Une Nouvelle Terre

Chapitre 1 : New New Docteur

5478 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 29/10/2023 14:19

La nuit où Rose Tyler rencontra le Docteur fut une nuit qu’elle n’oublierait jamais. Elle s’était envolée avec un homme qu’elle connaissait à peine, un homme avec deux cœurs, pour voyager avec lui à travers l’espace-temps dans son vaisseau miraculeux, le TARDIS. Il lui avait fait découvrir un monde de monstres, de folie et quelque chose dont elle avait si désespérément besoin: un but.

Avant, sa vie avait été monotone. Les boutiques et les banlieues. La télé et les voitures. Le bruit et les gens. Le monde ordinaire. Elle était une simple vendeuse désœuvrée issue d’un HLM dans le sud de Londres, qui avait quitté l’école à 16 ans, vivait avec sa mère, sortait avec un garçon du coin appelé Mickey Smith et perdait des semaines et des mois de sa vie à plier des pulls dans une grosse boutique de shopping au centre-ville. Chaque jour avait été le même, Rose se disant qu’elle valait tellement mieux que ça – elle qui avait toujours songée à reprendre ses études, passer ses examens ; de devenir ambulancière, dessinatrice, plombière, quelque chose, n’importe quoi…

Des rêves ordinaires, devenus du gâchis.

Et puis un jour, la boutique de Rose avait explosé, elle avait rencontré un alien nommé le Docteur, et sa vie avait changée à tout jamais. Suspendue au bout d’une chaîne sous l’Œil de Londres, combattant une armée de mannequins meurtriers, Rose réalisa qu’elle était capable de tellement, tellement plus. Elle avait découvert ce jour-là qu’une boîte bleue téléphonique pouvait être beaucoup plus grande à l’intérieur qu’à l’extérieur. Et son esprit s’était agrandit avec. Joyeusement ! Les aliens, les monstres, les invasions… tout était réel, tout était vrai ! L’univers était tellement plus grand que le boulot, et sa mère, et son amie Shareen, et les jobs et les dettes et faire les courses sur un budget SMIC, rentrer à la maison en bus, manger des frites ou passer ses soirées au lavomatique parce que tous ses jeans sentaient la graisse. Oh, tellement plus grand ! Plus rien n’avait de sens désormais, et le danger était partout.

Et elle, Rose Tyler, 19 ans, vendeuse à Londres, avait sauvé le monde. Le Docteur lui avait montré une meilleure façon de vivre sa vie, et lorsqu’il proposa à Rose de l’accompagner, il lui avait laissé un choix : rester chez elle avec sa mère et son petit ami, ou bien tout laisser tomber et saisir sa chance d’aller voir l’univers.

Et alors Rose avait couru jusqu’à cette boîte, franchie ses portes bleues grandes ouvertes… vers l’aventure.

Le Docteur lui montra des choses qui dépassaient son imagination. Il l’emmena voir des systèmes stellaires bien au-delà des limites de l’exploration humaine. Ils visitèrent les anciennes civilisations du passé, des milliers d’années avant leur effondrement. Ensemble, ils affrontèrent les pires dangers de l’univers, main dans la main.

Rose savait que le Docteur était en deuil. Elle savait que sa planète natale avait été détruite, dans une grande guerre qui dépaissait sa compréhension. Elle savait qu’il était le dernier survivant de son peuple, une race appelée les Seigneurs du Temps. Et pourtant il resta quelqu'un de sage et drôle, vif et malin, taquin et courageux – et par-dessus tout, bienveillant. Parfois, elle trouvait ça complètement déroutant. Comment un homme qui avait tout perdu pouvait-il, malgré tout, demeurer si fondamentalement optimiste ?

