Une Nouvelle Terre

Chapitre 16 : Un Rat dans le Noir

1992 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 15/12/2023 00:33

Les voix sont revenues.

Elles ne me touchent pas. Elles ne me touchent jamais. Elles me repoussent quand je leur tends la main. Avec des perches, des bras mécaniques. Des regards froids et des mots dénués de compassion. Elles me traitent de « Chair »… disent que je ne suis rien. Disent que je suis répugnante. Que je ne sert à rien à part guérir les autres.

Ca me fait sourire, de savoir que je vais pouvoir aider les gens. Mais j’ai quand même mal. Tellement, tellement mal.

Je veux juste mourir.

Je suis brûlante. J'ai froid. Je saigne. J’essaie de ne pas prêter attention à la douleur. Je veux savoir que je suis vivante. Toujours la souffrance... Les courbatures. Les étouffements. Et la solitude. Ma chair est faite pour être seule, et elle ne cherche qu’à être touchée. D’être soignée.

Mais elles ont peur. Peur de nous, mes frères et mes sœurs. Elles nous traitent d’animaux. Des rats dans le noir, nous tous, en train de souffrir – et pourtant on ne nous laisse pas mourir. Pas tous. Pas encore.

Je déteste cette chose dans laquelle je suis enfermée. C’est si étroit. Je suis piégée. Elles ne me laissent pas sortir. Je crois qu’elles ne me laisseront jamais sortir. Je suis née ici, dans une prison. Je vais probablement mourir dans cette prison, aussi.

Je veux hurler, mais je ne peux pas. Elles tuent celles et ceux qui parlent. Nous pouvons sentir l’odeur après. Elles pensent que nous sommes stupides ; que nous ne pouvons rien ressentir.

Mais oh, oui. Nous pouvons.


BOUM ! Clic !

Ma porte s’ouvre dans un fracas, et tout à coup je respire de l’air propre et filtré. Je regarde les tubes qui sont attachés à moi et je les arrache furieusement, un par un. Mon cœur bat très très fort. Je pousse mon corps vers le haut – plus haut, plus haut, plus haut... et puis je sors lentement de la capsule.

Mes pieds nus touchent le sol froid. Le contact envoie un frisson le long de mon corps. Mes doigts tâtonnent dans le noir.

Puis je lève les yeux.

Les portes autour de moi crachent des étincelles, libérant mes frères et mes sœurs. Nous tous. Un grande marée malade, dans laquelle je me retrouve engloutie. Mes frères et mes sœurs se poussent et se bousculent tout autour de moi, m’emportant avec eux. Me protégeant. Nous sommes ensemble mais nous avons encore mal, nous souffrons toujours. Mon corps a gagné des forces, désormais ; il est plus fort que quand j’étais dans ma capsule. Il abrite un cœur qui bat et un souffle ; il est vivant.

Mais je suis toujours mourante. Ma chair est en train de défaillir, lentement mais certainement. Je m’y accroche tant que je peux. Ceux devant moi tendent les bras et appellent à l’aide. « Aidez-nous. » disent-ils. « Pitié. Sauvez-nous. »

Mais personne ne vient. Pas les chats, pas les gens sains, ni le grand homme maigre et sa fille jaune-et-rose de tout à l’heure. Ils prennent la fuite, parce que tous ceux que nous touchons tombent malade, eux aussi. Ils meurent, en criant et en hurlant. Leurs corps sont différents des nôtres.

Mais nous les suivons, mes frères et mes sœurs et moi – toujours en train de demander, d’appeler à l’aide. Les yeux vers l’avant et les bras tendus, vers le bas, en bas, en bas… jusqu’à ce que le sol redevienne plat et les ténèbres verdâtres soient derrière nous. L’homme maigre et la fille jaune-et-rose sont rapides, plus rapides que nous. Nous les suivons quand même. Où qu’ils aillent, nous finirons par les rattraper.

Ils s’enferment derrière des portes pour nous échapper. Je pousse et je cogne contre le métal avec mes frères et mes sœurs, égratignant mes doigts jusqu’à l’os en cherchant à l’ouvrir. Pourquoi veulent-ils nous fuir ? Pourquoi ne veulent-ils pas nous aider ?

Nous parvenons à passer les portes. Ils sont maintenant en train de grimper vers le haut, désespérés à s’éloigner de nous. Refusant de nous écouter. Alors nous les suivons. Si nous pouvons marcher, nous pouvons grimper aussi, et donc nous le faisons – plus haut, plus haut, plus haut... s’empilant les uns sur les autres en cherchant à les atteindre, à rester dans la lumière, à être libres du noir et de la souffrance. L’une des chattes grimpe au-dessus de nous, et elle s’accroche à la fille jaune-et-rose maintenant, en sifflant et crachant. Peut-être qu’elle veut être écoutée ?

Mes frères et mes sœurs et moi tendent les mains pour faire de même, pour s’accrocher à elle. Peut-être que cette fois, elle nous écoutera. Elle nous aidera. Mais là encore, nous avons oublié que nos corps sont différents... Quand nous la touchons, la chatte tombe malade, hurlant à tue-tête. Puis elle lâche prise et tombe, hurlant jusqu'en bas, sans avoir personne pour la rattraper.

L’homme grand et la fille jaune-et-rose sont hauts, tellement, tellement hauts, désormais. Plus hauts que nous. Eux aussi semblent être en train de crier, en train de se disputer ensemble. Pourquoi ne peuvent-ils pas nous voir ? Pourquoi ne veulent-ils pas nous aider ?

Puis – un éclair de lumière fluorescente me fonce dessus. Il me frappe en plein visage, et soudain je suis étourdie par une invasion de souvenirs qui ne sont pas les miens.

