ses longues mèches blondes pour empêcher le vent taquin, en les faisant voltiger, de lui boucher sa vue. Elle ouvre la porte latérale du camion et s’assoit au bord.

  • Qu’est-ce-que tu fais Tris ? demande Christina.
  • Je me mets à leur place, un gros camion bruyant et fermé, c’est hostile. Avoir une attitude décontractée en arrivant est déjà plus positif, ça prouve qu’on n’a pas de mauvaise intention, argumente Tris.

Derrière elle, Tobias sourit, du Tris tout craché. Une Audacieuse qui utilise son côté Erudit pour ne pas avoir recours à la force. Et c’est en ça qu’elle est différente de Beatrice, qui elle, était sur le pied de guerre tout le temps. La bienveillance domine Tris, là où la colère noyait Beatrice le plus souvent dans des réactions épidermiques qui faisaient douter de leur légitimité. Il reste à savoir si Tris frise ou non la naïveté dangereuse… Tobias se place debout près d’elle, appuyé le plus naturellement possible contre la paroi coulissante ouverte du camion, cramponné pour absorber les nombreuses inégalités de la piste.

Le village est en vue. Autour, des parcelles cultivées et des bosquets délimités tranchent avec le paysage sauvage qu’ils ont traversé pour y parvenir. Dans un enclos, cohabitent des chevaux, des chèvres et des volailles. A l’approche de l’enclos, Tris saute du camion en roulé boulé.

  • Tris ! Qu’est-ce-que tu fais ? crie Tobias.
  • Viens ! répond-elle en se dirigeant à petites foulées vers l’enclos.

Immédiatement, Mark stoppe le camion en entendant le cri de Tobias.

  • Je vais voir les enfants, dit Tris à Tobias qui l’a rejointe. Je pense que c’est la meilleure façon de se faire des amis, non ?
  • Ou de passer pour une kidnappeuse ! Tris, c’est trop risqué !
  • Tu es doué avec les enfants, je suis sûr que tu vas y arriver ! lui crie-t-elle en négligeant l’avertissement.

Résigné, le leader fait signe à Mark de continuer et lui demande de revenir avec le chef du village ou les membres de sa famille. Puis il rejoint Tris qui lui tend la main. Il la saisit en levant les yeux au ciel et ils couvrent les quelques mètres qui les séparent de la clôture. Elle n’en fait qu’à sa tête ! Tris va s’accouder sur la barrière en bois, et Tobias l’imite en prenant une attitude désinvolte. Deux petits garçons d’une huitaine d’années brossent ensemble un cheval, et observent le camion s’éloigner avec méfiance et curiosité.

  • Hey, bonjour ! lance Tris en faisant un signe de la main pour attirer leur attention.

Les gamins se retournent pour voir la nouvelle arrivante. Hésitants, ils se demandent qui sont ces étrangers qu’ils n’ont jamais vus.

  • Nous venons d’arriver, pouvez-vous nous aider ? leur crie Tris.
  • Vous êtes qui ? demandent prudemment les garçons de loin.
  • Des amis de Mark, vous le connaissez ?
  • Oui, mais Mark est parti.
  • Il est revenu, il est avec nous, dans le camion, dit Tris d’un ton enjoué en désignant le camion qui s’éloigne vers l’entrée du village.
  • C’est pas vrai ! crie l’un d’eux. Vous voulez quoi ?
  • Nous sommes venus avec Mark car il va nous apprendre à nager dans votre étang ! Promis ! Et si on allait ensemble pour vérifier ?

Les gamins approchent prudemment de la barrière, l’un des deux en boitillant.

  • Je m’appelle Tris, et lui c’est Quatre. Et vous ?
  • Tom, dit le premier garçon, et lui Sean.
  • Et le cheval ? demande gentiment Tobias. Il a un nom ?
  • Tonnerre, c’est mon cheval ! dit Tom d’un ton de défi.
  • On voit tout de suite que tu en prends soin, il est très beau, félicite Tobias avec une moue d’approbation. Mais tu boîtes, Tom, tu t’es fait mal ?
  • Tonnerre m’a marché sur le pied, c’est rien.
  • Tu es courageux, félicite encore Tobias. Mark est allé voir sa famille vous voulez bien nous emmener chez lui pour qu’on le retrouve ? Je peux même te porter sur mes épaules si tu veux, pour t’éviter de marcher.

