L’agitation des derniers jours s’était peu à peu calmée et la cité d’Eel avait retrouvé la paix et la sérénité. Ezarel avait demandé à Miiko de lui donner une plus grande chambre à partager avec Rena. La nouvelle avait vite fait le tour du Q.G. Nevra ne manquait jamais une occasion de les charrier à ce sujet et de lancer des rumeurs toutes plus ridicules les unes que les autres. Ezarel prenait un malin plaisir à répondre à ses provocations par d’autres provocations et ne faisait rien pour démentir les rumeurs en question, ce qui exaspérait Rena au plus haut point. Malgré cela, la vie suivait son cours : les missions de routine laissaient place à d’autres missions de routine et les semaines se transformèrent en mois. Tout le monde avait bien vite oublié la tentative de coup d’État de Rurik, mais pas Rena. Le souvenir restait vivace dans un coin de sa tête et il y avait quelque chose qui la dérangeait, mais elle n’arrivait pas à mettre le doigt dessus. Elle retournait la situation sous tous les angles puis, ne découvrant rien, elle oubliait. La plupart du temps elle n’y pensait pas, mais parfois elle avait comme une sensation de malaise, comme si elle était passée à côté de quelque chose de très important. Six mois s’étaient écoulés depuis cette fameuse nuit mais elle décida tout de même d’aborder le sujet avec Nevra. Il l’écouta attentivement sans pour autant partager ses inquiétudes.
— Tu te fais des idées, lui dit-il.
— Mais pourtant il y a des choses qui ne collent pas, insista-t-elle.
— Comme quoi ? demanda-t-il curieusement.
— Je me souviens de ce qu’a dit Rurik, « la roue du destin est déjà en marche et personne ne peut l’arrêter », mais j’ai n’ai pas eu l’impression que c’était du coup d’État qu’il parlait. Puis les actions de Rurik ne font pas de sens. C’était un homme prudent et il prenait soin de la garde. Lancer un coup d’État tout en sachant qu’il devrait s’opposer aux trois autres gardes, c’était presque voué à l’échec. Même s’il parvenait à éliminer Miiko et les membres de la garde Étincelante, il aurait dû faire face à l’opposition de l’Absynthe et de l’Obsidienne. Il y aurait eu beaucoup de pertes.
— L’annihilation de la garde Étincelante aurait été un choc psychologique suffisant pour faire plier les deux autres gardes, argua Nevra en balayant ses arguments d’un geste de la main.
— Mais ce n’était pas une issue certaine. Je ne vois pas Rurik faire un pari aussi risqué.
— Rurik était loin d’être parfait, Rena. Il a fait des erreurs aussi.
— Mais là on ne parle pas d’une petite erreur ! Il a pris beaucoup trop de risques, à commencer par moi. Il savait que je l’espionnais mais il m’a quand même dévoilé ses plans. Il aurait dû me tuer mais il ne l’a pas fait. C’est comme s’il voulait que son plan échoue.
— C’est dans ta tête, Rena. Tu deviens parano, réponit Nevra en lui lançant un regard inquiet.
— Dis que je suis folle tant que t’y es ! s’énerva Rena.
— Je n’ai pas dit ça, se défendit Nevra en levant les mains devant lui, mais tu devrais arrêter de ressasser tout ça. C’est du passé maintenant.
— Je n’aurais pas dû t’en parler, maugréa Rena, amère. Je m’en vais.
Elle tourna les talons et se dirigea vers la porte à pas vifs.
— Rena ! appela Nevra.
