Rena, fille de l'Ombre

Chapitre 19 : Des retrouvailles amères

6806 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 20/03/2019 03:13

Alajéa avançait à pas légers et joyeux dans les couloirs de la garde. Ce n’était pas souvent qu’Ezarel lui demandait une faveur personnelle et elle était heureuse qu’il lui accorde sa confiance. Elle frappa à la porte de Lysandre qui ne tarda pas ouvrir. Son esprit était trop encombré par les événements de la veille pour lui accorder un sommeil paisible et il était déjà réveillé malgré l’heure matinale.

— Ezarel m’a dit de venir te chercher ! lança joyeusement la sirène de sa voix chantante. Il t’attend dans la bibliothèque.

Lysandre acquiesça avant de suivre la jeune fille qui possédait des nageoires à la place des oreilles. Avec tous ces événements récents, plus rien ne le surprenait. Ezarel l’attendait les bras croisés dans la bibliothèque. Il le fit asseoir à une table et lâcha une pile de vieux livres poussiéreux devant lui. Le nuage de poussière qui s’était élevé fit tousser Lysandre et un sourire narquois se dessina sur les lèvres de l’elfe.

— La théorie c’est la base ! annonça-t-il avec autorité. Tu as la journée pour me lire tout ça et me faire un résumé sur les principes de fabrication des potions. Si tu as des questions demande à Alajéa, elle va rester ici pour t’aider.

— Hein ? s’étonna la sirène pour qui cette nouvelle était inattendue. C’est pas ce que tu m’as raconté tout à l’heure ! Tu as dit qu’on irait cueillir des herbes médicinales ensemble.

— Si je t’avais dit que tu devais t’occuper du faelien tu ne te serais pas levée, mais maintenant que tu es là tu ne peux plus vraiment refuser, n’est-ce pas ? rétorqua Ezarel avec un sourire féroce.

Il quitta la pièce sans laisser le temps à sa malheureuse subordonnée de répondre. Alajéa fit une moue boudeuse mais lorsqu’elle se tourna vers Lysandre, elle lui offrit un sourire encourageant. Elle lui indiqua par quel volume commencer puis le jeune homme entreprit de lire le chapitre d’introduction. C’était de vieux livres écrits à la plume, ils étaient assez difficiles à déchiffrer, sans parler du fond qui était incompréhensible pour le faelien fraîchement arrivé. Il ne comprenait pas la moitié des termes utilisés. Heureusement, Alajéa était très gentille, serviable et patiente ; elle répondait à toutes ses questions avec enthousiasme.

Une jeune femme rousse aux longues oreilles de lapin fit irruption dans la bibliothèque quelques heures plus tard. Elle avait couru dans tous les sens à cause d’Ezarel qui lui avait donné de fausses indications et son visage était désormais coloré par l’effort. Elle se présenta rapidement, c’est-à-dire en parlant à toute allure tout en faisant rentrer un maximum d’informations en un temps record. Elle s’appelait Ykhar, il l’avait peut-être vue le jour d’avant, elle faisait partie de la Garde Étincelante et elle s'était lancée à la recherche de Lysandre pour lui donner une mission. Ce dernier ne cacha pas son étonnement. Il ne s’attendait pas à ce qu’on lui donne une mission un jour à peine après son arrivée. La brownie lui expliqua en quoi consistait cette mission :

—  Ezarel m’a dit de refuser les missions si j’avais déjà du travail, prévint Lysandre en désignant de la main la pile de livres devant lui.

— Ah… euh… oui je sais mais je lui en ai parlé et il a dit euh… je cite hein ! Il a dit : « Si c’est une mission pour qu’il se perde en forêt et ne revienne jamais, je suis d’accord », balbutia-t-elle avec un petit rire nerveux.

— Je vois… répondit le jeune homme qui n’était pas vraiment surpris. Et donc si j’ai bien compris, il faut que je sorte du Q.G, que je traverse une cité que je ne connais absolument pas, que j’aille dans une forêt pleine de créatures potentiellement dangereuses pour trouver un bébé kappa lui aussi probablement dangereux, mais surtout très malodorant, et que je le ramène ici, sachant que ceux sont les relations diplomatiques entre deux peuples et deux régions du royaume qui sont en jeu dans cette mission de sauvetage. C’est bien ça ?

—  Euh… oui c’est ça, confirma Ykhar qui était devenue pâle et semblait sur le point d’être malade.

— Si on devait classer cette mission ce serait quel rang ? demanda Lysandre qui tenait à comprendre les tenants et aboutissants de cette affaire.

— Euh… étant donné le niveau de dangerosité de la forêt d’Eel en ce moment et les implications politiques… je dirais… A ? risqua la brownie en se sentant de plus en plus mal.

