Miiko fit entrer les deux adolescents dans sa chambre, les invitant à prendre place sur le canapé tandis qu’elle s’installait dans un des fauteuils en face d’eux. Nevra, qui sentait qu’il s’agissait d’une affaire hors du commun, n’avait pipé mot depuis les cachots. Rena était également restée parfaitement silencieuse. Ils attendaient sagement que la kitsune prenne la parole.
— Vous savez qui je suis ? demanda-t-elle en croisant les jambes.
— Oui, vous êtes Miiko Imaizumi, la vice-capitaine de la Garde Étincelante, acquiesça le vampire.
— Vous connaissez même mon nom de famille ? Je n’en attendais pas moins de vous. Est-ce que vous savez pourquoi vous êtes là ?
— Non, reconnut Nevra.
— Cela fait un petit moment que je m’intéresse à vous. Vous avez su vous démarquer dès votre entrée dans la Garde. Vous êtes arrivés avec d’excellentes bases mais vous ne vous êtes pas reposés sur vos acquis, vous n’avez jamais agi avec supériorité envers les autres recrues qui étaient pourtant bien moins douées que vous. Vous n’avez pas non plus rechigné aux corvées et aux missions de bas étage, tout en sachant que vous valiez bien mieux que ça. Peu de gardiens de nos jours font preuve d’une telle droiture d’esprit et d’une telle humilité. La loyauté que vous avez l’un pour l’autre est ce qui fait votre plus grande force mais aussi votre plus grande faiblesse, comme vous avez pu le voir ce soir, termina-t-elle avec une grimace amère.
— À ce sujet, comment est-ce que vous nous avez trouvés ? s’enquit Rena.
— Il y a un homme dans la garde Étincelante, Padraic O’Toole, qui se fait surnommer Patte-Folle. C’est le trésorier de la Garde, il fait également partie du Conseil de Discipline et du Conseil de la Garde. Peut-être en avez-vous déjà entendu parler ?
— Le nom ne m’est pas inconnu, acquiesça le vampire en serrant les poings.
— Cet homme est un serpent qui déverse son poison dans la Garde depuis des années, confia la kitsune avec un dégoût évident. Il est mêlé à des affaires de corruptions et d’activités illégales en tout genre. Il sert d’intermédiaire entre des clients ayant des requêtes un peu « spéciales » et des gardiens cherchant à arrondir leurs fins de mois, prélevant au passage une généreuse commission. Ça fait près de deux ans que j’essaye de le coincer mais il est extrêmement prudent et ne laisse rien au hasard. J’ai tout de même réussi à repérer certains groupes de gardiens travaillant pour son compte et je leur ai collé une surveillance étroite. Ceux qui vous ont agressés ce soir en faisaient partie. Un de mes camarades m’a prévenue qu’ils préparaient quelque chose mais comme par hasard, Patte-Folle a décidé de réunir le Conseil au même moment pour discuter du budget de la Garde. J’ai essayé de me libérer aussi vite que possible mais je m’excuse ne pas avoir pu intervenir plus tôt.
— Vous n’avez pas à vous excuser, dit Rena avec un sourire un peu nerveux. Dites-nous plutôt pourquoi vous nous avez confié tout cela et ce que vous attendez de nous exactement.
— Je cherche des alliés incorruptibles, en qui je pourrais avoir une confiance totale, pour m’assister dans mon projet de réforme de la Garde d’Eel, déclara la kitsune. J’ai déjà commencé à faire quelques changements dans ce sens mais poser des pierres neuves sur une fondation pourrie ne sert à rien, le château finira quand même par s’écrouler. Algeon est un général plus que compétent mais il se fait vieux, il a vécu beaucoup de choses, il a vu trop de guerres et trop de violence pour raisonner autrement que comme un combattant. J’ai énormément d’affection pour lui, je le considère comme un père. Il m’a recueillie alors que je n’étais qu’une gamine maladive et mourante, il s’est occupé de moi jusqu’à ce que je me rétablisse puis lorsque j’ai refusé de me séparer de lui, il m’a ramenée à Eel. A cette époque les femmes n’étaient pas admises au sein de la Garde mais Algeon a changé les règles, arguant que sur le champ de bataille, être un homme ou une femme n’avait aucune importance. Tous se battaient pour survivre et tous étaient égaux face à la douleur et la mort. C’est ainsi que j’ai pu vivre avec lui et grandir dans la Garde d’Eel. Beaucoup de gardiens, les plus conservateurs d’entre eux, n’approuvent pas la tendance progressiste que prend la politique de la Garde depuis ces quelques dernières décennies. Je sais qu’Algeon me suivra dans mon projet, mais la confiance qu’il m’accorde lui a valu de s’attirer pas mal d’ennemis. Dans l’idéal, j’aimerais faire de la Garde d’Eel non seulement une garnison destinée à protéger la cité et le Cristal, mais aussi une Académie capable de fournir une formation sérieuse en magie et en combat aux nouvelles recrues, afin de créer l’élite de la Garde d’Eel et du royaume tout entier.
— C’est un projet très louable même s’il est plutôt ambitieux, approuva Nevra. Nous sommes entrés dans la Garde d’Eel pour des raisons similaires et nous aurons sûrement plus de chance de réaliser nos objectifs en nous associant. Combien avez-vous d’alliés pour le moment ?
— Seulement quatre, soupira Miiko. Séraphina Nymphadora et Leiftan Falkenback de la garde Absynthe,Kräm Ikharov chez les Obsidiens et Jamon que vous avez déjà vu. Il fait partie de l’Étincelante comme moi, et il est à mon service en tant que garde du corps. Je dois vous avouer que recruter parmi la garde de l’Ombre est assez délicat. Ses membres étant des experts en mensonge et en manipulation, leur accorder ma confiance est un pari risqué mais c’est aussi là que se trouvent mes meilleures chances de gagner cette guerre froide contre O’Toole. Je souhaiterais y créer une unité spéciale d’espionnage, d’infiltration et d’assassinat qui répondrait directement au général de la Garde et j’aimerais que vous en preniez la tête.
— Nous ne sommes pas un peu jeunes pour diriger une organisation d’une telle importance ? fit remarquer Rena, dubitative.
— La Garde à besoin de sang neuf, c’est la nouvelle génération qui assurera son avenir, affirma Miiko. Votre dernière mission a montré de quoi vous étiez capable, je suis certaine que vous serez tout à fait à la hauteur.
— Vous êtes consciente que comploter de la sorte pour renverser l’ordre établi, même si vos raisons sont louables, pourrait être apparenté à de la haute trahison ? souleva Nevra posément.
La kitsune se mordit nerveusement la lèvre, incertaine de la façon dont elle devait répondre à la remarque du vampire.
— Je le sais bien, finit-elle par dire avec un soupir. Si nos ennemis avaient vent de ce que l’on prépare, ils s’en serviraient contre nous. C’est justement pour cette raison que nous devons agir avec la plus grande discrétion. Je n’ai pas peur de risquer ma vie pour une cause en laquelle je crois mais je ne vous obligerai pas à me suivre si vous pensez que votre sécurité est plus importante.
— Tant mieux ! Je voulais juste me faire une idée de votre résolution. Puisque vous êtes déterminée à faire tout ce qui est en votre pouvoir pour mener à bien votre plan, vous pouvez compter sur notre soutien.
— Excusez-moi, intervint soudain Rena, mais est-ce que je pourrais parler seule à seule avec Nevra, s’il-vous-plaît ?
— Je serai dans le couloir, appelez-moi lorsque vous vous serez mis d’accord, acquiesça Miiko en se levant.
— Tu as perdu l’esprit ! s’exclama la yôkai lorsque l’Étincelante eut quitté la pièce. Tu te rends compte dans quoi on a mis les pieds ?
— Rena, tu as déjà oublié la raison pour laquelle nous sommes entrés dans la Garde ?
— Sûrement pas pour finir torturés et exécutés pour haute trahison !
— On s’est promis de tout faire pour changer la Garde, et Miiko nous offre une chance d’honorer cette promesse, répondit Nevra calmement. Tu l’as dit toi-même, ce n’était pas une promesse à prendre à la légère. On ne peut pas espérer réaliser nos objectifs sans prendre de risques. À moins que tu commences à douter et à regretter ta décision ?
Le vampire plongea son regard dans celui de son amie, sondant son esprit derrière ses yeux gris pâle. Elle avait l’air plus en colère qu’inquiète.
— Tu aurais au moins pu me consulter avant de décider pour nous deux ! lâcha-t-elle sèchement.
— C’est ça qui te dérange ? s’étonna-t-il avant d’éclater de rire.
— Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle ! Arrête de rigoler !
— Désolé, s’excusa le vampire en essuyant une larme d’hilarité. C’est bon j’ai compris, la prochaine fois je te demanderai ton avis avant de prendre une décision aussi importante.
— Y a intérêt ! Enfin, je suppose que je vais devoir te suivre, pour le meilleur ou pour le pire…
— Je n’aurais pas dit mieux ! Ne t’en fais pas, quoiqu’il arrive, je te protégerai.
— Ce sera peut-être à moi de te protéger, le taquina-t-elle avec un sourire en coin.
— J’espère bien, renchérit le garçon. Tu es la seule en qui j’ai une confiance absolue et à qui je suis prêt à confier mes arrières sans hésiter.
Il se pencha vers la jeune fille puis passa une main dans les cheveux blancs de la yôkai avec tendresse.
— À nous deux il n’y a rien que nous ne puissions accomplir, lui murmura-t-il à l’oreille.
Il embrassa fermement la tempe de son amie avant de s’écarter, l’écheveau soyeux glissant sur ses doigts lorsqu’il retira sa main. Certains auraient pu y voir le geste aimant et audacieux d’un amant envers sa bien-aimée mais ce n’était pas ce que ressentait le vampire en cet instant précis. Ses sentiments amoureux avaient beau être unilatéraux, il y avait d’autres sentiments – peut-être plus forts et plus profonds que l’amour – qui l’unissaient à son amie. Il avait besoin de les exprimer du mieux qu’il pouvait et il était soulagé que Rena les ait acceptés sans se dérober car il n’y avait personne sur cette terre à qui il tenait plus qu’elle.
