Rena, fille de l'Ombre

Chapitre 20 : Première rencontre

6050 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 12/03/2019 17:27

Nevra courait sur les toits. Il était poursuivi par deux brownies très en colère. Il regarda dans son sac et sourit en voyant les quelques pommes et le pain qu’il avait réussi à chiper. Il se retourna en continuant à courir à reculons et fit un pied de nez à ses deux poursuivants. Il sauta du toit pour atterrir avec souplesse dans une ruelle. Il reprit sa course et s’enfonça dans le dédale de rues étroites, là où les bâtiments étaient les plus hauts et les plus denses. Il s’arrêta et se mit à quatre pattes pour s'engouffrer dans un passage étroit. Ils ne pourraient pas le suivre jusque-là, ils étaient trop gros pour passer. Il ressortit de l’autre côté mais s’immobilisa, sur le qui-vive. Il avait entendu des voix d’adultes. Il longea le mur et, au tournant d’un coin, il aperçut trois hommes armés qui entouraient une petite fille terrorisée. Elle avait des cheveux blancs coupés au carré et portait un kimono blanc décoré de flocons de neige bleu clair. Sa tenue était sale, taché de sang et déchiré aux manches ainsi qu'au niveau des jambes. Nevra avait reconnu les badges que portaient les trois hommes, c’était des membres de la Garde d’Eel. Pourquoi s’en prenaient-ils à une enfant ? Un des hommes saisit la fille par les cheveux et sortit un poignard.

—  Un monstre comme toi mérite de mourir ! proféra l’homme avec haine.

Nevra bondit pour se jeter sur l’homme. Il le mordit au bras pour l’obliger à lâcher la fille et recracha aussitôt son sang infect. Il se recula pour prendre un peu d’élan puis le tacla de toutes ses forces avec son épaule. L’homme fit quelques pas en arrière, déséquilibré, et le vampire voulut attraper la main de la fille pour s’enfuir avec elle, mais les deux autres hommes, revenus de leur surprise, lui barraient la route. Nevra était petit, rapide et agile, mais ils étaient plus forts et expérimentés que lui. Un des gardiens le saisit par le col et le jeta à terre.

—  D’où est-ce que tu sors sale mioche ? cracha-t-il.

—  Hé ! Tu crois pas que ça craint ? Il nous a vu…

—  Un orphelin de moins ça ne manquera à personne, renifla l’homme en donnant un coup de pied dans le ventre du jeune garçon.

Nevra laissa échapper un grognement de douleur.

—  On va le faire disparaître avec gamine.

Le gardien obligea le garçon à se relever avant de le saisir à la gorge. Il le souleva et le plaqua contre le mur en serrant son cou. Nevra avait la gorge en feu et n’arrivait plus à respirer. Il essaya de donner un coup de pied à son agresseur mais ses jambes étaient trop petites.

—  Arrêtez ! cria la fille en sanglotant. Ne lui faites pas de mal ! ll n’a rien fait !

—  Ferme-là ! Ton tour viendra bien assez vite, sale monstre ! aboya un des hommes en frappant l’enfant au visage.

Elle chancela et tomba à terre. L’homme qui étranglait Nevra, distrait par son acolyte, avait relâché son étreinte.

—  C’est vous les monstres, siffla le garçon avec colère en inspirant entre ses dents.

L’homme laissa échapper un rire railleur. Il souleva Nevra dans les airs et l’envoya voler à travers la rue. Le jeune vampire percuta le mur d’en face, sa tête heurta une pierre en relief et il tomba lourdement par terre. Il entendit la fille crier et sangloter. Il passa la main à l’arrière de la tête et regarda ses doigts rouges de sang. Sa gorge lui faisait horriblement mal. Il ne pouvait pas parler mais il jeta un regard qui se voulait rassurant à sa compagne d’infortune et remarqua tout de suite que quelque chose n’allait pas. Son regard avait changé. Ses yeux n’était plus gris mais complètement blancs et sans expression. La température chuta brusquement. Nevra exhala et vit son souffle former des petits nuages de vapeur blanche.

—  Arrête ça tout de suite ! ordonna le gardien qui avait essayé de le tuer en se précipitant sur la fille.

