Rena, fille de l'Ombre

Chapitre 10 : Pour l'éternité

6251 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 11/03/2019 18:52

Trois semaines après la catastrophe qui devint tristement connue sous le nom de Nuit Sanglante, ils furent en mesure de lever un premier bilan. La population d’Eel, qui s’élevait autrefois à près de douze mille habitants dont deux mille gardiens actifs, avait été réduite d'un bon tiers. À la fin du décompte qui avait nécessité un longue récolte de données et une coopération étroite avec le Ministère des Races et Peuplements, ils avaient recensé un peu moins de huit mille survivants parmi les civils et à peine plus de sept cent membres de la Garde, sans compter les Berserkers qui étaient quelques centaines. La garde la plus touchée avait été celle de l’Ombre qui ne comptait plus qu’une cinquantaine de membres. Les premiers réfugiés des régions voisines affluaient déjà dans la cité. La Garde était en sous-effectifs et la nourriture commençait à manquer. Miiko fit venir Ykhar dans la salle du Cristal pour lui demander de préparer une expédition de ravitaillement. Les faeries étaient des créatures qui étaient venues de la Terre, le monde des humains, et leur nourriture devait provenir exclusivement de leur monde d’origine. Les aliments que l’on trouvait à Eldarya n’avaient aucune valeur nutritive pour eux, c’était comme ingérer de l’air, et ils ne pouvaient donc pas répondre à leurs besoins énergétiques. Ils dépendaient des portails entre les deux mondes pour leur subsistance. Des équipes étaient envoyées dans le monde des humains pour se ravitailler en nourriture mais aussi pour ramener d’autres objets, de la documentation et toutes sortes d’informations qui pouvaient leur en apprendre plus sur la culture terrienne. Ykhar se tordit nerveusement les mains, son visage perdit ses couleurs, ses oreilles de lapin étaient tombantes, et elle regarda Miiko embarrassée.

—  Qu’est-ce qu’il y a ? demanda la générale qui avait remarqué l’agitation de la jeune brownie.

—  C’est que… on ne peut plus ouvrir de portail, annonça Ykhar, peinée.

—  Quoi ? s’écria Miiko.

—  L’énergie du Cristal est nécessaire pour ouvrir un portail et dans l’état où il est ce n’est pas possible. En plus, il nous manque un certain nombre d’ingrédients nécessaires au rituel, et comme on est en sous-effectif je doute qu’on va pouvoir les rassembler aussi vite que d’habitude. Mais il nous reste assez de provisions pour durer quelques semaines peut-être même deux ou trois mois si on rationne au maximum, lâcha-t-elle d’une traite sans reprendre son souffle.

Miiko ferma les yeux pour réfléchir. La situation était grave. S’ils n’arrivaient pas à ouvrir un portail d’ici deux mois, trois grand maximum, ils mourraient tous de faim. Il fallait qu’ils retrouvent rapidement le plus de cristaux possible. Miiko décida de monter une mission d’exploration. Elle rassembla une trentaine de gardiens, toutes gardes confondues, qu'elle divisa en groupes de trois. Chrome formait un groupe avec deux autres membres de sa garde et Valkyon faisait équipe avec Ujiao et Ykhar. Miiko leur ordonna de quadriller méticuleusement la cité et ses alentours à la recherche du moindre fragment. Chaque groupe avait une zone bien définie à fouiller. La mission avait été un succès puisqu’en deux semaines seulement, ils avaient trouvé suffisamment de fragments pour permettre d’ouvrir un portail. Le Cristal avait désormais la taille d’un gros rocher mais cela représentait à peine un centième de sa taille d’origine et les fragments se faisaient de plus en plus rares. Ils devaient se trouver dans des endroits difficiles d’accès ou bien ils avaient été propulsés bien plus loin, jusque dans les régions voisines voire aux confins du royaume.