Son amie l’ignora et sortit en claquant la porte. Elle avait besoin de faire le vide dans son esprit. Elle sortit du Q.G et marcha jusqu’au marché. La place était bondée et les affaires allaient bon train pour les Purrekos. Le regard absent de Rena parcourait les étals sans vraiment voir ce qui y était exposé. Avant qu’elle puisse s’en rendre compte, elle était déjà arrivée au bout du marché où les stands se faisaient plus épars et les clients plus rares. Un mouvement accrocha son regard. Du coin de l’œil, elle vit une ombre furtive s’engouffrer dans une ruelle. Intriguée, elle se lança à sa poursuite mais lorsqu’elle arriva dans la ruelle, il n’y avait personne. Elle regarda autour d’elle mais aucune trace n’indiquait que quelqu’un avait été présent ici récemment. Rena se demanda tout à coup ce qu’elle faisait ici, debout dans une ruelle sombre, à courir après des ombres qui n’étaient sans doute que le fruit de son imagination. A quoi s’attendait-elle exactement ? Nevra avait raison, elle devenait parano. Elle essayait de chercher des motifs ultérieurs à ce qui n’était sans doute que des coïncidences.
Dépitée, pour ne pas dire déprimée, Rena fit demi-tour. C’est alors qu’elle sentit comme une petite décharge électrique sous ses pieds. Elle se baissa et passa sa main à quelques centimètres au-dessus sol. Des résidus de maana ? On dirait qu’on a placé un cercle magique ici, mais pourquoi ? Rena n’était pas très douée en magie, elle se reposait essentiellement sur son pouvoir de yôkai, mais elle connaissait les incantations et les sortilèges de base. Elle pouvait sentir à la quantité de maana que le sol dégageait qu’il ne s’agissait pas d’un cercle de débutant et il semblait encore actif. Soucieuse, la gardienne songea à interroger les gens du quartier au sujet de ce cercle mais elle se ravisa. Il valait mieux qu’elle reste discrète tant qu’elle ne savait pas à qui ni à quoi elle avait affaire. Elle voulut en parler à Nevra, mais se rappelant son attitude avec elle un peu plus tôt son orgueil prit le dessus et elle renonça très vite à cette idée. Elle rentra au Q.G puis se rendit directement dans sa chambre. Ezarel n’était pas là et Rena put en profiter pour se plonger dans ses pensées. Elle ne savait pas par où commencer. Finalement, ne tenant pas en place, elle sortit à nouveau. Elle croisa Valkyon devant le garde-manger et se dit que ça lui changerait un peu les idées de lui parler.
— Tu rentres de mission ? lui demanda-t-elle après l’avoir salué.
— Oui.
— C’était comment ?
— Pas très intéressant.
Il était toujours aussi peu loquace.
— Tu veux qu’on mange un bout ensemble ?
— Si tu veux, accepta-t-il en lui souriant.
Une fois attablés, Rena chercha un sujet de conversation pour briser le silence qui s’était confortablement installé entre eux et commençait à prendre ses aises. Cela ne semblait pas déranger Valkyon le moins du monde mais Rena trouvait l’atmosphère pesante.
— Au fait, je ne t’ai jamais demandé, commença-t-elle, mais pourquoi étais-tu aussi borné à l’idée d’entrer dans la garde d’Eel ?
— Je ne sais pas si c’est vraiment le meilleur moment pour parler de ça, dit Valkyon.
— Désolée, je ne voulais pas paraître indiscrète, s’excusa-t-elle.
— Ce n’est pas ça, mais ça risque d’être long, la prévint-il.
Rena lui dit que ce n’était pas grave, qu’elle avait tout son temps. Valkyon débuta son récit de façon on ne peut plus classique. Il commença par le commencement, c’est-à-dire son enfance. Il était orphelin et n’avait jamais connu ses parents et aussi loin que remontait sa mémoire, il avait toujours été la propriété de quelqu’un autre. L’esclavage était une pratique commune là d’où il venait et les orphelins étaient destinés à une vie de servitude. Mais Valkyon était différent des autres orphelins ; il avait en plus le malheur d’être un faelien. Les faeliens étaient des faeries qui possédaient une part d’humain en eux. Quelque soit le nombre de générations qui séparait un faelien de son ancêtre humain, ça n’avait pas d’importance. La moindre goutte de sang humain, aussi infime soit-elle, était suffisante pour susciter l’effroi chez les faeries pure-souche. Parmi les populations les plus ignorantes, les mythes sur la cruauté des humains étaient passés de génération en génération. L’histoire disait que les humains avaient fait subir les pires persécutions aux faeries ce qui avait conduit à leur exil il y a de cela des milliers d’années. C’est ce qu’on appelait
Le Grand Déplacement. Tout cela était fortement ancré dans l'imaginaire collectif des eldaryens. De ce fait, les faeliens suscitaient bien souvent la peur et la haine et étaient persécutés à leur tour.
