Rena, fille de l'Ombre

Chapitre 37 : Parasite

Par Sinnara_Astaroth

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Il était huit heures du matin lorsque Chrome se présenta dans la salle d’entraînement des Ombres. C’était une vaste pièce rectangulaire qui servait également d’armurerie, comme en témoignaient les armes accrochées aux murs ou exposées sur des étagères. C’était un lieu de vie central pour les gardiens de l’Ombre qui venaient s’entraîner tous les jours, à l’aube ou tard le soir. On y pratiquait toutes sortes de techniques de combat, de l’escrime la plus classique à des formes plus obscures de ninjutsu, mêlant arts martiaux et magie. Contrairement aux Absynthes et aux Obsidiens, les Ombres se devaient d’être polyvalents afin de s’adapter à n’importe quelle situation et faire face aux imprévus les plus imprévisibles.

Rena aurait pu épargner cet entretien au jeune loup-garou mais elle voulait attester personnellement de ses progrès durant les dix dernières années. Derrière ses airs d’adolescent désinvolte, Chrome était un prodige. Tout le monde s’accordait pour dire qu’il était l’un des plus brillants élèves de l’Académie d’Eel. Il avait validé le cursus obligatoire ainsi que les trois années de cursus facultatif supplémentaires avant l’âge de quinze ans pour ensuite intégrer la Garde d’Eel où il avait réussi les épreuves de l’Ombre haut la main. Toutefois, la yôkai voulait être sûre qu’il ne s’était pas reposé sur ses lauriers. Elle lui posa quelques questions pour évaluer ses connaissances théoriques en magie et en alchimie, puis il lui fit une démonstration de magie élémentaire de glace qu’elle jugea plutôt impressionnante. Il était encore loin de pouvoir rivaliser avec ses pouvoirs de yuki-onna, mais le niveau des sorts était élevé et leur exécution irréprochable.

—  C’est Nevra qui t’a enseigné ce type de magie ? demanda-t-elle à la fin de l’entretien.

—  Non, répondit-il en secouant la tête, c’est… Ezarel.

D’abord étonnée, la jeune femme peina à dissimuler son sourire. L’elfe se donnait tant de mal pour faire croire à son entourage qu’il était capable du pire que, lorsqu’il agissait en bien, cela paraissait extraordinaire. Rena était tout aussi coupable de ses préjugés envers le capitaine de l’Absynthe que le reste de ses collègues. Si l’Ezarel d’autrefois avait un caractère difficile, celui-ci était pire, et plus elle essayait de trouver des circonstances atténuantes à ses défauts, moins elle percevait ses qualités. Apprendre qu’il avait pris Chrome sous son aile lui avait rappelé qu’Ezarel était plus sensible qu’il n’y paraissait, il l’était même bien plus que Rena.

La yôkai acheva l’entretien par un combat amical avec le jeune gardien. La dernière fois qu’ils s’étaient affrontés remontait à six mois pour la jeune femme et dix ans pour le loup-garou. Ce jour-là il avait réussi à la blesser au poignet et avait remporté l’épreuve finale. Rena l’avait sous-estimé à cause de son jeune âge et de son inexpérience sur le terrain mais elle ne commettrait plus la même erreur. Elle dégaina son sabre en présentant le plat de la lame, puis se mit en garde, prête à engager les hostilités. Chrome tira deux lames courtes, similaires à celles que Nevra avait l’habitude de manier, avant de se mettre également en position.

Les deux gardiens s’élancèrent en même temps, leurs pas si vifs et rapides qu’un œil novice aurait eu peine à suivre leurs mouvements. Ils échangèrent quelques coups agiles mais puissants en guise d’échauffement, les premiers tintements du métal attirant quelques spectateurs curieux. Le katana offrait une portée plus longue, mais Chrome était assez agile pour détourner la lame et réduire la distance entre son adversaire et lui, forçant Rena à bloquer la deuxième lame avec le fourreau de son sabre. Le loup-garou passa à l’offensive avec une attaque plus agressive. Il se téléporta pour apparaître directement au-dessus de la yôkai qui avait anticipé son coup dès qu’elle l’avait vu disparaître. Elle leva les yeux vers Chrome qui, confiant de sa rapidité, fut déstabilisé par la réaction presque nonchalante de la jeune femme. Elle se contenta de bloquer ses deux lames avec son sabre puis, alors qu’il était encore dans les airs sans aucun moyen d’esquiver, elle lui asséna un violent coup de fourreau dans les jambes qui l’envoya à terre. Il roula-boula sur le sol, ses dagues lui échappant des mains, et resta immobile quelques secondes avant de pousser un gémissement de douleur. Rena lui tendit une main pour l’aider à se relever.

—  Tu sais pourquoi tu as perdu ?

—  Non, répondit-il avec un grimace en se frottant la hanche.

—  Parce que tu as utilisé exactement la même technique d’attaque furtive que Nevra, et que je connais toutes ses techniques par cœur. On voit qu’il t’a entraîné, mais je m’attendais à ce que tu t’appropries davantage ce qu’il t’a transmis pour créer l’effet de surprise.

—  Oh je vois… mais tu sais ce qu’il m’a appris aussi ?

—  Non, qu-

Chrome ne lui laissa pas le temps de finir sa phrase et posa deux doigts sur son front.

—  De ne jamais considérer un combat terminé tant qu’un des deux combattants n'est pas dans l’incapacité de bouger ou mort, lança-t-il avec un sourire sournois tandis qu’une sensation d’engourdissement s’emparait de Rena.

Merde… D’un geste de la main elle dressa un mur de glace pour forcer le loup-garou à reculer, puis elle le prolongea tout autour d’elle pour en faire une forteresse impénétrable et hermétique. Le sort de paralysie progressait rapidement, bientôt elle ne pourrait plus bouger un seul muscle. Dresser des cercles avec son esprit n’était pas son fort, elle préférait les dessiner sur une surface quelconque ou au moins les tracer dans les airs, mais dans son état c’était impossible. Elle se concentra et parvint à invoquer un clone qu’elle fit apparaître à l’extérieur de sa prison de glace. Il attaqua aussitôt Chrome pour l’empêcher de briser le mur de Rena tandis que celle-ci réfléchissait à un moyen de sortir de sa paralysie. Son clone ne résisterait pas longtemps au loup-garou, c’était une distraction, tout au plus, et elle n’avait aucun moyen de répliquer directement. Si elle essayait de tuer Chrome, elle aurait pu utiliser la Danse des Lames Fantômes et le transpercer de toute part sans avoir à lever le petit doigt mais c’était un peu extrême. Aux prises avec la copie de Rena, Chrome interpella l’original de l’autre côté du mur.

—  Allez ! Tu ne vas pas rester cachée là-dedans toute la journée ? Tu peux bien m’accorder cette victoire non ?