Tom est manifestement tenté. Un cheval de trait de cinq cents kilos sur le pied, quand on a les baskets élimées, ça n’est pas une partie de plaisir.

Tris, elle, tend la main au deuxième gamin avec un sourire bienveillant et amical. Et puis, ils sont réellement mignons ces petits, pense-t-elle. Comment peut-on juste un instant imaginer que ce petit garçon soit de quelque manière que ce soit déficient ? Il est parfait, comme Tobias.

L’instructeur se met dos à la barrière, accroupi, et il attend que Tom monte sur la clôture, l’enjambe, pour se retrouver au dessus de ses épaules. Le plus jeune, Sean, moins méfiant, s’avance vers Tris, se faufile entre deux planches de la barrière et prend doucement la main que Tris lui tend toujours.

  • Je suis très contente de te connaître Sean, lui dit Tris doucement.
  • Viens, Tom ! crie Sean à son ami resté de l’autre côté de la barrière. Mark est peut-être vraiment revenu ?
  • Promis, juré ! souffle Tris à Sean avec un grand sourire.

Tom finit par se laisser séduire par l’idée de ne pas rentrer à pied en claudiquant, ce qui serait assurément humiliant devant les autres membres du village. Alors que dompter cette montagne de muscles pourrait lui donner un nouveau statut. En deux enjambées, il a pris place sur les épaules de Tobias et se retrouve à guetter les environs à plus de deux mètres du sol.

  • Wha, c’est presque plus haut que sur Tonnerre ! dit-il en se détendant.

Tobias sourit, il agrippe avec ses bras les pieds du gamin pour le sécuriser et se met en marche aux côtés de Tris en direction des premières maisons, à quelques dizaines de mètres de là.

Ils n’ont fait que quelques mètres quand surgit d’un buisson un jeune homme à la peau noire qui les met en joue avec un fusil.

  • Stop, ou je tire ! Lâchez les enfants !

Simultanément, Tris et Tobias s’immobilisent, tendus.

  • Jeff, baisse ton arme, tout va bien, ce sont mes amis ! lui demande tranquillement Mark en arrivant derrière lui accompagné de Peter et Christina en retrait, et en le prenant par les épaules.
  • Mark ?! Mais qu’est-ce-que tu fais là ? Je te croyais à la ville !

De surprise, le dénommé Jeff a baissé son arme et les enfants se sont un peu détendus. Plusieurs personnes arrivent en courant derrière Mark, deux femmes en tête, qui appellent les enfants par leur nom.

  • C’est ma mère, dit Tom, je dois descendre s’il te plaît.

Tobias s’accroupit et soulève le garçon sous les bras pour le poser délicatement au sol. Sean lâche la main de Tris et tous deux se précipitent vers leur mère respective. L’arrivée tonitruante de Jeff les a apeurés.

  • Tom, tu boîtes ? s’écrie la mère derrière Mark. Qu’est-ce qu’il t’a fait ?
  • C’est pas lui maman, c’est Tonnerre, il m’a marché sur le pied. Le monsieur m’a porté pour que je ne marche pas.

La mère enveloppe le petit garçon de ses bras d’un air méfiant, et l’entraîne vers les maisons en jetant un regard apeuré vers Tris et Tobias. Mark garde son attitude décontractée pour présenter ses amis aux quelques habitants de son village qui le rejoignent.

  • Jeff, voici mes amis Tris et Quatre. Ici, c’est Peter, et ma chère amie Christina. Jeff est un voisin et ami.
  • Nous ne voulons créer aucun ennui, essaie de rassurer Tobias en écartant les mains du corps.

Le dénommé Jeff jette un coup d’œil méfiant à l’équipement et à l’armement des étranges visiteurs plantés devant lui.