Jour après jour, Rose trouvait qu’elle s’attachait à lui de plus en plus. Peut-être… peut-être même qu’elle était retombée amoureuse… bien que ça restait un secret qu’elle n’était pas encore prête à partager avec autrui. Elle soupçonnait quelque part que le Docteur ressentait la même chose pour elle, mais elle n’avait jamais osé lui demander. Ils étaient seulement amis, c'est tout; meilleurs amis – compagne et compagnon, qui parcouraient ensemble les galaxies et les flux temporels.

Et puis de toute façon, ça ne marcherait jamais entre eux. Rose avait rarement droit à un moment de repos ces derniers temps, et c’était mieux ainsi. Elle n’avait pas été aussi heureuse depuis des années.

Et puis un jour, devant ses yeux, le Docteur avait changé.

Rose se retrouva brutalement ramenée sur Terre. Le Docteur qu’elle connaissait depuis – quoi, environ six mois, un an peut-être, en temps réel ? – avait disparu. Il avait été remplacé par un parfait inconnu, mais un inconnu qui était toujours le Docteur. Réincarné le jour de Noël avec un tout-nouveau visage, tel un phénix renaissant de ses cendres.

Il était différent. Ça, Rose le découvrait petit à petit. Il semblait s’être débarrassé du fardeau de tristesse qu’il avait porté sur lui pendant toute la période où elle l’avait connu. Ou du moins, il avait réussi à laisser une partie de sa peine et de son chagrin derrière lui ; s’affranchissant du passé de la même manière qu’il s’était affranchi de son ancien corps. À présent, c’était plutôt quelqu’un de plus léger, rempli de joie et de bonne humeur, même si parfois il avait également un côté plus dur et plus froid qu’elle trouvait un peu effrayant…

Mais Rose fut ravie et soulagée d’apprendre que le Docteur voulait toujours d’elle. À vrai dire, il avait renoué l’amitié qu’ils avaient forgée ensemble sans la moindre hésitation. Une fois encore, elle se retrouva face à ce même choix : rester chez elle avec maman et Mickey, ou voyager à nouveau parmi les étoiles aux côtés du Docteur.

Elle avait dit oui, bien entendu! C’était un nouveau départ qui s’offrait à eux deux, désormais ; l’occasion de reprendre là où ils s’étaient arrêtés et voir ce que l’univers leur réservait d’autre. Seulement cette fois, Rose était prête. Elle ferait en sorte à ce que cette fois, entre eux, ça allait marcher.

 

Le jour de départ arriva enfin. Rose était toute prête à partir. À vrai dire, elle s’impatientait.

Dehors, le soir tombait en même temps que la neige, et elle se trouvait une fois de plus devant cette boîte bleue téléphonique, en train de dire adieu à ses proches – tous deux manifestement peu disposés à lui dire adieu en retour.

Jackie Tyler serra sa fille fort dans ses bras, murmurant des bons vœux et des rappels d’appeler la maison, mélangés avec de fortes suggestions qu’elle revienne très vite :

— T’as rien oublié ?

Rose poussa un soupir :

— J’ai tout, M’man, t’inquiète pas…

Mais Jackie allait s’inquiéter. Ça pouvait se lire sur son visage. Alors mère et fille firent en sorte à ce que les adieux durent un peu plus, s’échangeant des câlins, des bises, des « je t’aime », puis encore des câlins – jusqu’à ce que des sourires tendres et des promesses d’être prudente furent tout ce qui restaient à la jeune femme pour amadouer les supplications désespérées de Jackie que sa fille unique ne devrait pas repartir du tout.

Se dégageant enfin de l’étreinte de sa mère, elle se tourna vers son ex-petit ami, Mickey Smith. Les deux n’étaient plus vraiment ensemble comme avant, mais Mickey avait encore un petit faible pour elle, et elle l’adorait pour ça.

Ce soir, Mickey était venu la voir partir. Mais Rose devina qu’il ne voulait toujours pas qu’elle s’en aille.

