Un cowboy entre dans un bar, et un Docteur le suit

Chapitre 1 : Un cowboy entre dans un bar, et un Docteur le suit

Chapitre final

4405 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 19/04/2020 12:50

Un cowboy entre dans un bar,

et un Docteur le suit



One-shot écrit dans le cadre du défi d’avril/mai 2020 : Il était une fois dans l’Ouest.



Il y avait eu un drôle de bruit. Un bruit semblable à celui produit par les cordes frottées d'un piano, mais à l'envers. Autant dire que ce n'était pas un bruit qu'on entendait tous les quatre matins.


Herberto se rua hors du saloon, curieux de connaître la source de cet étrange cri rauque qu'il ne connaissait à aucune locomotive, aussi rouillée soit-elle.


Il tomba alors nez à nez avec une drôle de baraque. Ah, ça, pour être bizarre, elle l'était !


On aurait dit une grosse boîte de bois, peinte en bleue. Un petit panneau noir indiquait en blanc l'inscription Police Public Call Box, et deux pseudo-fenêtres opaques étaient incrustées sur ce qui ressemblait à une porte.

Un étrange homme en sortit. Peau blanche, nez convexe, et une tignasse châtain en bataille. Il n'avait aucune tache de terre ou de sable sur ses vêtements, qui d'ailleurs n'étaient absolument pas propices ni à la saison, ni au travail des bêtes.


« Excusez-moi jeune homme, l'apostropha l'énergumène en faisant un premier pas dans le sol poussiéreux. Pourriez-vous me dire quel jour sommes-nous ? »


Le jeune homme le fixa sans comprendre, et haussa les épaules, avant de répondre.


« Le 12 juin, m'sieur.

— Quelle année ?

— 1860, m’sieur.

— Ah. »


L'homme compta rapidement sur ses doigts, avant de relever la tête.


« Cent soixante-cinq ans trop tôt, grommela-t-il pour lui-même. Et où sommes-nous, je vous prie ?

— San Antonio, m'sieur. Vous venez d'où ? Parce que, honnêtement, elle est bizarre votre boîte, elle était pas là y a une heure quand j'suis rentré dans l'saloon. »


Il se retourna, faisant voler son long manteau brun dans un coup de vent, et observa à son tour la grosse boîte bleue de laquelle il sortait.


« Ah, ça, c’est normal. Ne t’en fais pas, euh…

— Herberto, m’sieur. J’m’appelle Herberto.

— Bien. Ne t’en fais pas, Herberto. »


Maintenant qu’il le remarquait, le Blanc avait un fort accent du vieux monde, malgré son espagnol impeccable, ce qui déjà était rare pour un Blanc pareil.


« Vous v’nez d’où, m’sieur ?

— D’assez loin, je dirais. Je ne sais pas trop, à vrai dire. Tu m’as dit qu’on était en 60 ?

— Exact.

— Le 12 juin ?

— Demain on fête notre patron, Saint Antoine de Padoue, m’sieur.

— Ah, mais oui, comment ai-je pu oublier ? »


L’homme se frappa le front. Il oubliait beaucoup de choses ces temps-ci.

Après avoir fait ses adieux à son précédent compagnon de voyage, il s’était embarqué dans quelques aventures rocambolesques à travers l’espace et le temps, comme il en avait l’habitude. La tâche de se rendre en ces lieux à une date précise lui était subitement revenue à l’esprit, mais même là encore il n’était pas foutu de se rendre à la bonne époque. Au moins, le lieu était le bon, ce qui n’était pas monnaie courante, encore une fois.


« Qu’est-ce qu’un blanco comme vous vient faire ici, m’sieur ?

— Ah ça, si je le savais, murmura-t-il. On m’a donné rendez-vous ici, mais je me suis trompé dans la date. »


Il y eut un silence. Puis le jeune Texan posa une question qu’il aurait peut-être dû formuler bien plus tôt, pour des besoins scénaristiques, probablement.


« C’est quoi vot’ nom, m’sieur ?

— Je suis le Docteur.

— Je vous ai demandé vot’ nom, pas vot’ boulot.