— Les missions A sont bien celles réservées aux membres expérimentés ? insista la jeune recrue de l'Absynthe.

— Euh… normalement oui, acquiesça-t-elle en se faisant toute petite, secouée par un hoquet nerveux.

— Est-ce qu’il y a même une logique dans le classement des missions et des rangs ou vous faites ça juste pour la forme ? interrogea Lysandre sur un ton légèrement accusateur et consterné.

— Ne t’en fais je ne vais pas t’envoyer là-bas seul ! s’exclama Ykhar en agitant les mains devant elle. Nevra t’accompagnera. Il est capitaine et c’est un membre de niveau S alors tu ne craindras rien ! Dis-toi que c’est une sorte de test pour voir comment tu te débrouilles sur le terrain. Et puis ce n’est pas mon idée, c’est Miiko qui m’a demandée de te trouver une mission, et je n’avais que ça sous la main. J’ai pensé que ce serait idéal pour une première mission, comme c’est près d’ici et que ça ne demande pas de préparation préalable. 

Lysandre aurait préféré continuer à étudier les potions, néanmoins c’était une mission en partie décidée par Miiko et Ezarel avait donné son accord, par conséquent il se sentait obligé d’accepter. Le capitaine aux cheveux d’ébène l’attendait dans le hall principal. Ce dernier ne semblait pas très emballé à l’idée de devoir partir en mission avec lui, pourtant il lui sourit chaleureusement une fois qu'il l'eut rejoint. Ils sortirent du Q.G puis traversèrent d’abord les jardins qui faisaient la jonction entre le Q.G et l’extérieur. Pour la première fois Lysandre découvrit à quoi ressemblait la cité d’Eel. L’architecture comme l’organisation des bâtiments et des places étaient assez éclectiques. C’était un mélange de plusieurs époques, entre cité médiévale et bourg du XIXème siècle. Dans le quartier du Q.G les murs étaient d’un blanc éclatant au lieu d’être grisâtres comme c’était souvent le cas des vieilles bâtissent. Les maisons étaient imposantes et luxueuses. On pouvait apercevoir des colonnes de fumée s’échapper des cheminées d’un quartier lointain. Les rues étaient animées et le marché attirait beaucoup de monde.

Ils passèrent ensuite par une zone d’habitations modestes où Nevra lui expliqua qu’ils avaient dû établir un refuge après la Nuit Sanglante ; les réfugiés qui arrivaient dans la cité y passaient un certain temps avant d’être relogés ailleurs. En continuant, les habitations se faisaient plus rares et ils ne croisèrent presque plus personne. Ils suivirent la rue principale qui se transformait en une allée très large, passant sous de grandes arches, puis arrivèrent devant un gigantesque portail en fer forgé dont l'une des deux grilles qui le composait était ouverte. Sur les remparts, érigés de part et d’autre du portail, il y avait deux petites tourelles avec deux gardes postés dans chacune d’entre elle. Les pavés s’enfonçaient dans la terre pour ne laisser plus qu’un chemin en terre battue qui partait dans plusieurs directions. Ils empruntèrent celui qui s’en allait vers la forêt. Après une bonne demi-heure de marche, ils arrivèrent à l’orée de la forêt. Les arbres étaient grands et impressionnants, leur feuillage épais et sombre. Lysandre n’avait jamais vu une végétation aux airs aussi fantastiques. Le chemin serpentait entre les arbres et plus ils avançaient, plus la végétation devenait envahissante et hostile. La lumière filtrait à peine et le sous-bois étaient plein de bruits et de mouvements furtifs. Il hésita mais Nevra lui fit signe de le suivre et ils disparurent dans le cœur de la forêt.


***


Rena était contente d’avoir fait un voyage normal. Elle sortit du cercle de fée en pleine possession de ses facultés mentales et physiques. Elle regarda un peu aux alentours et reconnut la forêt d’Eel. Ce qui l’inquiétait, c’était qu’elle ne voyait Lysandre nulle part. Il aurait dû arriver un peu avant elle, il n’avait pas pu aller bien loin. Elle fit quelques pas et s'apprêtait à l'appeler lorsqu'elle entendit un grognement bas et profond derrière elle. Elle eut à peine le temps de se retourner que la bête était déjà sur elle. Elle fut projetée en arrière, son dos percuta violemment le sol, lui arrachant un cri de douleur. Emportée par le poids de la créature, elle fut traînée sur quelques mètres. Rena réalisa avec horreur qu'il s'agissait d'un énorme Blackdog. Le monstre la maintenait plaquée au sol avec ses deux pattes noires et puissantes. Il grognait et montrait les crocs. La yôkai n’eut pas le temps de se demander comment un Blackdog s’était retrouvé dans cette forêt, si loin de son territoire de prédilection, car le monstre ouvrit la mâchoire et enfonça ses crocs dans son épaule. Elle poussa un hurlement de douleur. Elle réussit à plier l’autre bras, la glace prenant vie et forme dans sa main. Elle façonna une lame qu’elle enfonça dans le flan du monstre, le forçant à lâcher prise. La bête lâcha un couinement plaintif qui se mua en grognement menaçant. Elle s'ébroua, prête à charger de nouveau, mais la jeune femme se redressait déjà et lui jeta un regard froid et hostile. La bête, sentant l’atmosphère se refroidir anormalement, recula lentement et finit par prendre la fuite.