Rena ne pouvait pas lui répondre, sa langue et sa mâchoire étant tout aussi paralysées que le reste de son corps, mais la réponse était « non ». Peu importe si la situation semblait désespérée, elle n’était pas prête à se déclarer vaincue. Elle avait perdu l’usage de ses mains et elle regrettait terriblement de ne pas pouvoir tracer de cercles avec l’esprit. Il lui restait encore ses pouvoirs de yôkai mais ils n’étaient pas très fiables. Elle pouvait se défendre tout au mieux, et renforcer sa forteresse en attendant que le sort de paralysie s’estompe. Elle soupira intérieurement, honteuse de s’être retrouvée dans une situation aussi ridicule. Elle ne sentit pas la glace qui avait commencé à se former au bout de ses doigts et progressait rapidement le long de ses bras. Ce ne fut que lorsque la couche de givre atteignit son visage qu’elle fut secouée par un violent frisson de froid. Elle qui ignorait ce que c’était d’avoir froid n’eut pas le temps de comprendre ce qu’il lui arrivait, que sa conscience fut gelée tout comme le reste de son corps.


***


Chrome s’était enfin débarrassé du clone acharné de Rena. Ce type de clone était insensible aux attaques physiques et magiques tout en possédant la force, l’agilité et les techniques de combat de son original, ce qui en faisait un adversaire redoutable, mais il ne pouvait pas utiliser la magie, il était également très peu endurant et disparaissait au bout de quelques minutes seulement. Le loup-garou était donc resté sur la défensive, parant et esquivant toutes les attaques de Rena bis jusqu’à ce qu’elle s’épuise et s’évapore dans un nuage scintillant de poussière bleue.

Le jeune gardien reprenait son souffle tout en examinant le cylindre de glace à l’intérieur duquel s’était réfugiée la yôkai. La forteresse était parfaitement hermétique et ses parois devaient faire un bon mètre d’épaisseur. La force brute ne l’ébranlerait pas, mais peut-être qu’un sort de feu pourrait affaiblir la structure. D’un autre côté, voulait-il vraiment faire sortir Rena de là ? Elle ne lui ferait pas de cadeau dès qu’elle serait sortie de sa paralysie. Mieux valait qu’il disparaisse avant qu’elle ne retrouve l’usage de ses membres et ne relance le combat. Pendant ce temps, quelques spectateurs intrigués s’étaient rapprochés pour observer la structure de plus près.

—  Elle va rester là-dedans longtemps ? demanda l’un des gardiens à Chrome.

—  Je ne pense pas, répondit-il, les effets du sort de paralysie devraient disparaître d’ici cinq à dix minutes mais je préfère pas être là quand elle va sortir.

Il se rapprocha du bloc de glace, le froid polaire qui s’en dégageait faisait blanchir son souffle. Il avait l’impression que s’il touchait directement la paroi, il se transformerait instantanément en statue.

—  Bon, comme je suis sympa, on va dire que c’est match nul ! lança-t-il à travers le mur. Je vais dire à Karenn que tu seras un peu en retard pour son entretien. A plus !

Rena n’était pas rancunière, elle ne lui en voudrait pas pour cet affront. Il allait tourner les talons lorsqu’il entendit un craquement, puis vit la glace se fendre. Une main surgit du nuage de givre et le saisit à la gorge. Instinctivement, il agrippa le poignet de son agresseur pour lui faire lâcher prise et sentit sa main se geler au contact de sa peau. Il souffrait également de la morsure glaciale autour de son cou. La glace s’étendait sur sa poitrine et commençait à recouvrir son visage, il n’arrivait plus à respirer et son esprit tout entier était paralysé par la peur de mourir. Il entrouvrit les yeux, juste assez longtemps pour distinguer la silhouette blanche de son capitaine et une forme indistincte dans son dos, lui rappelant vaguement une paire d’ailes, puis il perdit conscience.


***


D’un geste nonchalant, l’ange de glace jeta le corps sans vie du loup-garou à travers la pièce sous les yeux ébahis des spectateurs qui reculèrent dès que la créature se tourna vers eux. Certains prirent leurs jambes à leur cou tandis que d’autres, paralysés par l’effroi, étaient incapables de faire le moindre mouvement.

Alertée par les cris paniqués des gardiens qui se précipitaient hors de la salle d’armes comme s’ils avaient la mort à leurs trousses, Shelly en arrêta un pour lui demander ce qu’il se passait mais son discours était si décousu qu’elle dû se résoudre à aller voir par elle-même. Elle fit irruption dans la pièce et se figea lorsqu’elle vit la silhouette ailée de Rena. Elle était méconnaissable. On aurait dit une statue de glace, sa peau était recouverte d’une pellicule de givre, ses yeux complètement blancs émettaient une lumière froide et inquiétante, et ses vêtements, ses cheveux, et ses ailes étaient parsemés de flocons. La vice-capitaine jeta un bref regard autour d’elle et repéra le corps inanimé de Chrome dans un coin de la pièce.

—  Vous ! aboya-t-elle en direction des trois gardiens médusés qui s’étaient réfugiés à l’autre bout de la salle. Emmenez Chrome à l’infirmerie, vite ! Je m’occupe d’elle.

Tirés de leur stupeur par les ordres de leur supérieure, ils se ressaisirent et s’exécutèrent immédiatement. L’avatar de glace fit un mouvement en direction des gardiens lorsqu’il les vit se déplacer. Devinant ses intentions, Shelly siffla aussitôt entre ses doigts pour détourner l’attention de la créature. L’ange tourna la tête vers elle, puis la dévisagea avec la curiosité d’un animal sauvage pendant quelques secondes avant de déployer ses larges ailes. Elles battirent l’air une fois, deux fois, trois fois, puis Rena disparut dans un tourbillon de neige. La vice-capitaine de l’Ombre sentit un courant d’air froid dans son dos. Elle se retourna mais la créature fut plus rapide. Elle la saisit par le cou en la soulevant dans les airs. Quoi que fût la chose qui possédait la yôkai, elle était fichtrement forte. D’une simple pression, elle pouvait briser la nuque de la banshee comme une vulgaire brindille. Avant que sa trachée ne soit complètement écrasée et qu’elle ne perde l’usage de ses cordes vocales, elle parvint à pousser un cri perçant. L’ange lâcha prise et fit quelques pas en arrière, abasourdi et désorienté par l’onde de choc.

Ce n’était pas suffisant pour le neutraliser, juste assez pour donner le temps à Shelly de lui échapper et d’aller chercher du renfort. Elle se redressa, prête à piquer un sprint jusqu’à la porte, mais la créature la saisit par le bras avant qu’elle ne puisse s’enfuir. Et merde…

—  Refais-le.

—  Rena ? fit la banshee en regardant l’ange avec surprise.