  • Tu crois pas qu’ils avaient autant de raisons que toi d’être armés ? lui souffle Mark en se penchant près de lui. Arrêtez de vous méfier les uns des autres, détendez-vous, tout va bien.

Christina et Peter, derrière lui, relâchent un peu la tension et retirent leurs mains du fourreau de leur arme. Mark joue son rôle de tampon, de négociateur, il faut l’aider. Christina et Peter s’approchent pour se poster près de Tris et Tobias. Soudain, la jolie métisse dit au jeune homme noir :

  • Mais je te connais toi ! Je suis sûre de t’avoir déjà vu ! dit-elle à Jeff.
  • Ben voyons ! répond-il d’un ton sec.
  • Attends, reprend Peter qui réfléchit les yeux plissés, je crois que tu as raison, Christina, il me dit quelque chose aussi !

Tris se concentre sur ses souvenirs, peut-être peut-elle aider Christina, dont elle a partagé la mémoire, pour mettre au clair son sentiment de déjà-vu. Mais c’est dans la mémoire de Caleb qu’elle trouve la réponse :

  • Vous avez raison tous les deux, souffle Tris, les yeux fermés.

Tous les regards se tournent vers elle. Mark essaie de dissiper la suspicion qu’arbore Jeff, complètement perdu.

  • Jeff, Tris a une mémoire extraordinaire. Elle peut t’aider, écoute-la.
  • Pourquoi l’aider ? demande Tobias.
  • Jeff est arrivé ici il y a plus de trois ans, il avait perdu la mémoire, explique Mark la main sur l’épaule de son ami.
  • Caleb l’a vu. C’était le jour de la Cérémonie du Choix, j’en suis sûre. Il était habillé en Audacieux, et il a choisi les Audacieux…  Il s’appelle Jeffrey Yates ! articule Tris en mettant des mots sur sa vision.
  • C’est quoi ça « la cérémonie du choix » ? demande Jeff d’une voix aiguë en s’énervant. Et comment elle sait que je m’appelle comme ça ? Même moi j’en sais rien !
  • On t’expliquera tout ce que tu voudras, le rassure Tobias. Maintenant que tu le dis, Tris, oui, c’est vrai, j’ai dû le croiser chez les Audacieux, mais il y habitait, moi j’étais un transfert. J’étais dans une autre partie des logements, et je ne m’occupais que des transferts et de l’Information. Je n’ai pas fait particulièrement attention à lui.
  • Ouiiii ! Tu as raison Tris ! s’écrie Christina. Moi c’est au lycée que je l’ai vu, mais il avait notre âge, il était aussi à la Cérémonie du Choix ! On ne l’a pas revu après la cérémonie, il ne faisait pas partie des novices. Que s’est-il passé ? Tris, tu sais ? Ou toi, Quatre ?
  • Hey ! Je comprends rien ! Ça suffit ! s’indigne Jeff.
  • Oui, venez, on va se poser, et répondre à ses questions, s’il le veut, propose Mark. Venez faire connaissance de ma famille.

Tout le groupe se met en mouvement. Le petit Sean, conquis par Tris et rongé de curiosité, a faussé compagnie à sa mère pour revenir voir les étrangers, amis de Mark. La jeune fille l’accueille avec joie et le prend à nouveau par la main. Sean semble très fier d’être le premier à avoir guidé ces impressionnants étrangers, vêtus de noir, armés et qui viennent de la ville.

Le village leur réserve un accueil mitigé. Certains visages sont fermés, voire hostiles. Peu se montrent accueillants, même si tous saluent Mark d’un signe de main amical. Mais sans aucun doute, le petit Sean limite les réactions négatives. Il arbore un large sourire, fier comme un coq de guider les visiteurs dans son village.

Autour d’eux, la plupart des maisons sont en bois, de simples chalets. Mais Tris se souvient avoir vu des tentes, des toiles et pas de maisons en dur, dans les patchs mémoriels. La précarité des habitants diminue, même si le niveau de confort est encore bien trop sommaire par rapport à la ville. Walter O’Neil a raison, il reste du travail.