Rena laissa sa tête reposer contre le sol et saisit son épaule ensanglantée en poussant un gémissement douloureux. C’est alors qu’elle entendit des cris et des pleurs déchirants. Il y avait quelqu’un d’autre dans la forêt, on aurait dit la voix fluette d’un enfant. La gardienne trouva la force de se lever malgré la douleur et se traîna jusqu’à l’endroit d’où provenaient les cris. Elle se cacha derrière un arbre et vit le Blackdog qui venait de l’attaquer tourner autour de ce qui semblait être un bébé kappa. « D’abord un Blackdog et maintenant un kappa ? Mais qu’est-ce qu’il se passe dans cette forêt ! » songea Rena, incrédule.

L'animal tournait autour de l’enfant en grognant et semblait hésiter à l’attaquer, sans doute parce qu’il était déjà blessé, et que l’odeur repoussante ainsi que les cris du kappa le tenaient à distance. Il paraissait néanmoins affamé et prêt à prendre le risque. Il fallait qu'elle fasse quelque chose. La douleur l’empêchait de se concentrer et son bras était engourdi. Elle leva sa bonne main et fit un effort pour produire de la glace, juste un peu suffirait à effrayer le monstre qui n’avait pas oublié la cause de sa blessure. Elle n’eut pas à aller jusqu’au bout car quelqu’un surgit de derrière un arbre, ce qui ne manqua pas d’attirer l’attention du Blackdog. Rena vit avec stupéfaction, incrédulité et horreur qu'il s'agissait de Lysandre. Le Blackdog se tourna vers lui, prêt à charger. Pendant ce temps la yôkai aperçut quelqu’un d’autre s’approcher furtivement du kappa et s’emparer de lui. Nevra ? Elle était contente de voir qu’il était sain et sauf mais elle ne comprenait absolument pas ce qu’il faisait là. En en éclair, il se plaça entre Lysandre et l'animal féroce. Ce dernier dévoila ses crocs et le vampire fit de même en lui jetant un regard menaçant. Il fit un pas vers lui, le Blackdog recula légèrement puis avança de nouveau. Nevra porta sa main dans son dos et sortit un couteau qu’il lança dans la direction du monstre. Celui-ci poussa un couinement effrayé et s’enfuit dans la direction opposé. Rena soupira de soulagement, elle en avait presque oublié sa blessure. Elle voulut sortir de sa cachette pour les interpeller mais une main gantée de métal froid lui plaqua la bouche et la tira en arrière.

— Ne bouge pas, laisse les partir.

Elle était trop affaiblie par ses blessures pour se débattre et regarda, impuissante, Lysandre et Nevra s’en aller avec le kappa qu’ils venaient de secourir. Une fois qu’ils furent loin, l’homme la libéra. Elle fit volte-face pour regarder son agresseur et découvrit avec stupéfaction que c’était l’homme qui avait détruit le Cristal. 

— Vous ! accusa-t-elle d’une voix faible et haletante mais empreinte de colère. C’est vous qui avez détruit le Cristal !

— Quelle perspicacité ! répliqua-t-il avec un rire rauque. Même si tu n’en es pas moins responsable. Tu as joué ton rôle à la perfection. Je m’étais donné beaucoup de mal pour trouver un moyen de te manipuler efficacement mais ton intuition, ton obstination et ta discrétion ont fait la moitié du travail à ma place.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? demanda-t-elle en énonçant les mots avec difficulté.

— Tu ne crois quand même pas que tu es tombée sur ce cercle par hasard ? Je savais qu’une fois que j’aurais attiré ton attention sur le premier cercle tu ferais le reste toute seule. J’avais prévu un plan élaboré pour te placer sur la scène du crime, mais encore une fois je n’ai rien eu à faire, tu as agi toute seule et tu m’as épargné cette peine. Je ne m’attendais pas à ce que tu te rendes de ton propre chef à la salle du Cristal cette nuit-là. Le hasard fait bien les choses ou du moins c’est ce que j’ai pensé à ce moment-là.

— Est-ce que c’est vous aussi qui avez manipulé Rurik ?