Valkyon ne s’était jamais plaint de sa situation, il n’avait jamais maudit son destin. Ce qui le mettait au désespoir est qu’il avait l’impression que sa vie n’avait pas de sens ; il avait besoin de se trouver un but. Son maître lui avait alors dit que s’il travaillait assez, il pourrait racheter sa liberté. Valkyon s’était donc fixé cela comme but. Les années se succédaient, et chaque fois que Valkyon demandait s’il était proche du but, son maître se contentait de répondre « pas encore ». Depuis longtemps, Valkyon avait atteint l’âge adulte et il finit par se rendre compte qu’il ne pourrait jamais racheter sa liberté car la liberté n’avait pas de prix et ne pouvait pas se mesurer en heures de travail ou en pièces d’or. Désespéré d’avoir perdu son but et furieux contre son maître qui l’avait trompé, il se demandait à quoi avaient servi toutes ces années de dur labeur. Sans doute son maître en avait récolté les fruits mais qu’avaient-elles apporté à Valkyon ? Rien. Sa vie se résumait à ça. Rien. Le néant. Il pourrait faire autant d’efforts qu’il le voulait, ces efforts ne lui apporteraient rien car ils ne lui appartenaient pas.
Valkyon était en proie à une violente crise de déréliction lorsqu’il entendit parler de la Garde d’Eel pour la première fois. On racontait que la Garde d’Eel acceptait tout le monde, quelle que soit leur origine, et que ce n’était que par l’effort et le mérite qu’on pouvait monter en grade. C’était à ce moment-là que l’idée d’entrer dans la Garde avait germé dans l’esprit de Valkyon. Un endroit où son statut de faelien n’importerait pas et où il pourrait progresser par ses propres moyens et pour son propre profit. Il s’était alors fixé un nouveau but. Le soir même, il quitta la demeure de son maître et commença son long périple vers la capitale. Il craignait que son maître n’essaie de le ramener de force et s’attendait à voir ses poursuivants à ses trousses d’une minute à l’autre, mais il n’en fut rien. Sans doute que son maître était soulagé d’être enfin débarrassé d’un faelien comme lui. Le périple n’en fut pas plus aisé et son chemin était semé d’embuches, mais la détermination et la force hors du commun de Valkyon vinrent à bout des situations les plus périlleuses. La suite, Rena la connaissait. Elle ne savait pas comment réagir à l’histoire de son camarade, mais elle n’était pas excessivement étonnée non plus. Elle ne savait que trop bien à quel point les gens pouvaient être cruels envers ceux qu’ils jugeaient différents. La peur irrationnelle de l’inconnu engendrait la haine et la violence. La yôkai se sentit soudainement plus proche de Valkyon. Elle devait faire une drôle de tête, car l'Obsidien lui offrit un sourire confiant comme pour la rassurer et lui dit :
— Je suis toujours traité un peu différemment ici, on ne me fait pas entièrement confiance, mais au moins j’ai une chance de faire mes preuves !
Elle lui rendit son sourire en hochant la tête. Valkyon avait toujours l’esprit positif quoi qu’il arrive, et c’est ce que Rena appréciait le plus chez lui. Elle lui aurait bien parlé de ses inquiétudes mais le jeune homme venait tout juste d’arriver dans la garde, il ne savait presque rien des événements qui avaient eu lieu six mois plus tôt et elle ne voulait pas lui rajouter un poids sur les épaules. Malgré cela, elle se sentait beaucoup mieux après lui avoir parlé. Son optimisme l’avait remotivée et elle se dit qu’il était temps qu’elle cesse de se ronger les sangs. Elle n’avait pas beaucoup de pistes mais puisqu’il fallait bien qu’elle fasse quelque chose, elle se dit qu’elle pourrait commencer à faire des recherches sur les cercles magiques et les incantations. Elle se rendit à la bibliothèque et Kero lui indiqua un certain nombre d’écrits susceptibles de l’intéresser. Elle le remercia et, les bras chargés d’ouvrages et de parchemins, elle alla s’asseoir dans un coin calme et isolé de la bibliothèque.