De retour dans la pièce, Miiko leur expliqua qu’elle attendait d’eux qu’ils soient ses yeux et ses oreilles. Ils devraient lui rapporter les moindres faits et gestes suspects liés de près ou de loin à Patte-Folle et si possible faire une liste des gens qu’ils suspectaient d’être à son service. Ils devaient être patients en attendant que leurs adversaires fassent une erreur. O’Toole était doué mais il n’était pas infaillible. Même s’il prenait soin d’effacer ses traces, plus il avait de partisans plus il s’exposait au risque d’être trahi ; il ne suffisait que d’un fil pour remonter jusqu’à l’araignée et défaire sa toile.
***
Quelques jours plus tard, Miiko donna rendez-vous à Nevra à l’extérieur du Q.G, seul cette fois-ci. Elle voulait s’entretenir avec lui au sujet des trois hommes qui les avaient agressés Rena et lui. Il ne faisait aucun doute que ce n’était pas de simples gardiens jaloux qui avaient décidé d’organiser une petite séance de bizutage un peu extrême. Ils avaient reçu un ordre de mission précis dont la cible était le vampire.
— Ils ne vous ont pas dit d’où venaient les instructions ? demanda le garçon.
— Ils n’étaient pas très disposés à parler mais Leiftan connaît quelques moyens très… « persuasifs » pour délier les langues les moins pendues, expliqua la kitsune en buvant une gorgée de bière dont le goût infect lui arracha une grimace. Ils ont évoqué le nom de Patte-Folle même si celui-ci est bien trop malin pour leur avoir confié le nom du commanditaire, mais c’est suffisant pour le moment. Ils feront de précieux témoins le moment venu.
— Est-ce que je pourrais les voir ?
— Tu n’obtiendras rien de plus d’eux, répondit Miiko en secouant la tête. J’ai falsifié quelques documents pour que leur disparition ne paraisse pas suspecte. Ils sont officiellement en mission de longue durée loin de la Cité d’Eel, ce qui nous permet de les garder confinés dans leur cellule jusqu’à ce qu’on puisse rassembler suffisamment de preuves pour incriminer O’Toole.
— Est-ce vraiment une bonne idée de les laisser en vie ? Patte-Folle aura des soupçons et s’il arrive à entrer en contact avec eux, il remontera la piste jusqu’à nous.
— C’est un risque à prendre mais ces hommes ont plus de valeur vivants que morts. Ils représentent un réel danger pour Patte-Folle, c’est notre meilleur moyen de l’inquiéter et de le pousser à la faute. Puis nous ne sommes pas de vulgaires assassins capables d’exécuter des hommes sans procès équitable ni sommation.
— Peut-être pas vous mais moi je le suis. C’est bien pour ça que vous m’avez recruté non ? Puis vous ne semblez pas rechigner à la torture pour obtenir ce que vous voulez.
— Ce n’est pas pareil ! Il faut consentir à quelques sacrifices si nous voulons remporter cette guerre. Nous avons besoin de garder ces hommes en vie coûte que coûte.
— Et s’ils s’avèrent plus dangereux pour nous que pour nos adversaires ?
— Eh bien si on doit en arriver là, on fera le nécessaire, dit-elle en jetant un regard appuyé à Nevra.
— Je vois que vous êtes prête à mettre votre vie en jeu pour faire valoir votre cause mais que ce serait trop vous demander de vous salir les mains, railla le vampire.
— Je ne te permets pas de me parler sur ce ton ! s’emporta la kitsune, ses yeux brillant de colère. N’abuse pas de la confiance que je t’ai accordée !
— Ne vous méprenez pas, je n’ai aucun problème à faire le sale boulot à votre place, la calma-t-il aussitôt. Et je n’attends rien de votre part en retour.
Nevra ne souhaitant pas s’attarder en ces lieux davantage se leva pour prendre congé de l’Etincelante.
— Cadeau, dit-il en jetant quelques pièces sur la table avant de quitter la taverne.
***
Le vampire n’était pas au bout de ses peines avec l’irascible kitsune. Elle le convoqua dans sa chambre une semaine après leur petit tête-à-tête tumultueux. Au ton sec employé dans sa lettre, Nevra ne s’attendait pas à une partie de plaisir. C’était bien la seule chambre appartenant à une femme qu’il redoutait de visiter.
— Les trois hommes que nous gardions en captivité ont été assassiné, lâcha-t-elle abruptement aussitôt que le vampire eut fermé la porte derrière lui.
— Et ? Je suppose que vous m’avez fait venir parce que vous pensez que j’ai quelque chose à voir avec leur mort ?
— Ton attitude me force à envisager cette possibilité.
Elle avait du toupet d’émettre de telles inepties sans se démonter, Nevra devait bien lui accorder cela. Il craignait toutefois que sa promptitude à tirer des conclusions hâtives ne la pousse à prendre des décisions tout aussi expéditives qui leur seraient nuisibles à tous. Faire preuve de prudence sans jamais baisser sa garde était une bonne chose ; le soupçon systématique et la paranoïa, beaucoup moins.
— Je ne vous cache pas que je trouve la nouvelle plutôt réjouissante mais ce ne m’est pas moi qui les ai tués, malheureusement. Il est vrai que nos opinions divergent sur la façon de faire mais nous poursuivons le même but. En doutant de vos alliés vous faites le jeu de vos ennemis.
Les arguments du vampire avaient fait mouche. Le visage de la kitsune se radoucit, la suspicion laissant place à une expression de soulagement.
— C’est peut-être une bonne chose qu’ils aient été tués, reprit Nevra. Si Patte-Folle s’est donné la peine de les éliminer c’est qu’ils représentaient bel et bien un danger pour lui.
— Mais cela signifie également que non seulement nous avons perdu nos témoins, mais qu’en plus Patte-Folle est sans doute au courant de nos agissements.
— Et il va prendre des dispositions pour nous contrer et passer à l’offensive, il sera obligé de réagir d’une façon ou d’une autre. Nous devons rester sur nos gardes et nous préparer à répliquer.
— Tu as sans doute raison, acquiesça l’Étincelante. Dans ce cas, nous l’attendrons de pied ferme.
Les deux gardiens se séparèrent en meilleurs termes que la dernière fois, la confiance ayant été rétablie – pour le moment du moins. Les mois se succédèrent sans que rien de notoire ne se passât. Nevra et Rena, qui continuaient leur mission d’observation, avaient noté que les gardiens ripoux se faisaient beaucoup plus discrets. L’attente rendait Miiko nerveuse, ce qui faisait sans doute partie de la stratégie de Patte-Folle. En optant pour la passivité, il mettait la pression sur ses adversaires tout en les poussant à baisser leur garde pour frapper au moment où ils seraient le plus vulnérables. C’était un jeu de patience entre les deux camps, particulièrement éprouvant pour la kitsune qui aurait sans doute craqué depuis longtemps sans le soutien de ses alliés. Nevra laissait à Leiftan Falkenback le soin de la calmer et de la raisonner, il semblait avoir un don pour cela. Rena aussi avait fait part de ses inquiétudes à son ami, le climat de suspicion et de paranoïa ambiante étant de plus en plus pesant. Le vampire avait appris à se méfier de son entourage, en particulier certaines de ses amantes qu’il soupçonnait d’être des espionnes envoyées par Patte-Folle. Il n’avait pas pris le risque d’en faire des agents doubles ; même s’il y serait sans doute parvenu, c’était une perte de temps. Ces filles n’étaient pas assez douées pour échapper à la vigilance de son adversaire.
Nevra venait de regagner sa chambre lorsqu’il remarqua une lettre posée sur son bureau, signe que quelqu’un s’était introduit chez lui. Le vampire avait pris soin de poser un verrou magique sur sa porte et de dresser une barrière magique pour empêcher ses conquêtes les plus zélées de venir fouiner dans sa chambre pendant son absence. Pourtant, il n’avait ressenti aucune altération dans les sceaux, ce qui signifiait qu’on avait effacé le cercle avant de le reproduire à l’identique, chose possible uniquement si l’on possédait de très bonnes connaissances en magie. Son adversaire essayait de lui faire passer un message : Je suis bien plus compétent que toi et tu ne peux pas te mesurer à moi. Le vampire décacheta la lettre qui était marquée du sceau presque provocateur de la garde Étincelante. Il la lut attentivement, chaque ligne le rendant de plus en plus perplexe. La missive était signée de la main de Padraic O’Toole, trésorier de la Garde d’Eel et membre émérite de la garde Etincelante. La lettre à la main, le gardien de l’Ombre alla s’asseoir sur son lit pour réfléchir. Aussi alléchante la proposition de Patte-Folle fût-elle, il ne faisait aucun doute qu’il s’agissait d’un piège très habile. « Trop habile même » pensa Nevra en relisant l’invitation pour la énième fois.
O’Toole ne lui avait pas donné rendez-vous dans un boui-boui miteux d’Eel comme on aurait pu s’y attendre. À la place, il lui avait fourni un mot de passe à usage unique lui donnant accès à la salle de garde des Étincelants pour le recevoir dans son propre bureau. Une façon subtile de lui faire savoir qu’il était chez lui et qu’il ne se sentait pas du tout menacé. La dernière fois que Nevra avait mis les pieds dans cette salle commune c’était en toute clandestinité, lors de cette mémorable mission pour le compte de Maître Sakumo. Cette fois-ci, il put observer la décoration à loisir. L’arbre gravé dans la grande porte en bois était plus majestueux et plus impressionnant que dans ses souvenirs, ses branches s’étirant vers le firmament tandis que ses racines s’enfonçaient dans la terre.
Pour la première fois, le vampire remarqua les symboles des trois gardes intégrés à la composition. L’Ombre était représentée par un démon prisonnier sous terre, des racines enroulées autour de ses chevilles et ses poings. Le dragon endormi au pied de l’arbre, ses naseaux fumants, était l’emblème de la garde Obsidienne. Enfin, l’ange à l’équilibre précaire, dressé sur la pointe des pieds sur une des branches, la main tendue vers le fruit le plus haut de l’arbre représentait l’Absynthe. Une fois la porte franchie, l’intérieur de la salle était baroque à souhait, aux antipodes de l’austérité presque spartiate qui régnait chez les Ombres. On ne pouvait pas vraiment dire que Rurik excellait dans l’art de la décoration.
Le vampire gravit les marches de la salle commune, déserte à cette heure tardive, s’arrêtant un instant devant la porte du bureau du général de la Garde, transporté une nouvelle fois par ses souvenirs. Les coups sonores d’une horloge retentirent dans le hall : un, puis deux, puis trois. L’heure du diable. Il n’y avait pas à dire, Patte-Folle savait soigner une mise en scène. Le vampire ne frappa pas à la porte avant d’entrer. C’était une politesse qu’il se refusait d’observer, ne daignant pas présenter la moindre forme de respect à l’égard de son ennemi qui pourrait être interprétée comme une forme de faiblesse ou de soumission.