— Je n’ai pas vraiment eu à le manipuler. Il avait déjà des idées assez intégristes, il suffisait juste de le pousser dans la bonne direction avec quelques mots bien choisis. Rurik n’était qu’une diversion sophistiquée et un moyen de préparer le terrain. Je savais que le fait d’avoir évité la catastrophe et le soulagement d’avoir maintenu la paix vous ferez baisser votre garde.

— Pourquoi avoir détruit le Cristal ?

— Le Cristal était déjà voué à la destruction, je n’ai fait qu’accélérer un peu les choses, se contenta-t-il de répondre avec un haussement d’épaule. Je voulais faire d’une pierre deux coups mais je ne pensais pas que tu survivrais, et encore moins que tu réussirais à ramener l’Élu ici. Cette vieille folle d’Oracle a réussi à se mettre en travers de mon chemin. J’avais pourtant pris des précautions pour que ça n’arrive pas mais ces humains ne sont vraiment pas fiables. Si seulement j’avais réussi à le tuer dans son berceau quand j’en avais l’occasion, on n’en serait pas là aujourd’hui. Les Immortels sont aussi inutiles que les humains. Et les prophéties sont plus difficiles à contrer que ce que je pensais.

— Co… comment vous… savez… tout cela ? articula Rena avec peine, sa conscience ne tenant plus qu’à un ténu fil de lucidité. 

— Je sais beaucoup de choses sur l’Élu, sur toi, et sur le destin d’Eldarya. L’Oracle n’est pas la seule à pouvoir prédire l’avenir, même si pour être exact il s’agit plus d’une programmation que d’une prédiction. Enfin, l’Oracle est plutôt du genre à lancer des énigmes ambiguës qu’à s’exprimer clairement, ce qui est préférable pour mes affaires. Les prophéties sont toujours à double tranchant et l’issue n’est jamais certaine.

— Quelle prophétie ? s'enquit Rena qui n’arrivait plus à tenir debout et dut s’adosser contre un tronc.

— Tu le sauras bien assez tôt, se contenta de répondre l’homme avec mystère. Si je dévoile toutes les cartes que j’ai en main d’entrée de jeu, ce ne serait pas drôle.

— Je ne vous laisserai pas tuer Lysandre, prévint la yôkai d’une voix saccadée.

L’homme partit d’un rire guttural.

— Je n’ai pas l’intention de le tuer, plus maintenant. Puisqu’il est ici et que je ne suis pas pressé, je vais vous laisser vous débattre avec la prophétie.

— Pourquoi est-ce que vous me dites tout cela ? demanda-t-elle avec méfiance, étonnée qu’il ait répondu à toutes ses questions aussi facilement.

— Parce que ça ne changera rien que tu saches tout ça maintenant et que j’ai envie de jouer à un jeu avec toi, dit l’homme.

— Un jeu ?

— Si la prophétie se réalise, tout est bien qui finit bien, et si j’arrive à empêcher la prophétie de se réaliser, ce sera une mauvaise fin. Pour l’instant j’ai l’avantage, les ténèbres se sont déjà abattues sur le Royaume, et elles rongent peu à peu le cœur des faeries. Ombre ou Lumière, tout finira par être englouti par les ténèbres.

— Je ne perdrai pas contre vous et je ne vous laisserai pas détruire le royaume, l’avertit Rena avec défiance.

— Tout dépendra de tes choix, mais je pense que je vais bientôt gagner car d’ici quelques heures tu seras morte et si tu meurs la prophétie ne se réalisera pas, fit-il en riant.

Il lui tourna le dos et disparut entre les arbres sombres. Elle rejeta la tête en arrière et la laissa reposer contre le tronc. Elle ne sentait plus son bras gauche mais la douleur dans son épaule était insoutenable et lorsqu’elle jeta un coup d’œil à sa blessure, elle vit que son sang avait noirci et que des volutes noires s’échappaient de la plaie. Si elle s’arrêtait ici, si elle perdait conscience, elle mourrait. Il fallait qu’elle retourne au Q.G. Elle ne comptait pas perdre avant même d’avoir commencé. Elle était enfin revenue à Eldarya, ce n’était pas pour mourir seule au milieu d’une forêt, oubliée de tous. Elle se redressa et avança avec difficulté. Ses jambes pesaient une tonne et chaque pas lui coûtait un effort incommensurable. Elle se traîna jusqu’à l’orée de la forêt et entreprit l’ascension de la colline qui montait vers la cité d’Eel. Elle trébucha, tomba, et crut qu’elle n’arriverait jamais à se relever. Elle finit par se hisser péniblement sur les genoux et continua à avancer en rampant. Elle arriva au sommet de la colline et parvint à se mettre debout. Elle n’était plus très loin, elle voyait l’entrée de la cité. Elle se traîna jusqu’au pied des remparts et franchit le portail. Elle fit encore quelques dizaines de mètres et finit par s’effondrer dans l’allée principale. Elle réussit à se tourner sur le dos. Le ciel était incroyablement bleu. Elle pensait à Ezarel. C’était une belle journée pour mourir.


