Rena, fille de l'Ombre

Chapitre 38 : Raison et Sentiments

Par Sinnara_Astaroth

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Rena ignora Ezarel lorsqu’il entra dans sa cellule, reconvertie en chambre de convalescence.

—  C’est quoi ce truc ridicule que tu as sur la tête ? lui demanda-t-il en posant la trousse de soin sur la table de bureau.

—  Un cadeau de Lysandre, se contenta de répondre la yôkai, les yeux rivés au sol.

—  Parce qu’il te fait des cadeaux maintenant ?

—  Qu’est-ce que ça peut te faire ?

—  Rien, mais c’est moche.

—  Merci.

—  De rien.

Elle lui jeta un regard en biais, manifestement agacée et de mauvaise humeur.

—  Je peux changer mes bandages toute seule, lâcha-t-elle sèchement en reportant son attention sur un point invisible, perdu quelque part parmi les pavés gris. Tu n’as qu’à laisser la trousse ici.

—  Ok ! souffla l’elfe en se tournant vers elle, exaspéré par l’attitude de la jeune femme. Qu’est-ce qui ne va pas ? Tout allait bien tout à l’heure alors pourquoi tu fais la gueule maintenant ?

—  Et toi pourquoi t’es sympa tout à coup alors que ça fait des jours qu’on ne peut pas te parler sans se faire agresser ?

—  Eh bien excuse-moi de ne pas être aussi odieux que d’habitude ! Je ne pensais pas qu’un peu de gentillesse te déplairait autant. Apparemment, on ne peut pas satisfaire madame sans lui faire la cuisine et la couvrir de cadeaux !

—  Ça n’importe qui peut le faire, et ce n’est pas ce que je te demande, rétorqua Rena sur le même ton irrité que son ex. Par contre dire la vérité, ce n’est clairement pas donné à tout le monde !

—  De quoi tu… ? Chrome ! réalisa soudain Ezarel. Tu as appris pour Chrome…

—  Comment as-tu pu me cacher un truc pareil ! explosa-t-elle dès qu’il eut prononcé le nom du loup-garou, une larme roulant sur sa joue. Tu aurais dû me le dire dès mon réveil !

—  C’est exactement pour ça que je ne voulais pas te le dire ! Parce que je savais que tu allais te mettre dans tous tes états et que ce serait casse-couille à gérer !

—  Personne ne te demande de gérer mes états d’âme ! J’avais le droit de savoir !

—  Eh bien maintenant tu sais ! A quoi ça t’avance ? Hein ? Tu peux me le dire ?

—  C’est de ma faute, se lamenta-t-elle, le visage enfoui dans ses mains. Tout est de ma faute. Dire que je l’ai blâmé pour ce qui m’est arrivé. Quelle idiote je fais !

Et c’est parti… soupira intérieurement Ezarel.

—  Ce n’est pas de ta faute, si Chrome n’avait pas jeté ce sort rien de tout cela ne serait arrivé.

Il regretta son manque de tact avant même de terminer sa phrase.

—  Alors quoi ? C’est de la faute de Chrome ? Il l’a mérité peut-être ? s’emporta Rena avec véhémence.

Par pitié quelqu’un sortez-moi de là

—  Ce n’est pas ce que je voulais dire, s’excusa-t-il en essayant de baisser le ton pour apaiser la yôkai. Ce n’est de la faute de personne, c’était un malheureux concours de circonstances.

—  De mieux en mieux ! s’écria Rena qui n’était visiblement pas disposée à se calmer. C’était juste pas de chance ! Qu’est-ce que je vais dire à sa famille s’il meurt ? « J’ai tué votre fils mais c’est pas de ma faute, il a juste pas eu de chance » ? Qu’est-ce que je vais lui dire s’il survit…

—  Il faut vraiment que tu te calmes, lui conseilla Ezarel en s’asseyant au bord du lit.

—  Ne me dis pas de me calmer, siffla Rena entre ses dents, sa voix vibrant de colère. Toi et tes mensonges… Tu m’as dit que je n’avais blessé personne !