— Nevra Dragoman ! s’exclama Padraic O’Toole avec un sourire confiant lorsque le vampire entra dans la pièce. J’étais certain que tu viendrais. Assis-toi, je t’en prie.
D’un geste de la main il désigna un siège de l’autre côté de son bureau mais il ne prit pas place en face de lui, préférant rester debout près de la fenêtre. Le garçon connaissait bien cette technique qui consistait à placer son interlocuteur en position d’infériorité en le forçant à s’asseoir de façon à pouvoir le dominer physiquement. Cela pouvait paraître anodin mais il ne fallait pas sous-estimer l’efficacité de ces stratagèmes psychologiques, c’était la base de tout interrogatoire.
— Merci mais ça ira. Je ne compte pas m’éterniser.
— Comme tu voudras.
Le vampire comprit enfin l’origine du surnom « Patte-Folle » lorsqu’il remarqua sa jambe de bois, fixée au niveau de son genoux droit par des lanières de cuir. En dépit de son handicap, c’était un homme de bonne constitution, plutôt élancé, qui accordait un soin tout particulier à son apparence. La façon presque aristocratique dont il se tenait, ses vêtements riches et flamboyants, son visage rasé de près étaient autant de signes qui témoignaient de son statut – légitime ou d’emprunt. Son regard était vif et rusé tandis que les traits plus durs de son visage indiquaient une détermination farouche. Sa chevelure rousse, striée de mèches blanches, cachait deux petites oreilles rondes beiges. « Un brownie belette, comme c’est approprié » songea Nevra.
— Je sais à quoi tu es en train de penser, dit le trésorier en jetant un regard absent par la fenêtre. Tu es train de te dire que pour un homme aussi sournois que moi, la belette est un animal qui me sied parfaitement. Pourtant c’est une connotation négative qu’on lui attribue souvent à tort. Sais-tu ce que symbolise réellement la belette ?
— Non et honnêtement je m’en fiche.
— Je n’en doute pas, tu n’es pas le genre de personne qui s’embarrasse de savoirs inutiles, constata le brownie. Mais je vais te le dire quand même. La belette représente la rouerie et la finesse c’est vrai, mais aussi la perspicacité, la discrétion, le savoir et la capacité à réaliser ses ambitions. Le succès et la réussite, voilà ce à quoi aspire un homme de ma stature.
— Je ne suis pas venu ici pour discuter de votre animal-totem. Dans votre lettre vous disiez être prêt à me révéler le commanditaire des missions menées contre moi.
— Pas contre toi, pour toi, précisa Patte-Folle en se tournant enfin vers Nevra, ses yeux verts perçants se posant sur le vampire. Mon client m’a versé une avance plus que généreuse en me promettant le double une fois que je t’aurais récupéré et livré à lui. Cependant, je ne m’attendais pas à ce que tu me donnes autant de fil à retordre, et puisque mes hommes ont la fâcheuse tendance à mourir lorsqu’ils croisent ton chemin – ce qui est, il faut l’admettre, un tantinet embêtant – j’ai jugé plus judicieux d’essayer de régler cela à l’amiable. Je n’ai pas besoin de la deuxième partie du paiement, ce que j’ai déjà touché est largement suffisant. Mon client étant un vieillard mourant extrêmement borné, il est devenu une gêne dont je souhaiterais être débarrassé. Je pense que sur ce point on peut trouver un terrain d’entente.
— Qu’est-ce que mon grand-père me veut exactement ?
— Oh… tu n’es pas si idiot que ça finalement, remarqua l’Étincelant avec satisfaction. Depuis quand as-tu compris ?
— J’avais mes doutes depuis quelques temps déjà, vous venez simplement de les confirmer. Répondez à ma question. Qu’est-ce que mon grand-père me veut exactement ?
— C’est adorable cette façon que tu as d’éviter mes techniques d’interrogation tout en essayant d’imposer les tiennes, remarqua le brownie avec un sourire moqueur. Dans l’idéal, ton grand-père veut que tu lui succèdes en tant que véritable Lord Dragoman et que tu reprennes le fief familial. Pour le moment, il semblerait qu’il veuille simplement te voir et te parler sauf qu’apparemment, se présenter à ta porte dans le but de renouer est une façon bien trop banale de procéder. Non, notre cher vampire sanguinaire préfère commencer par détruire tout ce qui t’est cher afin de t’isoler puis, lorsque tu aurais sombré dans le chagrin, la solitude et le désespoir il se serait présenté à toi en te tendant une main secourable. Ensuite, il t’aurait sûrement bourré le crâne en te disant qu’il est la seule famille qui te reste et qu’il était normal que vous vous souteniez mutuellement. Et ainsi on célébrera le retour du petit-fils prodigue, à défaut du fils qui, lui, ne reviendra jamais. La naïveté stupide semble être un trait de famille chez vous…
— Où est-il en ce moment ?
— Toujours dans son manoir dans les Terres du Crépuscule. Il ne s’est jamais déplacé en personne. Toutes ses instructions me sont parvenues par courrier.
— Si je comprends bien, vous voulez que je l’élimine pour vous retirer une épine du pied ?
— Non, ça ce n’est qu’un bonus. Tu es libre de le tuer ou de le laisser en vie si tu te sens d’humeur miséricordieuse, ça m’est égal. Ce que je veux c’est que toi et ta copine cessiez de soutenir Miiko. Je ne vous demande même pas de changer de camp, juste de ne plus lui accorder votre soutien et de retourner à votre banale vie de gardiens. La seule chose qui se dresse entre Miiko et ses ennemis c’est Algeon, mais lorsqu’elle aura perdu sa protection, que crois-tu qu’il va lui arriver ? Les jours de notre kitsune au tempérament de feu sont comptés. Si tu es malin, tu comprendras que votre entreprise est une cause perdue.
— Vous avez raison. Je ne suis pas un grand amateur de mission suicide. Je partirai pour les Terres du Crépuscule dès demain, vous aurez la voie libre pour faire ce que bon vous semble.
— Sage décision, approuva le brownie. Il va de soi que tu ne devras parler de cette conversation à personne, pas même à ton amie.
— Je ne lui dirai rien.
— Bien. Dans ce cas je te souhaite de faire bon voyage.
Nevra, ignorant le sourire suffisant et le ton sarcastique du brownie, quitta la pièce sans ajouter un mot. L’Étincelant n’avait montré aucune faiblesse, ses pensées restant totalement illisibles. Le vampire n’avait aucun moyen de deviner ce qu’il préparait mais quoi que ce puisse être, ça sentait mauvais. Très mauvais. Le garçon partait du principe que s’il n’y avait aucun moyen de savoir quelle réaction Patte-Folle espérait, autant agir selon ses propres désirs. À ce moment précis, tout ce que Nevra souhaitait, c’était retrouver son grand-père et mettre fin aux agissements de ce vieux fou une bonne fois pour toutes. Il avait confiance en Miiko et sa bande, ils pourraient se débrouiller sans lui. Le plus gros problème c’était Rena. Il ne pouvait pas lui demander de retirer son soutien à Miiko sans lui donner une bonne explication, ce qui l’obligerait à révéler son entrevue avec Padraic O’Toole, donc de trahir sa parole avec le risque qu’il y ait des représailles. D’un autre côté, maintenir Rena dans l’ignorance c’était la livrer à ses ennemis en espérant qu’elle s’en sorte toute seule. Patte-Folle avait réussi à le pousser jusque dans ses derniers retranchements en jouant sur sa seule faiblesse : sa meilleure amie. La yôkai était sur la corde raide sans même le savoir et c’était de sa faute.
***
Nevra avait passé la journée à organiser son voyage. Il avait commencé par réserver une cabine à bord d’un navire qui ralliait Magadan, la plus grande ville portuaire des Terres du Crépuscules. De là, il lui faudrait regagner Ardeal, le chef-lieu, puis encore parcourir une centaine de kilomètres en direction du nord pour rejoindre le manoir de son grand-père qui surplombait le petit village de Puits-Noir. Le jeune vampire n’avait jamais vraiment quitté la Cité d’Eel hormis pour accomplir quelques missions dans les villages périphériques. Les Terres du Crépuscule étaient la terre natale de ses parents mais il ne savait rien de cette province autonome. Il regrettait que sa première visite soit motivée par un dessein aussi noir. Il aurait préféré s’y rendre pour rendre hommage à ses origines plutôt que pour les détruire.
C’était la première fois que le garçon montait à bord d’un navire, l’appréhension se mêlant à une curiosité impatiente. Un picotement d’excitation traversa son corps lorsque le capitaine donna l’ordre de lâcher les amarres. Les voiles blanches gonflées par le vent, le galion fendait fièrement les eaux sous le soleil d’après-midi. Nevra passa une bonne partie du premier jour accoudé à la balustrade, le regard perdu dans l’étendue liquide qui s’étirait à l’infini. Il fut aussi étonné que soulagé de voir qu’il supportait plutôt bien le tangage et les roulis du bateau. Lassé du paysage marin qui, bien qu’époustouflant, était assez monotone, il commença à s’intéresser aux autres passagers et à l’équipage.
C’était un navire avant tout marchand qui proposait également quelques cabines individuelles pour les voyageurs les plus fortunés, ou un hamac au dortoir pour les porte-monnaie les plus modestes. Il n’y avait pas beaucoup de monde à se rendre dans les Terres du Crépuscule — il fallait dire que ce n’était pas une destination de rêve. Le capitaine expliqua à Nevra qu’ils seraient bien plus chargés au retour, certaines personnes ayant réservé leur place plusieurs mois à l’avance pour s’embarquer vers les Terres d’Emeraude. Parmi les compagnons de voyage du vampire, il y avait quelques mercenaires, un ou deux chasseurs de prime, un collecteur de taxes accompagné de deux gardes du corps et enfin, une femme aux allures de mage. Faire connaissance était la meilleure façon de tuer l’ennui lors de cette traversée qui promettait d’être longue.