Elle se plongea dans toute cette documentation. Il y avait des choses dignes d’intérêts et d’autres beaucoup moins. La magie reposait sur la maîtrise des éléments naturels et spirituels et leur interaction. Le Grand Cristal était le noyau central d’Eldarya qui produisait et régulait le maana. Ce maana ne servait pas seulement à utiliser la magie, il constituait aussi la force vitale de tous les faeries, ce qu'on appelait plus communément le corps magique. Il était aussi indispensable à la vie que l’air que l’on respirait ou la nourriture que l’on ingérait. Le maana n’était pas distribué équitablement entre chaque faery et certains possédaient des ressources en maana plus importantes que d’autres. Les faeries les plus puissants pouvaient ainsi puiser dans leurs propres ressources pour pratiquer la magie. Il y avait deux grands types de magie : les incantations qui étaient chantées et les cercles magiques qui étaient tracés. On pouvait ainsi lancer des sorts divers et variés allant de l’invocation aux attaques physiques ou psychiques, en passant par la téléportation. Pour renforcer ces sorts ou en créer de plus puissants, on pouvait lier une incantation à un cercle magique, mais cela demandait un certain niveau d’expérience. Un cercle magique était lié exclusivement à celui qui l’avait tracé et seul un utilisateur plus puissant pouvait l’activer ou l’annuler. Cela expliquait pourquoi Rena n’avait pas pu faire apparaître le cercle bien qu’il eût été encore actif.
Le titre d’un parchemin attira son attention : Les cercles magiques complexes et leur mise en réseau. Elle parcourut le parchemin rapidement. C’était un article savant qui utilisait un jargon de lanceur de sorts incompréhensible. La tête entre les mains, Rena soupira et relut le parchemin pour la troisième fois. Elle comprenait que l’article expliquait comment jeter des sorts à grande échelle, par exemple pour endormir ou contrôler tous les habitants d’une cité ou d’un village, mais les détails lui échappaient. Pour tracer un cercle complexe il fallait d’abord placer les quatre éléments fondamentaux de la Terre, du Feu, de l’Eau et de l’Air, auxquels il fallait rajouter les éléments spirituels complémentaires de l’Ombre et de la Lumière et du Soleil et de la Lune. Puis venait s’ajouter un certain nombre d’éléments secondaires naturels ou artificiels dont la liste était quasi infinie : le bois, l’or, l’argent, le fer, le bronze, l’acier, etc. Il s’agissait surtout de métaux mais pas uniquement. Les cercles étaient dessinés avec l’esprit et se matérialisaient en concentrant le maana vers un point précis. Il fallait donc beaucoup de concentration et connaître tous les symboles et leurs différentes associations par cœur. Les cercles simples ne comportaient que les huit éléments de bases. Il suffisait simplement de changer l’ordre des éléments pour changer la nature du cercle ; ils étaient donc assez facile à utiliser pourvu qu’on ait quelques réserves de maana. Pour les cercles complexes c’était une autre histoire, il y avait énormément d’éléments à retenir et ils étaient placés à des endroits très précis. La moindre erreur de traçage et le sort pouvait se retourner contre son lanceur.