— C’est à peu près la même chose pour moi, vois-tu. »


Herberto le fixa intensément, avec curiosité et fascination. Quel drôle de personnage, décidément. Il débarquait dans une étrange boîte bleue, parlait avec le même accent que certains des colons de l’est, et articulait aussi aisément qu’un hispanisant natif. Sans oublier le fait qu’il était bien plus pâle que les individus d’origine mexicaine qui vivaient à San Antonio.


« Et toi ? Tu fais quoi dans la vie ?

— J'suis un vaquero, m'sieur, répondit le jeune homme en réajustant son chapeau qui le protégeait des rayons intenses du soleil. Je conduis les bêtes à l'autre bout du désert.

— Oh, un cowboy ? Ça fait une éternité que je n'en ai pas rencontré !

— Pourtant il n’y a que ça dans les environs, » répondit Herberto avec incompréhension.


Décidément, c’était un drôle d’homme qu’il venait de rencontrer.


« Ah, suis-je bête, fit-il finalement. Mes vêtements ne sont pas d’époque. »


Ah ça, en effet. Il dénotait complètement. D’une part parce qu’il était aussi propre qu’un homme du vieux monde, alors que chaque façade de bâtiment et chaque bête était recouverte d’une fine couche de poussière ici, et d’autre part parce qu’il portait, il fallait l’avouer, une tenue qui, vous en conviendrez, ne ressemble en aucun point à celles que portaient les individus de cette époque, et que voici : fidèle à lui-même, le Docteur avait enfilé ce matin-là un costume trois-pièces — le bleu, vous savez combien il l’apprécie — avec chemise et cravate, ainsi qu’une paire de baskets. Oh, comme il aimait ces vêtements du vingt-et-unième siècle. Convaincu qu’il ferait frais là où il atterrirait, il avait aussi enfilé son long manteau qu’il affectionnait tant. Et voilà qu’il se retrouvait ainsi vêtu, en plein Far-West, à discuter avec un cowboy. Il allait d’erreurs en erreurs, comme toujours. Après tout, c’était ainsi que commençait la plupart de ses aventures, n’êtes-vous pas d’accord ?


« Va m’attendre dans le saloon, je t’y rejoins dès que je suis prêt.

— Vous allez où, m’sieur ?

— Me changer ! »


Il pressa Herberto, qui n’eut d’autre choix que de retourner à l’intérieur où d’autres meneurs de troupeau engloutissaient verres après verres. Dans cette pièce fermée d’où émanaient relents d’alcool et de cigarettes, sans oublier la transpiration et quelques autres effluves peu agréables pour l’odorat, il rejoignit le comptoir où il commanda un verre, histoire de s’hydrater le gosier.


Rapidement, un individu inconnu de tous — sauf de Herberto — débarqua dans l’entrée de la pièce. Vous l’aurez bien évidemment deviné, puisque sinon cela n’aurait aucun sens, il s’agissait du Docteur.

Il n’avait pas vraiment changé ses vêtements, à vrai dire. Il avait juste troqué sa longue veste contre une autre plus courte et ressemblait de près et de loin à celles que portaient les gens de l’époque, et avait ajouté à cela un chapeau aux larges bords et à haute calotte. Décidément, le TARDIS renfermait de nombreux secrets, comme celui de disposer d’une immense garde-robe, en plus de celui qui l’obligeait à toujours emmener le Docteur là où il ne voulait pas.


Il resta un instant dans l’entrée, comme s’il guettait une quelconque réaction. Tout ce qu’il obtint fut une apostrophe du barman, qui lui demanda s’il comptait rester là. Heureusement qu’il prit la parole, sinon il aurait fallu que quelqu’un d’un peu plus puissant, comme, par exemple, une entité omnipotente qui pourrait ressembler à Dieu pour ces personnages hauts en couleur — bien qu’il soit un peu pompeux de nous considérer comme des dieux — daigne les faire réagir ; mais nous nous égarons.

Quoi qu’il en soit, le barman le siffla donc, en lui proposant gentiment de boire quelque chose.


« Eh, toi, là, au lieu d’nous faire de l’ombre, tu veux du tord-boyaux ? »


Oui, certes, certaines formulations sont toujours plus plaisantes que d’autres.

Et le Docteur était du même avis.


