Rena, fille de l'Ombre

Chapitre 33 : The Beast Inside

9094 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 12/03/2019 19:39

La situation dans laquelle se trouvait Lysandre lui rappelait certains de ces clichés qui peuplaient l’imaginaire asiatique, ou plutôt l’image que les étrangers se faisaient de la culture extrême orientale. À croire qu’on ne pouvait réussir une bonne séance de méditation sans une source d’eau bruyante à proximité. Le rideau liquide opérait une coupure nette et radicale entre l’extérieur chaud, lumineux et bruissant, et l’intérieur frais, sombre et relativement silencieux. C’était d’ailleurs assez étonnant de constater que la cascade était bien plus assourdissante en dehors qu’en dedans. Une petite rivière souterraine traversait la grotte, creusant sereinement son chemin dans la roche, sans jamais un clapotis plus haut que l’autre. Les parois humides présentaient des aspérités ici et là, sur lesquelles poussaient de petits champignons blancs luminescents, comme autant de veilleuses naturelles. Tout dans cet endroit invitait au calme et à la paix intérieure. Le faelien se sentait étrangement apaisé. Il ne ressentait plus rien de l’angoisse et de l’inconfort qui le rongeaient depuis qu’il était arrivé sur l’île.

Ezarel lui avait donné quelques conseils pour arriver à visualiser son flux de maana. L’esprit devait surpasser le corps mais pour cela il fallait d’abord qu’il ait conscience de son corps, non pas en tant que simple système organique, mais comme existence ancrée dans un schéma cosmique plus vaste. Exister, c’était être au monde, et la compréhension de soi commençait par la compréhension de son environnement. Écouter l’eau qui coulait à ses pieds, sentir l’air qui circulait autour de lui, effleurer la roche qui le protégeait, visualiser le feu qui grondait dans les entrailles de la terre. Lysandre était attentif à tout cela mais peinait à rester concentré. Le plus difficile était de lutter contre le sommeil. Par moment, ses pensées se désintéressaient de cette communion avec la nature et le monde, elles devenaient confuses et faibles, jusqu’à s’unir en une pensée unique ; celle qu’une sieste serait la bienvenue. Vaincu par la somnolence, Lysandre piqua du nez et s’endormit.


***


L’elfe vit le corps du faelien s’affaisser légèrement, l’échine courbée et les bras ballants sur ses jambes croisées, paumes tournées vers le ciel. Alors qu’il s’approchait de lui avec l’intention de le réveiller, il sentit une légère vibration dans l’air. Il recula, surpris, puis tendit à nouveau la main, plus prudemment cette fois-là. Un picotement électrisant parcourut son avant-bras qu’il retira aussitôt. Un champ magique s’était formé autour de Lysandre, à la manière d’une bulle hermétique et impénétrable. Ezarel savait que s’il essayait de toucher directement son subordonné, il subirait des dégâts autrement plus violents qu’un simple engourdissement. C’était fascinant. C’était la première fois qu’il voyait quelqu’un atteindre un stade de méditation aussi profond en si peu de temps. Ce garçon était réellement exceptionnel. Toutefois, il y avait un problème. Quoique Lysandre fût en train de faire, il le faisait inconsciemment ; il ne contrôlait pas la magie qui émanait de son corps ni les effets que cela pouvait produire à l’extérieur. Pour le moment, elle était relativement stable et modérée mais plus il s’enfoncerait dans les méandres de son inconscient, plus elle gagnerait en puissance débridée et anarchique.


***


Lysandre se réveilla dans un lit confortable et chaud. Ses yeux rencontrèrent un mur blanc, immaculé et lisse. Les draps, l’oreiller, le cadre du lit, le plafond, la lumière, ainsi que toute la pièce étaient parfaitement blancs. Il n’y avait ni porte, ni fenêtre. C’était surréaliste. Les contours des objets se fondaient les uns dans les autres. Il n’y avait ni commencement, ni fin. Il n’y avait que du blanc. Comment était-il parvenu à distinguer le lit du mur, le mur du plafond, et l’oreiller des draps ? Il l’ignorait. Il savait que c’était ainsi, tout simplement. Il se retourna puis tomba nez-à-nez avec une incongruité. Dans ce monde aseptisé et vierge de toutes couleurs se trouvait Rena. Sa présence était à la fois étonnante et banale. D’un simple souhait, elle était apparue. Allongée près de lui, elle était nue. Sa silhouette se découpait nettement parmi le décor blanc. Elle ressemblait à ces personnages dans les vieux films en noir et blanc, fantomatique et floue, la surface de sa peau pâle et grisâtre ondulant légèrement, comme l’image grésillante d’une vieille télévision cathodique.

Rena tendit une main vers Lysandre pour caresser doucement sa joue. Il s’attendait presque à ce qu’elle lui passe à travers. Il s’était aussi préparé à la froideur de sa main mais celle-ci était agréablement tiède.

—  Est-ce que tu m’aimes ? demanda-t-elle d’une voix douce et innocente.

—  Je ne te connais pas…

—  Tu ne me connais pas, c’est vrai, et pourtant tu sais que nous sommes faits l’un pour l’autre. Toi et moi. Moi et toi. Deux faces d’une même pièce.

—  Pourquoi ?

—  C’est notre destinée. Nous étions faits pour être ensemble bien avant notre naissance et nous serons encore ensemble bien après notre mort.

—  Pourquoi ? répéta Lysandre.

—  Tu poses trop de questions.

—  Excuse-moi.

—  Est-ce que tu me veux ?

—  Je ne sais pas… Peut-être.

—  Tu hésites, c’est bien. Elle n’hésite pas, c’est mal.

—  Je ne comprends pas.

—  Un jour, tu comprendras.

Elle se blottit contre lui, peau contre peau, cœur contre cœur. Lysandre remarqua pour la première fois que lui aussi était nu. Le pouce de Rena se promena le long de son visage, traçant son chemin depuis sa tempe, franchissant le seuil de sa pommette, glissant le long de l’arrête de son nez pour enfin effleurer tendrement ses lèvres. Elle l’embrassa d’abord timidement puis plus profondément. Il lui retourna ses baisers avec la même intensité. Il en voulait plus. Il quitta les lèvres de la jeune femme pour aller goûter au parfum enivrant de son cou. 

—  Tu dois semer en elle la graine du doute et de l’incertitude, lui susurra-t-elle à l’oreille avec sensualité.