Jusque-là Rena avait compris, même si elle aurait été bien incapable de mettre tout cela en pratique. Elle n’avait ni la mémoire extraordinaire ni le goût du détail d’Ezarel. Elle savait que son domaine de prédilection n’était pas tant la magie que l'alchimie et la fabrication de potions mais elle se demandait tout de même s’il s’était déjà entraîné à tracer des cercles complexes. Si c’était le cas peut-être qu’il pourrait l’aider à y voir plus clair. Après ce bref interlude, Rena se replongea dans sa lecture. Là où ça se corsait était pour la partie « mise en réseau ». Les sorts à grande échelle ne pouvaient s’effectuer qu’à partir d’une mise en réseau de cercles complexes. En gros, il s’agissait de tracer plusieurs cercles à des points géographiques stratégiques et de les relier entre eux. La règle d’association des quatre éléments aux quatre points cardinaux devait être respectée à l’échelle de la zone visée par le sort. Il y avait trois grands types de mise en réseau : centripète, aléatoire et englobante. Dans le premier cas, les cercles s’organisaient autour d’un point central vers lequel toute leur énergie convergeait pour lancer un seul et unique sort surpuissant. L’énergie de chaque utilisateur était ainsi transférée à un lanceur de sort principal dont la puissance était démultipliée. C’était le type de sort collectif qui comportait le plus de risques et il était conseillé que ce soit le lanceur de sort possédant la plus grande ressource en maana qui active le cercle central. Dans le deuxième cas, les cercles s’activaient à distance de façon aléatoire, ils servaient par exemple à téléporter plusieurs soldats d’un coup dans l’enceinte d’une ville. Dans le dernier cas, les cercles servaient de points de traçage pour un cercle immense. Les cercles devaient être activés simultanément, et leur puissance était divisée équitablement. Ils servaient pour des sorts de grande ampleur capables de détruire ou de téléporter une cité entière, bâtiments et murs compris. Rena prit quelques notes pour retenir l’essentiel. Elle remarqua une note à peine lisible dans la marge. Elle tenta de déchiffrer les pattes de mouches en plissant les yeux.
Cas particulier de la cité d’Eel : l’énergie émise par le Grand Cristal perturbe l’équilibre entre les cercles magiques. Il y a un risque important que le maana des lanceurs entre en contact avec le maana du Cristal, ce qui causerait une surcharge énergétique fatale pour les lanceurs. Il a donc été interdit par décret royal de lancer des sorts collectifs dans l’enceinte de la capitale.
Si les suppositions de Rena étaient justes, il devait y avoir d’autres cercles un peu partout dans la cité. Mais qui prendrait un tel risque et pourquoi ? Elle ne savait pas non plus à quel type de sort collectif elle avait affaire. Cette note la laissait perplexe. Elle décida de consulter Kero à ce sujet, il aurait peut-être quelques informations supplémentaires. Il lui confirma l’existence de ce décret royal mais il n’en savait pas plus. Cet interdit datait de quelques milliers d’années et avait sans doute été établi au moment des grandes guerres eldaryennes qui avaient éclaté peu de temps après la fondation du royaume. Les archives ne remontaient pas aussi loin et Kero ne savait pas si le décret faisait suite à une expérience réelle et qu’un sort collectif avait déjà été jeté dans l’enceinte de la cité, révélant alors le risque que cela comportait en présence du Cristal, ou bien s’il avait été motivé par les recherches et les déductions purement spéculatives d’un groupe d’érudits. Dans tous les cas, rien dans les archives qu’il possédait n’indiquait que quelqu’un avait déjà essayé de créer un cercle de ce type, que ce soit dans la cité d’Eel ou ailleurs. La paix régnait depuis tellement longtemps que la plupart des gens avait sans doute oublié l’existence de ce décret et ignorait tout autant que l’on pouvait utiliser les cercles magiques de cette manière.
Rena remercia Kero et alla faire un tour dans les jardins pour s’aérer un peu l’esprit après cet après-midi fort studieux. Elle marcha jusqu’au jardin de la Musique, reconnaissable à ses fontaines à la forme très particulière. L’une représentait une amphore géante et l’autre un piano à queue dont le cadre accueillait désormais un parterre de fleurs amphibies. Toutefois ce n’était pas pour l’instrument que ce jardin était connu, mais pour la mélodie jouée par l’orchestre aquatique de jets et de cascades d’eau. C’était une mélodie harmonieuse et apaisante, idéale pour retrouver la paix intérieure. Rena ferma les yeux et essaya de s’imprégner de cette musique, d’oublier pour le moment ses craintes et ses suspicions. Elle sursauta lorsqu’elle sentit une main se poser sur son épaule.