Il s’avança d’un pas léger jusqu’au comptoir, croisant au passage le regard de quelques drôles d’hommes aux visages couverts de cicatrices — étaient-ils des hors-la-loi ? — qu’il évita presque aussitôt, et s’accouda sur l’immense plan de travail en bois vernis, à moins que ces reflets ne soient dus à des verres renversés ou bien encore des verres brisés par quelque ivrogne un peu têtu ? Il étouffa une grimace qui commençait à se dessiner sur son visage d’homme trentenaire, et lui répondit.


« Servez-moi une de vos meilleures cuvées, je vous prie !

— T’es pas d’ici, eh ?

— Cela vous pose-t-il problème ? Refusez-vous de servir les étrangers ?

— J’aime pas les hombres blancos comme toi. Vous parlez fort pour rien dire. Qu’est-ce qu’tu viens faire à San Antonio ?

— Je suis à la recherche de quelque chose… Ou bien de quelqu’un. C’est difficile à expliquer. »


L’homme leva un sourcil. Herberto s’approcha afin de mieux entendre cette conversation.


« N’avez-vous rien remarqué d’étrange par ici, ces temps-ci ? Des disparitions, des phénomènes inexpliqués ? »


L’homme cracha dans le verre qu’il essuya ensuite d’un coup de chiffon.


« J’crois pas. P’têt des bêtes qui s’font voler, mais ça c’est sûrement ces hijo de puta de l’est qui viennent nous les voler.

— Seulement des bêtes, alors ?

— Il y a bien l’vieux Héctor, il dit qu’il a vu un monstre venu bouffer son bétail, lança alors Herberto de sa voix nasillarde, en s’incrustant dans la conversation.

— Un monstre ? répéta le Docteur en écarquillant les yeux, à la fois surpris et intrigué.

— L’vieux Héctor ? Il raconte n’importe quoi depuis l’accidente en la mina.

, , il dit que c’est là qu’il l’a vu pour la première fois ! »


Le garçon n’en démordait pas. Le tavernier non plus, il fallait dire.


« Il a encore forcé sur l’alcool, esta borracho. Il n’y a pas de monstre.

— Il en parle souvent. Il dit qu’il a vu une grosse bête dévorant ses chèvres ! Un chupacabra !

— Si vous me le permettez, interrompit le Docteur alors que les deux Texans s’excitaient de plus belle, où se trouve ce Héctor ? »


L’homme grogna quelque chose, avant de lui répondre d’un air distant.


« La maison la plus à l’ouest de San Antonio. Là-bas y a que des mauvaises herbes. Allez pas croire qu’il vous ouvrira la porte. Il aime pas recevoir d’la visite. »


Peut-être que, finalement, le Docteur avait une raison de se trouver en ces lieux. Après tout, à quoi bon raconter une histoire s’il n’y a rien d’intéressant dedans ? Autant passer tout de suite à la décevante conclusion d’un chapitre bien trop long dans lequel aucun rebondissement n’égaye la lecture, histoire de se dire qu’on a fini de le lire, et pour pouvoir enfin passer à autre chose.


Il remercia sobrement ses informateurs, et sortit du saloon. La lumière aveuglante du soleil l’éblouit une seconde ou deux, avant que ses yeux ne s’habituent de nouveau à l’éclairage extérieur. S’il était ravi de s’être séparé de la puanteur ambiante de la bâtisse, l’odeur âcre des terres arides ne le ravit pas plus. Prenant la direction que lui avait indiqué l’homme, il parvint à une vieille cabane entourée de dizaines voire de centaines de plantes vivaces qui avaient frayé leur chemin dans les environs, et qui craquaient sous les semelles du Seigneur du Temps. Ah, il est vrai qu’il ne pleuvait pas souvent là-bas, et encore moins en été.

Il toqua à la porte — c’était d’ailleurs surprenant qu’elle n’ait pas cédé sous le poids des années — et le grognement guttural d’un homme au fort accent — à moins que ce ne fût la quantité phénoménale d’alcool trouvable dans son sang — lui demanda peu poliment de faire demi-tour. Il apprit par la même occasion, une demi-douzaine de jurons qui lui étaient jusqu’alors inconnus, malgré toutes ses années à sillonner cet univers qui, décidément, n’en avait jamais fini de le surprendre. Avec toute la chance qu’il avait, peut-être se réincarnerait-il un jour en rouquin comme il le désirait tant ? Ou encore plus improbable, peut-être deviendrait-il une femme ? Non, les cheveux roux étaient bien plus vraisemblables.