Il tendit le bras vers elle pour la saisir à la gorge mais ses doigts commencèrent à geler. La glace monta lentement le long de son bras. Il jura et recula en essayant de se débarrasser de la glace mais il était trop tard. Elle progressait de plus en plus vite et finit par le geler entièrement, insensible à ses cris d’effroi et de douleur. L’homme qui n’était plus qu’une statue de glace bascula et se brisa en plusieurs morceaux lorsqu’il percuta le sol. Ses deux complices, terrorisés, tournèrent les talons pour s’enfuir mais la fille leva les deux mains et deux énormes piques de glaces volèrent dans leur direction et les empalèrent. Le sang gicla et ils tombèrent à terre. Les piques de glace changèrent de forme et engloutirent leurs corps pour former une masse de cristaux et de givre. La fille se tourna vers Nevra et le regarda de ses yeux blancs et vides. Le garçon soutint son regard, il ne voulait pas céder à la peur. L’instant d’après, les iris de la petite fille redevinrent gris et elle regarda autour d’elle, hébétée. Elle poussa un cri et se couvrit la bouche lorsqu’elle vit les cadavres gelés des trois hommes. Elle recula horrifiée, trébucha puis tomba sur les fesses. Elle continua à reculer en rampant, terrifiée. Nevra s’approcha doucement d’elle. Il avança à quatre pattes et lui tendit la main en souriant pour essayer de la rassurer. 

—  Ne t’approche pas ! cria-t-elle en pleurant. Va-t’en !

—  N’aie pas peur, parvint à dire Nevra malgré ses cordes vocales encore meurtries. Je ne te veux aucun mal.

—  Laisse-moi ! le supplia la fille en sanglotant sans cesse.

—  Comment tu t’appelles ? Moi c’est Nevra, poursuivit-il en continuant à s’approcher d’elle tout doucement.

La fille leva des yeux embués de larmes où se mêlaient incrédulité et méfiance. Elle avait tout d’un animal sauvage, blessé et acculé. Nevra devinait que ce ne devait pas être la première fois qu’elle se faisait agresser de la sorte. Elle devait penser que tout le monde lui voulait du mal. Il s’avança encore un peu mais elle recula.

—  Va-t’en ! répéta-t-elle. Si tu t’approches de moi tu vas mourir ! Je ne veux plus faire de mal à personne…

Elle enfouit son visage dans ses mains et pleura de plus belle. Le garçon la regarda tristement. Ce n’était pas de sa faute. Ces hommes essayaient de la tuer, elle n’avait fait que se défendre. Pourquoi se sentait-elle aussi coupable ? Ils avaient eu ce qu’ils méritaient.

—  Je n’ai pas peur de toi, la rassura Nevra. Ce n’était pas de ta faute, tu ne l’as pas fait exprès. Tu essayais juste de me protéger, n’est-ce pas ?

La fille renifla et releva la tête. Il lui sourit et se remit à avancer vers elle. Il s’arrêta devant elle et sortit une pomme de son sac qu’il lui tendit. La fille tendit une main hésitante pour la prendre avant de se raviser. Nevra prit sa main et posa le fruit dans le creux de sa paume. La fille regarda la pomme puis mordit dedans à pleines dents. Elle devait avoir faim. Elle s’essuya la bouche avec sa manche.

—  Rena… murmura-t-elle timidement.

—  Hein ? lâcha Nevra qui n’avait pas compris.

—  Je m’appelle Rena, répéta-t-elle un peu plus fort.

—  Tu es toute seule n’est-ce pas ?

Elle hocha tristement la tête.

—  Je suis comme toi, lui confia-il, je n’ai plus de parents non plus. Mais je connais un endroit où tu ne seras plus seule. Viens avec moi !

Il se leva et tendit une main que la jeune fille saisit, il la tira sur ses pieds puis ils marchèrent main dans la main pendant un moment. Ils traversèrent plusieurs quartiers en se faisant aussi discrets que possible. Il l’entraîna dans une ruelle, tourna à un coin, passa sous une arche, se glissa entre deux murs étroits et déboucha dans une rue plus large. Il fit le tour du bâtiment et poussa un petit portail en fer rouillé qui donnait sur une vaste arrière-cour. Il savait que pour la discrétion c’était raté, mais il préférait quand même passer par la porte de service.  