Lysandre ignorait ce qu’elle voulait dire par-là mais il acquiesça. Il ferait tout ce qu’elle voulait. Jamais auparavant avait-il autant désiré une femme. Son corps était un instrument familier qu’il parcourait du bout des doigts en fredonnant, les yeux mi-clos. Sa peau était une partition, chaque caresse était une note. La mélodie de leurs soupirs et de leurs gémissements était incroyablement harmonieuse. Les mesures s’enchaînaient, l’air vibrait de cette symphonie de sensations divines. L’union de leur corps était un morceau de piano joué à quatre mains. Un fabuleux crescendo de plaisir qui les mena jusqu’à l’apothéose. Aucun orchestre ne pouvait produire une musique plus intense et plus parfaite que celle qu’ils avaient créée ensemble. Rena avait raison, ils étaient réellement faits l’un pour l’autre. Les oreilles encore bourdonnantes, Lysandre plongea son regard dans les yeux de la jeune femme. Rayonnante de bonheur, elle lui sourit amoureusement.

—  Est-ce que tu veux rester à mes côtés pour toujours ? lui demanda-t-elle.

—  Si c’est que tu veux aussi, oui.

—  C’est ce que je veux, mais tu n’es pas encore prêt pour cela. Tu n’es pas encore digne de moi.

—  Comment ça ?

—  Il te manque quelque chose. Lorsque tu l’auras trouvé, nous pourrons être ensemble pour l’éternité.

—  Qu’est-ce qui me manque ?

—  Écoute.

Le faelien tendit l’oreille. Il n’entendait rien, la pièce était parfaitement silencieuse.

—  Écoute, répéta Rena.

Il se concentra une nouvelle fois. Le son parvint enfin à ses tympans. Un bruit métallique faible et lointain, comme le tintement d’un carillon, semblait à la fois provenir de la pièce et de l’extérieur. Sans un mot, la jeune femme sortit du lit et se mit à marcher dans cet océan de blanc, où l’on ne distinguait plus le haut du bas et où les distances avaient été abolies. Elle s’arrêta puis ouvrit une porte qui n’était pas là l’instant d’avant.

—  Je t’attendrai ici, lui promit-elle avant qu’il franchisse le palier.


***


À l’extérieur, les choses prenaient une tournure inquiétante. L’air était devenu lourd et oppressant, presque irrespirable. La roche crissait et tremblait jusqu’à se fissurer à certains endroits. Ezarel devait rassembler tous ses esprits pour résister à la terrible pression magique que le faelien dégageait. Sa volonté seule ne suffisant plus, il fut obligé de lever une barrière de protection pour s’isoler du champ magique qui prenait de plus en plus d’ampleur. C’était une barrière assez puissante qui annulait toute forme de magie à l’intérieur de son périmètre. Pourtant, l’elfe sentait la magie écrasante de Lysandre broyer sa propre défense magique. Quelques minutes plus tard, l’eau du petit ruisseau se mit à bouillir et la grotte fut envahie par un énorme nuage de vapeur. Le champ magique se rétracta tout en retrouvant une certaine stabilité, ce qui permit à Ezarel de se relaxer un peu. Il observa à nouveau le faelien. Celui-ci s’était redressé, les yeux toujours fermés. Il se tenait à présent bien droit, les poings serrés sur ses genoux. Le capitaine de l’Absynthe reconnaissait les signes, ce n’était pas une méditation ordinaire et ça n’annonçait rien de bon.


***


Lysandre avait quitté la pièce blanche et retrouvé ses vêtements. Il était assis dans un des fauteuils de son appartement, une tasse de café dans les mains. En face de lui, Castiel le regardait fixement. Il avait l’air de mauvaise humeur.

—  Qu’est-ce que je fais ici ? demanda le faelien.

—  À toi de me le dire, répliqua son ami. Ce n’est pas moi qui ai disparu du jour au lendemain sans laisser de traces.

—  Je suis désolé, ce n’était pas mon intention.

—  J’espère que tu ne reviendras jamais. Je ne veux pas d’un monstre comme meilleur ami.

—  Je ne suis pas un monstre.

—  Tu n’es pas humain.

—  Je suis humain.

—  Les humains ne font pas les choses que tu fais.

—  Quelles choses ?

—  Tu sais très bien de quoi je parle.

—  Non, mais explique-moi. J’ai besoin de ton aide.

—  J’ai pas envie de t’aider, tu me pètes les couilles. D’ailleurs j’en ai marre de voir ta tronche, dégage de mon appart’ !

Castiel lui arracha la tasse des mains et l’entraîna vers la sortie. Lysandre était trop abattu et blessé pour protester. Il comprenait la déception de son ami, il se sentait coupable de l’avoir trahi, même involontairement. Pourtant, cette haine glaciale et implacable lui brisait le cœur. Au moment où Castiel fit glisser la chaîne pour ouvrir la porte, le même tintement de carillon sembla lui répondre en écho, quelque part dans le lointain. Son ami le poussa violemment dans le dos et il se retrouva projeté dans une autre pièce, qu’il mit un moment à reconnaître. 

La chambre où il se trouvait était sombre et froide. L’odeur de sang lui emplit les narines et il se figea.

—  Qu’attends-tu ?

C’était la voix de Leigh. Son frère était quelque part dans cette pièce mais il ne le voyait nulle part.

—  Viens. Entre et contemple ton œuvre.

Lysandre était terrifié. Une main surgit de l’ombre et le tira vers le centre de la pièce. Son frère le tenait fermement par les épaules. « Regarde » lui répétait-il d’une voix basse et menaçante. « Regarde ». Lysandre baissa les yeux. À ses pieds gisaient les corps de ses parents, assassinés alors qu’il n’était qu’un bébé, trop jeune pour se souvenir de leur visage. Ils n’en avaient d’ailleurs pas, ils portaient des masques de mime blancs, la bouche tordue en un rictus douloureux, tandis que des larmes de sang coulaient des deux orifices leur servant d’yeux. Leurs corps formaient un angle étrange, presque dérangeant. Une main semblait suppliante tandis que l’autre pointait un doigt accusateur dans sa direction.