Il réitéra son action, et le vieillard qui vivait là ouvrit en grand la porte d’un coup sec, avant de hurler dans un langage fleuri qui ressemblait à ceci :


« Crévindiou, il va se la garder dans ses poches sa main ce maroufle avec tout son tintouin ! Madre Dios, qu’est-ce que j’ai bien pu faire pour qu’un hijo de puta vienne m’emmouscailler ! »


Le Docteur frémit, tant il n’avait pas l’habitude qu’un vieux Texan vienne le traiter de tous les noms juste parce qu’il avait voulu être poli et avait toqué à la porte. Soit. Certaines personnes mal lunées ne pouvaient comprendre la politesse des autres, nous avons tous un voisin ou une connaissance qui joue le jeu du plus renfrogné.


« Bonjour, mon brave, lança-t-il, un large sourire dessiné sur ses fines lèvres. Je viens vous voir au sujet de vos chèvres…

— J’ai pas d’chèvres, gilipollas. Elles ont été bouffées par c’truc.

— Justement, c’est à propos de cette… chose ? J’ai entendu parler d’un chupacabra.

— C’en était un ! » hurla l’homme alors que ses yeux sombres s’écarquillaient, globuleux, et semblaient à deux doigts de s’extraire de leur orbite ; plutôt que deux doigts, il suffisait visiblement juste qu’il tousse un poil trop fort pour que cela suffise. « Je l’ai vu, de mes propres yeux, ajouta-t-il en pointant de ses gros doigts gonflés les globes oculaires un peu trop près du bord, avec sa langue et ses narines, il buvait leur sang avec sa trompe et faisait de la bouillie avec leurs tripes ! Un monstre ! Un véritable monstre !! »


Heureusement que ses quintes de toux cessèrent, puisqu’il aurait fallu d’une syllabe supplémentaire pour que le Docteur doive assembler le peu de connaissances en biologie humaine qu’il possédait afin de remettre en place les organes de la vision de ce vieillard qui avait visiblement un peu trop forcé sur la boisson. Ou peut-être disait-il la vérité ? En tous les cas, son corps était à bout, et il reprit difficilement son souffle.


« Je suis un tueur de bêtes dangereuses, annonça finalement le Seigneur du Temps en lui présentant son papier psychique, qui laissait voir à l’autre ce qu’il désirait. Comme vous pouvez le voir ici. Je cherche des informations avant de me lancer dans ma traque. Ne vous en faites pas, votre bétail sera vengé. Pourriez-vous seulement me dire où vous avez vu cette bête, et à quand ça remontait ? »


Étonnamment, l’homme s’était calmé, et lui avait répondu plus calmement qu’il ne l’aurait cru. Il le mena jusqu’à l’endroit où il avait aperçu le monstre, et où il restait quelques traces du carnage qui avait eu lieu.


« Mes pauvres chèvres, se lamentait le vieil ivrogne, mes pauvres Maria et Paula, ah, madre Dios.

— Combien aviez-vous de bêtes ?

— Deux. Mais elles étaient si belles ! »


Alors qu’il déplorait encore une fois la perte de son bétail, le Docteur se renfrogna. On lui avait parlé d’un troupeau, il s’était imaginé plusieurs dizaines de bêtes, pas juste deux pauvres biques. D’un coup, la terrible bête — dont il supposait une origine extra-terrestre, sinon pourquoi serait-il présent en ces temps et lieux ? Il était toujours question d’extra-terrestres avec lui ; après tout, lui-même en était un — qu’il voulait traquer lui parut moins dangereuse et impressionnante. Il ne serait guère étonné s’il faisait finalement face à un pauvre coyote affamé.


De fil en aiguille, ou plutôt de témoignage en preuves, il sembla remonter la piste de la bête. À une certaine distance de la ville en plein essor trouvait-on une caverne au sujet de laquelle on racontait des légendes effrayant les enfants. Bien que les adultes affirment que ces histoires visaient à les dissuader de s’approcher de la grotte et de s’y perdre, ils semblaient la redouter peut-être même plus que le public visé dans un premier temps. Belle ironie, ne pensez-vous pas ?