Le repas était servi dans une salle à manger commune, les passagers de qualité – ceux qui avaient les moyens de se payer une cabine – dînant en compagnie du capitaine tandis que les autres partageaient leur repas avec le reste de l’équipage, sur le pont. Nevra avait passé une agréable soirée en compagnie de Callidora, la mage itinérante, avec qui il avait eu une conversation passionnante au sujet des lames maudites. Un des mercenaires avait proposé de prolonger la soirée avec une partie de cartes arrosée d’un bon tord-boyaux mais Nevra avait décliné l’offre, préférant retourner se reposer dans sa chambre. Lorsqu’il poussa la porte, il tomba nez-à-nez avec un intrus vêtu d’une longue cape noire à capuche en train de fouiller dans ses affaires. L’inconnu tenta de bousculer le vampire pour prendre la fuite mais celui-ci le repoussa. Un bref corps-à-corps s’ensuivit mais le garçon réussi à maîtriser son adversaire. D’un geste vif, il fit tomber la capuche, révélant ainsi son visage.
— Rena ! Bon sang ! s’exclama Nevra, incrédule, en reconnaissant son amie. Qu’est-ce que tu fous ici ?!
— Je t’ai suivi.
— Merci, ça j’avais compris. Pourquoi ?
— C’est Miiko qui me l’a demandé.
— Miiko… elle ne me fait toujours pas confiance, soupira le vampire.
— Je crois qu’elle ne fait confiance à personne. Elle te faisait surveiller depuis un moment déjà et lorsqu’elle a découvert que tu t’apprêtais à quitter la cité, elle m’a demandé de te suivre.
— Et toi ? Tu penses aussi que je suis un traître ?
— Non, mais tu caches clairement quelque chose et c’est ce que j’espérais découvrir en te suivant.
— On peut pas dire que ta mission ait été une grande réussite, se moqua-t-il avec un sourire provocateur.
— Oui, ben figure-toi que c’est plus facile de travailler avec toi que contre toi ! s’emporta la jeune fille, vexée.
— Je prends ça comme un compliment, répondit-il en s’inclinant pour la remercier. Enfin… je suppose que maintenant que tu es là je vais être obligé de tout te dire…
Il invita la yôkai à s’asseoir sur le lit puis après avoir pris place à ses côtés, il lui raconta tout depuis l’assassinat des gardiens véreux à la Caverne jusqu’à son tête-à-tête avec Patte-Folle. Il lui rapporta aussi tout ce que Lundiva lui avait confié au sujet de ses parents et de son grand-père. Peu à peu, il se surprit à lui parler de son enfance, des quelques souvenirs flous qu’il avait de son père et de sa mère et de ce qu’il avait ressenti après les avoir perdus. Nevra se rendit compte que même si Rena était sa meilleure amie, il ne s’était jamais réellement ouvert à elle. Il savait de la jeune fille, de ce qu’elle avait vécu, de sa douleur et de son chagrin mais jamais il n’avait partagé ses propres souffrances avec la yôkai. Son récit achevé, il sentit le poids qui pesait sur ses épaules depuis tout ce temps s’alléger. Il n’avait pas disparu mais à deux il semblait beaucoup plus facile à porter.
— Qu’est-ce tu vas faire ? Est-ce que tu vas tuer ton grand-père ? demanda Rena après un bref moment de silence.
— Je ne sais pas. Puisqu’il s’est donné tout ce mal pour attirer mon attention et me mener à lui, la moindre des choses serait d’écouter ce qu’il à me dire. Je n’ai pas encore réfléchi à la suite…
— Il a fait énormément de mal, il a fait assassiner Lundiva et Emilia, lui rappela la yôkai avec rancœur.
— Je sais. Je ne compte pas lui pardonner ce qu’il a fait mais… je sais que ça va te paraître étrange mais même si je devrais le haïr au point de souhaiter sa mort, ce n’est pas le cas.
— Ça l’est pour moi… murmura Rena, la voix tremblante de colère.
— Cette histoire ne concerne que mon grand-père et moi-même, tu n’auras pas à intervenir, l’avertit Nevra.
— Ce n’était pas mon intention, répliqua-t-elle. Puis j’ai bien compris que de toute façon tu ne voulais pas que je me mêle de tes affaires.
— Où est-ce que tu vas ?
— Regagner mon humble hamac dans le dortoir pour voyageurs fauchés, répondit-elle sur un ton tranchant en se dirigeant vers la porte. Je n’ai pas les moyens de me payer une cabine de luxe, moi.
— Miiko aurait pu au moins financer ta mission.
— Elle n’est pas aussi généreuse. Puis obtenir une lettre de change du trésorier pour une mission clandestine c’était un peu délicat.
— C’est vrai que vu comme ça… Dans tous les cas, tu peux rester avec moi cette nuit. Demain, je demanderai au capitaine d’arranger ton transfert dans une des cabines libres.
— Je dois avouer que la perspective d’un vrai lit est bien plus séduisante qu’une nuit passée à me balancer dans un hamac, bercée par les ronflements mélodieux de mes voisins. Je suis suffisamment secouée comme ça.
— Tu as le mal de mer ?
— Jusqu’à maintenant ça allait mais depuis que j’ai mangé, je ne me sens pas très bien, avoua la jeune fille avec une grimace.
— Tu t’y feras. On ferait mieux de dormir, on ne sait pas combien de temps le calme durera. Il faut s’attendre à ce que les choses deviennent un peu plus houleuses lorsqu’on sera en haute-mer.
— Tu veux dire que ça risque d’être pire que ça ?
Le vampire ne put s’empêcher de rire à l’expression de profond désespoir de son amie.
C’était la première fois qu’ils dormaient ensemble depuis qu’ils étaient entrés dans la garde et Nevra réalisa à quel point la proximité de la jeune fille lui avait manqué. La nuit ne fut cependant pas de tout repos car les nausées de Rena empirèrent, la contraignant à passer le reste de la nuit la tête dans un baquet tandis que Nevra lui frottait le dos pour la réconforter. Elle lui fit jurer, sous la menace, de ne jamais parler de cette scène disgracieuse à personne et de ne jamais évoquer le sujet à l’avenir s’il ne voulait pas qu’elle lui gèle la langue. Le vampire ne doutait pas qu’elle mettrait ses menaces à exécution s’il osait se moquer d’elle. C’était assez cocasse de voir que même avec lui, elle arrivait à se sentir embarrassée, même s’il en faudrait beaucoup plus que cela pour que son charme n’opère plus sur le garçon.
Les premiers rayons de l’aube se frayaient un chemin à travers l’obscurité lorsque Rena, qui avait rendu tout ce qu’un estomac pouvait régurgiter, parvint enfin à s’endormir. Bien qu’il n’eût pas fermé l’œil de la nuit, Nevra n’avait pas sommeil. Redressé sur un coude, il continuait à frotter machinalement le dos de son amie dont les cheveux blancs avaient été ramenés sur le côté, mettant à nu sa nuque blanche et délicate. Le vampire avait craint de retomber dans ses vieux travers, pourtant il n’était plus aussi perturbé par la présence de la yôkai qu’avant. Il avait acquis suffisamment de volonté pour tenir ses désirs en respect et espérait que cela continuât ainsi.
À travers le hublot, Nevra pouvait voir des oiseaux de mer planer au-dessus de l’eau, piquant de temps en temps entre les vagues pour en ressortir avec un poisson-libellule dans le bec. L’espoir de dormir un peu ayant complètement abandonné le garçon, il décida d’aller faire un tour sur le pont. Il y trouva Callidora assise sur la rambarde en train de fumer une pipe longue. Elle portait une élégante robe pourpre assortie à une écharpe de cachemire de la même couleur, la brise faisant légèrement onduler ses longs cheveux auburn. Le côté gauche de son visage était marqué d’une sorte de tatouage tribal à l’encre rouge sang.
— Dure nuit ? demanda-t-elle lorsque Nevra la salua.
— Plutôt, oui, acquiesça le vampire en réprimant un bâillement.
— Ça se voit, tu as des cernes absolument effroyables, on dirait un nzambé. Mal de mer ?
— Pas moi, une amie… mais je lui avais promis de n’en parler à personne, elle va me tuer…
— Cela restera entre nous, rit-elle en lui adressant un clin d’œil. Les secrets sont bien gardés avec moi.
Elle reporta son regard sur l’horizon puis se mit à fredonner un air en se balançant d’avant en arrière sur la balustrade.
— Vous allez passer par-dessus bord, la mit en garde le vampire.
— Ne t’en fais pas gamin, il n’y a aucun risque ! lui assura-t-elle en lui jetant un regard amusé, ses yeux jaune orangé aux pupilles fendue pétillant de malice.
— Je ne suis pas un gamin ! protesta le garçon, piqué au vif par le ton condescendant de la mage.
— J’avais un apprenti qui disait souvent cela aussi. La seule chose que je déplore c’est de ne pas avoir réussi à en faire un homme avant que nos chemins se séparent.
— Je peux vous assurer que je suis bel et bien un homme, répliqua Nevra sur un ton enjôleur avec un sourire en coin.
La jeune femme lui adressa un grand sourire et d’un bond elle atterrit lestement sur le plancher puis se précipita sur le garçon pour lui pincer violemment le nez.
— Pas de ça avec moi ! Je suis bien trop vieille et toi bien trop inexpérimenté pour que je me laisse amadouer par les belles paroles d’un vampire de lait ! Tu es un gamin et un gamin tu resteras tant que tu ne changeras pas ton attitude.
— C’est bon lâchez boi baintenant j’ai bompris !
Callidora lâcha enfin prise non sans lui décocher une douloureuse pichenette au front dans la foulée.
— Putain mais ça fait mal ! Vous êtes complètement tarée !
— Nom d’un Kiampu biscornu ! Même mon apprenti n’a jamais osé me répondre de façon aussi insolente ! D’un autre côté, il savait quel châtiment terrible l’attendait s’il osait me défier, bien qu’il ait essayé de me tenir tête bon nombre de fois avant de comprendre.
— Eh bien je ne suis pas votre apprenti ! rétorqua le vampire en massant son front endolori. Vous avez l’air de beaucoup l’aimer, pourquoi n’est-il pas venu avec vous ?
— Bien sûr que je l’aime ! C’est mon précieux et adorable disciple. Nous avons cheminé ensemble pendant près de quarante ans mais je voulais continuer à arpenter le monde et il avait d’autres projets que je ne pouvais pas l’empêcher de réaliser même si je ne les approuvais pas vraiment. Je l’ai laissé à Eel avant de m’embarquer pour les Terres du Crépuscule. On ne s’est pas quitté en très bons termes et il n’est même pas venu me souhaiter bon voyage… C’est l’elfe le plus susceptible, le plus bougon et le plus buté que j’ai jamais fréquenté, et pourtant l’Oracle sait que j’ai rencontré beaucoup de gens dans ma vie. La première fois qu’il est venu me voir et que je lui ai demandé ce qu’il voulait que je lui enseigne, sais-tu ce qu’il m’a répondu ? Tout. Il voulait tout savoir et tout apprendre ! Cela faisait longtemps que je n’avais pas ri d’aussi bon cœur mais il avait l’air tellement sérieux que j’ai cédé et j’ai accepté de le prendre sous mes écailles. Si seulement j’avais réussi à faire grandir son cœur autant que son esprit, je n’aurais pas considéré son apprentissage comme un échec, finit-elle avec regret.