Les maisons sont peu espacées, et les rangées de chalets séparées d’un large chemin de graviers et de terre tassée. Partout, des bacs en bois ou en pierre avec des plantes, des arbustes. Derrière chaque maison, des jardinets individuels. Les gens de la Marge se sont organisés et leur vie ressemble à celle des Fraternels, la technologie en moins.

Les visiteurs remarquent, sur les habitants postés avec curiosité sur le pas de leur porte, des vêtements d’Altruistes et de Fraternels. Les enfants, eux, portent des habits bien plus variés, parmi lesquels toutes les anciennes factions sont représentées, et mêmes mélangées sur un même enfant.

Mark entraîne ses amis entre deux chalets pour atteindre le jardin de sa maison, où une dame d’âge moyen s’affaire sur son potager.

  • Hey, maman !

La femme se redresse et arbore un large sourire en reconnaissant son fils. Avec une exclamation de plaisir, elle lâche son outil pour venir serrer Mark dans ses bras. Trapue, la peau bronzée et fripée par la vie au grand air, elle est le portrait de son rejeton.

  • Mark ! Les voisins m’ont dit qu’ils t’ont vu arriver, j’y croyais pas ! Tu vas bien mon fils ?
  • Très bien ! Tout se sait ici, maman, tu le sais bien ! Comment va papa ?
  • Il est au champ, ça va, ne t’inquiète pas pour lui, il nous enterrera tous ! Qu’est-ce-que tu m’amènes ? Des étrangers ici ?
  • Mes amis, maman. Et Ann ?
  • Ta sœur est partie au village suivant faire des échanges. Bon je vais faire de la chicorée, dit la femme sans plus de manières, va chercher les souches et prend les tasses. Jeff, viens m’aider.
  • Oui maman, dit Mark en souriant à ses amis et en faisant un clin d’œil à Christina.

La femme retourne dans sa maison, suivie de Jeff, en jetant un regard curieux à ses « invités ». Peter et Tobias suivent Mark pour ramener du fond du jardin des souches d’arbres qui servent de siège.

Durant une heure, le groupe découvre la femme rude qui a élevé Mark, dans un environnement sans aucune facilité. Celui-ci explique à sa mère et ses voisins présents l’objet de leur visite puis l’attention se concentre sur Jeff. Il devient vite clair que Jeffrey Yates a disparu entre la Cérémonie du Choix et le saut sur le filet marquant l’entrée chez les Audacieux. De toute évidence, il a été exfiltré, sans aucun doute en raison d’une plus que probable Divergence.

  • Divergence ? C’est quoi ça ? demande Jeff, abasourdi par ce qu’il apprend.

Tobias s’efforce d’expliquer les grandes lignes du système des factions, et ses failles, qui ont mené à la guerre civile, trois ans auparavant. Quand il devient difficile pour lui de parler, de Beatrice, de ses parents, du mur, du Bureau, c’est étonnamment Peter qui poursuit le récit. Jeff, les yeux ronds, découvre son passé enfoui dans un recoin inaccessible de son cerveau.

  • On m’a chassé de la ville pour m’éviter d’être traqué et exécuté par ces « Erudits » ?

Gravement, Tobias acquiesce.

  • Est-ce-que j’avais… une famille ? demande le jeune homme avec émotion.
  • Ton père Paul était un Audacieux, je l’ai croisé je crois, quand je suis arrivé dans la faction.
  • Etait ? interroge Jeff.
  • Il est mort peu avant la Cérémonie du Choix. C’était un homme violent, cruel. Avec le recul, je pense qu’il a été éliminé, mais sur le coup, cela a été présenté comme un suicide. Désolé, Jeff.
  • Et ma mère ?
  • Je ne sais pas, dit Tobias doucement, je n’ai jamais vu de femme avec Paul.
  • C’est pas possible…. murmure Tris à voix basse.

Perplexe, le jeune homme se tourne vers sa petite amie, étrangement silencieuse depuis la discussion avec Jeff.

  • Tris ? s’inquiète Tobias.

La jeune fille pose sa main sur le bras de Tobias, avec l’expression d’un chercheur d’or devant un filon.

  • Quatre ! Je crois que j’ai compris ce qui s’est passé !