—  Nevra ! Où étais-tu pas-… Par le Divin Oracle ! s’exclama Lundiva en voyant la fille que Nevra tenait toujours par la main.

Elle se précipita vers eux et commença à examiner Rena pour voir si elle n’était pas blessée. Elle questionna Nevra qui lui raconta ce qui leur était arrivé. Elle parut choquée et attristée puis son regard glissa vers le sac jeté sur son épaule et elle prit un air sévère. 

—  Tu es encore allé voler des choses au marché ! consta-t-elle avec colère. Je t’avais pourtant interdit de recommencer !

—  C’est juste quelques vivres, ça ne manquera à personne ! protesta Nevra.

—  Ne me réponds pas sur ce ton ! Je t’ai déjà expliqué pourquoi tu ne devais pas voler ! Tu n’apprends donc jamais rien ? Tu vas me montrer où tu as pris tout ça et on ira s’excuser ensemble.

—  Jamais de la vie ! s’écria Nevra.

Il poussa Lundiva et quitta l’arrière-cuisine en courant. Il prit les escaliers et monta deux étages, bouscula Emilia qui avançait à l’aveugle, une énorme pile de draps dans les bras, continua à monter jusqu’au grenier, ouvrit la fenêtre et sortit sur le toit. Il grimpa sur la pente abrupte et s’assit sur l’arête. D’ici il pouvait voir le Q.G d’Eel aux murs resplendissants de blancheur qui contrastait avec les bâtiments du quartier des Sargousets. Ici les maisons à colombage avec leur toit en pignon montaient sur deux ou trois étages, les bâtiments étaient serrés les uns contre les autres, les ruelles étaient étroites et sombres. On y trouvait des forges, des tanneries, des fileries, des bouilleurs de cru et des brasseurs de potions clandestins. Les fumées qui s’échappaient des cheminées avaient noirci les murs ici et là et il y avait toujours un brouillard grisâtre qui flottait au-dessus du sol. Les jours de mauvais temps, il devenait tellement épais qu’on ne voyait même plus ses pieds. C’était un quartier odorant, bruyant, et violent où les bagarres étaient monnaie courante. Nevra regarda le Q.G qui étincelait au loin et soupira. Il pensa à ses parents, Akabara et Adelheid Dragoman. 

Son père et sa mère avaient été des gardiens d’Eel et Nevra les admirait énormément. Ils avaient perdu la vie au cours d’une mission et le jeune vampire s’était retrouvé orphelin du jour au lendemain. Il était de coutume que lorsqu’un couple fondait une famille, il quittait le Q.G pour s’installer dans un des logements de fonctions qui avaient été construits dans les beaux quartiers de la ville. Jusqu’à ses six ans, Nevra avait eu une vie confortable et heureuse. Ses parents étaient aimants et ne manquaient jamais de le gâter à la moindre occasion. Lorsqu’ils partaient tous les deux en mission, c’était Lundiva, aidée d’Emilia, une servante, qui s’occupait de lui. La fortune des Dragoman n’était pas grande mais son père venait d’une famille aristocratique très ancienne et tenait à préserver les traditions et les valeurs qui y étaient attachées. Il n’y avait que des vampires dans leur petite maisonnée. Lundiva, sa marraine et gouvernante, était sévère et intransigeante et Emilia, malgré sa maladresse légendaire, débordait d'enthousiasme et de gentillesse. Nevra les aimait toutes les deux énormément. Un jour, les collègues de ses parents étaient venus sonner à leur porte et leur avaient annoncé solennellement le décès d’Akabara et d’Adelheid. Pour la première fois depuis qu’il était né, Nevra avait vu Lundiva perdre son sang-froid et lancer des jurons et, pour la énième fois, il avait vu Emilia pleurer. Il était trop petit pour comprendre ce qu’il se passait mais il s’était mis à crier et à pleurer aussi. Ce n’est que plus tard, lorsqu’il fut en âge de comprendre, que Lundiva consentit à lui raconter ce qu’il s’était vraiment passé ce jour-là ainsi que beaucoup d’autres choses concernant sa famille.