Des sensations. Une peau étirée. Une chaleur picotante et douloureuse. Une soirée. Une robe argentée. Une coupe de champagne. Des images brûlantes, accablantes. Je me réveille presque toutes les nuits avec le visage d’un homme mort dans mes cauchemars, avec des spirales sur les bras. Je n’arrive pas à dormir. À manger. Je n’ai pas faim.

« Tu es magnifique… » me dit mon mari (mon mari ?), mais j’entends ses paroles venir des lèvres d’un homme mort. Et je sanglote « Arrête, pitié, arrête… ». Dans ses bras. Sur le canapé. Dans notre lit. Seule, toujours seule…

Il arrête de prononcer les paroles. Mais ne plus les entendre est encore pire.

Les souvenirs s’emmêlent avec les miens. Je refuse l’aide des autres. Je vais bien, dis-je. Un mensonge. Je ne suis pas malade. Je n’ai pas besoin d’aide. (J’ai besoin d’aide. Je ne vais pas bien. Je suis submergée...) J’ai un régime. C’est à la mode d’être mince, aujourd’hui. Ma vie est en train de s’effondrer, et je n’ai toujours pas faim. Je ne sais plus à qui je mens, désormais.

Ca crie, ça hurle à l’intérieur de mon crâne. Mais ça ne vient pas de moi. Je vois mes bras qui tiennent l’échelle devant moi, et je m’entends dire, avec ma propre voix, mes propres lèvres, que je suis répugnante. Et ça fait mal. Oh, ça fait mal…

J’ai peur ; si peur de mourir toute seule. Inconnue et détestée de tous. Pourquoi alors, est-ce que je suis comme ça ? Pourquoi est-ce que je n’arrête pas de repousser tout le monde ?

Je suis si seule…

Et puis – un autre éclair fluorescent et la douleur explose et la présence à l’intérieur de moi est partie, disparue. Les souvenirs sont à nouveau les miens, rien que les miens, et j’ai repris le contrôle de moi-même.

Je me sens glisser. Personne pour m’aider. À bout de forces. Mes mains relâchent leur emprise sur l’échelle, et je bascule en arrière, en arrière dans le vide, dans le noir. La chute sera longue…

J’espère que mes frères et mes sœurs seront là pour me rattraper quand je tombe.

 

Cassandra tremble de partout.

Le monde tout entier s’est dissipée, ne laissant que la litanie traversant l’esprit de la femme malade dont elle vient de quitter le corps. Elle aussi était humaine – ou quasiment humaine – et ses émotions lui font mal ; la brûlent comme de l’acide. Cette femme n’était pas belle ; ça, au moins c’était bien clair. Mais elle était seule, et elle était triste. Tellement, tellement triste…

C’est donc ça, d’être humaine ? C’est ça, le prix à payer ? Enfermée dans l’oubli et l’obscurité, de la naissance jusqu’à la mort ; complètement, totalement seule… ?

Et elle, alors, dans tout ça ? Mis à part Chip, à quand remonte la dernière fois où elle a eu droit à un véritable contact humain ? A-t-elle toujours été seule, même à l’époque ? Quand est-ce que tout ça est devenu sa vie, d’avoir peur de mourir et peur de vivre ?

Cassandra est heureuse d’être sortie de là. D’être revenue en Rose, qui est jeune et vibrante et débordante de vie, d’espoir. D’être aux côtés du Docteur, qui est fort et sage et terrifiant. Et elle reste assise là maintenant à le dévisager, cherchant des réponses dans son regard. Les yeux de Rose sont brillants de larmes, mais Cassandra se forçe à les refouler. Non, elle ne doit pas pleurer. Pas pour eux. Elle va ruiner son maquillage.

— Toutes leurs vies… Et ils n’ont jamais été touchés…

 

Le Docteur dévisagea Cassandra pendant ce qui sembla être une éternité, perdu dans ses propres pensées. Pour la toute première fois, il pouvait lire plus que de la simple jalousie mesquine sur son visage. Avec cette tête-là, elle ressemblait davantage à Rose, et il sentit ses cœurs s’adoucir. Quoi que Cassandra avait ressenti dans la tête de cette pauvre femme, il en était certain que Rose le ressentait aussi, désormais…

Et dans cet instant, il aurait fait n’importe quoi pour lui enlever cette expression anéantie.

En silence, il se baissa pour tendre une main à la jeune femme, remuant les doigts près de sa joue en guise de trêve.

Assez près pour la toucher…

 

Cassandra cligne des yeux, revenue au présent. Elle regarde la main du Docteur, puis elle regarde le Docteur lui-même, pas sûre de vouloir lui faire confiance.

Puis, avec un soupir, elle glisse sa propre main dérobée dans la sienne et se laisse aider à se relever. Elle trébuche dans la pénombre à cause de la griffure sur la jambe de Rose, et ressent ses mains qui la rattrapent par la taille.

Plongeant son regard dans celui du Docteur, Cassandra ne sait pas trop quoi dire…

Le fracas d’une floppée de poings cognant lourdement contre les portes de l’ascenseur sert de rappel qu’ils ne peuvent pas s’attarder ici. Le Docteur relâche brusquement la main de Rose et tous les deux se détournent vite l’un de l’autre, soudainement très préoccupés à rajuster leurs vêtements.

Puis ils se remettent en route, ignorant tant bien que mal le martèlement de plus en plus désespéré des infectés encore dans la cage d’ascenseur. Le temps des récriminations est passé ; une espèce de détente fragile s’est forgée entre eux, à présent. Le Docteur ouvre la marche, et Cassandra le suit de près – sûre et certaine que quoi qu’il arrive ensuite, elle et le Docteur y feront face ensemble. 

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