L’attention générale se porte sur elle : jamais, elle n’a cette expression-là pour rien. A chaque fois, elle sort de son chapeau une évidence qui avait échappé à tout le monde… sauf à elle.

  • Jeffrey a disparu entre son choix et l’arrivée sur le toit du siège des Audacieux. Cette fois, ce n’est pas ma mère qui s’est occupée de lui, je crois, car elle est restée avec mon père prostrée jusqu’à la fin de la Cérémonie du Choix. Ils… venaient de perdre en quelques minutes leurs deux enfants. Si ce que Peter a suggéré dans le refuge trois est vrai… Marcus était complice de ma mère pour évacuer certains Divergents.
  • Bien vu, Pète-Sec, dit Peter en sifflant, fier que sa suggestion s’avère concrètement très réaliste.

Sidéré, Tobias dévisage Tris comme s’il venait de voir un fantôme. Son père, qui l’a battu, séquestré, humilié, isolé, aurait sauvé la vie d’autres Divergents, ça le dépasse… La jeune femme poursuit son idée, alternant des regards vers Tobias, Jeff, et les moments de réflexion les yeux clos, comme à son habitude. Le silence s’est installé dans le groupe, le charisme de Tris a éteint les voix. Même la mère de Mark regarde avec étonnement la jeune fille réfléchir.

  • Marcus a dû mettre Jeffrey à l’écart et lui administrer le sérum d’oubli, il y avait accès facilement en tant que leader des Altruistes. Il l’a sûrement emmené au refuge et ma mère a prévenu le Bureau. Mais Jeff doit être génétiquement déficient, au sens de David, et il a été mené ici.
  • Pourquoi Marcus n’a rien dit ? s’étrangle Tobias.
  • Il a eu le sérum d’oubli aussi, même si apparemment, il a pu recevoir aussi l’antidote par la suite. Il n’a peut-être pas récupéré tous les détails de ses actes d’avant.
  • Oui, à Milwaukee, c’est possible, si on s’investit dans la ville en échange, dit Peter. On peut s’offrir l’antidote, à des doses variées.
  • Tu le savais ? s’indigne Tobias.
  • Qu’il avait pu bénéficier de l’antidote ? Oui. Tu t’en es aperçu tout seul non ? répond Peter d’un ton moqueur.

Tobias lève les yeux au ciel. Décidément, l’ancien novice de la promo de Beatrice est toujours aussi odieux quand il s’y met.

  • Je crois que ce n’est pas tout, dit Tris. Je suis moins sûre et ça mérite d’être vérifié, mais…
  • Dis-nous Tris, l’invite Tobias, la main posée sur la sienne.
  • Dans tes transferts mémoriels, poursuit Tris, Beatrice et toi étiez chez les Fraternels, avec Marcus, et Caleb.

Tobias acquiesce, il se souvient parfaitement de leur période de retraite chez les Fraternels.

  • Vous étiez dans le bureau de Johanna, Beatrice venait de… se battre avec Peter devant tous les Fraternels.

Les yeux se tournent un instant vers Peter.

  • Cette furie m’a gratifié de la jolie cicatrice que j’ai sur la joue… Mais la tienne est plus belle encore, Tris, un vrai trophée de guerre ! insinue le pédant personnage en montrant du doigt la petite cicatrice horizontale qui barre sa pommette gauche.
  • Boucle-la, Peter, crache Christina.
  • Johanna a dit qu’elle… comprenait la frustration de Beatrice, de ne pas avoir pu protéger ceux qu’elle aimait, qu’elle comprenait très bien ce que ça faisait. Elle semblait avoir… déjà vécu ça, dans la vision que j’ai vue. Je ne saisissais pas pourquoi cette femme si douce, si gentille, pouvait être amie avec ton père, sachant ce qu’il t’a… fait endurer. Peut-être avait-elle simplement une… dette envers lui ? Elle a, en travers du visage, une cicatrice qui pourrait correspondre au caractère que tu décris de Paul Yates…
  • Tu insinues que… Jeff, Jeffrey… sa mère… Johanna ? bafouille Christina.