Quelque chose bougea dans la pénombre. Une silhouette longiligne serpentait sur le sol, grandissant au fur et à mesure qu’elle se rapprochait. Il entendit à nouveau ce tintement métallique, encore plus clair que la fois d’avant. Soudain, la chose s’enroula autour de ses chevilles. Il recula, effrayé, et glissa sur une flaque de sang. À nouveau ce bruit de plus en plus insistant. La chose était en train de le tirer en arrière, jusque dans les tréfonds les plus noirs de cette pièce, qui était aussi souillée que la première avait été immaculée. Il appela son frère à l’aide en tendant une main désespérée vers lui. Leigh le toisa du regard sans bouger, les bras croisés et un sourire mauvais au coin des lèvres. 

—  Nos parents sont morts à cause de toi. C’est ce que tu es qui les a tué. Tu dois payer pour tes péchés, monstre.

Lysandre voulait crier mais aucun son ne sortit de sa gorge. Il luttait de toutes ses forces pour échapper aux entraves invisibles qui voulaient l’emporter dans les ténèbres. Chaque effort était suivi de ce tintement funeste. À quelques mètres devant lui, il pouvait voir un fin rayon de lumière. C’était là que se trouvait la porte. Les mains et les coudes meurtris, il continua à forcer et à ramper jusqu’à ce que ses chevilles craquent, se tordent et se déboîtent. Il avait mal. Il avait peur. Il voulait que cela cesse. La lumière était son seul espoir mais alors qu’il croyait avancer, elle paraissait toujours aussi lointaine. En sueur et en larmes, il luttait avec la force du désespoir. Enfin, après un dernier effort surhumain qui lui arracha un grognement d'agonie, il arriva au pied de la porte. Elle était légèrement entrebâillée et s’ouvrit d’une simple poussée. 

Le décor bascula avec une soudaineté vertigineuse, il ressentit un choc, semblable à un sursaut, puis ouvrit brusquement les yeux. Il était de retour dans la grotte. Il poussa un soupir de soulagement, rassuré par le doux son du ruisseau et la présence protectrice des parois rocheuses. Ezarel n’avait pas bougé. Assis près de lui, il le regardait avec des yeux inquisiteurs.

—  Alors ? Comment c’était ? s’enquit-il.

Le dernier cauchemar avait donné des sueurs froides à Lysandre qui dû déglutir avant de parler. Ce qu’il avait vécu était bien trop intime pour qu’il le partage avec l’elfe, et il se demandait ce qu’il allait bien pouvoir lui dire à la place.

—  C’était… spécial, finit-il par répondre. Je ne sais même pas si j’ai simplement rêvé ou si c’était vraiment de la méditation, mais dans tous les cas je n’ai pas l’impression d’être plus avancé en ce qui concerne mon flux de maana.

—  Qu’est-ce que tu as vu ?

—  Je n’ai pas vraiment envie d’en parler…

—  Pourquoi ?

—  C’est personnel.

La joue appuyée contre son poing, son capitaine le dévisageait d’un air amusé.

—  Hmm… pourtant je me sens un peu concerné. C’était comment de te taper ma petite amie ?

Interloqué, Lysandre écarquilla les yeux, où se reflétait une expression de crainte mêlée à un sentiment de honte. 

—  Comment tu sais ça ? balbutia-t-il sans oser croiser le regard de son interlocuteur.

—  À toi de me le dire, répliqua Ezarel, le visage fendu d’un sourire malicieux.

Cling. Cling. Le son de chaînes qui s’entrechoquent se fit entendre encore une fois. Lysandre se retrouva rivé au mur de la grotte. À chaque fois qu’il tirait sur ses liens invisibles, un tintement de métal résonnait dans sa tête. Ezarel se leva lentement puis vint se poster devant lui en s’accroupissant pour se mettre à son niveau.

—  Ce n’est pas bien de convoiter la femme d’un autre, moralisa-t-il. Tu crois vraiment que quelqu’un comme Rena voudra de quelqu’un comme toi ? Tu n’es rien. Tu es faible et insignifiant. Si tu crois qu’être l’Élu va changer cela, tu te trompes. Tu n’es qu’un outil qu’on va sacrifier pour sauver un royaume auquel tu n’appartiens même pas. On ne te demande pas ton avis. Tu n’es pas libre. Tu n’es que l’esclave du destin.

—   Je sais que tu n’es pas Ezarel. Tu n’es pas réel, tu n’es qu’une manifestation de mon inconscient.

Le double fantasmagorique de son capitaine prit un air faussement impressionné puis le gratifia d’un applaudissement exagéré et moqueur.

—  Bravo ! Quelle brillante démonstration d’intelligence et de clairvoyance ! Dommage que tu aies tort.

—  Tu n’es pas réel.

—  Je ne suis pas Ezarel, concéda son interlocuteur. Mais je ne suis pas le produit de ton esprit malade et torturé non plus. Je suis bien réel. Rena aussi était réelle. Je désire en elle l’être qui me désire en retour.

—  Rien de tout cela est réel, répéta obstinément Lysandre.

—  Oh allez ! Dis-moi que ce que tu as ressenti avec Rena n’était pas réel !

—  Ce n’était qu’un fantasme, marmonna le jeune homme en détournant le regard. Ce n’était pas vraiment elle.

—  C’était elle, en partie.

—  Ce n’est pas possible.

—  Le déni ne te mènera nulle part. Tu le savais à la seconde où tu as posé les yeux sur elle, que cette fille était spéciale et que tu la voulais pour toi.

—  Elle n’est pas à moi.

—  Non, admit le faux Ezarel. Elle est à moi.

—  Va-t’en. Laisse-moi tranquille.

—  Tu oses me donner des ordres ? À moi qui te suis supérieur en tout ?

L’elfe passa de l’amusement à la colère puis se redressa pour dominer le faelien de toute sa taille.

—  Puisque tu penses que ceci n’est qu’un rêve, laisse-moi te prouver le contraire. La douleur que tu vas ressentir est bien réelle, et si tu meurs ici tu mourras aussi dans le monde physique.

—  Si je meurs, tu mourras aussi, non ?

—  Je te l’ai dit, je ne suis pas toi. Si tu meurs, je serai simplement réincarné dans un nouvel hôte. Cela prendra peut-être un peu de temps, les candidats compatibles sont rares, mais tôt ou tard je referai surface.