— Tu m’as fait peur ! s’écria-t-elle.
— Ce n’était pas mon intention, mais vu ta réaction c’est un acte qui aurait valu le coup d’être prémédité, répliqua Ezarel avec un sourire triomphant.
— Des fois je me demande si tu es vraiment un elfe, répondit Rena en soupirant.
— Et pourquoi cela ?
— Les elfes sont censés être d’une grande beauté, élégants, et très raffinés. Et j'insiste sur le "raffiné".
— C’est mon portrait tout craché ! Mais tu sais, personne n’a dit qu’on devait être gentil, murmura-t-il en se penchant vers elle, le visage fendu d'un large sourire sadique.
— Tu n’es pas méchant, tu es juste extrêmement pénible, rétorqua sa compagne en lui tapotant la joue avec un sourire provocateur.
Vexé, Ezarel se redressa et lui tourna le dos en croisant les bras. Rena haussa les épaules en laissant échapper un soupir de consternation. Ezarel adorait taquiner et provoquer les gens mais il ne supportait pas qu’on lui rende la pareille. Pourtant il devait bien savoir que Rena n’avait pas la langue dans sa poche non plus. En regardant la mine boudeuse de son elfe, la jeune femme se remémora leur première rencontre et les débuts houleux de leur relation.
Il y avait de cela un an environ, on leur avait assigné une mission commune alors qu’ils ne se connaissaient pas du tout. C’était une mission à long terme avec des enjeux diplomatiques importants qui nécessitait de voyager dans une contrée lointaine pour y rencontrer un certain nombre de hauts dignitaires. On pouvait penser que tous les faeries vivaient en harmonie mais c'était loin d’être le cas. Tous ne partageaient pas les mêmes mœurs et les mêmes coutumes et la province était bien différente de la capitale. Malgré l'unification du pays sous l’autorité d'un seul roi, le régime fédéral faisait que la plupart des territoires bénéficiaient d'une certaine autonomie. Les gouvernements locaux n'était pas pas toujours d'accord avec les décisions prises par le pouvoir central, il fallait donc faire preuve de tact et de diplomatie. En d’autres termes, c’était une mission digne d’un elfe. Si Rena devait faire équipe avec lui c’était tout simplement pour lui servir de garde du corps. Ezarel n’avait pas manqué de le lui rappeler juste avant le départ. C’était lui le chef de la mission et elle n’avait qu’un rôle mineur – pour ne pas dire inutile. Il lui avait même eu le toupet de prétendre qu’il n’avait pas besoin d’une naine comme elle pour le protéger et qu’elle pouvait rester au Q.G. Elle lui avait répondu, sur le même ton sarcastique, qu’elle n’était pas du tout emballée à l’idée de devoir chaperonner la précieuse personne de Monsieur mais que les ordres étaient les ordres et qu’il allait devoir se faire à l’idée. Cette réaction n’avait pas du tout plu au jeune elfe et leur relation était partie d’un très mauvais pied. Il avait été extrêmement désagréable pendant toute la durée du voyage, obligeant plus d'une fois Rena à contenir ses envies meurtrières. Elle avait hésité plusieurs fois à l’abandonner en chemin, à la merci des créatures sauvages qui rôdaient dans ces zones inhabitées. Il aurait vu si elle était si inutile que ça !
Après deux longues semaines de voyage, ils étaient enfin arrivés dans la petite cité pittoresque de Bash’Ar. Ce qui s’annonçait comme une mission certes longue et pénible mais en somme toute assez simple s’était révélée plus ardue et périlleuse que prévu. Ils avaient dû faire face à certains événements inattendus et la mission avait pris un tout autre tournant. Ils n’étaient clairement pas les bienvenus et leur vie avait été menacée à plusieurs reprises. Seuls dans une ville étrangère où derrière chaque visage pouvait se cacher un ennemi mortel, ils n’avaient pas eu d’autre choix que de mettre leurs différends de côté et de former une équipe soudée. Ces épreuves les avaient rapprochés et l'elfe s’était adouci. Il continuait à la taquiner et à se moquer gentiment d’elle mais il n’y avait plus de méchanceté ou de mépris dans ses remarques . Rena avait découvert un Ezarel plus accessible et elle avait commencé à vouloir en savoir plus à son sujet.