Miiko consulta Ykhar pour savoir quelle était la situation concernant l’ouverture des portails. La jeune brownie lui expliqua que l'énergie serait suffisante pour en ouvrir un seul pour le moment, mais qu’avec si peu de puissance ils ne pourraient pas en ouvrir un autre avant un long moment. Lorsque Miiko lui avait demandé combien de temps exactement, elle ne s’attendait pas à ce qu’on lui réponde en termes d’années. Avant la destruction du Cristal, sa puissance était telle qu’ils pouvaient ouvrir plusieurs portails simultanément et sans restriction et les maintenir ouverts aussi longtemps qu’ils le souhaitaient. Ykhar la rassura en lui expliquant qu’elle avait calculé que s’ils arrivaient à reconstituer ne serait-ce qu’un dixième du Cristal, ils pourraient ouvrir au moins un portail par région pendant quelques heures une fois tous les deux ou trois mois, ce qui n’était pas si mal. Miiko était un peu découragée par cette nouvelle mais se dit que c’était mieux que rien. La première ouverture du portail était une mesure d’urgence. Il fallait qu’ils se ravitaillent au maximum car ils ne savaient pas quand serait la prochaine fois qu’ils auraient suffisamment d’énergie pour en ouvrir un autre. Il ne fallait pas non plus qu’ils oublient que les autres régions étaient aussi privées de portail, et qu’ils devaient se réapprovisionner non pas pour une ville mais pour tout un royaume. Ce serait une opération de grande envergure. Elle ordonna Ykhar d’assembler une équipe et de préparer le rituel. 

Pendant ce temps, Nevra et Leiftan, conformément aux ordres de Miiko, enquêtaient sur la destruction du Cristal. Le capitaine de l'Ombre avait déjà expliqué à Leiftan ce que Rena lui avait rapporté au sujet des cercles magiques. Cela prouvait qu’elle ne pouvait pas être celle qui avait détruit le Cristal mais le jeune homme voulait faire les choses bien et insista pour continuer à enquêter. Leiftan proposa de commencer par fouiller la chambre de la yôkai. Si elle avait quelque chose à voir là-dedans, ils trouveraient peut-être des indices parmi ses affaires. Leiftan allait entrer dans sa chambre sans plus attendre mais Nevra l’arrêta d’un geste de la main. Il frappa à la porte. Ezarel lui ouvrit quelques instants plus tard. Nevra lui expliqua alors brièvement ce pour quoi ils étaient là et l'elfe s’écarta pour le laisser passer. L'Ombre lui jeta un regard d’excuse avant d’entrer. Il n’était pas emballé à l’idée de devoir envahir l’espace personnel d’Ezarel et de Rena mais il préférait encore que ce soit lui qui le fasse plutôt que Leiftan. Pendant ce temps l'Étincelant commença à interroger Ezarel mais il n’avait pas l’air très disposé à coopérer avec eux. Il se contenta de dire qu’il ne savait rien. Il était en froid avec Rena ces derniers jours et elle ne lui avait rien dit concernant ce qu’elle faisait.

—  Rena n’aurait pas pu organiser tout cela toute seule, elle devait avoir des complices, expliqua Leiftan. Tu étais souvent avec elle, tu n’as pas remarqué quelque chose de différent ou une odeur inhabituelle ?

—  Je ne suis pas un chien ! Je ne sens que l’odeur des gens avec qui elle a passé un certain temps et qu’elle a touchés, rétorqua-t-il en jetant un bref regard dans la direction de Nevra.

—  Je vois… Merci.

Leiftan avait tout consigné soigneusement dans un petit carnet. De son côté, Nevra avait fouillé rapidement la chambre. Il connaissait les habitudes de Rena et avait trouvé ses cartes cachées dans une boîte au fond d’un tiroir. Il les apporta à Leiftan en lui expliquant que c’était les mêmes documents qu’elle lui avait montrés lorsqu’elle était venue le voir. En se basant sur la carte et son croquis, ils ne tardèrent pas à trouver les cercles magiques disposés un peu partout dans la cité. L’énergie produite par les cercles avait été d'une telle puissance que même s’il n’y avait plus de résidus de maana, ils avaient laissé une empreinte dans le sol. Lorsqu’ils arrivèrent au premier emplacement, ils y découvrirent le corps sans vie d’un homme. En y regardant de plus près, Nevra le reconnut comme étant un ancien membre de la garde de l’Ombre qui avait conspiré avec Rurik. Il ne comprenait pas comment c’était possible. Ils étaient censés avoir été exilés très loin d’ici. Ils trouvèrent huit cadavres au total, tous d’anciens complices de Rurik. Il était difficile de trouver des témoins après les récents événements mais en cherchant bien ils rencontrèrent quelques Purrekos près à les écouter. Ils leur confirmèrent qu’en effet ils avaient vu une jeune femme qui correspondait à la description de Rena rôder dans la ville quelques jours avant la catastrophe. Nevra insista en leur demandant s’ils n’avaient vu personne avant elle mais ils répondirent tous par la négative. Nevra n’était pas très enchanté par ce témoignage. Leiftan lui proposa d’interroger les membres de la Garde au cas où ils sauraient quelque chose sur les agissements de Rena. Ils commencèrent par Kero qui était encore alité et commençait tout juste à reprendre des forces. Il leur expliqua que Rena avait passé du temps à la bibliothèque à faire des recherches sur les cercles magiques et qu’elle était particulièrement intéressée par les cercles complexes et leur mise en réseau. Elle lui avait aussi posé des questions sur le décret qui interdisait l’utilisation de sorts collectifs dans l’enceinte de la cité. Ils recueillirent aussi le témoignage de Chrome, qui leur dit qu’il l’avait vue chercher quelque chose dans le hall de la garde de l’Ombre mais n’en savait pas plus, ainsi que celui d’Alajéa qui s’était présentée à eux d’elle-même. Elle leur raconta que la nuit de la catastrophe elle avait croisé Rena devant la salle du Cristal. Elle était armée et regardait le Cristal avec un air "inquiétan", selon les dires de la sirène. Nevra n'était pas rassuré par ce récit. Les indices et les témoignages ne jouaient pas en faveur de Rena. Leiftan décida d’en rester là pour l’enquête et remercia Nevra de son assistance. 