Il ne sortait plus avec personne ; ça, il lui avait avoué peu de temps après Noël, avant d’essayer immédiatement de l’embrasser. Elle l’avait repoussé au début, puis l’avait laissé faire. Et puisque les baisers de Mickey étaient agréables, confortables et familiers, lui et Rose s’étaient beaucoup embrassés ces derniers jours... Elle n’était pas sûre que le Docteur était au courant, mais s'était dit que de toute façon, il s’en ficherait royalement.

Elle se pencha alors vers Mickey pour lui donner un baiser d’adieu. Ce dernier fut bref, chaste, et plus par habitude qu’autre chose.

— Je t’aime, marmonna Mickey, l’enlaçant de très près.

Et Rose regretta immédiatement ce qu’elle venait de faire, car elle se retrouva incapable de lui dire qu’elle l’aimait en retour. Non pas parce que ce n’était pas vrai ; mais parce qu’elle ne l’aimait plus de cette façon. Plus maintenant. Elle savait à quel point elle s’était montrée injuste envers Mickey – et sa culpabilité par rapport à cela la poussa à le maltraiter encore plus :

— Salut ! se contenta-t-elle de répondre, avec un sourire béat.

Bon dieu, ce qu’elle pouvait être conne ! Il fallait vraiment qu’elle fasse preuve d’un peu plus de tact. La prochaine fois qu’elle serait rentrée, elle et Mickey aller devoir parler sérieusement; qu’elle puisse s’excuser pour toutes les fois où elle l’avait envoyé balader, en espérant qu’il comprendrait et voudrait toujours rester son ami.

La petite lumière au sommet de la cabine bleue se mit à clignoter, et l’air s’emplit du grincement plaintif de ses intentions de décoller. Le TARDIS était prêt à partir. Maintenant, il ne lui manquait plus qu'une passagère.

Rose bondit précipitamment vers les portes sans un regard en arrière, le pas léger et un grand sourire au visage. Elle était revenue au bercail!

Jackie s’éloignait déjà, bouleversée, pour retourner à son appartement. Mais Mickey resta derrière, seul sur le parking désert du Powell Estate, pour regarder la seule femme qu’il avait jamais vraiment aimée disparaître à l’intérieur de la grosse boîte bleue.

La voilà qui s’en va, pensa-t-il tristement. Rose Tyler, disparue de ma vie. Une fois de plus...

Il attendit à ce que la grosse boîte bleue disparaisse à son tour. Un jour, Mickey savait, il se lasserait d’attendre. Peut-être aurait-il dû demander s’il pouvait partir avec elle ?

Ou peut-être qu’il était temps qu’il parte à la recherche de sa propre aventure...


Les sons du décollage remplirent la salle de contrôle du vaisseau. La porte se referma dans un grincement et Rose s’y adossa un instant, plus qu’un peu essoufflée. Presque aussitôt, toute la tension sembla s’alléger de ses épaules. Elle enleva son bonnet de laine tricoté main et son lourd manteau d’hiver, ainsi que le sac-à-dos de camping plein à craquer que sa mère avait insisté à lui consigner, et les laissa tous tomber en tas sur le sol.

Puis elle leva la tête, et il était là : grand, gringalet; les traits de son visage vifs et angulaires, avec un électrochoc de cheveux luxurieux aussi bruns que son costume à rayures.

Le Docteur.

Dans son élément – virevoltant autour de la console, tirant sur des leviers et jouant avec les commandes ; en harmonie comme toujours avec sa machine aux dimensions impossibles. Lorsqu’il était question de l’étrangeté-même de leur monde, Rose avait parfois du mal à deviner où se terminait le TARDIS et où commençait le Docteur.

Un énorme sourire illumina son visage lorsque qu’il leva la tête et l’aperçut, et la jeune femme se retrouva à le regarder droit dans les yeux. Des yeux malins ; bruns comme les siens, brillants et frivoles et prêts pour l’aventure!

Rose bondit le rejoindre, ses bottines couinant sur le grillage du plancher, sa chevelure blonde défilant derrière elle. D’un signe de tête, le Docteur l’invita à prendre sa place habituelle à la console du TARDIS, et elle accepta la proposition à cœur joie.