***


Une fois que le Blackdog se fut enfui la queue entre les pattes, Nevra se tourna vers Lysandre et lui tendit le kappa qui avait cessé de crier. L’odeur était pestilentielle mais le jeune homme était trop poli pour faire ce genre de remarque et accepta de prendre la petite créature dans ses bras. Elle n’avait rien d’humain mais dégageait la même innocence et la même insouciance que n’importe quel enfant.

— Tu es blessé ? demanda le capitaine de l'Ombre en le scrutant du regard.

— Non, répondit-il étonné. Pourquoi ?

— Rien… j’ai cru sentir une odeur de sang, dit le vampire en jetant un regard nerveux par-dessus son épaule.

— Je ne sais pas comment tu peux sentir quoi que ce soit dans ces conditions, répliqua Lysandre en jetant un bref coup d’œil au kappa qui empestait le marais putride dans ses bras.

— Tu as raison, ça doit être mon imagination.

Ce n’était pas juste une odeur de sang qu’il avait senti, mais l’odeur singulière d’un sang qu’il connaissait bien… mais ce n’était pas possible. Il était en train de perdre la tête comme Ezarel. Lysandre avait raison, avec l’odeur du kappa il ne pouvait pas être sûr de ce qu’il avait senti. Il avait dû se tromper, c’était la seule explication. Il s’empressa de quitter la forêt, le nouveau de la garde Absynthe sur les talons, avant que d’autres créatures décident de les attaquer à leur tour. Lysandre se sentait mal depuis qu’ils avaient trouvé le kappa. Il avait l’épaule engourdie et se sentait oppressé. Il ne s’était pourtant pas blessé au cours de la diversion un peu cavalière de son coéquipier. Ils arrivèrent dans l’allée des arches et Nevra lui prit le kappa des bras. Il lui dit que sa mission était terminée, qu’il se chargeait de ramener le rescapé à Miiko, et tourna aussitôt les talons.

Lysandre savait qu’il aurait dû retourner au Q.G et se replonger dans son étude des potions mais quelque chose le retenait. Ses regards se portaient irrésistiblement vers la forêt comme si quelque chose là-bas l’appelait. Il entendit une voix résonner dans sa tête et une douleur diffuse se propagea dans tout son corps. Il regarda ses mains, elles étaient couvertes de sang, puis l’instant d’après la vision disparut. Il ne comprenait pas ce qui lui arrivait et sentit l’angoisse et la panique le saisir à la gorge. Il s’avança jusqu’à un des murs qui longeait l’allée, s’appuya contre la pierre et se laissa glisser à terre. Des images se présentaient à son esprit et disparaissaient en un flash. Il avait vu l’homme qui l’avait libéré de sa cage mais ce n’était pas ses souvenirs. Son esprit était brumeux et il se sentait sur le point de perdre conscience. Il fit un effort pour retrouver un peu de lucidité et lorsqu’il releva la tête il aperçut quelqu’un avancer en vacillant avant de s’effondrer dans l’allée. La sensation de malaise qu’il avait ressentie jusqu’à maintenant s’évanouit et il put se relever. Il se rendit auprès de la personne qui venait de tomber pour lui porter secours mais lorsqu’il arriva près d’elle il eut un choc. Il reconnaissait ces vêtements, ces cheveux, ce visage…

— Alice ! s’exclama-t-il en s’agenouillant près d’elle.

Il ne lui fallut qu’un bref coup d’œil pour voir qu’elle était gravement blessée à l’épaule. La plaie était béante et rongée par l’infection. Elle était à peine consciente et il n’osait pas la toucher ou la bouger de peur d’empirer la situation. Un des gardes de la porte, qui avait aussi vu la jeune fille s’effondrer, se précipita vers lui. Lysandre lui demanda de rester près d’elle le temps qu’il aille chercher de l’aide au Q.G ; le garde acquiesça d’un bref signe de la tête. Ce n’était pas une blessure normale mais les autres sauraient sûrement quoi faire. Il pénétra dans le hall principal du Q.G où Ezarel, Nevra et Valkyon discutaient devant la forge. L’urgence et la détresse devait se lire sur son visage car ils lui jetèrent un regard surpris lorsqu’il s’approcha d’eux.

— Quelqu’un s’est effondré près de l’entrée de la cité, expliqua-t-il précipitamment, c’est la fille dont je vous ai parlé, Alice. Elle est blessée.

— Celle qui t’a poussé dans le cercle de fée ? demanda le vampire avec étonnement.

— Oui, mais ce n’est pas le moment de parler de ça, il faut l’aider, insista Lysandre qui commençait à perdre patience, ce qui ne lui arrivait presque jamais.