Il alla voir Miiko pour lui faire son rapport d’enquête seul. Elle l’écouta attentivement et décida de rassembler les membres principaux de la Garde. La salle du Cristal se remplit peu à peu. Kräm arriva le premier accompagné de Valkyon et d’Ujiao, deux membres qui s’étaient distingués lors de la Nuit Sanglante et qu’il jugeait dignes de confiance. Ykhar et Kero arrivèrent en même temps, suivis peu de temps après d’Alajéa. Puis ce fut au tour d’Eweleïn. Nevra arriva le dernier en poussant Ezarel devant lui. L’elfe avait une sale mine. Il était affaibli, d’énormes cernes noirs entouraient ses yeux qui avaient perdu de leur éclat et ses cheveux bleus étaient devenus ternes. Cela devait faire des jours qu’il n’avait pas dormi ni mangé. Miiko voyait bien que son corps était consumé par la douleur et le chagrin. Elle ne voulait pas avoir à lui infliger une souffrance supplémentaire mais s’il allait devenir le prochain capitaine de l’Absynthe, il devait entendre ce qu’elle avait à dire. Elle demanda à Leiftan de lui répéter ce qu’il lui avait dit.

—  Même si toutes preuves sont circonstancielles, elles semblent toutes indiquer que Rena est bien responsable de la destruction du Cristal, commença Leiftan. Tous les éléments laissent à penser qu'il s'agissait d'un acte prémédité et qu’elle préparait son coup depuis un certain temps déjà. Le reste n’est que le fruit de mon imagination mais je suppose que la destruction du Cristal était l’objectif du coup d’état de l’ancien chef de garde Rurik. Il est fort possible que Rena ait été un agent double travaillant pour le compte de Rurik et qu'elle ait poursuivit l’œuvre de son mentor après son échec. Cela dit, ce ne sont que des suppositions et nous n'avons aucune preuve incriminante pour les confirmer.

Leiftan avait été très prudent dans son discours. Il n'était pas du genre à porter des accusations à la légère et lui-même trouvait que cette histoire n'était pas claire. 

—  Elle l’emportera pas au Valhalla, grogna Kräm en crachant à terre en signe de mépris.

Ezarel lui jeta un regard haineux.

—  Rena ne peut pas être la complice de Rurik, protesta Nevra. C’est moi qui lui ai demandé d’enquêter là-dessus. Elle ne savait rien avant que je lui en parle.

—  Elle a très bien pu être retournée par Rurik et avoir changé de camp au cours de sa mission, répliqua Miiko. Ce n’est pas un hasard si on a retrouvé les mêmes conspirateurs. Rena a très bien pu remplacer Rurik à la tête du groupe.

—  C’est vrai mais dans ce cas pourquoi être venue me parler de ses soupçons concernant les véritables intentions de Rurik et plus tard des cercles magiques si c’était elle la coupable ? Ça n’a pas de sens ! insista le vampire. Et si on va par-là, je pourrais tout aussi bien être complice qu'elle. J'étais proche de Rurik, plus que Rena même.