Quoi qu’il en soit, il avait pris la direction de cette pas-si-merveilleuse caverne qui n’appartenait certainement pas à un certain Ali Baba, pour cause de temporalité et de localisation géographiques incorrectes. Qu’aviez-vous donc en tête ?

Comme si la curiosité et le courage du jeune homme l’avaient fortement motivé à suivre cet étrange individu qui n’était Docteur que de nom, Herberto l’accompagnait. Lorsqu’il l’avait vu dégainer un étrange bâtonnet qui mesurait à vue de nez quatre pouces, de la couleur du bronze, et à l’embout d’argent, il l’avait fixé avec incompréhension et curiosité. L’homme trentenaire avait appelé ça « tournevis sonique » mais il ne voyait aucunement à quoi cet outil pouvait servir.


« Pensez-vous qu’il y a vraiment une bête qui rôde ici ?

— J’ai prouvé l’existence de la bête du Gévaudan en Lozère, alors que tous m’affirmaient que je me trompais. Les livres d’histoire continuent de dire qu’elle n’a jamais été identifiée, mais c’est juste qu’ils ont honte de savoir qu’il ne s’agissait que d’une grosse taupe.

— Mais de quoi vous parlez encore ? »


Et cela n’avait été que l’une de leurs trop étranges interactions auxquelles le jeune texan ne comprenait pas le moindre des plus traîtres de ses mots.


La grotte était sombre, et cet étrange « tournevis » émettait une lueur suffisante pour leur permettre de voir où ils mettaient les pieds. Les bottes aux étriers de Herberto claquaient à chaque pas qu’il faisait, tandis que le Docteur avançait en silence, les semelles caoutchouteuses de ses baskets lui assurant un semblant de discrétion.


« Vous êtes sûr de vot’ coup m’sieur ? » risqua le jeune cowboy d’une voix peu hardie, pour ne pas dire tremblante.


L’homme lui adressa un sourire qui se voulait rassurant, mais avec l’éclairage verdâtre, autant dire que cela inquiéta d’autant plus Herberto.


« Allons mon garçon. J’ai un atout qui me permettra d’immobiliser la bête à coup sûr ! »


Il tapota la poche avant de sa veste, qui émit un bruit mou, un peu comme celui que l’on entend lorsqu’on tape un bout de steak de bœuf du plat de la main. Ce serait franchement amusant que c’en soit justement un. Mais aucun homme censé n’irait se balader avec un bout de viande. Il n’avait pas tort, mais il ignorait surtout que le Docteur n’était, justement, pas un homme.


« Si la bête nous résiste, cependant, j’ignore ce qu’il nous faudra faire. Fuir, peut-être ? »


Il laissa s’échapper un rire qui n’avait rien de jovial. Herberto ne releva pas, et se contenta d’avancer un peu plus dans les profondeurs de cette grotte sombre et dans l’inconnu.

Il n’avait pas peur, non. Il avait déjà affronté bien pire que ça, entre quelques traversées du désert vers l’ouest avec son bétail, mais étrangement cette fois-ci la peur le prenait bien plus aux tripes. Pourtant cette histoire de bête ne servait qu’à effrayer les enfants. Alors pourquoi en avait-il si peur ? Ah, si seulement son fidèle chien était encore de ce monde, il les aurait défendus corps et âme !


« Tu entends ces grognements ? On approche. Allons-y, Herberto ! »


Il est vrai que cette phrase sonne mieux lorsqu’il s’adresse à un individu nommé Alonzo, mais ne nous attardons pas sur les détails.


« Attendez ! s’étrangla le garçon. Ne foncez pas tête baissée ! »


Le Docteur s’enfonça un peu plus dans la caverne ; il avait trouvé un renfoncement, dont la galerie menait à une éclaircie ; là-bas se trouvait leur cible. La bête se terrait ; une odeur de putréfaction se dégageait de l’endroit où elle s’était cachée.

 

« La voi—là ? »


La voix du Seigneur du Temps se bloqua dans sa gorge alors qu’il constatait la monstruosité de la bête.

Enfin, « monstruosité » était un grand mot.

La pauvre créature n’était rien de plus qu’un quadrupède dans un sale état, le poil couvert de boue, et la peau sur les os. Elle se mit difficilement debout et commença à grogner dans leur direction, comme si elle tentait de les intimider pour les inciter à repartir. Tremblante, elle tenait à peine sur ses quatre pattes, et montrai ses crocs rougis par le sang des carcasses qu’elle avait dévorées.