Nevra ne savait pas trop comment réagir à cette confidence soudaine. Il aurait voulu lui dire quelque chose de réconfortant mais il craignait d’être maladroit. Heureusement pour lui, Callidora ne semblait pas attendre de réponse de sa part.
— Pour ton amie, je pense pouvoir l’aider, reprit-elle en changeant subitement de sujet. Le dispensaire propose bien des potions contre le mal de mer mais entre nous c’est une belle escroquerie. Non seulement elles sont bien trop chères mais en plus elles ne sont efficaces que sur le court terme, ton amie risque d’être encore plus malade après. Je connais un sort de magie de soin qui devrait faire l’affaire et la mettre à l’abri de ces désagréments jusqu’à ce qu’on arrive à bon port. Sauf si on se fait hacher menu par des pirates, broyer par une tempête ou réduire en purée par un kraken, bien évidemment !
— Bien évidemment… Au fait, vous êtes quoi comme sorte de faery exactement ?
— Pas le genre que tu as dû souvent croiser.
— Mais encore ?
— Une autre fois peut-être ! Pfiou j’ai la méga grosse dalle ! Je vais aller fouiller la cabine du capitaine, je suis sûre qu’il garde les meilleurs vivres pour lui le sacripant !
La mage rouge partit aussitôt en quête de nourriture, laissant un Nevra déconcerté en plan sur le pont. Cette conversation avait épuisé le vampire qui regagna sa cabine puis s’écroula sur le lit aux côtés de Rena qui dormait toujours. Il s’endormit à son tour, d’un sommeil lourd et sans rêves. Il ne se réveilla qu’à la nuit tombée pour trouver le lit vide. La yôkai était sortie sur le pont pour prendre l’air, elle avait meilleure mine qu’au matin. Avec toutes ces distractions, le garçon, qui avait complètement oublié de parler au capitaine pour cette histoire de cabine, décida de lui en toucher un mot avant le dîner. L’homme lui assura que tant qu’il était payé en monnaie sonnante et trébuchante, tout était possible. Il ferait apprêter une chambre pour la jeune demoiselle,afin qu’elle puisse en disposer dès le soir même.
Lors du repas, Nevra présenta la yôkai à Callidora qui semblait avoir tout oublié de sa proposition de soigner le mal de mer de Rena. La magicienne claqua son front, la mémoire la frappant comme la foudre, puis elle se tourna vers la jeune fille et posa une main sur sa tête. L’air se mit à vibrer, la table à trembler, les couverts et les verres s’entrechoquant dans un cliquetis fracassant de cristal et de métal. De fines lignes de lumière bleue apparurent sur ses bras nus en formant des arabesques. L’instant d’après, tout redevint calme, les tatouages de la mage disparurent et elle lâcha un : « Voilà ! Maintenant tu ne vomiras plus partout ! » avant de retourner à son bol de bouillon gras, indifférente à l’expression interloquée des convives.
Le voyage dura deux bonnes semaines au cours duquel les passagers s’occupaient du mieux qu’ils pouvaient. Ils avaient profité d’une escale pour se procurer un jeu de croquet qui avait le mérite de les divertir quelques heures chaque jour. Callidora avait insisté pour qu’ils utilisent des flamants roses à la place des maillets en bois et s’était faite rabrouer par un des mercenaire qui l’avait traitée de « vieille Sowige folle ». Elle était partie comme une furie en hurlant « Qu’on lui coupe la tête ! Qu’on lui coupe la tête » puis avait déclaré être fatiguée. Tout le monde avait pensé qu’elle serait retournée se reposer dans sa chambre. Personne ne s’était attendu à ce qu’elle se couche en plein milieu du circuit – renversant une partie des arceaux au passage – et s’endorme à même le sol. Les autres joueurs avaient jeté leur maillet rageusement en apostrophant la mage avec pour seule réponse ses ronflements. Seuls Nevra et Rena étaient restés pour jouer, estimant qu’utiliser le corps de Callidora pour complexifier le circuit serait sans doute très amusant.
La femme rouge était un divertissement en elle-même tant ses actions étaient imprévisibles et totalement absurdes. On la voyait parfois faire le tour du bateau en marchant sur la balustrade telle une équilibriste chevronnée, ou grimper jusque dans la vigie pour asticoter le pauvre marin et lancer de fausses alertes.
Une fois, Nevra l’avait surprise juchée sur la proue du navire en train de crier « Je suis le roi du monde ! » puis l’instant d’après baisser les bras et ajouter tristement « ils sont tous morts » avant d'éclater de rire. Le vampire ne cherchait pas vraiment à percer le mystère des élucubrations de Callidora. Il ne serait pas allé jusqu’à dire qu’elle était folle mais elle était carrément bizarre. Contrairement aux prédictions funestes de la mage, ils n’eurent à souffrir que quelques intempéries mineures. Tout radin fût-il, le capitaine était plus que compétent et les avait sortis de ces écueils avec brio. Une quinzaine de jours plus tard, ils débarquèrent tous sains et saufs dans le port de Magadan. Le groupe se sépara non sans émotion après avoir partagé un petit pan de leur vie ensemble à bord du navire.
Alors que les deux adolescents s’apprêtaient à faire leurs adieux à Callidora, la mage rouge se tourna vers le nord-est, l’air grave.
— Il est là.
— Qui ça ? demanda Nevra en regardant dans la même direction, espérant apercevoir celui dont parlait la femme.
— Le Démon. Bientôt il rencontrera l’Ange mais l’Ange ne le reconnaîtra pas.
— Qu’est-ce que vous racontez ?
— Hein ? Qui ? Moi ? Rien, je disais que j’allais rendre visite à mes sœurs du côté des Marais Sulfureux. Un endroit tout à fait charmant, abstraction faite de l’odeur pestilentielle qui y règne.
— Non, ce n’est pas ce que vous disiez. Vous avez parlé d’un démon qui devait rencontrer un ange.
— Vraiment ? Je ne m’en souviens plus… Je devais parler toute seule, ne fais pas attention !
Nevra n’insista pas, ce n’était pas la première fois qu’elle racontait des choses qui n’avaient ni queue ni tête. La mage rouge serra la main du vampire puis celle de Rena chaleureusement en leur souhaitant un bon voyage jusqu’à leur destination finale. Si telle était la volonté de l’Oracle, leur chemin se recroiserait un jour.
***
Les Terres du Crépuscule portaient bien leur nom. C’était un continent où, pour une raison connue de la magie et de l’Oracle seuls, il ne faisait jamais réellement jour ni réellement nuit. Tout était baigné dans une lumière rougeâtre, tirant sur l’orangé plus vif dans la journée et s’obscurcissant en soirée sans jamais vraiment disparaître complètement. La désolation habitait ces terres faites de marais putrides, de landes brumeuses, de déserts caillouteux et de forêts mortes. Dans certaines régions, l’air était irrespirable, forçant les gens à vivre dans des villes souterraines. Il n’y avait que deux types de faeries qui pouvaient vivre dans ce pays : les parias dont c’était le seul asile et ceux qui vivaient en accord avec leur nature démoniaque.
C’était dans cette province que l’on retrouvait le plus de nécromanciens, de mages noirs et de sorcières dont les pratiques étaient bannies dans la plupart des autres pays. Le Roi d’Eldarya, soucieux de contenir une telle menace, avait accordé aux Terres du Crépuscule le statut de principauté autonome. En échange de leur loyauté au royaume, les Crépusculaires – comme ils se faisaient appeler – jouissaient d’une certaine liberté concernant les pratiques et rituels magiques aussi longtemps qu’ils se faisaient sur le territoire. Un nécromancien avait le droit de lever une armée de morts si cela lui chantait tant qu’il ne franchissait pas les frontières de la province. Dans le cas contraire, il devenait responsable aux yeux de la loi et punissable en conséquence. En réalité, une armée de morts ne servant à rien s’il n’y avait pas de guerre à mener, il s’agissait d’un habile tour de passe-passe pour confiner les éléments les plus dangereux à un territoire donné, en leur donnant l’illusion de liberté et de tolérance au lieu de les opprimer au risque de soulever un vent de protestation et de rébellion. Cela dit, le pacte de non-agression signé entre le Prince Noir et le Roi d’Eldarya n’avait encore jamais été violé et la paix n’avait jamais été aussi stable dans ces confins du royaume que depuis ces trois derniers siècles.
Après deux jours de voyage en diligence, les deux gardiens arrivèrent enfin à Ardeal où ils louèrent des montures pour rejoindre Puits-Noir. C’était la première fois qu’ils avaient l’occasion de monter des hippogriffes et ils étaient assez impressionnés par la carrure imposante des bêtes. Le soigneur les rassura bien vite en vantant la docilité et l’intelligence de Typhon et Zéphyr. Trois heures entrecoupées de pauses plus tard, les deux amis se posèrent dans le village, devant l’Auberge du Pal, où un palefrenier vint récupérer les deux hippogriffes pour qu’ils soient nourris, abreuvés et brossés. Si ça n’avait tenu qu’à lui, Nevra se serait aussitôt rendu au manoir mais Rena lui fit remarquer qu’ils étaient fatigués, sans compter qu’il leur faudrait marcher encore trois ou quatre heures à travers les bois et la lande avant d’atteindre la résidence du Lord Dragoman. S’ils voulaient l’affronter dans les meilleures conditions possibles, ils devaient se reposer. Le vampire, suivant les conseils avisés de sa jeune amie, décida donc de réserver deux chambres pour passer la nuit à l’auberge.
La soirée se déroula dans le calme, l’ambiance était plutôt chaleureuse et conviviale, aux antipodes du nom assez morbide de l’établissement. Les deux gardiens étaient les seuls étrangers, le reste de la clientèle étant composé de villageois qui étaient des habitués de l’endroit. Ce n’était pas souvent qu’ils voyaient des voyageurs venus de si loin, surtout d’aussi jeunes. Curieux de savoir ce qui amenait deux adolescents à Puits-Noir, petit village sans exception de quelques centaines d’âmes, ils n’hésitèrent pas à engager la conversation avec eux. Un silence de mort s’abattit sur l’assemblée lorsque Nevra leur apprit qu’il était venu voir Lord Dragoman. La sensation de malaise était presque palpable. La peur, même, se lisait sur certains visages.