Les gardiens venus pour leur annoncer la funeste nouvelle leur avait aussi demandé de quitter les lieux d’ici la fin de la semaine, car le logement appartenait à la garde d’Eel et qu’il y avait une longue liste d’attente. Lundiva avait été indignée que dans un tel moment, ils puissent soulever un sujet aussi trivial et pécuniaire puis les mots étaient sortis de sa bouche avant qu’elle ne puisse s’arrêter. Selon les lois de la cité, il y avait eu une lecture publique du testament. La lecture de celui de son père avait été simple et rapide : dans le cas où Akabara décéderait le premier, il léguait tout à sa femme qui prendrait la tête de la famille Dragoman en tant que Lady Dragoman, jusqu’à ce que leur fils soit en âge de lui succéder. Adelheid qui, selon des témoins fiables, était morte peu de temps après son mari, avait donc hérité du titre et de toutes les possessions de son mari. À son tour, elle léguait tout à son fils avec quelques restrictions. Lundiva avait été désignée comme la responsable légale du jeune vampire jusqu’à ses quinze ans. Une partie des fonds avait été bloquée et il pourrait toucher cet argent le jour suivant son quinzième anniversaire. Le reste de l’argent avait été confié à Lundiva, elle pouvait en faire ce qu’elle voulait aussi longtemps qu’elle subvenait en priorité aux besoins du garçon. Peu de temps après les funérailles, le grand-père paternel de Nevra s’était présenté à elle pour lui annoncer qu’il voulait ramener son petit-fils avec lui. Il lui avait proposé une large somme d’argent pour qu’elle lui transfert ses droits de garde. Lundiva avait refusé. Avant de devenir la gouvernante de Nevra, elle avait été la confidente et la meilleure amie d’Adelheid, et cela bien avant qu’elle ne rencontre Akabara. Elle ne devait rien aux Dragoman, en particulier à cet homme-là.

Lord Dragoman était un homme cruel, obsédé par la pureté du sang. Il avait un destin tout tracé pour son fils et lorsqu’Akabara lui avait annoncé qu'il épouserait Adelheid, une vampire de seconde zone et la benjamine d’une famille de vulgaires chasseurs de prime, il avait déshérité son fils puis l’avait chassé du manoir familial. Après leur mariage, Akabara et Adelheid avaient rejoint la garde d’Eel car le métier de chasseur de prime comportait trop de risques. Les chasseurs de prime accomplissaient des missions pour leur profit personnel, comme éliminer une créature qui terrorisait un village, piller des tombes ou des lieux sacrés à la recherche d’artefacts magiques qu’ils revendaient ensuite au marché noir, et parfois même, ils acceptaient les missions d’assassinats. Du moment qu'ils étaient payés, ils n'y avaient aucun besogne trop basse pour eux et ils ne posaient pas de question. Leurs pratiques étaient à la limite de la légalité, ils étaient donc toujours dans le collimateur de la Garde qui n’hésitait pas à les traquer pour les arrêter et les faire condamner, le plus souvent pour meurtre, braconnage ou profanation de sépulture. De ce fait, les chasseurs de prime menaient une vie semi-sédentaire, ils avaient des planques un peu partout dans le royaume et ne restaient jamais longtemps au même endroit. La famille d’Adelheid avait mis un point d’honneur à établir un code moral et à le suivre à la lettre. Ils n’acceptaient pas les missions qui pouvaient nuire à autrui mais ils n’en restaient pas moins des hors-la-loi et la cible des gardiens.

Akabara avait réussi à convaincre Adelheid de rejoindre la Garde avec lui, persuadé qu’elle y serait plus en sécurité. Ils devaient gagner leur vie et Akabara savait que sa femme n’accepterait jamais de rester à la maison pendant qu’il allait risquer sa vie sans elle. Il avait donc trouvé ce compromis. Elle pourrait continuer à courir à l’aventure en toute légalité et ils s’assuraient un revenu stable, un logement durable et une vie honorable. À la naissance de Nevra, Adelheid avait fait venir Lundiva pour lui proposer de vivre avec eux et de devenir la gouvernante de leur fils. Celle-ci avait accepté avec joie. Elle aimait Adelheid comme une sœur et avait beaucoup d’estime pour Akabara. Elle avait donc décliné sèchement l’offre de Lord Dragoman qui, n’ayant pas le pouvoir de s’opposer à la loi, avait abandonné sans toutefois manquer de la menacer des pires malédictions.