—  C’était probablement une façon de semer le doute et la confusion pour détourner les soupçons, argumenta la kitsune qui n'en démordait pas. Elle n’avait sans doute pas prévu de mourir en détruisant le Cristal. Il ne faut pas oublier que c’était une maîtresse de l’infiltration, du mensonge et de la manipulation. Elle semblait aussi vouloir me voir le jour de la catastrophe, sans doute pour s’assurer que je ne serais pas dans la salle du Cristal lorsqu’elle mettrait son plan à exécution. Elle aurait essayé de me convaincre d’une façon ou d’une autre de rester loin de la salle du Cristal, quitte à devoir me neutraliser.

C'était la Miiko paranoïaque qui parlait, celle qui voyait les conspirations et les trahisons partout. Leiftan soupira. Il contemplait déjà avec crainte le résultat de cette réunion mais il n'y avait rien qu'il puisse faire pour changer l'avis de la générale. Elle était persuadée que Rena était coupable et décidée à en faire le bouc-émissaire de cette tragédie.

—  On a trouvé près de trente-deux cercles au total et seulement huit lanceurs de sort. Où sont passés les autres ? Et pourquoi personne ne les as vu ? demanda Nevra en tentant vainement de défendre Rena.

Ce fut au tour de Kero d’intervenir.

—  Sans doute parce que c’est Rena qui a tracé tous les cercles toute seule.

—  Ce n’est pas possible, contesta Nevra. Elle était nulle en magie. Elle n’aurait jamais pu tracer des cercles aussi complexes et encore moins les activer toute seule.

—  Elle a bien réussi à se servir d’une potion de transformation complexe, retenir quelques symboles et tracer des cercles ne devait pas être complètement hors de sa portée, rappela Kero avec un geste vague de la main. Il est vrai que normalement seul celui qui a tracé le cercle peut l’activer mais comme tu l’as dit, Rena n’avait pas un niveau de magie très élevé. Un lanceur de sorts plus puissant pouvait donc facilement activer le cercle à sa place. De plus, dans ce cas de figure, huit personnes suffisaient pour activer le sort. C’était un cercle de type centripète et toutes les séries de cercles étaient parfaitement alignées. Il suffisait d’activer les huit cercles aux extrémités pour déclencher une réaction en chaîne. Selon moi, ce qu’il s’est passé, c’est que les premiers cercles ont été activés puis qu'ils sont entrés en contact avec le maana du Cristal et sont devenus autonomes. Ils ont absorbés l’énergie du Cristal et l’ont redirigée vers le lanceur de sort principal, en l’occurrence Rena, qui s’en est servi pour détruire le Cristal. Les lanceurs ont dû perdre toute leur énergie en activant le cercle et sont morts sur le coup. Quant à Rena, elle n’a pas pu contrôler toute la puissance qu’elle a reçue et a été consumée par le Cristal avant qu’il n’explose.

—  C’est vrai que tous les éléments semblent l’accuser mais ce n’est qu’un concours de circonstances, ça ne suffit pas à constituer des preuves concrètes, argumenta Nevra de plus en plus désespéré.

—  Nevra ! s’exclama Miiko. Les preuves sont accablantes et tous les témoignages concordent. Rena a brisé toutes les règles possibles et imaginables. Elle a pénétré dans le hall des autres gardes pour y placer les cercles, elle a conspiré contre le Royaume et la Garde, elle a ignoré un décret royal et fait usage d’un sort interdit, elle a détruit le Cristal et a causé la mort de millier de faeries. Elle a causé la mort du Roi ! Tu sais comment on appelle ça ? Un régicide ! J’ai pris ma décision et elle n'est pas discutable. Je vais établir établi un décret que je ferai approuver par le Conseil Royal lorsque celui-ci sera de nouveau fonctionnel. Rena est officiellement une criminelle responsable de la destruction du Cristal et des milliers de morts qui en ont résulté. Elle a péri dans l’attentat et ne pourra donc pas être jugée mais en tant que criminelle qui a commis un acte de haute trahison, elle n’aura pas le droit à une sépulture, même symbolique. Et j’interdis qu’on prononce son nom en ma présence et en celle du Grand Cristal. De plus, tous ceux qui remettront en question mon jugement et qui tenteront de prendre publiquement sa défense seront chargés de haute trahison et punis en conséquence.