La glace présentait des fissures le long de ses bras et des morceaux s’étaient détachés de son visage, révélant celui de la yôkai, plus humain et tordu de douleur.

—  Je ne peux pas la contrôler, articula-t-elle avec peine. Ton cri… ça fonctionne.

—  Si je l’utilise une deuxième fois, tu risques de mourir, avertit Shelly.

—  C’est toi qui va mourir si tu ne le fais pas… S’il te plaît… Avant qu’elle ne reprenne le contrôle.

Rena lâcha brusquement le bras de la vice-capitaine et porta ses mains à son visage en poussant un hurlement de douleur tandis qu’elle se faisait de nouveau engloutir par la glace. La banshee devait agir rapidement. Elle lança un cri plus puissant que le précédent qui fit vibrer toutes les cellules du corps de la yôkai. Son armure de glace vola en éclats et ses ailes se volatilisèrent dans un ballet de flocons blancs et duveteux, puis la jeune femme s’effondra, inconsciente. Shelly constata avec soulagement qu’elle était toujours vivante mais sa peau était complètement brûlée par le froid et le cri banshee qui l’avait frappée de plein fouet avait dû sévèrement l’assommer. 

—  C’est quoi ce délire ? monologua Shelly en massant sa propre gorge endolorie avant de hisser Rena sur son épaule. Je croyais que les anges c’était des gens sympas, pas des tueurs psychopathes…


***


L’infirmerie était en effervescence. Chrome, dont le prognostique vital était engagé, était entre les mains d’Eweleïn et de trois infirmières qui faisaient tout leur possible pour le maintenir en vie. L’elfe examina la main déformée par la glace du loup-garou puis fit un signe négatif de la tête en direction de ses collègues. Quelques lits plus loin, Ezarel, assisté d’une autre Absynthe versée en magie de soin, tentaient de ranimer Rena dont l’état semblait également critique. Elle souffrait d’engelures, sa peau était irritée ou crevassée à de nombreux endroits, un de ses yeux était également touché et le cri de Shelly avait endommagé plusieurs de ses organes ; une hémorragie interne était à craindre.

Miiko s’était précipitée à l’infirmerie dès qu’elle avait eu vent de l’incident. Elle arpentait nerveusement la pièce de long en large tandis que Leiftan, adossé à un mur, la suivait du coin de l’œil.

—  Dix ans sans un seul incident notoire dans cette garde, s’écria-t-elle en s’arrêtant soudainement, son bâton frappant brutalement le sol. Dix ans de paix, et ça ne fait même pas un mois qu’elle est revenue que c’est déjà le chaos ! Est-elle maudite ? Apporte-t-elle la mort et la désolation partout où elle va ? C’est complètement insensé !

—  Miiko, tu devrais te calmer, lui conseilla gentiment Leiftan en s’avançant vers elle.

—  Elle a raison, déclara Ezarel en se levant. Rena est maudite. Le fait d’avoir été choisie comme l’un des Trois Sages, et d’être la réincarnation d’un ange dont on ne sait rien, n’est rien de plus qu’une malédiction.

—  Mais pourquoi l’esprit du Sage l’aurait-il possédée pour attaquer l’un des nôtres ? N’est-il pas censé être de notre côté ? protesta la kitsune, incrédule.

—  Je n’en sais rien, répondit le capitaine. Peut-être que l’entité n’est pas réellement consciente, que ce n’était pas une possession mais la manifestation d’un pouvoir à l’état pur et que Rena a simplement perdu le contrôle. Il faudrait que je fasse des examens plus poussés pour déterminer la cause de cet incident.

—  Et Chrome, comment va-t-il ? demanda alors l’Etincelante en se tournant vers Eweleïn.

—  Mal, répondit l’infirmière en chef. On se relaie pour l’alimenter en énergie vitale, mais sa vie ne tient qu’à un fil. Il est en hypothermie, on essaie d’augmenter progressivement sa température corporelle pour éviter toute séquelle. Son cœur s’est presque arrêté à cause du froid, son système respiratoire est défaillant, le cerveau a été touché par le manque d’oxygène, et ses flux de maana faiblissent de minute en minute. Quant à sa main… il va falloir l’amputer.

—  Faites de votre mieux pour le maintenir en vie, répondit Miiko en hochant gravement la tête. Ezarel, quand l’état de Rena se sera stabilisé je veux que tu la transfères dans une des cellules de haute sécurité. Il faudra renforcer les sceaux et lever une seconde barrière de protection. Si elle perd de nouveau le contrôle, il ne faut pas qu’elle puisse en sortir.

L’elfe allait protester mais il se ravisa et acquiesça. Il comprenait la décision de la générale, tant qu’on ne savait pas ce qui clochait avec la yôkai, elle représentait un danger pour son entourage.


***


Les visiteurs défilaient les uns après les autres. Miiko était repartie avec son vice-capitaine, remplacés peu de temps après par Valkyon qui fit irruption dans la salle, l’air hagard. Cet air paniqué ne lui ressemblait pas.

—  J’ai entendu dire que Rena avait attaqué Chrome, est-ce qu’elle a été infectée ?

—  Non, ce n’est pas ce que tu penses, le rassura Ezarel qui comprenait mieux son agitation. Ce n’est pas un cas de Berserker.

—  Tu en es sûr ? insista l’Obsidien.

—  Non, je ne suis sûr de rien à ce stade-là, mais d’après le témoignage de Shelly elle n’avait pas l’air folle, juste « différente », à bien des niveaux…

—  D’accord. Bon. Tant mieux. Comment vont-ils ?

L’elfe passa une main lasse sur son visage avant de jeter un regard en direction du lit de Chrome autour duquel s’affairaient Eweleïn et ses assistantes.

—  L’état de Chrome est toujours incertain mais il s’accroche, répondit-il sans grande conviction. Quant à Rena, elle va vivre mais je suis inquiet. J’ai réussi à replacer et réparer ses organes internes, mais les blessures causées par la glace répondent mal à la magie de soin, et ses capacités régénératrices naturelles ne semblent pas fonctionner non plus. Elle risque de garder de sévères cicatrices mais ce qui m’inquiète le plus c’est son œil. Il a été gelé du nerf optique à la cornée et… Regarde.

L’Absynthe souleva la paupière de la yôkai toujours inconsciente pour montrer l’œil touché à son collègue. Voir le résultat par soi-même valait mieux que toutes les descriptions du monde. Au premier abord, il n’y avait rien d’anormal, toute trace de glace avait disparu, mais en y regardant de plus près on pouvait voir de petits flocons de neige incrustés dans l’iris gris de la jeune femme. On pouvait même distinguer la structure géométrique finement sculptée des flocons.

—  Je ne sais même pas si elle pourra voir de cet œil, conclut Ezarel avec un soupir.