Lundiva avait utilisé l’argent dont elle avait hérité pour acheter cette vieille maison et y avait ouvert un orphelinat qu’elle gérait avec l’aide d’Emilia. Elle y accueillait les enfants de gardiens qui, comme Nevra, avaient perdu leurs parents au cours d’une mission et n’avait pas d’autre famille. La Garde ne faisait rien pour eux. Ils ne pouvaient pas toucher leur héritage avant leur quinzième année et se retrouvaient à la rue, seuls, effrayés et vulnérables. Lundiva s’était rendue au Q.G d’Eel pour demander une audience avec le Général de la Garde. Un loup-garou peu commode, avait-elle rapporté à Nevra en frissonnant. Elle avait pris son courage à deux mains et avait exigé d’établir un contrat entre la Garde et son orphelinat. Les orphelins de parents gardiens devaient être directement envoyés dans son établissement, elle s’occuperait d’eux jusqu’à ce qu’ils soient en âge d’hériter et de travailler pour gagner leur vie. Le chef de la Garde, nullement préoccupé par la situation, accepta sans difficultés mais lui fit clairement savoir qu’elle ne recevrait aucune aide financière de sa part. Ce n’était pas grave, tant qu’elle savait que ces enfants n’erraient pas seuls dans les rues, elle se débrouillerait pour tenir son établissement à flot. La somme dont elle avait hérité, à laquelle s’ajoutaient ses économies personnelles et les petits services qu’elle et Emilia rendaient aux habitants du quartier contre quelques pièces d’or, suffisaient à assurer une vie modeste mais confortable aux enfants.

Quatre ans s’étaient écoulés depuis l’ouverture de l’orphelinat. Nevra rêvait d’intégrer la Garde et de suivre les traces de ses parents, mais après ce qu’il avait vu aujourd’hui, il n’était plus aussi sûr de son choix de carrière. Il sortit une miche de pain dans laquelle il mordit rageusement.

Il entendit un bruit provenant du grenier et, quelques instants plus tard, il vit Rena passer la tête par la fenêtre. Elle se hissa maladroitement sur le bord et entreprit de ramper jusqu’à lui. Il crut qu’elle allait dégringoler et qu’il serait obligé de la rattraper avant qu’elle n’aille s’écraser dix mètres plus bas, mais elle réussit à grimper la pente et vint s’asseoir à côté de lui. Lundiva lui avait donné de nouveaux vêtements. Ils étaient usés et délavés mais c’était toujours mieux que son kimono blanc déchiré et tâché de sang.

—  C’est Lundiva qui t’envoie ? lui demanda-t-il.

—  Hm… fit elle en hochant la tête. Elle veut que tu descendes.

—  Je n’ai pas envie de descendre, répondit Nevra boudeur.

Rena ne répondit rien et se contenta de serrer ses genoux contre elle, le regard perdu au loin. Tous les orphelins avaient cet air-là quand ils arrivaient ici pour la première fois. Rena semblait avoir passé des moments plus difficiles que la plupart et le garçon était un peu inquiet. La petite yôkai tourna la tête vers lui en lorgnant sa miche de pain. Nevra rigola, rompit le pain en deux et lui en donna la moitié. Elle le remercia timidement.

—  T’as quel âge ? lui demanda-t-il.

—  Neuf ans.

—  J’ai un an de plus que toi, ça veut dire que je suis ton grand frère et que tu dois faire tout ce que je te dis ! exulta-t-il avec un grand sourire en lui ébouriffant les cheveux.

—  Mais tu es plus petit que moi, fit remarquer Rena avec étonnement.

—  C’est parce que je n’ai pas fini de grandir ! répliqua Nevra vexé. Tu verras bientôt je serai super grand et fort alors que toi tu resteras toujours petite !

Il lui pinça gentiment les joues pour la punir de son effronterie. Elle n’essaya pas de se défendre mais fit la grimace en lui lançant un regard suppliant et humide. Nevra ignora sa protestation silencieuse. Il était content d’avoir trouvé une petite sœur aussi mignonne. Ils redescendirent ensemble alors que Lundiva s’apprêtait à sortir. Le garçon lui demanda où elle allait et elle lui répondit qu’elle se rendait au Q.G pour obtenir quelques explications.