Nevra avait envie de vomir. Ce n’était pas suffisant que Rena soit morte il fallait en plus qu’elle soit traitée comme la plus grande criminelle de l’histoire d’Eldarya. Qui voudrait laisser un tel héritage derrière soi ? Il jeta un regard inquiet vers Ezarel mais l’elfe ne laissait paraître aucune émotion. Quant à Leiftan, il secoua la tête, dépité. Ce qu'il redoutait s'était produit mais il ne pouvait pas en vouloir à Miiko. Elle avait agi sous le coup de ses émotions mais dans le fond c'était la meilleure décision qu'elle aurait pu prendre. Après une telle catastrophe, les gens allaient exiger des réponses et un coupable. Rena n'était qu'un bouc-émissaire mais c'était un sacrifice nécessaire pour maintenant la paix dans le royaume. Si la Garde annonçait qu'ils n'avaient aucune idée de ce qu'il s'était passé et que les coupables n'avaient pas été identifiés et couraient encore, ils perdraient toute leur crédibilité ainsi que la confiance du peuple. Sans parler des manifestations et des émeutes qui risquaient d'éclater.

—  Si c’est tout ce que tu avais à dire Miiko, je vais retourner dans ma chambre, dit alors Ezarel d’une voix fatiguée.

Il n’attendit pas la réponse de la kitsune et quitta aussitôt la salle. Les autres ne tardèrent pas à retourner à leurs affaires aussi. Valkyon et Ujiao étaient en train de discuter dans le hall de leur garde.

—  Tu la connaissais un peu cette Rena, non ? demanda Ujiao à son compagnon.

—  Oui, se contenta de répondre Valkyon.

—  Et qu’est-ce que tu en penses ?

—  Je ne la connaissais pas vraiment mais elle ne m’a jamais semblé être le genre de personne qui ferait une chose pareille, lui confia Valkyon.

—  Donc tu penses qu’elle est innocente ?

—  C’est ce que je pense oui, mais on devrait arrêter de parler de ça. Tu as déjà oublié les ordres de Miiko ?v

—  Elle a dit « publiquement », on n’est pas en public là, répliqua Ujiao en haussant les épaules.

—  Peut-être mais si Kräm nous entend il va nous arracher la langue, lui rappela Valkyon gravement.

—  Pas faux… fit Ujiao avec une grimace.

Le sujet fut ainsi clos. Ils continuèrent à discuter de choses diverses et variées et notamment de la prochaine grande mission de ravitaillement. Ce serait la première fois qu’Ujiao et Valkyon iraient dans le monde des humains et ils étaient curieux et impatients de découvrir ce qu’il leur réservait.


***

   

Nevra était sur le point de regagner sa chambre lorsqu’il s’arrêta net en plein milieu du corridor. Il avait vu la large tache marron sur le tapis, là où Eolas était tombé quelques semaines plus tôt. Le vampire serra les poings, sa mâchoire se contracta dans un rictus de colère et il donna un violent coup de poing dans le mur. Il sentit la douleur traverser sa main. Tête baissée face au mur, ses yeux étaient plein de désespoir et de colère. Miiko avait parlé de ses talents de manipulatrice comme si cela faisait partie de la nature de Rena mais c’est ce qu’elle avait été entraînée à faire, c’était ce que la Garde et Miiko exigeaient d’elle, comment pouvaient-ils l’oublier aussi facilement et retourner cela contre elle ? Lui qui la connaissait mieux que quiconque croyait dur comme fer en son innocence mais toutes les preuves qu’il avait rassemblées pour le prouver la pointaient du doigt et en avait fait une criminelle. Il avait échoué. Il n’avait pas réussi à tenir une seule de ses promesses. Il avait abandonné Rena. Il n’avait pas réussi à protéger sa garde, ni les habitants d’Eel. Il sentait que sa vie avait perdu tout son sens.

De son côté, Ezarel retourna directement dans sa chambre. « C’est aussi la chambre de Rena » pensa-t-il en reconnaissant son odeur familière. Il s’allongea sur le lit, les yeux fixés sur le plafond. Qu’elle ait été une criminelle ou innocente, Ezarel s’en fichait. Tout ce qu’il savait c’est qu’elle n’était plus là et qu’il avait mal, horriblement mal. Il aurait voulu s’arracher le cœur. Il n’avait même pas eu un mot gentil pour elle et maintenant, il n’aurait plus jamais l’occasion de s’excuser et de lui dire qu’il l’aimait. Il se détestait. Il revoyait la silhouette de Rena se découper contre la lumière de la lune. On aurait dit qu’elle allait se retourner, qu’il allait pouvoir voir son visage. Il tendit le bras vers le plafond, comme s’il voulait la toucher, mais le mirage se dissipa. Ce n’était qu’une illusion. Mika s’approcha doucement de lui et lança un hululement inquiet. Ezarel tendit la main vers l’oiseau et caressa doucement ses plumes soyeuses. 