« Chut, souffla le Docteur en avançant doucement. Tout doux. Tu as faim, non ? »


Il approchait pas à pas, son tournevis toujours fermement maintenu entre ses doigts, duquel bourdonnait encore et toujours ce bruit désagréable pour les tympans. Couplé au grondement rauque de la créature, cela évoquait un concert dissonant dans une harmonie de banjos désaccordés.


« Tiens, mange, » ajouta-t-il en lui envoyant ce qu’il avait dissimulé dans sa poche : une pièce de viande soigneusement emballée dans un mouchoir.


Il envoya la friandise à travers la grotte, et elle tomba au sol dans un bruit étouffé. La bête se jeta dessus et l’engloutit en autant de temps qu’il fallait pour prononcer le célèbre mot d’Edmond Rostand « hippocampéléphantocamélos » ; vous vous doutez bien que ce n’est pas chose aisée pour une langue peu entraînée, mais le Docteur n’avait pas besoin de perdre son temps avec ces néologismes littéraires, il avait d’autres chats à fouetter, ou plutôt, en l’occurrence…


« Herberto, c’est un chien.

— Un… chien, vous dites ?

— Un chien, un canidé, un canis lupus, je sais pas en quelle langue je dois vous le dire, mais oui, c’est un chien. Quelle pauvre bête.

— Vous voulez dire que cette bête féroce qui a bouffé les deux chèvres du vieux Héctor est un vieux clebs ?

— C’est bien cela. Regarde-le comme il est mignon. »


Sans crainte d’être mordu ou dévoré par la bête, le Docteur s’était agenouillé devant lui et avait commencé à gratter son poil sali par la boue et les saletés, sans parler des puces qui semblaient la démanger.


« Je vais le baptiser Carlos, qu’en dis-tu ? Il a une tête à s’appeler Carlos.

— Carlos ? »


Le chien releva la tête, ses yeux noirs dévisagèrent Herberto avec curiosité. Puis, sans crier gare, il se mit à violemment secouer la queue avant de japper.


« Carlos, c’est toi mon chien ? »


Aboiement du canidé. Probablement d’approbation.


Herberto se jeta près de lui, et le serra dans ses bras.


« Drôle de chupacabra, n’est-ce pas ? La pauvre bête devait être affamée et s’est rabattue sur ce qu’elle trouvait, à savoir les chèvres de Héctor. C’est ton chien ?

— Je croyais l’avoir perdu lorsque des desperados ont attaqué mon convoi y a des mois, expliqua le Texan, avant de se repencher sur son vieux compagnon. J’en reviens pas, après tout ce temps ? Mon pauvre. Tu as dû te sentir seul… »


Ainsi se finit une aventure qui, finalement, n’avait pas mis en scène de créatures extra-terrestres menaçant un petit village du Texas, à part, évidemment, le Docteur.

Ce dernier, après quelques adieux peu déchirants, reprit la route à travers le temps et l’espace, bien qu’il n’existe, comme vous vous en doutez, aucune route de cette sorte.


Hernando aurait peut-être pu devenir un nouveau compagnon le suivant à travers toutes ses aventures, mais le jeune homme était probablement un peu trop amoureux de son labeur de cowboy pour suivre un extra-terrestre solitaire jusqu’à l’autre bout de l’univers, et peut-être même au-delà. Et puis, peut-être que son esprit de Texan du dix-neuvième siècle était trop étriqué pour comprendre les savoirs qu’il était susceptible de découvrir aux côtés du Seigneur du Temps.


Le Docteur soupira, penché sur la console de commandes du TARDIS. Le voilà reparti pour de nouveaux voyages.

Où le mènera son fidèle vaisseau ?

Abaissant le levier, il le laissa décider de leur prochaine destination. Quelques tremblements secouèrent la cabine.


De l’extérieur, on entendait cet étrange bruit semblable à celui produit par les cordes frottées d'un piano, et l’étrange boîte de bois bleu disparut faiblement, jusqu’à laisser un carré tracé dans le gravier à l’endroit où elle s’était installée le temps de cette courte aventure.


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