Le Docteur était chez lui, et il était heureux. Enfin, il était de retour. L’ancienne année s’était achevée, et la nouvelle venait à peine de commencer. Mais maintenant que les fêtes étaient terminées et que lui et Rose étaient tous les deux bien nourris et reposés, il était temps pour eux de se remettre à courir.

Le TARDIS était le même vieux vaisseau. Mais le Docteur était un homme complètement nouveau.

— Alors où est-ce qu’on va cette fois ? demanda joyeusement Rose, sans même se soucier de la réponse.

Le large sourire du Docteur la fit tressaillir d’excitation (Savait-il quel effet il avait sur elle quand il la regardait comme ça ? Le clin d’œil sournois qu’il lui fit en faisant tourner une molette sur la console avec un plus grand brio que d’habitude laissait penser que oui…). La colonne en verre au centre du vaisseau avait déjà commencé son petit teuf-teuf de haut en bas – s’élevant et s’abaissant, tandis qu’un grincement familier résonna au-dessus de leurs têtes. Les murs autour d’eux tremblèrent légèrement sous l’effet des turbulences, et Rose était toujours cramponnée à la console lorsque le Docteur se pencha vers elle pour lui donner joyeusement la réponse :

— Plus loin qu’on est jamais allés. 

Un dernier levier fut enclenché à sa place, et le Docteur et Rose Tyler rirent ensemble alors que le TARDIS les emmena loin de Londres et jusque dans les contrées sauvages du vortex temporel.


Rose hésita avant d’entrouvrir les portes du TARDIS. Leur atterrissage avait été plus léger que la plupart des autres fois. Où qu’ils étaient en tout cas, il y avait du vent ! Elle inspira une grande bouffée d’air frais, repoussa sa crinière de cheveux blonds qui lui fouettait le visage et posa une nouvelle fois les pieds sur un sol étranger.

Plissant les yeux contre un ciel bleu ensoleillé, elle resta bouche bée.

La nuit était devenue le jour ! Elle se trouvait au bord d’une falaise herbeuse qui surplombait un fleuve glacial. Ou peut-être que c’était la mer ; elle n’en était pas sûre... Serpentant jusqu’à l’horizon comme une gigantesque moquette de diamants, les eaux bleues et profondes étincelaient dans un soleil matinal.

Sur l’autre rive, cependant, au loin, se dressait la ville la plus grande, la plus vaste, la plus impossible que Rose avait jamais vue. Un immense collage de hautes tours, de mégastructures en coupole et de murs courbés en métal – le tout scintillant dans les reflets des navettes qui virevoltaient entre les pinacles en verre et les spires argentées dans la danse familière d’un embouteillage sur le périphérique.

Du moins, si les périphériques se trouvaient généralement à cent mètres du sol… 

— C’est l’an cinq milliard vingt-trois, annonça une voix derrière elle. (Le Docteur vint se placer tranquillement à côté de Rose avec un léger sourire au visage, son manteau flottant dans le vent.) On est dans la galaxie M87, et ça…

Il indiqua l’eau, la falaise, l’étendue de la ville devant eux et le ciel sans fin au-dessus de tout :

— C’est Nouvelle Terre. 

— C’est… c’est juste… (Pendant un moment Rose resta la bouche ouverte, s’efforçant de trouver les bons mots, et se surprit soudain à éclater de rire.) C’est juste… C’est… !

En entendant l’émerveillement dans sa voix, le sourire du Docteur s’agrandit :

— Pas mal, acheva-t-il, admirant lui-même la splendeur de leurs environs. Pas mal du tout, hein ?

Rose essaya de lui adresser un regard qui n’était pas rempli de joie et de découverte, et échoua lamentablement. Excitée comme une puce, elle s’était mise à sautiller sur place, testant la souplesse du terrain sous ses pieds.