La mission avait duré deux bons mois si on comptait le temps passé à voyager. À force d’être toujours ensemble leur relation avait rapidement progressé. Sur la route du retour, ils avaient fait étape dans une auberge, dans la belle et charmante cité orientale de Dûr-Kurigalzu, et Ezarel lui avait fait ses premières avances. Rena l’avait repoussé. Elle ne pouvait pas nier qu’elle était attirée par lui et ses sentiments naissants étaient bien réels, mais elle avait préféré garder ses distances. Elle contrôlait mal son pouvoir et avait toujours évité de se rapprocher des gens de peur qu’un jour elle les blesse... ou pire. Nevra était la seule exception. Elle s’attendait à ce qu’Ezarel s’énerve et redevienne méprisant mais il parut seulement étonné et un peu déçu. Prise au dépourvu par cette réaction qu’elle n’avait pas anticipée et troublée par ses propres sentiments, elle lui avait raconté une partie de son passé et lui avait confié ses craintes. C'était la première fois qu'elle en parlait mais l'elfe invitait à la confidence et, pour une raison qui lui échappait, elle se sentait en confiance avec lui. Il l’écouta attentivement sans l’interrompre. Il l'étonna une fois de plus par sa réponse avec ce long et difficile dévoilement. Il lui promit que lorsque la mission serait officiellement terminée, il s'engagerait à rester à ses côtés et à veiller sur elle. Loin de le rebuter, l'histoire de Rena n'avait fait que lui prouver que la jeune fille n'était pas si forte et invulnérable qu'elle le prétendait. Elle souffrait de la solitude et elle était rongée par son propre pouvoir qu'elle craignait. Elle s'était isolée volontairement pour ne pas risquer de faire de mal à des êtres chers mais c'était une situation ont elle souffrait. L'elfe connaissait bien cette situation lui aussi. Il l'avait donc rassuré : il n’avait pas froid aux yeux, il n’était pas frileux, et il en faudrait plus qu’un peu de blizzard et de neige pour se débarrasser de lui. Rena avait rigolé doucement — Ezarel avait toujours le mot pour rire, même dans les moments les plus graves — en lui faisant remarquer que ce n’était pas des propos à tenir pour un elfe aussi délicat. Il lui avait fait la promesse de toujours rester à ses côtés quoi qu’il arrive et l’avait scellée d’un baiser sur son front. C’est ainsi que leur relation avait commencé.
Lorsque Nevra l'avait découvert, il en était tombé des nues et avait très vite pris l’elfe en grippe. Rena avait essayé de calmer le jeu entre les deux hommes, mais sans succès. Heureusement les tensions avaient fini par s'apaiser et ils s’entendaient relativement bien. Ils étaient encore loin d'être amis mais leur relation était cordiale et Rena goûtait au bonheur de pouvoir vivre en harmonie avec les deux personnes les plus chères à son cœur. Ce bonheur, cette harmonie, elle voulait les protéger à tout prix. C’est pour cela qu’elle devait découvrir ce qui se tramait dans la cité et vite. La voix agacée d’Ezarel la tira de sa rêverie.
— Hé ! Tu m’écoutes quand je te parle ? appela-t-il en claquant les doigts devant son visage.
— Hein ? Quoi ? fit Rena un peu perdue.
— Je t’ai posé une question y a cinq minutes mais tu ne réponds pas !
— Désolée, j’étais en train de penser à autre chose, s’excusa-t-elle. C’était quoi la question ?
— Laisse tomber ! Je ne voudrais pas perturber davantage tes pensées si passionnantes, dit-il d’un ton irrité.