Pendant ce temps, Nevra présenta Rena aux autres enfants. Il s’entendait bien avec tout le monde même s’il n’était proche de personne en particulier, et il espérait que la jeune fille deviendrait vite amie avec eux. Elle était très timide et méfiante, il sentait donc que ça n’allait pas être facile. Malgré les encouragements de son tout nouveau camarade, elle était restée cachée dans son dos et avait à peine prononcé deux mots.

En comptant Rena qui venait d’arriver, ils étaient treize enfants à vivre ici, cinq filles et huit garçons. Ilmari, un Ondin, était le plus âgé ; il avait presque quinze ans. Il avait déjà commencé à chercher un maître d’apprentissage dans la cité et quitterait l’orphelinat d’ici quelques mois. Il y avait les frères jumeaux Ezekiel et Jezekel âgés de treize ans. Ils étaient de la race des Pegasus et pouvait faire apparaître une grande paire d’ailes blanches sur leur dos, semblable à celles des Anges légendaires. Personne n’arrivait vraiment à les distinguer et ils s’amusaient à échanger leur prénom pour faire tourner Lundiva et Emilia en bourrique. Arganthaëlle était la plus âgée des filles et avait douze ans, c’était une elfe assez hautaine qui restait à l’écart des autres enfants et préférait passer tout son temps libre à lire dans la bibliothèque. Hidan, onze ans, était un yôkai de la race des Hiderigami, des yôkai de feu. De ce fait il s’emportait assez facilement et se bagarrait souvent avec les autres enfants. Azilis, une brownie, et Senya, une faery de sang-mêlé dont il ignorait les origines, avaient dix ans, elles étaient souvent vues ensemble et passaient leur temps à embêter les garçons. Mayu avait huit ans et était la sœur cadette de Senya. Konan, dix ans, et Malivan, sept ans, étaient des Fils d’Odin, une race de faeries réputée pour ne donner naissance qu’à de féroces guerriers. Konan avait la carrure et le tempérament belliqueux d’un Fils d’Odin et se battait souvent avec Hidan, mais Malivan était plutôt chétif et timoré et avait parfois un air rusé. Moira, sept ans, était une naïade – une nymphe d’eau douce. Malgré son jeune âge, elle était toujours préoccupée par son apparence et ses vêtements ; elle passait plus de temps que nécessaire à se coiffer et à se regarder dans la glace. Elle demandait dix fois par jour si elle était jolie et pleurait si jamais on lui disait le contraire. Le plus jeune s’appelait Aedion, c’était un loup-garou de quatre ou cinq ans qui avait toujours faim.

Lundiva revint en fin d’après-midi et fit signe à Nevra de la suivre dans son bureau. Il s’attendait à un nouveau sermon de sa part mais après avoir refermé la porte derrière lui, il remarqua qu’elle avait l’air tendue et appréhensive.

—  Nevra, je ne crois pas que l'on va pouvoir garder Rena ici, dit-elle un peu peinée.

—  Pourquoi ? C’est parce que ses parents n’étaient pas des gardiens ? s'enquit le vampire étonné.

—  Non, son père faisait partie de la Garde, mais il y a eu un… accident, chez eux, et ses deux parents ont perdu la vie. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé exactement, ils n’ont pas voulu me dire grand-chose au Q.G, mais apparemment celle qui aurait causé cet accident c’est Rena. Elle a perdu le contrôle de son pouvoir.

Nevra se tut. Il comprenait à présent ce qu’il s’était passé ce matin et pourquoi la jeune fille était aussi bouleversée. Il voyait où Lundiva voulait en venir.

—  Qu’est-ce qu’il va lui arriver si elle ne peut pas rester ici ? demanda-t-il avec appréhension.

—  Je ne sais pas… soupira sa marraine en massant l’arête de son nez, l’air fatigué. Mais c’est trop dangereux de la garder ici, elle pourrait te blesser toi ou les autres enfants.

—  Elle aurait pu me tuer lorsqu’elle a perdu le contrôle de son pouvoir tout à l’heure mais elle ne l’a pas fait, elle s’est arrêtée avant ! protesta Nevra. Je ne pense pas qu’elle ferait de mal à quelqu’un sans raison.