—  Tu sembles bien calme étant donné les circonstances, nota Valkyon.

—  Miiko veut que je la transfère en unité de confinement, il faut que j’aille préparer sa cellule maintenant que son état est stable. Tu peux la surveiller pendant ce temps ?

—  Tu sais que s’ouvrir aux autres de temps en temps ça ne fait pas de mal.

—  Est-ce que j’ai l’air de vouloir m’ouvrir ? rétorqua l’elfe en se levant.

—  Très bien, soupira l’Obsidien. Je vais rester avec elle.

—  Merci.

Karenn, qui écoutait à la porte depuis quelques minutes, était trop perturbée parce ce qu’elle venait d’entendre pour avoir le réflexe de s’éclipser avant que le capitaine de l’Absynthe ne sorte de l’infirmerie.

—  Qu’est-ce que tu fiches ici ? demanda l’elfe avec suspicion en refermant la porte derrière lui avant que la vampiresse ne puisse voir ce qu’il se passait à l’intérieur.

—  Je… Qu’est-ce qu’il se passe ? Je devais retrouver Rena pour mon entretien mais la salle d’entraînement est sens dessus dessous et on m’a dit que Chrome avait été attaqué par un monstre.

—  Tu n’as rien à faire ici, se contenta de répondre Ezarel en esquivant le sujet. Fiche le camp !

—  Hors de question ! protesta la jeune fille avec virulence. Je veux savoir ce qu’il s’est passé. Où est Chrome ? Qu’est-ce qu’il lui est arrivé ? Je veux le voir !

Karenn tenta de forcer le passage mais Ezarel lui barra la route et la tint fermement à l’écart.

—  Lâche-moi ! Pousse-toi ! cria la gardienne.

Ils étaient tous des gardiens entraînés pour gérer des situations de crise, mais le moindre incident impliquant l’un des leurs et tout le monde perdait son sang-froid. Ezarel était moralement épuisé, ses mains étaient secouées de spasmes nerveux, et lui aussi sentait que ses nerfs n’allaient pas tarder à lâcher.

—  Si tu entres là-dedans, tu ne feras que gêner, répondit-il le plus calmement possible. On te préviendra s’il y a du nouveau mais en attendant retourne dans la salle de ta garde ou dans ta chambre et tiens-toi tranquille.

—  Pourquoi est-ce que je devrais t’écouter ? cracha Karenn avec colère.

—  Parce que je suis capitaine et que j’ai l’autorité nécessaire pour te donner des ordres. A moins que tu ne veuilles que je dépose une plainte pour insubordination auprès du Conseil de Discipline ?

—  T’avais l’autorité nécessaire pour essayer de tuer mon frère aussi ? répliqua la vampiresse avec dédain.

—  C’est Chrome qui t’a dit ça ?

—  Oui ! Tu vois, c’est pour ça que je ne peux pas faire confiance à Rena. Y a forcément un truc qui tourne pas rond chez elle pour aimer un type comme toi.

Karenn se retrouva plaquée contre le mur, le bras d’Ezarel appuyé contre ses clavicules.

—  Ton frère est un idiot qui mérite de mourir, gronda l’elfe en fusillant la jeune fille du regard. Et quand je te vois, je me dis que l’idiotie ça doit être de famille.

Ses yeux étaient injectés de sang et exorbités, il s’appuyait contre Karenn plus qu’il ne la maintenait en place, comme s’il avait besoin d’être soutenu. La gardienne de l’Ombre profita de ce moment de faiblesse pour lui asséner un violent coup de genoux dans les côtes qui le fit reculer de quelques pas, jusqu’au mur opposé contre lequel il s’adossa avant de glisser lentement au sol.

—  Non mais ça va pas la tête ?! s’indigna la vampiresse, choquée par l’attitude du capitaine. T’es vraiment taré !

—  Excuse-moi, murmura-t-il en se prenant la tête dans les mains.

—  Pardon ? Tu crois que tu vas t’en sortir avec une excuse ? C’est moi qui vais aller déposer une plainte au Conseil de Discipline !

Ignorant les gesticulations de Karenn, Ezarel plongea une main fébrile dans sa sacoche, il en sortit une petite fiole qu’il déboucha de ses doigts tremblants avant de la vider d’un trait.

—  Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que tu viens de boire ? demanda la vampiresse entre méfiance et curiosité.

—  Va me chercher Lysandre.

—  Quoi ? T’es sérieux ? Tu te crois en mesure de me donner des ordres ?

—  S’il te plaît…

—  Va le chercher toi-même ! T’es vraiment un cas désespéré…

Elle lui jeta un regard mauvais puis tourna les talons en affichant un air hautain, le laissant seul, affalé dans le couloir. D’un geste rageur, Ezarel jeta la fiole vide qui alla se fracasser contre le mur d’en face en une pluie d’éclats de verre. Il se réfugia dans les ténèbres de ses bras, assailli par la souffrance qui lui écrasait le cœur et rongeait son esprit, qui faisait bouillir son sang et lacérait chaque centimètre carré de son âme. Bientôt il retrouverait le confort de son monde indolore. Bientôt…


***


Après les ténèbres il y eut la douleur. Présente partout à la fois, elle était tantôt diffuse, tantôt lancinante, et sa source était indéfinissable. De l’extrémité des doigts jusqu’au creux des reins, le corps de Rena était un concentré de sensations désagréables. Vint ensuite l’incompréhension et l’angoisse, son esprit embrumé tentant d’analyser la situation, en vain. Ses souvenirs étaient flous et incohérents, il y avait trop de blancs. Elle tenta de bouger mais son corps lui répondit par une nouvelle vague de douleur. Elle ouvrit les yeux avec difficulté, la moitié de son visage était raide et cotonneuse. Elle parvint à porter une main à son œil et sentit qu’il était recouvert d’un épais pansement. Son œil valide examina les alentours. Elle était dans un lit confortable, la lumière de la pièce était tamisée pour ne pas être trop agressive, mais aux murs de pierre brute, au plafond irrégulier et voûté, à l’humidité et le froid ambiant, Rena devinait qu’elle devait se trouver dans une des cellules du sous-sol. Son malaise s’intensifia.

—  Rena ? Tu es réveillée ?

—  Lysandre… Qu’est-ce qu’il s’est passé ?

Le jeune homme obligea la yôkai à rester allongée dès qu’il la vit essayer de se redresser.

—  On t’a mise dans un coma artificiel pendant trois jours pour accélérer ta guérison, on a levé le sort il y a quelques heures et on attendait que tu te réveilles. Tu ne devrais pas bouger, tu es encore loin d’être remise.

—  Ce n’était pas ma question… Comment est-ce que je me suis retrouvée dans cet état ?

—  Je ne suis pas sûr, je n’étais pas là, répondit le faelien évasivement. Je vais aller chercher Ezarel.