— Oh, jamais je ne me lasserais de tout ça ! frissonna-t-elle avec bonheur tandis que le vent siffla autour d’eux. Jamais ! Un sol différent sous mes pieds ! Un ciel différent ! Un… Oh, qu’est-ce que ça sent ? 

Elle renifla curieusement. Il y avait une sorte d’odeur douce dans l’air ; douce, fraîche et piquante. Le Docteur se baissa et arracha une touffe de l’herbe verte à leurs pieds pour lui montrer. Une arôme agréable de pommes, fraîchement-cueillies, lui chatouilla les narines.

— De l’herbe à la pomme, dit-il.

— De l’herbe à la pomme ! répéta Rose en riant, secouant la tête alors qu’elle regarda les brins d’herbe s’envoler dans la brise. C’est magnifique !

Et en effet, c’était le cas. Le ciel était nouveau, le sol était nouveaux – tout ce qui les entourait était si nouveau. La jeune femme était sur le point de se remettre à sautiller, juste pour voir jusqu’où la gravité pouvait l’emmener, lorsque l’une des navettes volantes passa à côté d’eux d’un peu trop près. Rose poussa un cri et se baissa, avant qu’elle et le Docteur n’éclatent de rire ensemble.

— On ferait mieux de s’écarter, dit enfin le Docteur, l’entraînant vers les falaises. Ça serait bien de se poser un peu ! Allez viens, la météo est chouette, autant en profiter…

Mais Rose le retint par le bras :

— Je peux te faire un aveu… ?

Elle s’interrompit, hésita, et dévisagea le Docteur pendant un long moment.

C’était si étrange, de l’appeler à nouveau « le Docteur »… cet homme tout neuf avec ses nouveaux vêtements ; un mélange excentrique de rayures fines et de Converses blanches et un long manteau brun, le tout d’une élégance décontractée. Pas de grandes oreilles idiotes ou de veste en cuir noir ou d’accent du nord comme avant. À présent, il parlait un peu comme elle.

Lorsqu’il avait franchi la porte de l’appartement de sa mère pour partager un dîner de Noël avec eux, Rose avait eu peur qu’un si grand contraste ne l’aurait dissuadée de voyager à nouveau avec lui. Mais ses yeux, son sourire, la chaleur de sa main dans la sienne ! Tout ça lui prouvait que le Docteur n’avait pas disparu… juste un peu changé. Il possédait toujours cette même agitation sous sa peau, ce besoin irrépressible de liberté, sans restriction d’endroit ni époque. Sans travail, sans famille – sans rien qui ressemblait à une vie normale.

Rose prit sa main entre les siennes. Tout ça lui avait manqué, se rendit-elle compte : les voyages, les paysages, la nouveauté de tout, la pure merveille de voir des choses qu’aucune femme de son époque ne verrait jamais… Ça lui avait manqué que le Docteur lui montre l’univers.

— Je suis très heureuse, reprit-elle doucement. Vraiment. Voyager avec toi, je… J’adore ça.

Le Docteur sourit à ses paroles :

— Moi aussi, dit-il simplement. C’est parti !

Il l’entraîna dans la brise. Rose courut après lui, ses cheveux blonds défilant dans le vent alors qu’elle et le Docteur laissèrent le TARDIS et les collines verdoyantes derrière eux. Des voitures volantes passèrent au-dessus de leurs têtes comme des nuées de grosses hirondelles métalliques. Le vent soufflait, l’herbe dansait et l’odeur de pommes fraîches flottait tout autour d’eux en accueil.

Mais Rose pouvait voir également que cette « Nouvelle Terre » avait deux lunes. Et l’herbe sous ses pieds était trop verte, et le ciel au-dessus de sa tête trop bleu, et la vue sur la mer trop parfaite. Ca suscitait chez elle une sorte de nostalgie pour toutes les petites particularités qui rendaient les endroits de son époque si… terrestres. Ici, c’était le contraire. Ici, Rose avait l’impression que quelque chose venait de saturer tous ses sens, et – supposa-t-elle – les gens de cette planète le préféraient ainsi.