— Le seigneur Dragoman ne nous a jamais accablé de taxes mirobolantes, nous ne manquons ni de nourriture ni d’argent mais le prix qu’il demande en échange de sa « générosité » depuis ces dix dernières années est bien pire que la disette ou l’indigence que nous pourrions – préférions même – connaître.
Nevra fronça les sourcils.
— Qu’exige-t-il de vous et pourquoi ?
— Chaque famille doit lui livrer leur premier né, fille ou garçon, dès l’âge de douze ans pour qu’il serve au manoir. Dès que ces enfants entrent au service du seigneur Dragoman, plus personne ne les revoit jamais, on ne sait pas ce qui advient réellement d’eux… La plupart d’entre nous préférons imaginer qu’ils sont sains et saufs et remplissent leur devoir de serviteurs au manoir. Vous voyez l’homme là-bas ? Celui qui a déjà un bon coup dans le nez ? Sa petite fille a eu douze ans hier et le Croquemort, le majordome de Lord Dragoman je veux dire, est venu la chercher ce matin. Elle était si douce et si gentille… Personnellement, je me suis juré de ne jamais fonder de famille pour ne jamais avoir à vivre ça.
— Vous n’avez jamais essayé de vous rebeller ou de quitter le village ? demanda Rena dont on pouvait deviner l’indignation et la colère sans grand mal.
— Ceux qui ont tenté de le faire ont connu une fin des plus horribles… Lord Dragoman est un vampire très ancien qui possède des pouvoirs puissants qui nous dépassent. On ne peut ni fuir ni se cacher, encore moins s’opposer à lui.
— Cela risque bien de changer, dit Nevra.
— J’aimerais bien vous croire, soupira l’aubergiste, mais je ne vois pas ce que deux jeunots comme vous pourraient faire contre un seigneur vampire de la trempe de Lord Dragoman. Vous courrez à votre mort... Suffisamment d’enfants ont été sacrifiés comme ça, ce n’est pas la peine que vous veniez vous rajouter au lot. Vous devriez rentrer chez vous tant qu’il en est encore temps.
— Nous ne sommes pas des enfants, objecta Rena. Nous sommes des gardiens d’Eel et notre rôle est de protéger les sujets du royaume d’Eldarya dont vous faites aussi partie. Si un seigneur abuse de son autorité pour imposer un traitement inhumain aux villageois dont il a la charge, c’est à nous de l’arrêter.
La jeune fille avait l’air d’en avoir fait une affaire personnelle, ce qui n’annonçait rien de bon. Elle avait promis de ne pas se mêler des affaires de Nevra, mais si les méfaits de Lord Dragoman dépassaient le cadre familial, il fallait s’attendre à ce que Rena se sente concernée et tienne à intervenir. Son statut de gardien lui tenait très à cœur et elle abhorrait les abus et l’injustice, elle ferait tout pour libérer les villageois de la tyrannie de leur seigneur et son ami serait bien en peine de l’en empêcher. Pourtant, ce genre de tribut payé en sang ou en vie était monnaie courante dans les Terres du Crépuscule, son grand-père n’était pas le seul à pratiquer ce genre de choses. Seulement, il doutait que cela soit un argument valable aux yeux de la yôkai et dans le fond, il partageait son indignation même s’il avait plus de facilité à accepter cet état de fait qu’elle.
***
Le manoir était juché au sommet d’une colline lugubre. Quelques fleurs nocturnes rouges ou blanches ornaient les talus, le reste de la végétation n’étant composée que de rasoirs et d’aiguillons herbeux, de rhododendrons, de chardons et de bruyères. Un spectacle macabre attendait les jeunes gardiens, quelques centaines de mètres avant l’entrée du manoir, dont on pouvait apercevoir les tours pointues dans la semi-obscurité. De part et d’autre de l’allée, des corps avaient été empalés sur de grands pieux de bois. Il y avait trois hommes et deux femmes d’un côté et cinq adolescents de l’autre, deux filles et trois garçons. Le plus jeune d’entre eux avait l’air d’avoir à peine plus de dix ans. Nevra devinait qu’il devait s’agir de vampires, notamment à leur bouche édentée, leur canine ayant été méthodiquement arrachées. Il n’y avait pas de mutilation pire pour un vampire que perdre ses canines, c’était à la fois une arme, un moyen de se nourrir, et une façon de communiquer et de transmettre ses sentiments à autrui. La façon dont un vampire s’en servait façonnait sa personnalité, et les perdre revenait à perdre son identité. Mieux valait encore se faire arracher le cœur et en finir avec la vie que subir une torture aussi dégradante. L’image des corps de Lundiva et d’Emilia revint soudain à Nevra, plus vives et nettes que jamais, et il se sentit pris d’une sensation de vertige.
— Nevra, ça va ? s’inquiéta son amie.
— Oui, t’en fais pas.
— On devrait les descendre…
— On n’a pas le temps.
La yôkai jeta un regard douloureux en direction des victimes. À en juger par leur expression de souffrance, il ne faisait aucune doute qu’ils avaient été empalés vivants, leur bourreau ayant soigneusement évité de toucher leur cœur afin de les garder vivants dans un état de tourment perpétuel jusqu’à qu’on vienne enfin les achever. À l’odeur de sang qui flottait encore dans l’air, Nevra pouvait deviner qu’on leur avait arraché le cœur récemment, la veille ou le matin au plus tard. Rena serra les poings, des larmes de rage coulant silencieusement sur ses joues pâles.
— On leur donnera la sépulture qu’ils méritent lorsque tout cela sera fini, promit le vampire. Allez, viens.
Il la saisit par la main et l’entraîna loin de la scène cauchemardesque, vers l’antre de l’être démoniaque qu’ils devaient affronter.
Ils gravirent les marches du perron, flanqué de deux rampes couvertes de lierre mort dont les doigts filandreux fouillaient dans les fissures de la pierre, écartant un peu plus ses plaies chaque jour. Nevra se saisit du marteau en bronze dont l’anneau était formé par la queue enroulée d’un dragon aux yeux rubis, son corps aux ailes déployées venant achever l’ornement. Le jeune gardien frappa trois coups puis la porte s’ouvrit aussitôt et ils furent introduits par un majordome vampire à l’âge indéfinissable, son uniforme impeccable et ses manières sans un accroc. Nevra pouvait voir pourquoi les villageois le surnommaient « Croquemort ».
— Mon maître vous attend, annonça-il en s’inclinant. Veuillez me suivre, je vous prie.
— Après tout ce qu’il nous a fait subir, la moindre des choses serait qu’il vienne nous accueillir lui-même, vous ne croyez pas ? répliqua Nevra. À moins que je ne sois finalement trop insignifiant pour qu’il fasse le déplacement lui-même…
— Monsieur est actuellement indisposé, mais croyez-moi, s’il avait été en mesure de se déplacer il serait venu à la rencontre du jeune maître en personne. À présent, si vous voulez bien me suivre.
De couloirs en couloirs, d’escaliers en escaliers, le majordome les conduisit jusqu’aux appartements de Lord Dragoman, installés au sommet de la plus haute tour du manoir. La demeure était vaste et froide mais chacune des pièces était décorée avec harmonie – à défaut de goût étant donné les thèmes plutôt macabres qui avaient inspiré la décoration – et d’une propreté remarquable. Ce qui interpella Nevra fut le silence qui régnait en ces lieux, ainsi que le fait qu’il n’y avait pas âme qui vive. Le majordome semblait être le seul domestique présent, ce qui faisait bien peu pour entretenir à lui tout seul un endroit aussi grand. Sans prendre en compte les enfants réclamés par son grand-père – Nevra avait peu d’espoir de les retrouver vivants – où était passé le reste des serviteurs ?
Le majordome les fit d’abord entrer dans une antichambre où attendait déjà une troisième personne. C’était un homme plutôt jeune – du moins physiquement – vêtu d’un superbe costume en soie et en cuir noir brodé aux fils d’argent, une longue épée d’apparat à son côté gauche. Il avait de longs cheveux argentés noués en catogan par un ruban de soie noire. Ils étaient presque aussi blancs que ceux de Rena, à la différence qu’ils étaient agrémentés de quelques mèches noires ici et là. Nevra se surprit à le trouver extrêmement beau – séduisant même – et se sentit troublé par la prestance et le charisme naturel de cet homme dont les iris rouge flamboyant avaient quelque chose d’hypnotique. Il jeta un coup d’œil à Rena qui, elle, semblait totalement insensible au charme du troisième invité et se contenta de le saluer d’un signe de la tête qu’il lui rendit à son tour, sans prononcer un mot.
Le majordome revint quelques minutes plus tard pour les guider tous les trois dans la chambre à coucher. Au centre de la pièce, éclairée par quelques chandeliers aux flammes vacillantes, se trouvait un grand lit à baldaquins dont les rideaux avait été écartés. L’homme qui y était alité était déjà redressé, le dos soutenu par trois ou quatre gros coussins, prêt à recevoir ses invités. Son regard se posa d’abord sur Nevra, son expression apparemment satisfaite, puis il plissa les yeux en direction de Rena, un sourire méprisant se dessinant sur ses lèvres livides. Il avait conservé l’apparence d’un jeune homme d’une trentaine d'années, mais il ressemblait davantage à un cadavre vivant. Ses joues étaient creusées, ses yeux gris étaient ternes et enfoncés dans leurs orbites et il avait perdu une bonne partie de ses cheveux noirs clairsemés gris. Patte-Folle avait dit vrai, il était réellement mourant.
— Vladimir, tu peux disposer, dit-il en congédiant son majordome d’un geste de la main.
Nevra remarqua qu’il gardait son bras droit dissimulé sous les couvertures.
— Vous vouliez me voir, je suis là maintenant. Qu’est-ce que vous voulez ?
— Tu as l’insolence de ton père, renifla dédaigneusement son grand-père.
— Vous m’avez fait venir ici tout en sachant que je n’ai aucune loyauté ni aucun amour pour vous, pourquoi ?
— Parce que je suis mourant et que j’ai besoin de toi, répondit le vieux vampire à qui cet aveux humiliant devait en coûter.