—  Je suis désolé, lui dit-il. Je n’ai pas pu tenir ma promesse, je n’ai pas pu protéger ta maîtresse. Je n’ai même pas pu protéger son souvenir. Je suis faible.

Et pour la première fois depuis la disparition de Rena, Ezarel pleura. Il pleura pendant des heures, il pleura toutes les larmes de son corps. Il ne se sentait pas apaisé pour autant, il souffrait toujours terriblement. Plus il pleurait et plus il avait envie de pleurer. Il était encore en proie à une violente crise de larmes lorsqu’on frappa à sa porte. Il reconnut la voix de Miiko.

—  Ezarel combien de temps est-ce que tu vas te morfondre dans ta chambre ? demanda-t-elle d’une voix forte. La garde Absynthe a besoin de toi ! Tu as des responsabilités !

Miiko attendit quelques minutes mais n’obtint pas de réponse.

—  Séraphina t’a nommé chef de garde dans ses derniers instants. Est-ce que tu vas ignorer ses dernières volontés et fouler du pied ses sentiments ?

Toujours pas de réponse. Miiko commençait à perdre patience.

—  Ezarel ! Rena est une criminelle qui a causé la mort de millier de personnes. Continuer à la pleurer de la sorte est une insulte à la mémoire des victimes. Si tu continues à fuir tes responsabilités à cause d’une traître, je te ferai mettre aux arrêts et condamner pour haute trahison.

Ezarel lui aurait bien répondu que ça lui était égal, que dans l’état où il était, elle pouvait tout aussi bien le faire exécuter. Il allait finir par mourir de toute façon. Son agonie serait juste plus longue et douloureuse. Son corps avait déjà commencé à se déliter et son esprit était affaibli. C’était le prix que payaient les Elfes pour leur immortalité. Ils ne tombaient pas malade, ils ne vieillissaient pas, mais un cœur brisé était mortel. Pourtant quelque chose au fond de lui l’empêcha de prononcer ces mots qu’il n’aurait sans doute pas pu retirer par la suite. Il sécha ses larmes qui avaient continué à couler silencieusement pendant le sermon de Miiko et alla ouvrir la porte.

—  J’ai compris, dit-il à Miiko d’un ton résigné. Je ferai ce que tu voudras. Mais avant j’aimerais que tu me redonnes mon ancienne chambre.

—  Elle est restée inoccupée, tu peux y retourner quand tu veux, acquiesça Miiko en s’efforçant de prendre un air compatissant.

Miiko ne pouvait pas comprendre que perdre l'amour de sa vie signifiait pour un elfe et elle avait eu des mots très durs pour lui. C’était la seule solution qu’elle avait trouvé pour l’obliger à sortir de sa torpeur et à ouvrir les yeux sur la réalité. Elle avait fait ça pour son bien et elle était contente de voir que ça avait marché. Lorsque Miiko fut partie, Ezarel commença à rassembler ses affaires. Il prit soin de laisser toutes celles de Rena là où elles étaient. Il siffla entre ses doigts et Mika battit des ailes pour venir se poser sur son bras. Ezarel jeta un dernier regard douloureux dans la pièce qu’il avait partagé avec Rena ces derniers mois puis il ferma la porte. Il avait décidé de ne plus se laisser aller à la douleur mais de l’embrasser pleinement, de l’accepter comme quelque chose qui ferait désormais partie de son être. Lorsqu’il ferma la porte et tourna la clé dans la serrure, son cœur se ferma aussi. Il alla frapper à la porte de Nevra.

—  Tu pourrais t’occuper de Mika ? lui demanda-t-il lorsque le vampire lui eut ouvert.

—  Tu ne préfères pas le garder ? Il est plus habitué à toi qu’à moi, répondit Nevra un peu étonné de la requête de son collègue.

—  Non, je ne m’en sens pas capable, répondit Ezarel d’une voix lasse.

—  Je comprends.

Il tendit un bras vers le Seryphon mais celui-ci le snoba totalement. Ezarel essaya de le pousser gentiment vers Nevra mais il refusait de quitter son bras et s’accrochait désespérément en poussant des hululements affolés. 