Les trois hommes échangèrent un regard interrogateur mais décidèrent de le suivre. Nevra fut le premier à la sentir et Ezarel le premier à la voir. Ils se figèrent tous les deux. Leur cœur rata un battement et leur esprit se vida.

— Qu’est-ce qu’il y a ? s'enquit Valkyon qui les suivait et les avait vu s’arrêter brusquement.

Il s’avança, regarda la personne qui gisait par terre, et laissa échapper un cri de surprise. Lysandre ne comprenait pas pourquoi ils avaient l’air encore plus choqués que lorsqu’il était lui-même apparu dans la salle du Cristal. L'Obsidien s’agenouilla près de Rena et posa deux doigts sur son cou. Il poussa un soupir de soulagement, il pouvait sentir son pouls même s’il était très faible. Les deux autres capitaines reprirent enfin leurs esprits. Ils s’agenouillèrent près d’elle à leur tour et Ezarel jeta un bref coup d’œil à sa blessure. Son regard s’assombrit.

— Je ne sais pas ce qui lui est arrivée mais elle est gravement blessée, il faut faire quelque chose, les pressa Lysandre. Mais je ne comprends pas comment elle est arrivée là, je croyais que les humains ne pouvaient pas emprunter les cercles de fée…

— Elle a été mordue par un Blackdog, lâcha Ezarel gravement, sans doute celui que vous avez rencontré dans la forêt. Et ce n’est pas une humaine, c’est une faery comme nous.

Lysandre le regarda avec des yeux ronds.

— Comment Alice peut-elle être une faery ? Elle était avec moi dans mon monde, objecta-t-il hébété.

— Elle ne s’appelle pas Alice mais Rena, le corrigea Nevra. Et on est aussi perdu que toi, si ce n’est plus, mais ce n’est pas le moment de discuter de ça.

Ezarel passa ses bras sous les épaules et les jambes de Rena pour la soulever.

— On ne devrait pas plutôt laisser Valkyon la porter ? demanda le faelien.

Son capitaine lui jeta un regard méprisant, presque haineux, et souleva la jeune fille comme si elle ne pesait pas plus lourd qu’une plume.

— Je peux la porter moi-même, les elfes ne sont pas faibles, rétorqua-t-il sèchement.

Son apprenti n’avait rien à répondre à cela. Il y avait trop de choses qui lui échappaient et trop de questions qui se bousculaient dans sa tête. 


***


Lorsqu’Ezarel franchit la porte de l’infirmerie avec Rena dans ses bras, Eweleïn lâcha le pot de fleur qu’elle venait de vider. 

— I- il faut que je prévienne Miiko ! s’écria-t-elle avec affolement.

Elle se précipita vers la porte mais Valkyon lui barra la route.

— Écarte-toi ! ordonna-t-elle. Il faut prévenir Miiko !

Valkyon ne bougea pas. Il savait que le plus tard la kitsune apprendrait que Rena était de retour, le mieux ce serait. Il n’avait pas bien connu la gardienne de l'Ombre et n’avait pas de raison particulière de prendre sa défense, mais son honneur et son instinct lui dictait de croire en son innocence et de l’aider.

— C’est bon Valkyon, qu’elle aille courir voir Miiko comme un bon petit familier, renifla Ezarel avec mépris.

Le capitaine s’écarta, Eweleïn leur jeta un regard noir et sortit en courant. Ezarel déposa Rena sur un des lits, s’assit près d’elle, puis se pencha sur sa blessure. Il déchira la manche de son kimono pour dénuder son bras gauche et son épaule. La plaie était nécrosée et le poison du Blackdog avait progressé rapidement. Sa peau blanche était striée de veinules noires. Elle n’était pas tout à fait inconsciente mais la douleur devait l’empêcher d’être consciente de son entourage. Elle était fiévreuse et semblait souffrir énormément.

— C’est mauvais ? risqua Nevra inquiet.

— Si on ne la soigne pas rapidement elle sera morte d’ici deux ou trois heures, estima Ezarel.

— Et comment est-ce qu’on la soigne ? demanda Valkyon qui partageait l’inquiétude de son collègue.

— Il faudrait que je prépare une potion de purification mais ça va me prendre un peu de temps, expliqua l'alchimiste. L’infection progresse rapidement, et si elle atteint son cœur elle mourra.

— Est-ce que tu pourrais en préparer assez pour deux ? s'enquit Nevra.

L’elfe le regarda avec surprise.

— Ça ne me prendra pas plus de temps, il me suffit juste de doubler les ingrédients et j’ai ce qu’il faut, finit-il par dire.

— D’accord. Occupe-toi des potions, je vais essayer de ralentir l’infection, dit le vampire avec détermination.