Miiko avait interdit à quiconque de rester seul avec la gardienne, le faelien était l’unique exception. Etant tous les deux des Sages et liés par l’Oracle, il y avait peu de chance qu’elle l’attaque si elle perdait une nouvelle fois le contrôle. Le risque zéro n’existait pas mais Lysandre avait insisté, arguant qu’on ne pouvait pas la laisser sans surveillance même si elle était en voie de guérison. Il revint quelques dizaines de minutes plus tard en compagnie de son capitaine. En chemin, ce dernier lui expliqua qu’il allait procéder à quelques examens pour contrôler les flux de maana de Rena. Qu’il s’agisse d’une perte de contrôle ou d’une possession, c’était forcément le corps magique qui était en cause. Il aurait peut-être besoin de lui pour fouiller dans les souvenirs de la yôkai à la recherche d’indices ou d’événements dans son passé qui auraient pu conduire à son état actuel.

—  J’aimerais lui parler seul d’abord, dit Ezarel à son subordonné en remontant le couloir sombre et humide. Je t’appellerai quand je commencerai les examens.

—  Je ne sais pas si c’est une bonne idée, hésita Lysandre. Miiko pense-

—  Je me fiche de ce que pense Miiko ! Reste ici, c’est un ordre !

Rena se redressa lorsqu’elle entendit l’elfe entrer dans sa cellule – même si tout avait été mis en œuvre pour gommer l’aspect carcéral de l’endroit – puis referma la porte derrière lui.

—  Comment tu te sens ? demanda-t-il en s’approchant du lit.

—  Comme si une montagne m’était tombée dessus, grimaça la yôkai. Qu’est-ce qu’il s’est passé ?

—  Laisse-moi examiner tes blessures.

—  Toi aussi tu évites le sujet ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Est-ce que j’ai blessé quelqu’un ? Ou pire…

—  Chut ! ordonna Ezarel un posant un doigt sur les lèvres de la jeune femme pour la faire taire. Tu n’as pas besoin de le savoir pour le moment…

Chrome n’était pas encore sorti d’affaire, il ne voulait pas parler de lui à Rena tant que l’issue n’était pas certaine, elle souffrait suffisamment de ses blessures physiques sans avoir en plus à souffrir émotionnellement. Délicatement, il prit la main de la gardienne dans la sienne puis se mit à retirer les bandages.

—  La cicatrisation est lente mais propre, constata-t-il. La magie de soin n’est plus utile maintenant, appliquer un onguent cicatrisant et hydratant trois fois par jour et garder les bandages encore quelques temps devrait suffire.

—  Est-ce vraiment nécessaire de me momifier de la tête aux pieds ?

—  Si tu ne veux pas ressembler à une catastrophe naturelle, oui. Laisse-moi voir ton œil.

C’était l’heure de vérité, le moment où il découvrirait à quel point la vision de Rena avait été affectée par son accident. Il déroula les bandelettes puis retira doucement le pansement de gaze. Les paupières de la jeune femme, brûlées par le froid, étaient encore irritées et semblaient douloureuses.

—  Essaye de l’ouvrir, doucement… Ça fait mal ?

—  Ça fait un mal de chien même, se plaignit Rena avec une grimace de douleur.

—  Attends, bouge pas.

Ezarel sortit une fiole remplie d’un liquide orangé, il en imprégna une compresse qu’il appuya ensuite contre l’œil de la yôkai, son visage à quelques centimètres du sien seulement. Le cœur de Rena s’emballa et elle fut prise d’une irrésistible envie de l’embrasser. « C’est bien le moment » pensa-t-elle intérieurement en se désespérant toute seule. Il y avait des moments pour céder à ses pulsions et celui-ci n’en faisait clairement pas partie.

—  C’est un anesthésiant, expliqua l’elfe en retirant la compresse. Tu devrais avoir moins mal maintenant.

Ramenée sur terre, la jeune femme s’empressa de chasser son trouble et tenta une nouvelle fois d’ouvrir son œil.

—  Bien, maintenant ferme l’autre et dis-moi si tu vois quelque chose.

—  Je vois… des trucs bizarres, déclara Rena, un main couvrant son œil valide.

—  C’est-à-dire ? Sois plus spécifique.

—  L’image est fragmentée, c’est comme regarder à travers un kaléidoscope.

—  Je ne pense pas que ce genre de déformation visuelle puisse être corrigée, soupira Ezarel en plaçant un nouveau pansement sur son œil. Il va falloir que tu portes un cache-œil.

—  Ma foi, le sex-appeal de Nevra a été amélioré de deux cent pourcents après avoir perdu son œil.

—  Te flattes pas trop, Miss Momie, répliqua l’elfe avec un sourire en coin. T’étais pas bien sexy avant, alors c’est pas un œil en moins qui va faire la différence.

—  « Pas bien », tu sous-entends que je l’étais un peu quand même ? rétorqua Rena sur le même ton.

—  Ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit ! Tu tiens la route physiquement – je parle de tes blessures – mais je dois vérifier quelque chose concernant ton maana. Lysandre est là aussi, il va m’assister.

Il fallut une bonne heure de travail pour transformer Rena en un magnifique hérisson. Ezarel, aidé du faelien, avaient planté des centaines d’aiguilles d’acupuncture dans sa peau, de ses orteils à son visage. Les flux de maana n’étaient normalement pas visibles, mais tout comme le système nerveux, ils étaient reliés par des points fixes et suivaient un circuit fermé prédéterminé et constant. Les aiguilles étaient des relais qui permettaient de matérialiser ces flux pour observer leur fonctionnement. Elles marquaient chacun des points de contact par lesquels le maana passait lorsqu’il circulait dans le corps. Les mains tendues au-dessus sa patiente, l’elfe lança une incantation. La tête des aiguilles se mit aussitôt à luire d’une lumière bleutée puis de fins rayons de lumières apparurent, reliant les têtes entre elles.

—  Qu’est-ce que tu vois ? demanda Ezarel à son assistant.

—  On dirait un courant électrique, remarqua Lysandre, fasciné par cette expérience.

—  Le maana fonctionne un peu comme le système nerveux, acquiesça Ezarel, l’énergie magique est transmise de point en point de la même façon que l’information se transmet de neurone en neurone via les synapses. Mais ce n’est pas là-dessus que je voulais attirer ton attention. Décris-moi ce que tu vois.

—  Les rayons de lumière ne sont pas tous de la même couleur, nota le faelien. Certains points sont reliés par un fil bleu, d’autres par un fil blanc, et d’autres encore par un fil doré.

—  Quoi d’autre ?

—  Les rayons dorés se comportent de façon étrange, ils apparaissent et disparaissent à la place d’autres rayons de façon aléatoire.

—  Exactement, et c’est bien ça le problème.