Tris hoche la tête en signe d’assentiment. Tobias, sans expression, regarde sa petite amie lui démontrer que son père est un homme bon, qu’il a risqué sa vie pour sauver celles de Divergents, alors qu’il a usé d’une bien autre méthode avec lui. Jeff, les yeux aussi grands ouverts que sa bouche, écoute une parfaite inconnue reconstituer le puzzle de sa vie effacée.

  • J’ai… une mère ? articule-t-il.
  • Je… ne suis pas sûre de ça, Jeff…
  • Mais elle a sûrement raison, ça semble parfaitement logique, murmure Tobias en se réveillant de son mutisme.
  • Pourquoi elle… n’a pas essayé de me chercher ? demande Jeff, très ému.
  • Je pense qu’elle te croit mort. C’est une femme fantastique, jamais elle n’aurait abandonné, si elle avait su son enfant vivant, j’en suis certain, plaide Tobias.
  • Quatre, la tablette ! suggère vivement Christina.
  • Oui, c’est une très bonne idée, confirme Tris, tu as des images de Johanna, elle apparaît sur des articles de journaux !
  • Je vais la chercher, propose Peter pour paraître utile au milieu de ces révélations.

La tablette provoque un véritable attroupement, quelques voisins attirés par la curiosité se sont regroupés autour de l’écran. Christina et Peter font défiler les images, expliquent, détaillent, répondent aux questions qui fusent de tous les côtés. Il semble évident que Johanna a des traits communs avec Jeff, confortant chacun dans la probabilité très forte qu’elle soit sa mère ou en tout cas, une personne de sa famille. Jeff veut tout savoir, tout regarder. Il comprend mieux d’où lui venait sa dextérité pour les armes, son éducation chez les Audacieux lui a permis d’accéder aux entraînements précoces des adolescents.

Le leader de l’équipe est resté en peu en retrait et a tendu la main à Tris pour l’attirer à lui. Il a l’impression de ne pas avoir pu l’embrasser depuis bien trop longtemps, mais ce n’est pas le lieu. Il se contente de la tenir par la taille et d’apprécier sur ses épaules le poids des bras de Tris noués derrière sa nuque.

  • Tu as encore fait un miracle aujourd’hui, lui dit-il doucement.
  • C’est Christina cette fois, pas moi, répond-elle en souriant.
  • Il n’y a pas que Jeff, les enfants aussi.
  • Je me suis souvenu des enfants dont tu t’occupais chez les Fraternels, les enfants réconcilient les gens.
  • Ce ne serait pas correct si je t’embrassais ici ? lui demande-t-il à voix basse en fixant ses lèvres avec envie.
  • Je n’ai vu personne le faire parmi les villageois, ce n’est peut-être pas la coutume… regrette Tris.

A côté du groupe agglutiné autour de Peter et de Christina amusés, qui montrent des images de la ville, la mère de Mark jette un œil à son fils. Il dévisage la jeune fille à la peau mate avec une admiration et une gourmandise qu’il ne cherche même pas à dissimuler, il a l’air heureux. De l’autre côté, elle voit un grand jeune homme brun, taillé comme un roc, mais qui sourit tendrement à une jeune fille aux longs cheveux d’or, qu’il enlace et dévore des yeux. Elle voit aussi le petit Tom les rejoindre en courant, en boitant pour soulager ses orteils maltraités par le sabot de son cheval. Il dérange l’aparté intime du couple, mais Tris caresse ses cheveux en souriant, et Tobias le soulève pour le mettre sur ses épaules : il veut voir les images lui aussi, et de cette hauteur, il sera le roi du monde. Le chef évident du petit groupe se rapproche de l’attroupement et la mère de Mark voit les yeux du petit briller d’excitation et de curiosité, en découvrant les images.

Le temps des descentes de milices du Bureau vivant armes au poing, cruels, sanguinaires, obnubilés par la génétique et la pureté, séparant les familles, rejetant les vieillards, lui semble enfin faire partie du passé. Ces étrangers semblent « normaux », sans animosité envers eux. L’espoir revient dans les coins les plus reculés des terres.

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