Ezarel tourna les talons et la laissa plantée là, au milieu des fontaines qui continuaient leur perpétuelle mélodie. Elle hésita à le retenir mais se dit que s’il était vraiment fâché, il valait mieux le laisser tranquille et éviter d’envenimer la situation. Elle se promena encore un peu et réfléchit à ce qu’elle allait faire le lendemain. Il faudrait qu’elle commence par passer la cité au peigne fin à la recherche d’autres cercles. La capitale était vaste et il y avait beaucoup de ruelles, de passages souterrains, et d’autres endroits de ce genre où il était possible de placer discrètement un cercle. Il faudrait qu’elle consulte une carte de la cité et qu’elle déduise la location des autres cercles à partir de celui qu’elle avait trouvé. Cela lui prendrait sans doute plus d’une journée. Cette journée-ci avait déjà été longue et forte en émotions, elle était épuisée. Elle fit un crochet par le garde-manger et prit un petit pot de miel avant de retourner dans sa chambre. Ezarel était installé sur le lit. Adossé contre un gros coussin, il avait le nez plongé dans un grimoire d’alchimie. Il ne leva même pas la tête lorsqu’elle entra. Rena ne se laissa pas décontenancer et vint se planter devant lui.
— Regarde ce que j’ai pour toi ! lança-t-elle en sortant triomphalement le pot de miel qu’elle avait dissimulé dans son dos.
Ezarel daigna lever les yeux de son grimoire. Il la regarda avec ennui et désintérêt et retourna à sa lecture. La jeune femme n'avait pas dit son dernier mot. Elle s’assit sur le lit et ouvrit le pot de miel. Elle y trempa un doigt qu'elle agita sous le nez d’Ezarel.
— Arrête ! Tu vas en faire tomber sur mon livre ! râla Ezarel en lui jetant un regard désapprobateur.
Rena replia ses jambes sous ses fesses et suça son doigt enduit de miel.
— Hm… c’est bon ! C’est du miel d’acacia, ton préféré ! T’es sûr que t’en veux pas ? insista-t-elle en trempant à nouveau son doigt dans le miel pour le tenter.
L'Absynthe ferma son livre d’un coup sec et le posa à côté de lui. Rena s’immobilisa, le bras suspendu dans les airs, à mi-chemin du visage d’Ezarel. Elle commençait à se dire, un peu tard, qu'elle avait peut-être poussé le bouchon un peu trop loin. L'elfe saisit son poignet en lui jetant un regard menaçant.
— Tu ne sais pas quand abandonner ! lui dit-il sèchement.
Rena essaya de dégager son poignet mais Ezarel la tenait fermement. Il se pencha en avant pour sucer délicatement son doigt enduit de miel. Prise au dépourvu, elle le laissa faire sans bouger. Elle sentait la chaleur lui monter aux joues.
— Encore, murmura-t-il en détournant le regard.
Il lâcha sa main et se passa la langue sur les lèvres. Rena eut une seconde d’hésitation puis se mit à rire doucement. Tout sourire, elle prit le pot de miel, trempa son doigt, et le porta à la bouche entrouverte d’Ezarel. A chaque fois qu’Ezarel en voulait plus, il se contentait de murmurer « encore », et ils répétèrent les mêmes gestes jusqu’à épuisement du pot de miel. Rena avait les doigts collants et poisseux mais ça ne la dérangeait pas. Lorsqu’il eut léché jusqu’à la dernière goutte de miel, Ezarel regarda enfin Rena dans les yeux. Il se pencha vers elle et l’embrassa tout en la poussant doucement pour l’allonger sur le lit. Rena l’arrêta tout de suite.
— Pas ce soir Ezarel, je suis fatiguée, dit-elle en croisant les doigts pour qu’il ne se fâche pas une nouvelle fois.
— Et après c’est moi le sadique ! soupira-t-il en roulant sur le côté.
Elle s’excusa et l’embrassa sur la joue. Il lui fit signe que ce n’était pas grave et se replongea dans son grimoire. Rena était tellement fatiguée qu’elle s’endormit presque immédiatement malgré son compagnon qui lisait toujours à la lumière d’une lampe à essence de lucioles. Son sommeil fut lourd mais loin d’être paisible et ses rêves étaient hantés d’images de cercles et de symboles alchimiques.