—  On dirait qu’il préfère rester avec toi, remarqua le capitaine de l'Ombre en s’excusant avec un sourire faible.

—  Je ne veux pas le garder, insista Ezarel. Allez Mika, ne fais pas ta tête de Seryphon ! Tu seras mieux avec Nevra.

Le familier le regarda avec des yeux ronds qui semblaient l’inonder de reproches silencieux. Finalement, il poussa un hululement désapprobateur puis sauta sur le bras du vampire. Ezarel se demandait si Mika avait compris que sa maîtresse ne reviendrait plus. Il avait de la peine pour lui, il s’en voulait d’être aussi égoïste et de l’abandonner aussi lâchement mais il ne voulait pas vivre avec le rappel constant de ce qu’il avait perdu. Il quitta Nevra et se rendit au garde-manger. Les règles de rationnement avait déjà été mises en place et l’accès à la nourriture était réglementé par Jamon. C’était un faery de la race des ogres, à mi-chemin entre l’humain et le sanglier. Il était grand et costaud et pouvait paraître intimidant mais en vérité il était un peu simplet et très gentil. C'était le garde du corps personne de Miiko, elle se séparait rarement de lui et il s’était avéré d’une grande aide pendant le tumulte des derniers jours. Il salua Ezarel d'un signe de la main.

—  Toi avoir le droit à double ration aujourd’hui, annonça-t-il de sa grosse voix.

—  Merci mais la ration normale me suffit, je préfère laisser la nourriture à ceux qui en ont le plus besoin.

—  Toi faire comme tu veux ! dit Jamon avant de disparaître dans la pièce voisine.

L'Absynthe ouvrit un pot de miel et plongea sa cuillère dedans. Il mangeait plus par compulsion que par réel besoin de se nourrir. Alajéa entra dans la pièce et s’arrêta derrière lui.

—  Ezarel ! Je suis contente de voir que tu as retrouvé l’appétit ! J’étais morte d’inquiétude pour toi ! s’exclama-t-elle avec des trémolos dans la voix.

L'elfe ne se retourna pas et continua à manger comme s’il ne l’avait pas entendue. La jeune sirène s’approcha de lui doucement. Elle hésita un moment puis passa ses bras autour de la taille d’Ezarel, en pressant sa poitrine généreuse contre son dos et en y laissant reposer sa tête. 

—  Si tu as besoin, je suis là pour toi, le réconforta-t-elle d’une petite voix timide. Je ne te trahirai jamais.

Ezarel était resté de marbre. Il posa lentement sa cuillère et se tourna vers Alajéa. Il passa une main dans son dos et l’attira à lui. Son corps fermement pressé contre le sien, il se pencha vers son visage troublé et rougissant. Il lui caressa la joue du dos de la main. 

—  Je ne sais pas pourquoi je n’avais jamais remarqué à quel point tu étais attirante, murmura-t-il en plongeant son regard dans le sien.

—  Ezarel, je… balbutia la sirène, rouge comme une pivoine.

—  Chut ! murmura Ezarel en posant un doigt sur les lèvres de la jeune fille.

Il se pencha vers elle pour l’embrasser, il pouvait sentir le souffle tiède d’Alajéa s’échapper de sa bouche légèrement entrouverte. Il s’arrêta à quelques centimètres de ses lèvres et la repoussa violemment. Déséquilibrée et surprise, Alajéa fit quelques pas en arrière et faillit tomber à la renverse. L’incompréhension et l’étonnement se lisaient sur son visage. 

—  Tu croyais vraiment que ça allait se passer comme ça ? cracha Ezarel avec mépris et dégoût.

La sirène le regarda interloquée. Elle était rouge de honte à l’idée de s’être fait manipuler par Ezarel. L'embarras céda rapidement la place à la colère. 

—  Tu n’as pas le droit de jouer avec mes sentiments comme ça ! l'accusa-t-elle d’une voix tremblante.

—  Parce que ce n’est pas ce que tu étais en train de faire avec moi par hasard ? répliqua-t-il avec colère.

—  Je voulais juste te réconforter, protesta Alajéa rouge de colère.

—-  Tu as cru que j’étais tellement vulnérable qu’il suffirait de me consoler un peu pour que je te tombe dans les bras ?

—  N-non, ce n’est pas ça, je n’avais pas ce genre d’arrière-pensée, balbutia Alajéa.