—  Elle a tué ses parents, Nevra ! répliqua Lundiva en élevant la voix. Je suis certaine que c’était un accident et qu’elle ne l’a pas fait exprès, mais tu ne sais rien d’elle ni ce dont elle est capable. Elle pourrait perdre le contrôle à tout moment.

—  Alors je resterai tout le temps avec elle ! Je la surveillerai et j’empêcherai que ça arrive !

—  Nevra, je n’ai pas envie de la jeter dehors non plus mais ta sécurité passe avant tout. Je me suis promis, en mémoire de tes parents, que je ne laisserai rien t’arriver, lui rappela sa gouvernante avec gravité.

—  Tu dis toujours que j’ai hérité du caractère obstiné et fougueux de maman et que lorsque j’ai une idée en tête je ne lâche pas l’affaire !

—  Et tu as aussi hérité du caractère dévoué, généreux et affectueux de ton père, même si j’aurais voulu que tu hérites un peu plus de sa prudence aussi, fit Lundiva en soupirant. Je vois que quoi que je dise, tu ne vas pas en démordre alors très bien… Elle peut rester. Mais si tu remarques quoique ce soit d’anormal chez elle, ne prends pas de risques. Éloigne-toi d’elle le plus vite possible et viens me prévenir immédiatement. C’est bien compris ?

—  Oui ! Merci ! s’exclama le garçon, heureux et soulagé.

Nevra ignorait ce qu’il s’était passé exactement avec les parents de Rena, mais il était certain qu’elle n’était pas aussi dangereuse que ce que les adultes semblaient croire. Ce n’était qu’une petite fille qui avait besoin de se sentir en sécurité comme n’importe quel enfant. Il ne pensait pas qu’elle puisse perdre le contrôle de son pouvoir si elle ne se sentait pas en réel danger. Il n’aurait qu’à la protéger et faire en sorte qu’elle ne se sente jamais en danger, comme ça tout irait bien. Elle pourrait vivre ici normalement. 

Le soir ils dînèrent tous ensemble et, même si le repas était frugal, ils mangèrent tous à leur faim. Après dîner, comme chaque soir, Lundiva les rassembla dans la grande bibliothèque du premier étage pour la séance de lecture. Elle prit un livre sur une des étagères et lut le premier chapitre, puis elle fit lire les plus grands chacun à leur tour. Rena n’y échappa pas. Le vampire pensait qu’elle allait bégayer et buter sur chaque mot, mais sa lecture était fluide et agréable à l’oreille. Lundiva la complimenta, ce qui sembla lui faire plaisir car elle sourit timidement en rougissant. C’était la première fois que Nevra voyait son sourire.

Après la lecture, les deux gérantes les envoyèrent au lit. Le dortoir se trouvait au deuxième étage, juste en dessous du grenier. C’était une grande pièce avec une dizaine de lits superposés. Une des filles proposa à Rena de partager un lit avec elle, mais Nevra lui répondit qu’elle partageait déjà un lit avec lui. Elle parut étonnée et déçue, puis regarda Rena bizarrement. Lorsqu’il fut certain que Lundiva et Emilia étaient retournées au rez-de-chaussée, il sortit son sac qu’il avait caché dans un coin et commença à distribuer les pommes aux enfants. Il y en avait une pour deux. Il aurait dû en y avoir une de plus, cependant il l’avait donné à Rena plus tôt dans la journée. Azilis proposa de partager sa pomme avec lui, mais il refusa et lui suggéra de garder la moitié pour Rena à la place. Elle fit la grimace et tendit avec réticence sa moitié de pomme à la nouvelle, mais celle-ci secoua la tête et lui affirma qu’elle pouvait tout manger. La fille lui jeta un regard dédaigneux et repartit avec ses deux moitiés de fruit. Il était bientôt neuf heures, l’heure du couvre-feu, et Lundiva n’allait pas tarder à monter pour éteindre les lumières. Nevra dit à Rena de prendre le lit du bas ; il commença à grimper l’échelle mais la jeune fille attrapa sa manche et lui fit des yeux de Corko mouillés.

—  Qu’est-ce qu’il y a ? s’enquit-il en redescendant.

—  Je… je ne veux pas dormir toute seule, dit-elle d’une petite voix plaintive en baissant les yeux.

—  Tu n’es pas toute seule, je suis juste au-dessus, lui rappela Nevra.