Ils firent halte dans une clairière pour se reposer. Le Docteur enleva son long manteau brun et l’étala sur le sol comme une nappe de pique-nique. S’allongeant confortablement sur le dos, il croisa ses pieds au niveau des chevilles et leva un regard impatient vers Rose :

— Alors ? Tu vas rester plantée là ?

Rose ferma les yeux et sautilla encore une fois sur place. Cette aventure en serait une bonne ! Elle décocha un autre sourire au Docteur, et se laissa tomber dans l’herbe.

Ils restèrent là tous les deux, allongés ensemble sur le manteau du Docteur à regarder les navettes passer au-dessus d’eux avec des sourires béats, chacun appréciant la compagnie de l’autre. Rose n’était pas mécontente du changement de rythme. C’était étonnamment paisible.

Occasionnellement, elle tourna la tête pour croiser le regard du Docteur. Il faisait tellement plus jeune, désormais… lui rappelant un garçon débraillé de son quartier devenu adulte (enfin, la plupart du temps). Comment ce visage pouvait-il déjà lui paraître si familier, alors qu’elle ne le connaissait seulement depuis moins de deux semaines… ?

Ils rirent et parlèrent et se taquinèrent ensemble, allongés dans l’herbe à la pomme. A propos des endroits où ils souhaitaient aller ensuite ; à propos des horizons qu’ils voulaient découvrir. Le Docteur et Rose, à nouveau réunis. Il tendit un bras, prit sa main dans la sienne, et Rose sut en cet instant que tout allait bien se passer. La jeune femme laissa ses yeux s’égarer à nouveau dans le paysage aux alentours ; se saisissant du moindre détail, se sentant étourdie à chaque instant. Elle ne pouvait pas s’en empêcher.

Elle comprenait maintenant pourquoi le Docteur l’avait amenée ici. La dernière fois qu’ils étaient venus aussi loin, c’était pour lui montrer une fin. Aujourd’hui, il lui montrait un commencement.

La prochaine Terre. Terre Numéro Deux. C’était un lieu d’espoir. L’odeur des pommes flottait partout dans la brise et tout allait bien dans son monde.


Alors que les navettes planaient ci et là au-dessus de leurs têtes, quelque chose poussa Rose à regarder par-dessus son épaule.

Peut-être que c’était juste son imagination, mais elle aurait juré avoir entendu le cliquetis de petites pattes dans l’herbe derrière eux. Un drôle de picotement lui chatouillait la nuque, comme un pressentiment qu’on les observait…

Mais lorsqu’elle se retourna pour y jeter un œil, il n’y avait rien, et la jeune femme refit face au Docteur juste au moment où ses instincts de guide touristique s’éveillaient en effervescence :

— Donc ! commença-t-il. Lors de l’an cinq milliard, le Soleil s’agrandit en grillant la Terre…

Rose lui décocha un sourire taquin :

— C’était notre premier rencard !

— On a mangé des frites ! sourit le Docteur en retour. C’était leur

petite blague à tous les deux, se remémorant avec affection la friterie au coin de Piccadilly où ils s’étaient rendus après avoir quitté la Plateforme Un. Un jour, il n’y avait pas si longtemps que ça, où le Docteur avait commencé à admettre que cette jeune humaine – la même humaine désormais à côté de lui avec des cheveux pleins le visage – était si incroyablement différente de toutes les autres personnes qu’il avait rencontrées dans ses 900 ans d’errance à travers l’espace-temps. Ce jour-là avait été le tout premier voyage de Rose à bord du TARDIS, son introduction à l’univers… et il l’avait emmenée voir son monde brûler.