Son ami lui jeta un regard soupçonneux.

— Tu n’as pas besoin de faire ça, je finirai la potion à temps.

— Je préfère ne pas prendre de risque, insista son ami.

Ezarel capitula, il n’avait pas de temps à perdre en discussions inutiles. Il se leva au moment où Miiko entrait en trombe dans l’infirmerie, le jeune kappa dans les bras. Elle était suivie de près par Leiftan. 

— Lysandre ! tonna-t-elle brusquement. Prends le petit et va dans les jardins. Joue avec lui, lave-le, faites ce que vous voulez mais ne reviens pas ici avant que je ne t’en donne l’ordre !

Il s’apprêtait à protester mais Miiko lui jeta un regard noir qui lui cloua le bec. Elle lui fourra le kappa dans les bras et indiqua la porte du doigt. Lysandre jeta un regard en direction d’Alice — ou qui qu’elle fût — avant de quitter l’infirmerie. Il avait l’impression d’avoir mis les pieds sur un terrain miné et il valait mieux qu’il les laisse gérer cette situation qui le dépassait complètement. Miiko regarda Rena qui agonisait sur le lit d’infirmerie.

— Que s’est-il passé ? demanda-t-elle avec empressement.

— Elle a été attaquée par un Blackdog, lui apprit Nevra, il ne lui reste plus beaucoup de temps, il faut la soigner avant qu’il ne soit trop tard.

— Ce n’est pas ce que je veux savoir. Ce que je vous demande c’est ce qu’elle fait ici?

— Il semblerait qu’elle était dans le monde des humains avec Lysandre et qu’elle soit arrivée par le même cercle de fée. Après, quant au comment du pourquoi d’une situation aussi impensable, je n’en sais pas plus que toi, lui expliqua le vampire en espérant que cela suffirait à l’apaiser un peu.

— Si elle va bientôt mourir tant mieux, lâcha Miiko qui ne partageait pas les sentiments de ses collègues. Ça m’épargnera la peine d’avoir à la faire exécuter. Je vous interdis de l’aider, laissez-la mourir !

Ezarel lui jeta un regard qui en disant long sur tout le bien qu’il pensait d’elle et voulut passer mais la kitsune lui barra la route.

— Ezarel, où est-ce que tu vas ? demanda-t-elle en fronçant les sourcils.

— Préparer une potion de purification, répondit calmement le capitaine de l’Absynthe.

— Tu n’as pas entendu ce que j’ai dit ? s’écria sa supérieure. Je vous ai dit de la laisser mourir ! C’est un ordre !

— Je m’en tamponne le coquillard de tes ordres Miiko, répliqua froidement Ezarel. Si tu tiens à faire tomber des têtes tu peux me faire exécuter, ainsi que Nevra et Valkyon, sans doute Leiftan aussi. Il n’y a personne dans cette pièce à part toi qui est prêt à la laisser mourir sans rien faire.

Miiko se tourna vers Valkyon, il était plus discipliné et raisonnable que les deux autres capitaines de garde, et elle espérait lui faire entendre raison.

— Valkyon, empêche Ezarel de sortir d’ici ! ordonna-t-elle.

Valkyon resta les bras croisés et lui jeta un regard à la fois déçu et empreint de pitié. La kitsune bouillonnait de rage et de frustration et sentit les larmes lui monter aux yeux.

— Vous êtes des capitaines ! Bon sang ! Est-ce que vous allez tous trahir la Garde et le Royaume ? cria-t-elle à bout de nerfs en frappant le sol de son bâton, sa cage se balançant dangereusement. Leiftan, fais quelque chose !

— Ils n'ont pas tort Miiko, risqua prudemment son bras droit en adoptant une position aussi neutre et diplomatique que possible. Si tu veux obtenir justice, il serait préférable de lui offrir. un procès équitable. Et si elle est jugée coupable, alors tu pourras ordonner son exécution de façon parfaitement légitime et légale. Si tu la laisses mourir dans ces conditions, ça ne fera pas de toi une justicière mais une meurtrière. Je te connais, tu ne dormirais pas tranquille avec un tel poids sur la conscience.

Les mots de l'Étincelant firent mouche. Miiko savait que Leiftan avant raison. Ses épaules s’affaissèrent, elle jeta un dernier regard noir en direction des trois capitaines puis tourna les talons. Leiftan sortit à son tour après leur avoir glissé quelques mots d'excuses et leur avoir assuré qu'il tenterait de raisonner Miiko avant qu'elle ne prenne une nouvelle décision radicale. L’alchimiste quitta également l'infirmerie et s’attela à la préparation de la potion de purification. Il avait déjà perdu assez de temps comme ça. Il se posait beaucoup de questions sur ce qu’il venait de se passer mais il n’avait pas le luxe de s’éparpiller. Pour le moment, il fallait qu’il se concentre uniquement sur la potion et ne pense à rien d’autre qu’à sauver Rena.