La douleur qui suivit était insoutenable. Ses nerfs étaient à vif, chacun de ses muscles étaient tétanisés, il sentait jusqu’à ses veines se déchirer et le flot de son sang s’échapper de son corps. Les chaînes, plus bruyantes que jamais, claquaient et grinçaient, et leur son perçant lui vrillait le crâne. Il n’avait même pas la force d’hurler sa souffrance. Son corps était devenu la douleur elle-même, incolore et silencieuse.


***


Ezarel constatait avec effarement que la situation était bien pire que ce qu’il avait anticipé. Sa barrière était en train de céder et il avait été forcé de se retrancher vers la bouche de la grotte, au pied de la cascade. La caverne avait elle aussi subi son lot de dommages et d’altérations magiques. La vapeur qui formait un épais nuage cotonneux s’était soudain gelé pour retomber en poussière de glace sur le sol, puis le ruisseau s’était transformé en rivière de sang qui était sortie de son lit et avait inondé la grotte avant de se retransformer en eau. À présent, les murs étaient secoués par une force violente, et de gros morceaux de roches se détachaient des parois et s’écrasaient lourdement dans le cours d’eau, ou venaient s’éclater contre le champ magique de Lysandre.

L’elfe avait dû dresser une deuxième barrière pour se prémunir des dangers physiques mais il avait de plus en plus de mal à les maintenir ; la pression magique exercée par le faelien venait interférer avec son propre flux de maana et sa barrière menaçait de voler en éclats à chaque instant. S’il prenait de plein fouet la puissance du champ magique, il n’en sortirait pas indemne. Le corps de Lysandre était tendu, presque crispé, ses mains tremblaient et ses yeux étaient grands ouverts. Un filet de sang coulait de ses oreilles et de son nez. C’était mauvais. Très, très, mauvais. Ce genre de phénomène était déjà dangereux pour un faery expérimenté, mais Lysandre était à moitié humain ; sa constitution ne lui permettait pas de contenir une telle quantité d’énergie magique. S’il ne la relâchait pas rapidement, il risquait d’y rester. Des voix lui parvinrent de l’extérieur. C’était Chrome et Nevra.

—  N’entrez pas ! les avertit Ezarel lorsqu’il les entendit se rapprocher.

—  Qu’est-ce qu’il passe ? demanda le vampire. On a ressenti une vague d’énergie anormale provenir d’ici. Tout va bien ?

La nouvelle n’enchantait pas l’Absynthe. La grotte était constituée de roches capables de contenir naturellement la magie et de la rendre plus malléable. C’était l’endroit idéal pour méditer et manipuler le maana plus facilement. Si de l’énergie magique s’en échappait, c’était que Lysandre était bien plus puissant que ce qu’il avait cru au départ.

—  Lysandre est en pleine polarisation, leur annonça-t-il. Je ne vais pas pouvoir rester ici plus longtemps.

—  Une pola quoi ? demanda Chrome.

—  Une polarisation, répéta Ezarel avec irritation.

—  Je ne sais pas ce que c’est, mais ça ne m’a pas l’air d’une très bonne chose, nota Nevra.

—  Ça ne l’est pas, confirma l’elfe. Il va falloir sceller cet endroit et Lysandre avec.

Il émergea de la cascade, l’eau glissant sur sa barrière invisible en formant une sphère autour de lui. 

—  On va tenter un triskèle, annonça-il aux deux autres en ignorant leur expression abasourdie.

—  Je veux bien mais on n’est que deux, fit remarquer le capitaine de l’Ombre.

—  Et lui, il sert à quoi ? répliqua son camarade en désignant Chrome du pouce.

—  Il n’a pas le niveau pour un sceau de ce genre, ça va jamais marcher.

—  Hé ! protesta le jeune loup-garou, vexé. J’étais le meilleur de ma promo en magie à l’Académie ! Je peux le faire !

—  De toute façon un sceau dual ne suffira pas, ajouta Ezarel. On n’a pas le choix, si on fait rien c’est pas juste cet endroit qui risque de sauter, c’est toute l’île.

—  C’est grave à ce point-là ?

Le vampire venait à peine d’achever sa question qu’une violente secousse fit trembler le sol et l’eau du bassin se changea en une houle déchaînée.

—  D’après toi ? rétorqua son collègue sur un ton plus exaspéré que sarcastique. On n’a pas de temps à perdre. Chrome au sud, tu traceras le symbole du feu. Nevra à l’est, tu traceras le symbole de l’air. Je vais prendre l’ouest pour l’eau.

—  Quel périmètre tu veux qu’on couvre ?

—  Dans le doute mieux vaut inclure le bassin dans son intégralité avec la grotte.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Placés chacun à un point de la berge, autour du plan d’eau agité de remous et de ridules, leur position formait un triangle parfaitement équilatéral. La magie synchronisée nécessitait toujours un petit temps d’adaptation, et Nevra et Ezarel devaient harmoniser leur niveau avec celui de Chrome pour réduire les risques de déséquilibre et de retour de flamme. Ils tracèrent chacun un cercle de scellement en fonction de leur élément clé, leur index opérant une élégante chorégraphie aérienne. Une fois les cercles activés, leurs arabesques intriquées prenant vie dans les airs comme de fascinants tatouages luminescents, les trois hommes tendirent les deux bras devant eux et, comme s’ils manipulaient une matière plus délicate que du verre fin, les firent tourner lentement jusqu’à ce qu’ils soient parfaitement horizontaux. Un rayon de lumière blanche fusa de chacun des cercles et les relia les uns aux autres, faisant apparaître un quatrième cercle au centre du triangle. Levant lentement les bras vers les cieux comme pour implorer les dieux, les trois gardiens élevèrent le sceau tout en l’agrandissant graduellement, jusqu’à ce qu’il surplombe la grotte où la magie de Lysandre ne cessait de s’amplifier. A l’unisson, ils lancèrent l’incantation qui permettrait au sceau d’être pleinement fonctionnel. Des angles du triangle, trois énormes piliers de lumière surgirent pour s’enfoncer dans la terre, puis les symboles du cercle central se mirent en mouvement, se déplaçant d’un point à un autre en répétant le même schéma encore et encore.

—  On fait quoi maintenant ? demanda Nevra qui avait rejoint son collègue.

—  On surveille et on attend.

—  Hé ! appela Chrome en agitant les bras, l’air surexcité. Vous avez vu ! Vous avez vu ! J’ai géré hein ?!