Le Docteur avait été un homme différent à l’époque. Il avait voulu l’impressionner, tout comme il l’impressionnait aujourd’hui. Étrange que le souvenir de ce jour-là le fasse maintenant rire, alors qu’il avait rarement eu l’occasion de rire à l’époque. Son dernier corps avait été issu du chagrin et de la perte, et il n’avait pas hésité à lâcher Rose dans le grand bain : juste pour qu’elle puisse comprendre un peu ce que c’était, de ne plus avoir sa planète natale dans le ciel…

Heureusement, Rose ne semblait plus s’en soucier, aujourd’hui. À moins que si ? Espérait-elle que cette visite serait sa façon tardive au Docteur de s’excuser? Le regard qu’elle lui adressait maintenant– avec ce sourire particulier qu’il affectionnait tant, lui tirant la langue entre ses dents – était un regard que le Docteur trouvait plutôt perturbant…

— B… Bref ! poursuivit-il assez rapidement. La planète a disparu, ne laissant que rochers et poussière, mais les humains ont survécu et prirent d’assaut les étoiles ! Aussitôt la Terre partie en flammes, oh, ils sont tous devenus nostalgiques, remplis d’un esprit de renouveau… Ils ont trouvé cet endroit – une planète avec la même taille que la Terre, même atmosphère, même orbite, l’idéal – et ont donc décidé d’emménager ici !

Rose se redressa sur ses coudes pour avoir une meilleure vue des gratte-ciels qui reluisaient au loin :

— Et cette ville, alors, elle ressemble à quoi ? Y’a pas d’humains, si ?

— Eh bien… (Le Docteur haussa les épaules.) Peut-être pas des

humains « purs » comme toi, mais pas loin. C’est toujours la même histoire ! L’humanité va de l’avant, explore les contrées spatiales, et trouve de la nouvelle vie avec qui… avec qui…

Danser, compléta Rose malicieusement. On a eu une plutôt bonne notion de ça avec le Capitaine Ja…

Elle s’interrompit et secoua la tête, comme pour chasser un souvenir lointain.

— …enfin, bon. Ils sont humains, alors ? Plus ou moins ?

— Ouaip ! affirma le Docteur, enchaînant à toute vitesse. Ils ont

conquis les galaxies, partageant leur ADN avec toutes les espèces compatibles qu’ils pouvaient trouver… et vous, les humains, vous êtes très compatibles, Toujours en train de changer, de s’adapter ! Indomptables ! La ville est comme ça, elle aussi : complètement humaine et complètement extraterrestre tout en même temps. Molto bene !

— Et la ville, elle s’appelle comment ?

Ce fut maintenant au tour du Docteur de sourire :

— New New York. 

— Nan, sérieusement... 

— Mais c'est sérieux ! C’est la ville de New New York ! Enfin… Historiquement, c’est le quinzième New York depuis l’original, donc je suppose que ça en fait New New New New New New New New New New New New New New New New York...

Rose gloussa en le voyant énumérer tous ces « New », avant de se taire à nouveau. Un autre sourire, presque mélancolique, se dessina lentement sur les lèvres de la jeune femme.

À certains égards, bien qu’il fut un homme changé, elle pouvait encore deviner, en regardant ses sombres yeux bruns, que c’était toujours lui. Toujours le Docteur. Ça se voyait dans les sourires qui lui sautaient si facilement au visage, toujours avec cette étrange tristesse ; la manière dont il commençait toujours la moitié de ses phrases avec « Rose Tyler… » comme si pour lui son nom et son prénom ne formaient qu’un seul mot ; sa façon de paraître incroyablement vieux un moment, et incroyablement jeune le moment suivant. Tout chez lui n’avait rien de familier, et pourtant… il était complètement et totalement le même. 

Après un moment, le Docteur s’interrompit et la dévisagea :

— À quoi tu penses ? demanda-t-il.

— Hein ? 

— Tu as l’air toute perdue.

Rose secoua simplement la tête :

— T’es juste… si différent.

C’était facile, maintenant, de lui dire ça – même si ce n’était pas exactement ce qu’elle pensait.

Il lui rendit doucement son sourire :

— New New Docteur !