La présence de plusieurs flux n’était pas étonnante. Les rayons bleus représentaient le maana, les blancs la magie innée de Rena liée à sa nature de yôkai, et les dorés représentaient sans doute la magie du Sage angélique. Le vrai problème était que lorsque deux flux ou plus cohabitaient dans un même corps, ils fonctionnaient en parallèle et étaient parfaitement indépendants les uns des autres. Les flux de Rena auraient dû apparaître sous forme de segments parallèles mais ils étaient divisés puis réassemblés en une seule structure, c’était un vrai patchwork magique. Dans ce cas, il était normal que les flux entrent en conflits et perturbent l’équilibre magique du sujet. Le plus inquiétant était les rayons dorés, ils semblaient agir comme une sorte de parasite qui s’attachait aux deux autres flux, rompant leur continuité tout en essayant de les envahir. Pour le moment, le flux angélique semblait avoir du mal à se stabiliser, le fait que les deux autres flux soient entremêlés devait en être la raison, c’était pour cela que les rayons dorés disparaissaient et réapparaissaient sans cesse sans jamais se fixer.

—  De quoi est-ce que tu te souviens ? demanda alors Ezarel.

—  Eh bien, réfléchit Rena, mon dernier souvenir c’est de m’être réfugiée dans une tour de glace après que Chrome m’a jeté un sort de paralysie.

—  Je vois, je crois que je comprends ce qu’il s’est passé maintenant…

—  Vraiment ?

—  Si Chrome a utilisé le sort auquel je pense, ce n’est pas que ton corps qu’il a paralysé. Une fois le corps immobilisé, ce sort paralyse ensuite les flux de magie, rendant l’utilisation de tout pouvoir impossible. Tu as un flux parasite en toi qui jusqu’à maintenant était dormant car les deux autres flux l’empêchaient d’être actif, mais lorsque ces deux flux ont été paralysés, le flux parasite a pris le contrôle. Et pour qu’un flux échappe au sort de paralysie, cela signifie qu’il n’appartient pas à la personne qui a été ensorcelée. Et ce n’est pas tout, ce flux semble posséder une forme de conscience. Il est « vivant » en quelque sorte.

—  D’accord, c’est légèrement flippant dit comme ça, souffla Rena. Mais concrètement ça veut dire quoi ? Qu’est-ce qui m’est arrivé ?

—  Ça veut dire que la conscience du Sage angélique vit à travers ce flux magique et qu’il a pris possession de ton corps, de ton esprit et même de ta magie.

Cela expliquait pourquoi l’ange pouvait manipuler la glace, et pourquoi le froid s’était retourné contre Rena et l’avait blessée. Tout était beaucoup plus clair pour Ezarel à présent.

—  J’ai été possédée ? demanda Rena, incrédule. Est-ce que c’est pour ça que vous m’avez confinée ici ? Je n’ai blessé personne, n’est-ce pas ?

Tu n’as blessé personne, répondit son ex petit ami sans en dire plus. Après trois jours dans le coma, tu vas bientôt avoir faim et soif. Essaye de manger un peu mais pas trop d’un coup et réhydrate-toi. Je vais aller faire mon rapport à Miiko. Lysandre, j’ai deux mots à te dire.

—  D’accord, mais sinon les gars ce serait sympa de m’enlever tout ça parce que je tiens pas à me transformer en porc-épic en plus d’être une momie.

—  Tu peux les garder encore quelques heures, ça va ouvrir tes chakra et te détendre, se moqua l’elfe.

—  Non, mais sérieusement, Eza… 

—  D’accord, d’accord. Lysandre tu peux y aller, je vais te rejoindre.

Le faelien acquiesça et laissa les deux gardiens seuls tous les deux une nouvelle fois. L’humeur d’Ezarel était très fluctuante en ce moment, on ne savait jamais trop à quoi s’attendre avec lui, mais le voir aussi bien disposé était presque perturbant. Lysandre n’avait jamais vu Ezarel se comporter autrement qu’avec froideur et indifférence envers Rena, il ne l’aurait jamais cru capable de flirter avec elle avec autant de légèreté, et cela le mettait mal à l’aise. Il était un peu jaloux, c’était vrai, et c’était un sentiment qu’il tentait tant bien que mal de refouler, mais ce n’était pas cela qui le dérangeait le plus. S’il devait définir Ezarel en ce moment, il aurait dit qu’il était lunatique, et les gens lunatiques étaient dangereux pour la stabilité émotionnelle de leur entourage.


***


Après avoir retiré toutes les aiguilles, Ezarel appliqua une nouvelle couche d’onguent sur les crevasses et les gerçures qui sillonnaient la peau blafarde de Rena, puis il les entoura de bandages propres.

—  Voilà, annonça-t-il lorsqu’il eut fini. Je vais demander à Lysandre de t’apporter à boire et à manger. Tu vas devoir rester alitée encore quelques jours, tu ne peux pas encore bouger dans ton état. Comme tu ne représentes plus un danger maintenant que tes flux sont revenus à la normal, si on peut dire ça, tu pourrais être transférée dans ta chambre mais puisque je me suis donné tant de mal à aménager cette cellule pour qu’elle corresponde à tes goûts, je pense que tu ne verras pas d’inconvénient à rester ici encore un peu ?

—  Je suppose que non, convint Rena avec un léger sourire.

—  Je repasserai ce soir pour changer tes bandages, en attendant repose-toi.

Rena acquiesça avant de se recoucher. Elle était légèrement troublée par l’attitude d’Ezarel. C’était la première fois depuis qu’elle était revenue qu’il était aussi chaleureux et prévenant avec elle. Elle avait retrouvé un peu de l’ancien Ezarel, celui qui aimait la taquiner et dont l’insincérité était touchante et amusante. Pourtant, si elle sentait son cœur se réchauffer, elle ne pouvait chasser les pensées plus sombres qui occupaient son esprit. L’elfe lui cachait quelque chose, il était toujours gentil quand il essayait de dissimuler un secret.


***


—  Si tu peux, essayes de fouiller dans ses souvenirs, dit le capitaine de l’Absynthe à Lysandre lorsqu’il l’eut rejoint dans le hall principal. J’aurais voulu éviter d’avoir à recourir à cela si c’était possible, mais on ne naît pas avec des flux comme ça. Quelqu’un les a manipulés pour les lier, mais Rena avait l’air tout aussi étonnée que toi et moi donc je pense que ça a été fait à son insu. Je veux savoir qui, quand et pourquoi. Rapporte-moi le moindre souvenir que tu peux repêcher, même le plus banal, mais fais en sorte que Rena ne soupçonne rien.

Il lui demanda également de veiller à ce que la gardienne reprenne des forces, puis il le quitta pour aller faire son rapport à Miiko. La kitsune serait soulagée d’apprendre que le problème concernant Rena avait été identifié et que la situation était sous contrôle.