Rena tira sur sa manche en secouant la tête. Le garçon soupira. Elle était tellement collante qu’il n’aurait aucun souci à la surveiller de près. Il trouvait cela agaçant mais il ne pouvait pas résister à ce regard humide et suppliant. 

— D’accord mais juste pour cette nuit parce que tu viens d’arriver, la prévint-il.

Elle hocha la tête et Nevra lui fit signe de reculer dans le fond du lit. Il n’était pas large mais le vampire était chétif et Rena n'était pas bien grosse non plus, ils ne seraient pas trop à l’étroit. Lundiva vint leur souhaiter bonne nuit peu de temps après. Elle embrassa les enfants les uns après les autres. Lorsque ce fut au tour de Nevra et Rena et que la gouvernante les vit dans le même lit, elle sourit étrangement. 

—  Pourquoi est-ce que tu souris comme ça ? demanda Nevra en la regardant avec suspicion.

—  Pour rien, répondit-elle sans se départir de son sourire. Viens-là que je te fasse un bisou !

—  Je ne veux pas de bisous ! Je suis grand ! protesta Nevra en la repoussant.

—  Ça n’a rien à voir avec l’âge ! répliqua-t-elle en l’embrassant de force.

Nevra se frotta le front en lui jetant des regards outrés. Sa marraine se pencha par-dessus lui pour embrasser Rena qui se laissa faire sans broncher. Elle leur souhaita bonne nuit et se dirigea vers la sortie du dortoir. Elle éteint les lumières d’un claquement de doigt et ferma la porte. La pièce fut plongée dans le noir. Nevra avait une bonne vision nocturne et les rayons de la lune et des étoiles filtraient à travers les fins rideaux blancs, alors ça ne le dérangeait pas mais il sentit Rena s’agiter à côté de lui.

—  Qu’est-ce qu’il y a ? s'enquit-il en se tournant vers elle.

—  T- Tu peux me tenir la main ? demanda-t-elle un peu gênée.

—  Je suis juste à côté de toi, je n’ai pas besoin de te tenir la main, déclara Nevra en soupirant.

—  Hm… c’est juste que… maman me tenait toujours la main pour que je m’endorme, confia-t-elle tout doucement, la voix étranglée par les sanglots.

Nevra ne s’était pas attendu à ce qu’elle parle de sa famille, pas après ce qui était arrivé. Être responsable de la mort de ses parents devait être bien pire que de les avoir perdus à cause d’un accident externe. Il se rendit compte à quel point elle devait souffrir, déchirée entre la culpabilité et la solitude. Il prit sa main dans la sienne ; elle était menue et tiède. Il se rapprocha d’elle et posa son front contre le sien.

—  Ne pleure pas, lui dit-il doucement.

Il aurait voulu lui poser des questions sur ses parents et ce qui s’était vraiment passé, mais il savait que ce n’était ni l’endroit ni le moment. Il attendrait qu’elle s’ouvre à lui d’elle-même. Rena semblait plus rassurée et elle finit par s’endormir. Nevra pouvait entendre sa respiration douce et régulière ainsi que les battements calmes de son cœur. Elle devait être épuisée. Il s’endormit peu de temps après. La nuit suivante, il avait laissé Rena dormir seule mais une heure plus tard, elle était grimpée aux barreaux et l’avait réveillé en lui disant qu’elle n’arrivait pas à trouver le sommeil. Il était descendu et lui avait tenu la main jusqu’à ce qu’elle s’endorme avant de remonter se coucher, cependant elle s’était réveillée dix minutes plus tard et il avait vu sa tête apparaître derrière les barreaux. Il avait fini par céder et l’avait laissée dormir avec lui car il n’en pouvait plus de ses jérémiades. Elle avait beau avoir neuf ans, c’était vraiment un bébé. Il avait vraiment du mal à croire que c’était la même fille qui avait tué ces trois hommes sans sourciller. Il avait assez vite abandonné l’idée de la faire dormir seule et ils avaient pris l’habitude de partager le même lit. C’était la première fois que quelqu’un dépendait autant de lui comme ça et Nevra ne se l'avouait qu'à moitié mais il avait vraiment la sensation d’être un grand frère devant protéger sa petite sœur, et se sentait assez important et fier.

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