Il piqua un sprint pour les rejoindre mais alors qu’il arrivait devant eux, il fut pris d’un violent vertige et bascula en avant. Nevra amorça un mouvement pour le rattraper mais Ezarel fut plus rapide et le jeune loup-garou tomba d’inanition dans ses bras. 

—  Oui, c’est bien, le félicita l’elfe tout en sachant pertinemment bien que le garçon ne pouvait pas l’entendre. Pour une fois que tu te rends utile.

—  C’est plus fort que toi hein ? lança le vampire. Tu ne peux pas faire un compliment sans rajouter un truc désagréable derrière ?

—  Je n’ai pas envie de le gâter, ce n’est pas bon pour lui, répliqua l’Absynthe. Aide-moi plutôt à l’installer là-bas, au lieu de critiquer mes choix éducatifs.

—  C’est mon disciple je te rappelle, argua l’Ombre en soulevant le loup-garou inconscient par les jambes. Si quelqu’un doit l’éduquer c’est moi.

—  Avant d’être ton disciple, c’était celui de Rena et elle est très attachée à lui, alors c’est aussi un peu ma responsabilité. Si je l’avais écoutée, on aurait fini par l’adopter mais j’ai été obligé de refuser. J’ai déjà un familier et je n’ai pas besoin d’un animal de compagnie en plus.

Nevra leva les yeux au ciel. Ils installèrent Chrome sur un lit de mousse et de branchages puis Ezarel lui administra un cordial pour accélérer son rétablissement. Il en avait encore trop fait mais quelques heures de repos devraient suffire pour qu’il retrouve la forme. Face à eux, le prisme magique faisait son office et contenait la tempête magique qui faisait rage en son sein. L’eau du bassin s’était mise à tourbillonner violemment, ouvrant un énorme siphon en son centre, et une large brèche avait lézardé le toit de la grotte, scindant la cascade en deux.

—  Il se passe quoi là-dedans ? demanda le vampire, impressionné par ce déchaînement d’éléments. Tu as parlé de polarisation mais c’est quoi exactement ?

—  Quelque chose que beaucoup de mages rêvent d’accomplir, répondit Ezarel. Tu sais déjà qu’on peut diviser l’être en trois parties qui forment un tout indissociable ?

—  Oui, acquiesça son ami. Le corps physique, le corps spirituel et le corps magique.

—  Le corps physique correspond à notre enveloppe charnelle, c’est ce qui nous limite le plus car pour le maintenir en forme il faut se nourrir, se reposer, faire de l’exercice, etc. Il est fragile et extrêmement sensible aux altérations. Le corps spirituel renferme notre âme, c’est notre centre émotionnel et intellectuel. Le corps magique, lui, accueille le maana et se trouve quelque part à mi-chemin entre le corps spirituel et le corps physique.

—  Jusque-là ça va.

—  Encore heureux, c’est la base. Par contre, ce qu’on sait moins, c’est que notre corps magique est doté de limiteurs. Ces limiteurs contrôlent la pression du maana et le répartissent en plusieurs canaux de façon à maintenir un équilibre que le corps physique puisse supporter. Lorsqu’on utilise notre maana, on ne puise en fait que dans une petite partie de nos réserves, qui est ensuite convertie et amplifiée par l’intermédiaire de sorts ou de cercles. Ce qu’on appelle « magie » c’est en réalité ce processus de transformation d’une source d’énergie brute en un effet spécifique. La manipulation du maana offre des possibilités infinies mais c’est aussi très contraignant. On ne peut pas pratiquer de magie sans connaissances théoriques préalables. Il faut des années d’études pour maîtriser les sorts les plus puissants et les plus intéressants. Ce n’est pas à la portée de tout le monde. Mais il y a un moyen de contourner cela. C’est la polarisation. Ça consiste à désactiver tous les limiteurs du corps magique par la seule force du corps spirituel, puis à concentrer tout le maana en un seul point pour ensuite le relâcher d’un seul coup. Concrètement, on crée une gigantesque boule d’énergie faite de maana pur, et d’une puissance dévastatrice. Il y a très longtemps, les guerriers qui ne pratiquaient pas la magie conventionnelle faisaient appel à cette capacité, mais cela s’est perdu avec le temps.

—  Tu as l’air d’en savoir beaucoup sur le sujet, fit remarquer le vampire. Je n’en avais jamais entendu parler avant.

—  Ce n’est pas étonnant, la polarisation figure parmi une des premières techniques interdites. Sa pratique a été bannie peu de temps après la fin des Grandes Guerres Eldaryennes. Peu de gens de nos jours sont au courant de son existence.

—  Comment ça se fait que toi tu la connaisses ?

—  Parce que j’ai moi-même réussi ma polarisation, il y a longtemps. J’avais un maître versé dans les arts anciens et prohibés qui m’a transmis une partie de son savoir.

—  Si Lysandre réussit lui aussi et relâche toute cette énergie, ça craint pas un peu ? Je ne pense pas que le sceau va résister à ça.

—  Non, ça ne fonctionne pas comme ça. La première fois consiste à remodeler la structure du corps magique pour ensuite pouvoir manipuler librement le maana. Le problème est que le corps physique encaisse énormément de dégâts lors d’une polarisation, et le corps spirituel va naturellement chercher à le protéger en résistant au phénomène. Il faut beaucoup de volonté pour arriver jusqu’au bout. Une fois que le corps spirituel a été soumis et le corps magique libéré, l’énergie produite pendant le processus se résorbe d’elle-même. Ensuite, on peut polariser simplement en se concentrant. Le seul inconvénient c’est qu’on relâche à chaque fois la totalité de notre énergie magique, ce qui a des effets secondaires sur le corps physique. On est vidé de notre force et on ne peut plus pratiquer de magie pendant un certain temps. C’est une puissance énorme mais qui ne doit être utilisée qu’en dernier recours.

—  Et qu’est-ce qui se passe si on échoue la première polarisation ?

—  Il vaut mieux ne pas échouer. Une fois qu’on a enclenché le processus, s’il est interrompu avant la fin, le corps magique sera instable ce qui aura des effets secondaires indésirables comme des hallucinations visuelles et auditives, une altération involontaire de son environnement ou une déperdition de maana. Dans ce cas, il faut recommencer jusqu’à réussir la polarisation le plus rapidement possible. Ce qui m’inquiète avec Lysandre c’est que la quantité d’énergie qu’il dégage est anormalement puissante. Même si on libère notre maana et qu’on le concentre, nos réserves ne sont pas inépuisables et notre puissance est limitée. Il n’est pas encore au bout de sa polarisation, et les conséquences sont déjà extraordinaires. Il doit posséder une source titanesque de maana.