De son côté, Lysandre s’était rendu aux cuisines pour préparer le repas de la yôkai. Il aurait pu se contenter de passer commande auprès de Karuto, mais il commençait à connaître le satyre. Non seulement il avait un caractère retors, mais c’était quelqu’un aux idées très arrêtées, prompt à favoriser les uns et à discriminer les autres selon des critères très personnels et subjectifs. Le cuisinier ne semblait pas porter Rena dans son cœur, le fait qu’elle soit en convalescence n’y changerait rien et Lysandre n’obtiendrait rien de plus que l’habituel gruau infâme. Il ne doutait pas que le plat fût nutritif, mais manger était aussi un plaisir, et il était certain que la jeune femme se remettrait bien plus vite avec quelque chose d’appétissant. Fort heureusement, Karuto semblait avoir un peu plus d’estime pour le faelien que pour la gardienne de l’Ombre, et il le laissa utiliser sa cuisine, bon gré mal gré, tout en gardant un œil sur lui. Derrière son air méfiant se cachait une curiosité propre au cuisinier passionné qu’il était, il observait le travail de Lysandre plus qu’il ne le surveillait, prenant même quelques notes de temps à autre.

Lysandre avait également préparé une surprise qui, il l’espérait, ferait plaisir à Rena. Il était un peu anxieux à l’idée de la lui présenter, il redoutait d’en faire trop et de mettre la jeune femme mal à l’aise. Il ne savait pas comment elle interpréterait son geste, mais qu’elle y vît un acte désintéressé ou une preuve d’affection lui était égal, il voulait simplement la rendre heureuse, d’une manière ou d’une autre. Il repensa à ce que lui avait demandé Ezarel. C’était une requête plus qu’un ordre, et le faelien était tenté de l’ignorer. S’il y avait bien une personne sur laquelle il ne voulait pas utiliser son pouvoir, c’était Rena. Il se sentait déjà coupable d’envahir son intimité en partageant ses émotions à son insu, il ne voulait pas avoir en plus à fouiller dans ses souvenirs, et devoir lui mentir par-dessus le marché lui déplaisait. Il ne voulait pas penser à cela pour le moment, il aviserait le moment venu.

—  Ça a l’air bon, lança Ezarel dans son dos en avançant une main pour se saisir d’une frite.

—  Ce n’est pas pour toi, répliqua Lysandre en fronçant les sourcils, laissant l’elfe piller l’assiette malgré tout.

Son capitaine lui jeta un regard en biais, irrité par sa réponse un peu trop autoritaire à son goût, puis il haussa les épaules.

—  Tu as vu Miiko ? demanda alors le faelien.

—  Oui, elle va se charger de la communication pour expliquer l’incident aux gardiens de l’Ombre tout en dédouanant Rena même si ça ne va pas être facile. Je suis passé voir Chrome aussi. Eweleïn a dit que son état s’était stabilisé, mais il est toujours en soins intensifs et sous assistance médicale. Même si sa vie n’est plus en danger, on ne sait pas s’il va se réveiller ni quel genre de séquelles il risque d’avoir. Et je ne parle pas même pas de sa main…

—  On devrait peut-être en parler à Rena maintenant non ?

—  Non, pas encore. Elle a besoin de repos. Tiens, c’est pour elle.

L’elfe déposa une boîte de métal sur le plan de travail.

—  Qu’est-ce c’est ?

—  Son thé préféré. J’ai du boulot, je prendrai le relais en début de soirée. N’oublie pas ce que je t’ai demandé de faire.

Lysandre se contenta d’acquiescer tandis qu’Ezarel s’emparait d’une dernière frite avant de quitter les cuisines. Le faelien descendit ensuite au sous-sol, il déposa le plateau repas sur la petite table de bureau qui avait été installée dans un coin de la cellule, le plat principal au chaud sous la cloche. Rena dormait profondément, il ne voulait pas la réveiller tout de suite, et décida de remonter chercher ce qu’il avait préparé pour elle. Alors qu’il était en train de poser les sacs contre le mur, il entendit la yôkai se retourner dans son lit en laissant échapper un grognement.

—  Pardon, je ne voulais pas te réveiller, s’excusa-t-il tandis que la jeune femme se redressait péniblement.

—  Ne t’en fais pas, j’ai l’impression d’avoir trop dormi. Qu’est-ce que c’est que tout ça ? ajouta-t-elle en voyant les sacs.

—  Tu te souviens qu’on devait aller faire du shopping le jour de ton accident ?

—  Ah oui, c’est vrai. J’avais complètement oublié.

—  C’est ce que je pensais, répondit Lysandre avec un sourire, c’est pour cela que j’y suis allé tout seul pendant que tu étais dans le coma, et je t’ai pris quelques vêtements.

Il avait beaucoup appris de Leigh, et il avait l’œil pour ce genre de choses. Il n’avait pas le talent de styliste de son frère, mais il pouvait deviner les mensurations d’une femme, ses goûts et ses besoins d’un simple coup d’œil. Il n’était pas très au fait de la mode eldaryenne, mais Ykhar lui avait conseillé un magasin où les gardiens avaient l’habitude de se fournir en vêtements et en accessoires. La boutique était tenue par un de ces félins humanoïdes appelés Purrekos. Purriry, la gérante du magasin, avait été très aimable et son aide précieuse. Elle disposait d’un choix impressionnant, allant des armures aux tenues de soirée, ainsi que des rayons dédiés à chacune des gardes. Pour Lysandre, il ne faisait nul doute que Rena était le genre de personne qui aimait mêler l’utile à l’agréable mais qui refrénait souvent ses envies les plus fantaisistes de peur de se faire remarquer. Elle était attirée par l’originalité tout en aimant la discrétion, mais c’était un défi que le faelien avait tenté de relever.

—  Tu n’aurais pas dû, fit la yôkai avec un sourire gêné. Ce n’était pas si urgent.

—  Peut-être, admit Lysandre qui avait anticipé ce genre de réponse, mais je ne savais pas pendant combien de temps tu serais dans le coma et je devais également m’acheter des vêtements, donc pourquoi ne pas faire d’une pierre deux coups ?

—  Tu as raison, c’est gentil de ta part. Qu’est-ce que tu m’as pris ?

—  Je te montrerai ça tout à l’heure mais tout d’abord tu devrais manger.

Lysandre aida la jeune femme à prendre place à la table puis lui présenta son repas.

—  C’est toi qui a fait tout ça ? s’émerveilla Rena en découvrant les mets qu’il lui avait préparés.

—  Je me suis souvenu que tu avais aimé le hamburger maison que tu avais mangé quand tu étais sur Terre, donc j’ai essayé d’en faire mais je ne sais pas s’il sera aussi bon. J’ai essayé de faire quelques sushis aussi.