***

Nevra et Valkyon était seuls avec la gardienne dans l’infirmerie. Le vampire s’assit près d’elle et regarda sa blessure. Les crocs avaient pénétré dans la chair à l’avant et à l’arrière de l’épaule, entaillant au passage sa clavicule qui s'était brisée sous la pression de la mâchoire du monstre. Le poison empêchait son corps de se régénérer. La malice du Blackdog s’échappait de sa blessure comme une sorte de brume fine et noire. Les ténèbres étaient en train de ronger son corps et son esprit. Les veinules noires avaient atteint son cou, descendaient le long de son bras, et progressaient vers sa poitrine. Rena semblait être en proie à un délire fiévreux. Ses paupières étaient mi-ouvertes et ses lèvres tremblaient. Nevra se pencha vers elle et posa son front contre le sien. Elle était brûlante. Il ferma les yeux un instant puis se redressa, il effleura du bout des doigts la peau nécrosée autour de la blessure et sentit la jeune femme frissonner de douleur.

— Valkyon tiens-là bien et empêche-là de se débattre, dit alors le vampire en se redressant.

L’Obsidien s’exécuta et bloqua les jambes de Rena avec le poids de son corps. L'Ombre tint fermement son bras droit et se pencha vers la blessure à son épaule gauche. 

— Ça va faire mal mais il faut que tu sois forte, souffla Nevra à son oreille tout en sachant qu’elle ne pouvait pas l’entendre.

Il entrouvrit la bouche et plongea ses crocs dans l’épaule de la blessée. Un soubresaut violent souleva le corps de Rena, elle ouvrit des yeux blancs exorbités par la douleur, puis un long hurlement déchirant s’échappa de sa bouche grande ouverte. Son corps était parcouru de spasmes, il réagissait violemment à la douleur et tentait de rejeter Nevra. Il resserra son étreinte pour l’empêcher de bouger. Le sang noir coulait dans sa bouche, il était épais et avait un goût doucereux et légèrement acide de pomme pourrie mêlé au parfum envoûtant du sang pur de Rena. Il but lentement et ne tarda pas à sentir les effets du poison dans son corps. Tous ses membres étaient engourdis et son esprit commençait à s’affaiblir.

— Nevra, arrête, l'avertit Valkyon, si tu continues à ingérer autant de sang souillé, tu vas mourir.

Le vampire desserra les crocs. Il sentait ses forces le quitter.

— Juste encore un peu… murmura-t-il faiblement, je peux encore continuer…

Il enfonça à nouveau ses crocs dans l’épaule de sa meilleure amie. Ses hurlements qui lui vrillaient les oreilles et ses soubresauts lui faisaient mal au cœur. Il n’arrivait plus à la tenir et c’est Valkyon qui la maintenait en place à lui tout seul. Un brouillard noir voilait son esprit et il se rendit compte qu’il pleurait, ses larmes se mêlant au sang corrompu de Rena. Alors que sa conscience lui échappait, il se demanda quand ses sentiments pour elle avaient changé. Elle n’était plus la petite fille apeurée et pleurnicharde qu’il avait rencontrée lorsqu’il avait dix ans. Quand avait-il cessé de la voir comme une petite sœur mais comme une femme ? Quand était-il tombé amoureux d’elle ? Peu après être entré dans la Garde, ou peut-être un peu avant, ou bien encore avant cela ? Il ne savait plus. Tout ce qu’il savait c’était qu’il avait toujours refoulé ses sentiments et qu’il avait continué à jouer le rôle du grand frère et de l’ami d’enfance. Il ne voulait rien changer à leur relation et risquer de la perdre et pourtant, il l’avait perdue quand même. Les sentiments qu’il avait enfouis pendant si longtemps avaient refait surface après sa disparition et il avait été rongé par les regrets. Il avait reconstruit sa vie avec des « si ». S’il avait été honnête avec ses sentiments, s’il n’avait pas été aussi lâche et qu’il avait avoué ses sentiments à Rena, l’aurait-elle rejeté ? L'aurait-elle accepté ? S’il lui avait avoué ses sentiments avant qu’elle ne rencontre Ezarel, les choses se seraient-elles déroulées différemment ? S’il lui avait dit qu’il l’aimait, qu’il voulait être avec elle, et qu’elle avait partagé ses sentiments, serait-elle toujours en vie ? Est-ce qu’il aurait pu la sauver ? Il ne valait pas mieux qu’Ezarel et son obsession pour le Cristal. Mais Rena était là maintenant, elle était revenue et il ne voulait plus avoir de regrets. Sa conscience s’envola vers un passé lointain.

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