—  Au moins maintenant on sait pourquoi c’est lui l’Élu, nota le vampire, presque envieux.

—  Ouais… le problème c’est que je ne suis pas sûr que son corps physique va tenir le coup. Si son enveloppe charnelle lâche avant la fin de la polarisation, il va mourir. Il commençait à montrer des signes de faiblesse quand j’ai quitté la grotte. Ce n’est pas tout, si son corps physique cède, toute l’énergie accumulée va être libérée d’un coup. Le sceau devrait contenir le plus gros des dégâts, mais il faut qu’on se prépare au pire.

—  Tu veux dire qu’on l’a scellé là-dedans alors qu’il risque de mourir ? Est-ce qu’il n’aurait pas mieux valu interrompre le processus ?

—  Quand je me suis rendu compte de ce qu’il se passait, il était trop tard pour intervenir. On n’a pas d’autre choix que d’attendre de voir ce qu’il se passe. Puis depuis quand tu te soucis de la vie ou de la mort d’autrui ?

—  Je ne m’en soucie pas vraiment mais s’il nous claque entre les doigts, Miiko va nous faire la peau.

—  Pas faux. Espérons qu’il survive alors...



***


Un grincement aigu d’écrou mal graissé sortit Lysandre de sa torpeur. Il entrouvrit lentement les paupières, son corps engourdi et lourd. Un simple coup d’œil suffit à reconnaître l’endroit où il se trouvait. Il était dans la cage suspendue, celle qui se trouvait dans les cachots de la Garde. Il devinait ce qui allait se passer. À peine la pensée lui avait-elle traversé l’esprit que l’homme masqué apparut devant lui.

—  Tu veux que je te libère ? lui demanda-t-il.

—  Pourquoi feriez-vous cela ? répondit le jeune homme avec la même méfiance que la première fois.

—  Parce tu as énormément de potentiel, ce serait du gâchis de te laisser croupir ici.

—  En quoi mon potentiel vous intéresse-t-il ?

—  Ton potentiel intéresse beaucoup de monde, mais tu es encore libre de choisir tes alliés. Si tu te joins à moi, je te traiterai comme il se doit.

—  Quel est votre objectif ?

—  Je suis le sauveur de ce monde. Je vais apporter la paix perpétuelle à Eldarya mais je ne peux pas y arriver seul.

—  Vous êtes un ennemi de la Garde.

—  Je suis ce que je dois être. Je me plie à ma destinée.

—  Je ne suis pas vraiment sûr de comprendre ces histoires de destinées.

—  Tu n’as pas besoin de comprendre. Veux-tu sortir d’ici ?

—  Pour aller où ?

—  Où ton destin te mènera.

—  Ai-je vraiment le choix ?

—  On a toujours le choix. Nous ne sommes que des rouages qui font tourner la machine du destin. Les desseins du monde sont plus grands que nous mais, comme toutes les pièces, nous ne sommes pas indispensables et pouvons être aisément supplantés. Si une pièce est défectueuse, elle sera simplement éliminée et remplacée par une autre, plus performante.

L’homme masqué brisa le verrou puis recula jusqu’à disparaître dans l’ombre, ses yeux brillants comme deux charbons ardents. Lysandre hésita un long moment. Autour de lui, les chaînes suspendues au plafond de la grotte avaient entamé leur chant métallique. Il ne cherchait plus à localiser le son, il voulait désespérément lui échapper mais chaque tentative de fuite semblait le rapprocher de la source. Peut-être ne fuyait-il pas vraiment. Toute sa vie, il avait évité les conflits, il avait abandonné avant même d’avoir essayé, il n’avait cessé de s’inventer des excuses pour justifier sa lâcheté. Une phrase lui revint alors : « Dans la vie, on ne regrette que ce qu’on n’a pas fait ». De peur d’être jugé par les autres, il s’était renfermé sur lui-même. Il s’était caché derrière des tenues vestimentaires incongrues et des loisirs originaux pour mieux dissimuler ce qui clochait réellement chez lui. Effrayé par sa propre anormalité, qu’il avait toujours sentie au fond de lui, il s’était interdit de vivre. Il aurait pu rester dans cette cage indéfiniment, à attendre passivement que quelque chose se produise, mais il en avait marre de cet état d’inaction et de statisme. Il ne voulait plus simplement subir les aléas de son existence, il voulait en être l’acteur et le maître. 

Lysandre poussa doucement la porte de sa cage. Un éclair éblouissant de lumière plus tard, il se retrouva assis sur un banc, dans la cour de son lycée. Il n’y avait plus mis les pieds depuis qu’il avait obtenu son bac, cinq ans plus tôt. 

—  Tiens ! J’ai retrouvé ton carnet ! s’exclama gaiement Rosalya en lui tendant un petit livre en cuir relié.

—  Merci, répondit-il en le prenant. Qu’est-ce que tu fais ici ?

—  Tu sais très bien pourquoi je suis là.

—  Peut-être… je redoute un peu ce que tu vas me dire.

—  Qu’est-ce que tu crois que je vais te dire ?

—  Je ne sais pas… tu vas me reprocher d’avoir été amoureux de toi longtemps encore après que nous ayons rompu et que tu te sois mise avec mon frère. Tu vas m’accuser de reproduire la même chose avec Rena.

—  On ne choisit pas de qui on tombe amoureux, il n’y a rien de pervers ou de vicié là-dedans. Tu n’as jamais essayé de te mettre entre Leigh et moi ou de t’immiscer dans notre couple, j’ai toujours apprécié cela chez toi. Tu es attentif et attentionné, tu sais analyser les situations et comprendre les sentiments des gens. C’est une très belle qualité. Tu es un peu comme un frère pour moi. Même si nous avons nos différends et que nos opinions divergent sur certains sujets, nous partageons une certaine complicité. Je sais que tu doutes beaucoup, que tu ne te trouves que des défauts et que tu ne penses pas être capable d’accomplir quoi que ce soit, mais tu as tort. Tu possèdes un pouvoir exceptionnel qui surpasse tous les autres, et tu es doté d’une qualité que peu de gens ont.