Il ouvrit une boîte dans laquelle se trouvait une dizaine de nigiris au saumon.

—  Wouah ! Tu sais aussi faire ça ?! s’exclama la yôkai en regardant la boîte avec extase, comme si elle venait de dénicher un trésor.

—  Ce n’était pas sur Castiel qu’il fallait compter pour faire la cuisine, et ça m’a toujours intéressé donc j’ai appris à faire quelques plats plus élaborés que des pâtes et du riz.

—  Avec des pâtes et du riz, t’en aurais épaté plus d’un ici, répliqua-t-elle en riant et en prenant un nigiri du bout des doigts avant de le fourrer tout entier dans sa bouche. Ce chaumon est vraiment trop bon !

—  Je suis content que tu aimes, répondit-il en souriant, amusé par la voracité de la jeune femme. J’étais d’ailleurs étonné de trouver des produits aussi frais alors que vous avez des problèmes de ravitaillement.

—  Oh, fit-elle la bouche encore à moitié pleine en se léchant les doigts avant de reprendre un deuxième, on a des armoires magiques qui permettent de conserver les aliments périssables. En fait on utilise la magie spatio-temporelle pour figer les aliments dans le temps. Les armoires sont alimentées par des runes magiques, mais il n’y en a que dans les centres de ravitaillement donc peu de gens peuvent y avoir accès. Les populations les plus éloignées des grandes villes doivent se contenter de produits de salaison.

Rena engloutit le reste de son repas sous le regard satisfait et amusé de Lysandre. Les conseils d’Ezarel furent bien vite oubliés et les deux desserts ne furent pas épargnés non plus.

—  Oh ! Tu as même préparé du thé vert à la fleur de cerisier, s’extasia-t-elle en soulevant le couvercle de la théière pour humer le parfum floral qui s’en dégageait. C’est ma boisson préférée ! Comment as-tu deviné ?

—  Ce n’est pas moi, avoua son compagnon, c’est Ezarel qui m’a apporté le thé.

—  Vraiment ? fit Rena avec un léger sourire aux lèvres. Mais il ne t’a pas dit que je le préférais glacé.

Elle souffla doucement sur sa tasse, la porcelaine se couvrant d’une fine couche de givre, jusqu’à ce que le liquide soit bien frais.

—  Est-ce que c’est une bonne idée d’utiliser tes pouvoirs comme ça après ce qu’il s’est passé ? s’inquiéta Lysandre.

—  Ezarel a dit que mes flux étaient revenus à la normale, il ne devrait pas y avoir de problèmes. Je dois tout de même avouer que souffrir du froid quand on est une yuki-onna c’est le comble. Je n’aurais jamais pensé que ça puisse être aussi horrible et douloureux, j’ai un peu pitié pour tous les gens que j’ai gelés maintenant… Pfiou ! J’ai bien mangé, ajouta-t-elle en poussant un soupir d’aise. Merci pour le repas ! Heureusement que ce n’est pas tous les jours que je mange comme ça sinon ce n’est pas à une momie que je ressemblerais mais à un bériflore.

—  Tu as encore de la marge, répliqua le faelien avec un sourire.

Tandis que Rena sirotait son thé glacé, Lysandre lui montra ses achats. Il était heureux de voir que la jeune femme approuvait ses choix. Parmi les quelques articles qu’il avait sélectionnés, il y avait un grand manteau noir, brodé de fils d’argent, qui plaisait énormément à la yôkai ; Lysandre y avait épinglé son insigne de Capitaine de l’Ombre. Elle fut tout aussi agréablement surprise de trouver une tenue de style fusion asiatique et occidentale dans les tons noirs et rouges qui correspondait tout à fait à ses goûts. Les cinq tenues que lui avait assemblées Lysandre étaient toutes différentes mais il n’y en avait aucune que Rena préférait moins qu’une autre, elles étaient toutes à la fois élégantes, originales et fonctionnelles, en accord avec son statut de gardienne de l’Ombre.

—  Je réservais celle-là pour la fin, annonça Lysandre en lui présentant une large boîte en carton plate et rectangulaire.

La gardienne en sortit une très belle robe sans manches, à fines rayures grises, agrémentée de froufrous en dentelles blanches et de rubans rouges. La jupe était assez courte et le haut corseté cintrait la taille et se laçait sur le devant. A la robe s’ajoutait une paire de bas noirs et de souliers vernis gris, ainsi qu’un serre-tête en velours noir orné de roses en tissu rouge. Le style quelque peu gothique lolita de l’ensemble laissait la jeune femme perplexe. C’était le genre de tenue qu’elle admirait sur d’autres mais qu’elle n’aurait jamais osé porter elle-même.

—  C’est vraiment joli mais je ne pense pas que ça m’irait, fit-elle avec une moue dépitée en repliant la robe avant de la ranger dans la boîte. 

—  Je reconnais qu’elle correspond davantage à mes goûts personnels qu’aux tiens, admit Lysandre, sans se laisser rebuter par la réaction de Rena. J’ai conscience que cela diffère un peu de ce que tu as l’habitude de porter, mais j’aimerais que tu la gardes quand même, même si tu ne la portes pas. Puis qui sait, peut-être qu’elle te sera utile si jamais tu dois te créer une couverture pour une de tes missions.

—  Haha, ce n’est pas faux ! approuva la yôkai avec un rire léger. Merci ! Tu me diras combien je te dois, parce que j’imagine que tout cela a dû être coûteux. Heureusement que mes pièces d’or font des intérêts depuis dix ans dans les coffres de la Banque d’Eel !

—  Je t’offre la robe, répondit le faelien avec une insistance qui ne laissait pas de place au refus, mais pour le reste effectivement je t’enverrai la facture parce que mon maigre salaire de recrue ne suffira pas à couvrir les frais. Purriry m’a fait crédit, donc il faudra repasser à la boutique pour régler les achats.

—  D’accord, ce sera l’occasion de faire cette sortie que nous n’avons pas pu faire cette semaine, approuva Rena avant de se rallonger dans son lit. Au fait, tu n’aurais pas vu Chrome aujourd’hui ? Je m’attendais à ce qu’il me rende visite, surtout que c’est un peu de sa faute si je me suis retrouvée dans cet état. Sale gosse !

Lysandre tressaillit légèrement à la mention du loup-garou, puis son expression s’assombrit. Il resta silencieux un moment. Plus le temps passait, plus il sentait qu’il serait difficile de lui révéler la vérité. Elle pouvait se permettre d’être aussi insouciante et désinvolte parce qu’elle ignorait tout du sort de Chrome, la pauvre victime du dommage collatéral causé par l’accident.

—  Il ne peut pas venir, finit-il par répondre.

—  Pourquoi ça ? s’étonna la gardienne en se redressant. Il est en mission ?

—  Non, il n’est pas en mission…




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