Ils rirent de nouveau, et une trêve des plus confortables s’installa dans la conversation alors qu’ensemble ils se remirent à observer les voitures volantes qui bourdonnaient sous les nuages, tous les deux contents du bref silence. Mais Rose ne pouvait rester assise très longtemps dans un nouveau monde comme celui-ci, et ne tarda pas à se remettre debout :

— Est-ce qu’on peut aller visiter New New York, du coup ? demanda-t-elle avec enthousiasme, tendant un bras pour aider le Docteur à se relever. La ville qui porte si bien son nom qu’ils l’ont nommée deux fois ?

— Eh bien… (Le Docteur épousseta quelques brindilles d’herbe de son manteau avant de le renfiler à la hâte, un véritable exploit dans un vent pareil :) Je pensais qu’on pourrait d'abord se rendre là-bas

Et il indiqua un grand bâtiment qui se trouvait un peu plus loin sur la côte, légèrement à l’écart du reste de la ville.

Rose plissa les yeux pour mieux voir la tour blanche austère qui se découpait au loin :

— Pourquoi? Qu’est-ce que c’est ?

Dans tous les cas, c’était gigantesque. Courbée en deux comme une voile flottante et perchée juste au bord de l’eau, la structure dominait impérieusement le reste du rivage. Et quiconque en étaient les architectes l’avaient bâtie directement dans la falaise, comme une espèce de phare moderne – mais beaucoup plus grand, beaucoup plus large, beaucoup plus majestueux. Des rangées et des rangées de fenêtres scintillaient faiblement dans la lueur du soleil, et sur l’un des murs élégants, un grand croissant de lune se dessinait à l’intérieur d’un cercle émeraude-vif.

— C’est une sorte d’hôpital, dit le Docteur, qui cherchait quelque chose dans les poches de son manteau. La lune verte sur le côté, c’est le symbole universel pour tous les hôpitaux.

— Quoi, comme la Croix Rouge ?

Mais le Docteur ne répondit pas. Il venait de sortir un portefeuille en cuir de sa poche et l’étudiait attentivement. Le portefeuille n’affichait qu’un petit bout de papier blanc, mais Rose le reconnut comme étant le « papier psychique » que l’ancien Docteur avait parfois l’habitude de porter sur lui.

« Ça fait gagner pas mal de temps ! », avait-il dit à l’époque, expliquant que le papier affichait aux gens qui le lisaient ce que le Docteur souhaitait leur montrer – chose qui s’avérait certainement très pratique quand on voulait accéder à des zones interdites, ou même s’inviter à une fête. Mais il arrivait aussi à capter des messages de temps à autre, si l’expéditeur avait une disposition télépathique – ou bien alors se concentrait juste très, très fort. 

Le Docteur retourna le papier pour montrer à Rose des grands mots noirs en train de se griffonner tous seuls sur la page blanche, comme guidés par une main invisible :

— J’ai reçu ça juste avant qu’on parte, dit-il avec une curiosité évidente dans sa voix. On dirait que quelqu’un cherche à me parler…

Rose lut le message par-dessus son épaule:

— « SECTION 26, VENEZ SVP…» C’est plutôt puissant ça, non ? De projeter une pensée à travers l’espace-temps ?

— Exactement ! approuva le Docteur en remettant le papier dans sa poche. Ça mériterait bien un petit détour !

— Hum… bouda Rose, à la fois surprise et légèrement déçue. Et moi qui croyais qu’on allait jouer les touristes… 

Mais elle souriait à nouveau lorsqu’elle passa son bras autour du sien :

— Alors, dépêchons-nous ! Ensuite on pourra faire du lèche-vitrine !

Les taquineries reprirent de plus belle alors qu’ensemble, le Docteur et Rose se mirent à traverser les collines verdoyantes en direction de l’hôpital sur le rivage.

Ni l’un ni l’autre ne remarquèrent la petite araignée métallique dans l’herbe, qui les suivaient de très, très près.


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