—  Laquelle ?

—  La sagesse. Même si tu es influencé par tes sentiments, même si tu es perdu et indécis, tu finiras toujours par faire le bon choix. Peu importe ce qui dort au fond de toi, tu ne dois pas perdre de vue ce que tu es ni ce que tu veux pour toi. Tu es honnête et gentil, tu ne dois pas changer cela.

—  Je ne m’attendais pas à recevoir des encouragements… mais merci.

—  Tout dépend de toi, mais comme tu peux le constater, ça ne fait pas de mal d’avoir une vision un peu plus positive de toi-même, lui dit-elle avec un clin d’œil entendu. Tu es arrivé jusque-là, tu n’es plus très loin. Tu les entends n’est-ce pas ?

—  Encore ce bruit de chaînes…

Le son provenait de l’intérieur du bâtiment, de l’autre côté de la cour.

—  Qu’est-ce c’est ?

—  Tu le verras quand tu y seras, se contenta de répondre Rosalya.

D’une tape dans le dos, elle l’invita gentiment à se lever. Il se dirigea vers le bâtiment d’un pas décidé mais avant d’entrer, il se retourna pour regarder son amie ; elle avait déjà disparu. Il contempla le carnet qu’elle lui avait rendu, l’air songeur, et se rendit compte avec stupéfaction que celui-ci s’était métamorphosé en une sorte de gros grimoire avec une belle couverture en cuir relié. Poussé par la curiosité, il l’ouvrit en espérant y trouver quelque chose d’inattendu ; toutes les pages étaient vides à l’exception de la dernière où figuraient trois noms : Lysandre, Rena, Ashkore – ce dernier avait été raturé – et en dessous, le dessin d’un Ying Yang ainsi que l’inscription « Méfie-toi de l’eau qui dort ».

Perplexe, le jeune homme referma l’ouvrage puis se remit en route. Plus il avançait, plus il avait l’impression d’entendre l’appel désespéré d’un prisonnier qui attendait qu’on vienne le délivrer. Il s’arrêta devant la porte du sous-sol d’où lui parvenait distinctement le bruit de chaînes secouées frénétiquement. Il s’engouffra dans les escaliers et plongea dans les ténèbres. Ce n’était plus la cave du lycée mais une gigantesque caverne éclairée par un unique puits de lumière, qui tombait sur une silhouette humaine assise en tailleur. On pouvait clairement voir les fers autour de ses poignets et de ses chevilles, prolongés par de longues et épaisses chaînes, solidement rivées au sol.  

—  Te voilà enfin ! lança la créature en agitant ses entraves en guise de salutations.

Lysandre s’avança jusqu’à lui et entra dans la lumière afin de mieux le contempler. C’était lui et ce n’était pas lui. Ils avaient le même corps, le même visage, les mêmes cheveux, mais les deux yeux de son sosie étaient dorés et sa peau était recouverte d’écailles grisâtres et rugueuses.

—  Qui es-tu ? demanda le faelien à son doppelgänger.

—  Une entité millénaire qui sommeille en toi depuis le jour de ta naissance.

—  Tu as un nom ?

—  J’en avais un, il y a très longtemps, mais je l’ai oublié.

—  Comment veux-tu que je t’appelle alors ?

—  Peu importe, je suis une partie de toi, nous partageons la même identité. Je suis ce que tu veux que je sois.

—  Je pensais que toi et moi étions deux personnes différentes.

—  C’est vrai, je suis un être transcendant, je possède ma propre conscience mais nous sommes unis par un autre lien, plus intime et plus ancien.

—  Pourquoi suis-je ici ? Qu’est-ce que tu veux ?

—  Tu es ici parce que c’est ce que tu souhaites. Quant à moi, je veux que tu me libères.

—  Qu’est-ce qui va m’arriver si je te libère ?

— Tu seras enfin complet.

—  Comment ça ?

—  Je n’ai aucun pouvoir, je ne suis qu’un esprit qui erre de génération en génération et d’hôte en hôte. Je suis un observateur et un guide, mon rôle est de me manifester lorsque le monde entre dans une période de crise qui menace son existence. Tes pouvoirs sont les tiens, ils ne sont pas usurpés, je n’en suis que le gardien. Si tu brises mes chaînes, tu pourras t’en servir librement.

—  Et toi, qu’est-ce que tu deviendras ?

—  Je serai toujours là, dans un coin de ta conscience, jusqu’à ce que tu accomplisses ton devoir.

—  Mon devoir ? Qu’est-ce que je dois faire exactement ?

—  Je ne sais pas, mes souvenirs sont assez flous et partiels. Je sais certaines choses avec certitude, d’autres par instinct, mais il y a beaucoup de parts d’ombre, comme si des pans de ma mémoire avaient été effacés.

—  J’ai une dernière question… quel est mon lien avec Rena ?

L’expression de son interlocuteur changea. Malgré son sourire espiègle, Lysandre vit une lueur mélancolique passer dans ses yeux. 

—  Je ne sais pas grand-chose de la yuki-onna, mais je sais qu’elle est comme toi et moi, elle abrite en elle une entité aussi ancienne que moi. Il y a très longtemps, avant que nos corps soient détruits et nos esprits asservis, nous étions amants.

—  Comment s’appelait-elle ?

—  Cyrielle, souffla-t-il presque à contre cœur, comme si on venait de lui arracher sa confession la plus intime.

—  C’est un beau prénom.

—  C’était une belle femme. Tu dois savoir que ce n’est pas uniquement mes désirs personnels qui parlent. Le destin a décidé de vous réunir, toi et Rena, et d’une façon ou d’une autre, avec ou sans votre consentement, vous le serez.

—  Dans quel but ?

— Je ne peux pas te le dire. Je te l’ai déjà dit, je ne sais pas tout. Je n’ai que quelques bribes de connaissances. Tu devras trouver les réponses à tes questions par toi-même.

—  Comment savoir si je peux te faire confiance ?

—  Tu ne peux pas, mais je pense que tu me fais déjà confiance, répondit l’autre en souriant. Regarde.

Il se mit debout puis d’une simple secousse des bras et des jambes, il se débarrassa de ses chaînes qui tombèrent avec fracas au sol, rongées par le temps et la rouille. 

—  Pour te récompenser, laisse-moi te montrer ma véritable forme et ta nature de faelien.