Il rejeta les couvertures en arrière puis lentement, il commença à retirer les bandelettes qui révélèrent un bras totalement nécrosé dont émanait une odeur de putréfaction à faire tourner de l’œil l’odorat le moins développé. La chair était rongée depuis le bout des doigts qui n’étaient plus que des os blancs, des pans entiers de tissus morts prêts à se détacher pendaient le long du membre décrépi. Lord Dragoman était littéralement un mort-vivant, un squelette en train de se former à vue d’œil, jour après jour. Lorsque la malédiction aurait atteint ses organes et que son cœur commencerait à se décomposer comme le reste de ses membres, il mourrait. Nevra soupçonnait l’auteur du sort d’être particulièrement vicieux. Son grand-père perdrait d’abord ses jambes et ses bras avant que la malédiction n’atteigne ses organes internes, et le cœur viendrait en dernier.
— Vois-tu j’ai vécu très longtemps, plus longtemps que tu ne peux l’imaginer, et on ne devient pas un des plus vieux vampires d’Eldarya en agissant de manière irréfléchie et précipitée, reprit Lord Dragoman en bandant son bras. Pourtant, j’ai fait une petite erreur de calcul, une erreur de débutant même, celle de sous-estimer mes adversaires. Ton grand-père maternel est venu me voir juste après la mort de sa traînée de fille et de ton imbécile de père, il s’était mis en tête que j’étais responsable de ce qu’il leur était arrivé. Je n’y étais pour rien, mais selon lui, si j’avais béni l’union de tes parents, ils auraient pu vivre heureux et échapper à un destin tragique. Ce vieux bouc a essayé de me tuer, j’ai frappé le premier mais je ne me doutais pas qu’il était versé en nécromancie. Il a réussi à me maudire mortellement dans son dernier souffle. Par vengeance mais aussi par prudence, j’ai traqué tous les membres restants du petit clan de ta mère et je leur ai fait payer pour les offenses de leur patriarche. Je suppose que tu as dû les rencontrer en venant ici.
— Comment avez-vous pu faire une chose aussi horrible ?! hurla Rena, prête à se jeter sur lui.
Nevra retint son amie bouillonnante de rage par le bras tant bien que mal tandis que l’air déjà froid de la chambre devenait glacial.
— Les chiennes de yôkai comme ta petite amie devraient être tenues en laisse, lâcha Lord Dragoman avec un ricanement dédaigneux.
— Rena, laisse tomber, intervint le jeune vampire en essayant de calmer la yuki-onna avant qu’elle ne perde le contrôle de son pouvoir. Il n’en vaut pas la peine.
— Comment peux-tu rester aussi calme après ce qu’il a dit et fait ?!
— Tu as promis de ne pas t’en mêler alors laisse-moi faire, s’il-te-plaît.
Rena lui jeta un regard haineux embué de larmes mais finit par céder. Elle recula pour mettre le plus de distance possible entre elle et Lord Dragoman qui semblait trouver le spectacle amusant. Nevra paraissait peut-être posé mais intérieurement il mourait d’envie de le tuer et prenait énormément sur lui pour ne pas égorger ce monstre. S’il ne le faisait pas c’était qu’après tout il s’agissait de sa famille, aussi méprisable son grand-père fût-il, et il avait besoin de réponses.
— C’est pour cela que vous voulez faire de moi votre héritier ? Pour que je reprenne le manoir ? Vous pensiez vraiment que j’allais accepter aussi facilement juste parce que vous êtes sur votre lit de mort ?
Lord Dragoman eut un regard étonné puis fut pris d’une crise de fous rires qui se transforma en quinte de toux.
— Te léguer mon manoir et mes terres ? À toi ? Pour quoi faire ? Pour que tu en fasses un petit coin de paradis au cœur des Terres du Crépuscule ? Pour que tu rétablisses l’ordre, la justice et la paix et que tout le monde y vive heureux jusqu’à la fin de leurs jours ? Non, non. Hors de question que je laisse mon héritage être perverti de la sorte. Si j’avais pu te récupérer lorsque tu n’étais qu’un enfant encore malléable et que j’étais parvenu à faire de toi un héritier digne de ce nom, alors oui, j’aurais envisagé de te léguer mon titre et mes biens, mais cette harpie de Lundiva a fait son œuvre, il n’y a plus rien à tirer de toi maintenant.
— Combien de temps vous reste-t-il ?
— Je ne saurais dire. Cinquante ou cent ans si je continue à consommer du sang de jeunes faeries, peut-être plus si la chance est de mon côté, le fait étant que la mort finira inexorablement par me rattraper. J’ai perdu mon immortalité mais grâce à toi que je la retrouverai.
— Ces enfants que vous avez pris au village, c’était uniquement pour vous maintenir en vie ?
— J’étais affaibli par la malédiction, j’avais besoin de prendre des forces pour augmenter ma capacité de régénération et quoi de mieux que de jeunes adolescents prépubères dont le maana est au sommet de sa pureté et de sa puissance ? Leur sang m’importait peu, c’était de leur énergie magique dont j’avais besoin.
— Où sont-ils maintenant ?
— Morts. Il y en une qui est arrivée ce matin, je pensais me refaire une santé avant votre arrivée mais la nécrose n’avait pas progressé aussi loin que prévu, je l’ai donc épargnée. Elle est encore vivante et intacte. Si tu me donnes ce que je veux, je la laisserai retourner au village.
— Qu’est-ce donc que vous désirez de moi alors ?
— Ton corps. Vois-tu, le corps est lié à l’âme. Si le corps périt, l’âme fait de même. L’inverse est aussi vrai, un esprit qui a perdu le goût de vivre entraînera une dégénérescence du corps. Cette malédiction ronge mon corps et lorsqu’elle aura atteint mon cœur, mon âme sera également détruite, c’est pourquoi il me faut une enveloppe charnelle saine. Monsieur Amon ici présent m’a assuré qu’avec le bon rituel cela était possible, à condition que le réceptacle partage le même sang que moi et que son esprit soit similaire au mien.
— Nous n’avons rien en commun, rétorqua Nevra pour qui cette comparaison était plus blessante que le fait de n’être qu’un outil pour son grand-père.
— Détrompe-toi, mon garçon. Certes, tu partages quelques traits en commun avec ton père et ta gueuse de mère, mais dans le fond tu es bien le petit-fils de ton grand-père. Je peux le sentir en toi, tu es un tueur-né, impitoyable et froid. La seule chose qui te retient ce sont tes sentiments envers ceux qui te sont chers. J’ai coupé toutes tes attaches, même celles que tu ne soupçonnais pas, il n’en reste plus qu’une et lorsque tu seras libéré de ces chaînes qui brident ton potentiel, tu te livreras à moi. De gré ou de force.
— Je ne vous laisserai pas tuer Rena, vous mourrez avant !
— Non, je ne tuerai pas ta précieuse petite amie. Tu vas le faire pour moi.
Lord Dragoman leva une main décharnée, une lueur de vitalité animant soudain ses yeux gris. Nevra fut submergé par une vague de sentiments tous plus désagréables les uns que les autres tandis que son esprit s’effaçait peu à peu, soumis, face à la volonté de son grand-père. Bien qu’encore conscient, son corps ne lui appartenait plus, il se sentait mu par une force qui le contrôlait de l’intérieur, une force contre laquelle il ne pouvait pas résister. Il se tourna vers Rena et, pour la première fois, ses sentiments pour elle n’étaient que haine, dégoût et mépris. Il voulait la tuer d’un millier de façons aussi horribles qu’inventives.
— Nevra, qu’est-ce qui t’arrive ? demanda la yôkai sur ses gardes.
Le vampire sentait que s’il répondait, ce seraient les insultes et les mots de haine de son grand-père qui franchiraient ses lèvres. Il n’ajouterait pas l’agression verbale à l’attaque physique. La cruauté, l’hostilité et la colère du vieux vampire se déversaient dans le jeune, mais Nevra pouvait aussi sentir la peur, la détresse et le désespoir qui guidaient cet homme mourant. Le gardien ne pouvait pas lutter contre l’instinct de survie primaire qui l’envahissait. Rena était une menace qu’il devait éliminer. Il dégaina son poignard puis en une fraction de seconde il lacéra l’air en direction de la jeune fille. Elle évita le coup de justesse et se retrouva derrière lui d’un bon agile, pourtant elle ne fit aucun geste pour contre-attaquer. Nevra pouvait sentir qu’elle hésitait. Elle essayerait sans doute de rester sur la défensive tout en le raisonnant, ce qui finirait par lui être fatal. Il fallait qu’elle le combatte avec l’intention de le tuer sinon ce serait elle qui mourrait, mais en était-elle seulement capable ?
Une fois à gauche, deux fois à droite, une nouvelle fois à gauche, Rena continuait d’esquiver les coups du vampire. Le sang n’avait pas encore coulé mais cela ne saurait tarder. Pourtant, la yôkai se refusait à dégainer son sabre, ce qui agaçait passablement Nevra tout autant que son grand-père. L’un voulait qu’elle cesse de chercher à le préserver et qu’elle se défende, l’autre se sentait sous-estimé. L’Ombre sentait les dernières barrières de son esprit tomber, la forteresse où ses secrets les plus sombres et les plus intimes étaient précieusement gardés allait bientôt être investie par le vieux vampire qui découvrirait alors les faiblesses de Rena.
Lord Dragoman, déterminé à soumettre son petit-fils, renforça son emprise. Sa volonté était monstrueuse et sa voix était un roulement de tonnerre tantôt lointain, tantôt proche, qui grondait dans la tête de Nevra. Il leva la main puis avec deux doigts, il traça un cercle d’invocation. Une volée de kunai s’abattirent sur la yôkai qui réussit à éviter tous les projectiles sauf un, qui vint se planter dans son épaule. Alors que la jeune fille grimaçait de douleur, le vampire remarqua que leurs positions initiales n’étaient plus du tout les mêmes. Il ne s’en était pas rendu compte au début mais Rena avait fait en sorte de les rapprocher du lit et s’était placée entre lui et son grand-père, elle n’était qu’à quelques pas de ce dernier. Le vampire la vit tirer son sabre tout en pivotant élégamment sur ses pieds, ses cheveux blancs volant autour d’elle comme les plumes soyeuses d’un cygne. La scène semblait se dérouler au ralenti, comme une sorte de chorégraphie soigneusement exécutée. Nevra aurait voulu lui laisser le temps d’abattre sa lame et faucher la tête du vieux vampire mais son grand-père était plus rapide et plus puissant. Nevra se vit, impuissant, tracer un cercle de transportation pour apparaître entre Rena et l’homme juste au moment où le sabre fendait l’air, prêt à frapper.