—  Ce n’est pas ce que j’ai cru ressentir il y a quelques instants, lui dit-il en souriant méchamment.

—  Pourquoi est-ce que tu fais ça ? Pourquoi est-ce que tu me détestes autant ? se mit alors à crier Alajéa, les larmes aux yeux. C’est à cause de Rena c’est ça ? Tu ne peux pas l’oublier malgré tout ce qu’elle a fait ! Elle t’a menti, elle s’est servie de toi, elle t’a trahi ! Elle nous a tous trahi ! Comment est-ce que tu peux continuer à avoir des sentiments pour elle ?

—  Je suis encore libre de ressentir et de penser ce que je veux, répliqua Ezarel amer.

—  Mais elle n’est plus là ! Pourquoi est-ce que tu veux t’accrocher à elle ? Elle ne reviendra plus ! Elle est mor…

Ezarel ne lui laissa pas le temps de finir sa phrase. Il fondit sur elle et attrapa son poignet qu’il serra violemment. 

—  Encore un mot et je te renvoie au fond de l’océan avec tes amis les poissons, gronda Ezarel entre ses dents.

—  Lâche-moi, tu me fais mal ! gémit Alajéa en sanglotant.

—  Ce n’est rien comparé à la douleur que je ressens, rétorqua l'elfe en serrant plus fort.

Alajéa ouvrit puis ferma sa bouche plusieurs fois, sans rien dire. Elle avait vraiment l’air d’un poisson échoué sur une plage.

—  Ezarel, ça suffit ! ordonna Nevra en posant une main ferme sur le bras de son camarade.

Il avait entendu des éclats de voix provenir du garde-manger. Il lui avait suffit d'un coup d’œil pour comprendre ce qui était en train de se passer entre les deux gardiens. Ezarel rejeta brutalement le bras d’Alajéa puis dégagea son propre bras d’un coup sec. Il s'empara rageusement de son pot de miel et de sa cuillère et quitta la pièce sans ajouter un mot. Nevra le regarda partir avec un air inquiet avant de se tourner vers la sirène, le regard sombre.

—  Alajéa, l'avertit-il sévèrement, ne t’avises plus jamais de parler de Rena de la sorte.

La jeune femme le regarda bouché bée, les lèvres tremblantes de colère.

—  Qu’est-ce que vous avez tous à prendre sa défense ! s’emporta-t-elle. Elle a fait tant de mal, vous devriez la haïr. Ce que vous faites est de la trahison, Miiko l’a dit !

—  Écoute-moi bien Alajéa, tu es en droit d’avoir ta propre opinion mais nous aussi. Miiko nous a interdit d’en parler, que ce soit en bien ou en mal. Cela vaut aussi pour toi. Et je te conseille vivement de ne plus t’approcher d’Ezarel.

—  P-pourquoi ? demanda-t-elle avec une toute petite voix.

—  Tu devrais savoir que l’amour d’un elfe est éternel, lui répondit-il gravement. Il ne pourra jamais t’aimer. Au mieux il t'ignorera, au pire il va te haïr et te fera souffrir.

—  Mais pourquoi ? répéta Alajéa d’une voix plaintive. Elle est morte. Ça ne sert à rien de continuer à aimer quelqu’un qui ne reviendra jamais.

—  C’est la nature elfique, c’est comme ça, se contenta de répondre Nevra. Certains peuvent s'en remettre, au bout d'un siècle ou deux, mais d'autres sont inconsolables. Je pense qu'Ezarel fait plutôt partie de la deuxième catégorie.

Il était d’ailleurs étonné que l'Absynthe ne se soit pas laissé mourir de chagrin. Peut-être qu’il y avait au fond de lui une lueur d’espoir. Rena s’était volatilisée mais ils n’avaient pas retrouvé ne serait-ce que le moindre petit morceau de corps. Miiko avait expliqué que lorsque Rena avait été prise dans l’explosion, le Cristal avait sûrement absorbé son énergie vitale pour se protéger, ce qui expliquait que son corps ait été complètement désintégré, mais ce n’était que pure spéculation. La mort semblait l’issue la plus probable mais qu’elle ait pu survivre n’était pas impossible non plus, même si Nevra n’y croyait pas vraiment. Si Ezarel avait trouvé la force de continuer à vivre grâce à ce petit espoir, il n’allait pas essayer de le persuader du contraire. Il espérait juste qu’il ne deviendrait pas trop cruel et froid.

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