Devant les yeux incrédules de Lysandre, son double un peu étrange entama sa lente métamorphose, ses quatre membres s’allongeant et grossissant tandis que ses ongles prenaient la forme de griffes puissantes et tranchantes. Les écailles se changèrent en une épaisse peau reptilienne, grise aux reflets argentés. Quelques minutes plus tard, un splendide et imposant dragon faisait face au jeune homme, ses yeux dorés luisant intensément dans la pénombre de la caverne.

Il fait un peu sombre ici.

Lysandre sursauta. La créature avait parlé directement dans sa tête ce qui, après réflexion, semblait absurde puisqu’ils étaient déjà dans son esprit.

On se sent un peu à l’étroit ici et il fait un peu trop noir.

Le dragon tendit son cou, large comme un tronc, vers le trou dans le plafond de la grotte, d’où pleuvaient quelques rayons de lumière. Il ouvrit la gueule, comme pour pousser un rugissement, mais plutôt que de lâcher un son, il produisit une énorme boule incandescente qui grandit et s’intensifia entre ses terrifiantes mâchoires puis, sans crier gare, il la projeta contre la voûte rocheuse. Tout autour d’eux, les parois étaient en train de s’effondrer. Un halo lumineux les enveloppa et la bête et l’homme disparurent tous deux dans un flash blanc et aveuglant.



***


Dehors, Ezarel et Nevra continuaient de surveiller attentivement le sceau lorsqu’ils entendirent un formidable grondement, suivi d’une énorme secousse qui eut raison de la grotte ; elle s’écroula totalement en soulevant un gros nuage de poussière. Le calme revint aussitôt et l’elfe ne sentit plus aucune pulsation magique.

—  On dirait qu’il a réussi, constata nonchalamment l’elfe.

—  On s’en fout de ça ! s’exclama le vampire en sautant sur ses pieds. Faut qu’on le sorte de là.

—  Je vais désactiver le sceau, acquiesça son collègue en se levant à son tour.

Une simple formule prononcée trois fois suffit à dissiper la barrière. La cascade qui, ayant perdu de la hauteur, ressemblait désormais à un torrent, zigzaguait parmi le chaos de roches et de débris végétaux. Ezarel lança un sort de télékinésie pour déblayer les blocs les plus gros tandis que Nevra cherchait du regard une trace du faelien. Ils le trouvèrent enfin, miraculeusement indemne. L’Absynthe fronça les sourcils lorsqu’il remarqua sa peau recouverte d’écailles grises et, apparemment, dures comme l’acier ; c’était ce qui avait dû le protéger lors de l’éboulis. Les deux hommes le tirèrent hors des décombres puis le portèrent jusqu’à l’endroit où dormait toujours Chrome. Entre temps, l’épiderme de Lysandre avait retrouvé un aspect normal mais il était toujours inconscient.

—  Alors ? s’enquit Nevra.

—  Il est vivant, toutefois ce qui s’est passé dans cette grotte était bien plus qu’une simple polarisation. Je suis curieux de savoir ce qui lui est arrivé, mais il va falloir qu’on attende qu’il se réveille.

—  Et comment on va expliquer ça aux Kappas ? demanda le vampire en désignant le paysage dévasté d’un geste de la tête. 

—  Je m’en charge.

—  Tu comptes t’y prendre comment ? interrogea l’Ombre, dubitatif et un peu agacé par l’attitude confiante de son collègue.

—  Je ne suis pas Archimage pour rien, répliqua celui-ci en se relevant.

Il s’avança prestement vers le bassin puis, des deux mains, traça deux cercles simultanément dans les airs, qu’il dupliqua en cinq paires supplémentaires. Toute la zone sinistrée fut englobée dans un hexagone géant en trois dimensions, après quoi Ezarel invoqua un nouveau cercle qui ressemblait à s’y méprendre au cadran d’une horloge. D’un geste de la main, il fit reculer les aiguilles d’un quart de tour puis aussitôt, le cours du temps à l’intérieur de la barrière commença à s’inverser. Les pierres reprirent leur position initiale, la grotte se reconstituant peu à peu, tandis que la cascade retrouvait sa splendeur première. Nevra poussa un sifflement admiratif. 

—  T’en as d’autres des surprises comme ça en réserve ?

—  Ne va pas raconter à tout le monde ce que tu as vu, avertit l’Absynthe, insensible à la flatterie de son camarade. La magie spatio-temporelle de ce type est formellement interdite, c’est considéré comme de la sorcellerie et passible de la peine capitale.

—  Ça a l’air vachement pratique pourtant.

—  C’est aussi extrêmement dangereux, les altérations spatio-temporelles peuvent avoir des conséquences incalculables, c’est pour ça qu’on ne doit s’en servir que dans des zones confinées par une barrière hermétique.

—  Tu aurais pu t’en servir pour réparer le Cristal et ramener Rena, glissa prudemment Nevra. Pourquoi tu ne l’as pas fait ?

—  Tu crois vraiment que si j’avais eu un moyen de ramener Rena, quel qu’il soit, je ne l’aurais pas utilisé ? Ce n’est pas si simple. L’espace et le temps sont régis par un certain nombre de règles immuables. La magie spatio-temporelle ne peut affecter que la matière, pas l’âme ni la magie. Ce n’est pas le temps qu’on remonte, ce n’est que l’état des choses qu’on ramène d’un maintenant à un avant. Je n’aurais pas pu faire revenir Rena parce qu’elle était déjà passée dans un autre monde, et le Cristal est constitué de maana. De même, on ne peut pas ramener un mort à la vie par ce processus. On peut seulement agir sur son corps physique, inverser le phénomène de décomposition par exemple, mais ça ne ramènera pas l’âme, ça restera qu’une coquille vide, avec l’avantage d’être bien préservée.

—  Je vois… T’en connais, toi, des moyens de ramener les morts à la vie ?

—  Oui, mais la nécromancie est un art obscur auquel je ne me risquerais pas, le résultat n’est jamais celui qu’on espère. Pourquoi tu demandes ?

—  Ne fais pas cette tête, j’étais juste curieux. 

Ezarel lui jeta un dernier regard en biais mais n’ajouta rien. Après une matinée mouvementée, l’après-midi s’installait gentiment et ils avaient tous besoin d’une bonne sieste car la journée était encore loin d’être finie.

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