Une douleur aiguë se répercuta dans le bras du gardien de l’Ombre lorsqu’il se saisit de la lame à pleine main, l’acier magique déchirant la chair de sa paume. La yôkai écarquilla les yeux puis elle lâcha aussitôt la poignée de son sabre comme s’il s'agissait d’un tison ardent. Si elle avait résisté, elle aurait sûrement sectionné la main du vampire qui saignait déjà abondamment. Le sabre était tombé entre les deux adolescents mais Rena avait l’avantage car la poignée était de son côté. Ils échangèrent un bref regard puis se jetèrent à l'unisson sur l’arme. Nevra avait toujours était plus rapide et plus agile que son amie, il fit un bond en avant puis se plaça juste devant Rena qu’il repoussa en lui assénant un violent coup de coude dans les côtes. La gardienne recula d’un pas, le souffle coupé. Dans un seul geste fluide, Nevra se pencha, saisit le sabre puis dessina un arc de cercle dans les airs tout en se retournant. En un éclat d’acier, il aurait tranché la tête de la gardienne si le troisième homme n’était pas intervenu. D’un seul doigt, il stoppa la lame nette à quelques centimètres du cou de la yôkai.
Nevra n’aurait pas su dire ce qu’il s’était passé exactement, si sa lame avait été ralentie par un sort ou si la force magique qui l’avait immobilisée provenait de l’homme lui-même. L’interruption inopportune de ce mystérieux invité avait également perturbé Lord Dragoman qui avait relâché son emprise sur l’esprit de son petit-fils. Dans un effort de pure volonté, Nevra parvint à se libérer complètement du contrôle psychique. Il aurait voulu terminer ce qu’avait commencé Rena mais alors qu’il s’apprêtait à lancer une attaque contre son grand-père, du givre se forma autour de la poignée du sabre, s’étendant jusqu’aux mains de Nevra. Plus étonné que blessé par ce froid soudain, il lâcha le katana puis leva les yeux vers l’homme aux iris rouges. Celui-ci ne le regardait pas mais fixait Lord Dragoman qui se trouvait derrière lui.
— Ne croyez-vous pas que cette farce a assez duré comme ça ? lança-t-il à l’attention du vieux vampire.
— Vous aviez promis de m’aider, pourquoi m’avez-vous arrêté ?
— Je n’ai rien promis du tout, je vous ai simplement offert mon aide en échange d’un sujet docile que vous aviez promis de fournir. Ce garçon est un candidat idéal mais il est clairement récalcitrant, il ne se soumettra jamais entièrement à votre volonté. Puis il a énormément de potentiel, ce serait du gâchis d’en faire un simple réceptacle. Une nouvelle ère va s’ouvrir, il est temps pour les vieillards et leurs anciennes traditions de rejoindre sagement la tombe.
— Fumier ! Tu ne paies rien pour attendre ! Ton projet est voué à l’échec sans ma fortune et mon influence !
— Votre fortune, je pourrai aisément mettre la main dessus une fois que vous serez retourné à la poussière, d’autant plus que vous n’avez pas fait de testament. A moins que vous ne décidiez de tout léguer à votre petit-fils, mais j’en doute fort. Quant à votre influence, il n’y a que vous pour croire que vous en avez encore. Vous avez une réputation de terreur, vous faites trembler les villageois, de quoi inspirer quelques romans noirs, rien de plus. Votre pouvoir politique, vous l’avez perdu depuis longtemps. Quand est-ce, la dernière fois que le Prince Noir vous a invité à son palais ? Toute chose à un début et une fin, vous n’échappez pas à la règle universelle et immuable qui régit ce monde et les autres. Il est temps de tirer votre révérence, Lord Dragoman. Sur ce.
L’homme s’inclina en direction d’un Lord Dragoman fulminant qui, tourné au ridicule de la sorte, avait perdu son sang-froid et sa superbe habituelle. Le voir vociférer et s’agiter comme un gamin capricieux à qui on aurait arraché son jouet préféré était si risible qu’il avait perdu toute crédibilité. S’égosiller ne servant à rien puisque plus personne ne lui prêtait attention, il finit par se taire, défait. Nevra vit l’homme que son grand-père avait appelé Amon s’arrêter devant Rena puis, contre toute attente, il se pencha vers elle et l’embrassa à pleine bouche. Le vampire resta bouche bée devant une scène aussi fantastique étant donné le contexte, puis l’étonnement laissa place à l’agacement et à une pointe de jalousie. De quel droit se permettait-il d’embrasser sa Rena sans prévenir ? L’homme porta ensuite la main de la yôkai à ses lèvres puis, dans un murmure, il lui dit :
— Nous nous reverrons, mon ange.
La gardienne avait l’air hypnotisée car elle se contenta de hocher lentement la tête, le regard dans le vide. Amon quitta la pièce, laissant derrière lui un Lord Dragoman déconfit, un Nevra médusé et une Rena qui semblait planer dans la stratosphère.
— Oh Rena ! appela Nevra en claquant des doigts devant le visage de son amie pour la sortir de sa rêverie. C’était quoi ça ?
— Hein ? Je ne sais pas… répondit-elle, hébétée.
— Tu sais que tu ne devrais pas laisser les gens t’embrasser comme ça ? Il aurait mérité une bonne gifle.
— Je sais, c’est bon. Puis c’est pas comme si c’était la première fois qu’on m’embrassait. C’est peut-être une coutume là d’où il vient, d’embrasser les gens en guise d’adieux…
— Je ne crois pas non… Et comment ça c’est pas la première fois ?
— Une bande d’adolescents immatures et dissipés, c’est ça la nouvelle génération qui doit prendre le relais ? La bonne blague. J’aurais ton corps gamin, je dois l’avoir, cracha Lord Dragoman, interrompant la conversation somme toute mondaine des deux amis.
— Vous n’aurez rien du tout parce que vous serez mort, répliqua Nevra en se dirigeant vers lui.
Rena le retint par le bras.
— Attends. L’homme qui vient de partir était apparemment sa seule chance d’être sauvé et il vient de le perdre. Il est mourant, laissons la malédiction faire son œuvre, à la mémoire de ton grand-père maternel. Ne nous abaissons pas à l’achever nous-mêmes.
— Tant qu’il sera en vie, il sera une menace pour nous.
— Plus maintenant qu’on sait exactement de quoi il est capable.
— Si tu penses que c’est ce qu’il y a de mieux à faire…
— J’en suis certaine. J’ai juste un service à te demander avant qu’on s’en aille. J’aimerai parler seule à seule avec ton grand-père quelques minutes.
— Tu es folle ! Tu as vu ce qu’il a fait, il essayera de te tuer à la première occasion.
— Je resterai sur mes gardes et il ne peut pas posséder mon esprit, ça ne marche que sur les autres vampires.
— C’est vrai mais quand même…
— S’il-te-plaît, juste cinq minutes... Puis si je ne suis pas sortie, tu pourras venir me chercher toi-même.
— Quoi que je dise tu n’en démordras pas alors d’accord, soupira Nevra avant de quitter la chambre.
Rena ressortit deux minutes plus tard, l’air soucieuse.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Calme-toi, il ne m’a rien fait. Mais il a parlé de la Garde d’Eel, il a dit que le vent avait tourné et que si on était malins on déserterait plutôt que de retourner à la Cité car les choses risquaient d’avoir bien changé en notre absence et nous n’aurons sans doute plus notre place là-bas.
— Tu crois qu’il parlait de Patte-Folle ? Il connaissait ses plans ?
— Je ne sais pas, il n’a pas voulu m’en dire plus, mais je pense que nous ferions mieux de rentrer le plus vite possible.
— Tu as raison, mais avant de quitter cet endroit, j’ai une dernière chose à faire.
Nevra et Rena trouvèrent la petite Annabelle enfermée dans un cercueil de verre au sous-sol, terrorisée mais indemne. Ils la ramenèrent au village où ils furent accueillis comme des héros et assistèrent à la réunion touchante du père et de la fille. Sur la place du village, perchée sur un tronc d’arbre, Rena délivra un discours plein d’émotion et d’énergie, appelant les villageois à ne pas craindre Lord Dragoman qui était mourant et affaibli, et à protéger leurs terres et leur famille coûte que coûte. Il y eut une salve d’applaudissements et de sifflements approbateurs. Il s’en serait fallu de peu pour que les villageois ne se saisissent de piques, de fourches et de torches pour aller assaillir le château de la bête. Le lendemain, avec l’aide de quelques villageois, ils rapatrièrent les corps des proches de Nevra pour qu’ils soient inhumés dans le petit cimetière de Puits-Noir. Les deux adolescents seraient bien restés quelques jours de plus à l’Auberge du Pal, renommée récemment en Auberge Blanche – en l’honneur de la chevelure de neige de Rena – mais la situation à Eel les inquiétait trop pour qu’ils osent s’attarder davantage.
Les deux gardiens quittèrent à contrecœur les hippogriffes, Rena allant jusqu’à demander à leur propriétaire s’ils étaient à vendre. Ce dernier avait répondu en riant qu’elle n’avait pas les moyens. Chaque bête coûtait cinq mille pièces d’or, et il était hors de question de séparer Zéphyr de Typhon. C’était tout l’héritage qu’elle avait reçu de ses parents qui y passait, autant dire que ce n’était pas envisageable. Le reste du voyage leur parut bien long et monotone, et particulièrement éprouvant pour Rena qui, cette fois-ci, n’avait pas pu bénéficier du sort contre le mal de mer de Callidora. Le temps n'avait pas était aussi clément au retour et il leur avait fallu pas loin d'un mois pour retourner à la Cité d'Eel. Ils avaient bien fait de se faire discrets car le port grouillait de soldats de la Garde, ce qui n’était pas habituel. Ils s’étaient déguisés en dockers et avaient participé au déchargement de la marchandise avant de s’éclipser dans la Cité. Alors qu’ils se déplaçaient dans les rues tout en jaugeant la situation, ils tombèrent nez à nez avec un Leiftan aux traits tirés, l’air hagard et l’inquiétude peinte sur le visage.
— L’Oracle soit louée, je vous ai retrouvés ! Je craignais que vous ne soyez arrêtés dès votre arrivée, je suis heureux de voir que vous avez échappé aux contrôles. Le Général de la Garde a été assassiné et Miiko a été mise aux arrêts pour haute trahison, son exécution aura lieu dans une semaine, au lever du soleil.