—  Parce que c’est vrai, ce n’était pas toi. Tu étais possédée, tu ne pouvais rien y faire.

—  Peut-être… peut-être pas. Si j’étais plus forte j’aurais pu résister, j’aurais pu me contrôler. Je suis responsable de ce qui est arrivé. Tu peux dire que ce tu veux, ça ne change rien au fait que c’est moi qui ai attaqué Chrome.

—  Tu vois, c’est ce que je déteste le plus chez toi, cette manie de vouloir porter le poids du monde sur tes épaules, de vouloir endosser toutes les responsabilités comme si c’était ton devoir de te sacrifier pour les autres. Pour une fois, tu pourrais être un peu plus égoïste et penser à toi !

—  C’est peut-être facile pour toi d’être égoïste et de ne penser qu’à toi mais je ne suis pas pareille ! Je ferais n’importe quoi pour ceux que j’aime et je ne me pardonnerais jamais de les avoir blessés, contrairement à toi !

—  Tu n’as aucune idée de ce que je ferais si j’étais vraiment égoïste.

—  Ben vas-y ! Montre-moi !

Prise de court par le geste d’Ezarel et trop choquée pour réagir, elle le regarda lui arracher son serre-tête et le briser en deux avant de le jeter au loin ; l’instant d’après il l’embrassait avec l’énergie du désespoir. Lorsque ses lèvres quittèrent enfin les siennes, ils étaient tous les deux à bout de souffle.

—  Là, tu es contente ?

Une carpe n’aurait pas été plus éloquente que Rena à cet instant précis. Elle ouvrit et referma la bouche plusieurs fois, les mots se présentant à son esprit lui paraissant tous plus ridicules les uns que les autres, jusqu’à ce que finalement elle décide de rester silencieuse. Sa première réaction avait été un sentiment de joie et d’excitation mêlées à une pointe de soulagement, suivi d’un moment de gratitude qui laissa place au doute puis à la suspicion. De la pensée naïve qui lui avait fait croire qu’il l’avait embrassée parce que ses sentiments pour elle étaient plus forts que son orgueil stupide, elle était arrivée à remettre en question la sincérité de son geste et à se demander si ce n’était pas une nouvelle forme de manipulation. 

—  Eh bien… ça a au moins le mérite de t'avoir calmée, soupira Ezarel en se levant.

Il attrapa la trousse de soin puis la jeta sur le lit avant de tourner les talons, laissant Rena si médusée qu’elle n’eut pas la présence d’esprit de l’interpeller pour le retenir.


***


Sa plume coincée entre les dents, Ezarel planchait sur son rapport hebdomadaire à la bibliothèque. Il ratura une énième ligne puis, agacé, chiffonna le parchemin avant de le jeter par-dessus son épaule, tout en ignorant superbement le regard désapprobateur de Kero qui travaillait quelques tables plus loin. Ses pensées retournaient constamment à Rena et au baiser qu’ils avaient échangé. Il n’aurait pas dû l’embrasser. Outre le fait que ses potions d’inhibition affectaient sa concentration et son humeur, elles n’étaient pas suffisamment puissantes pour contenir ses pulsions les plus instinctives et il en avait fait les frais. Il ne pouvait pas laisser la yôkai penser qu’il était revenu sur sa décision, il devait faire en sorte qu’elle renonce à lui et l’oublie définitivement. Parfois, il se disait qu’il devrait faire comme Nevra, quitter la Garde et partir très loin d’ici sans se retourner mais il avait déjà fui une fois, il avait déjà tout abandonné afin de poursuivre son rêve, et il était encore loin du mage qu’il ambitionnait de devenir. Il survivrait sans Rena, il n’avait pas le choix, mais il ne pouvait pas réduire à néant plus de cent ans de dur labeur, il ne pouvait pas retourner à l’anonymat et la médiocrité, pas après tout ce qu’il avait enduré.

  Ezarel, excuse-moi de te déranger mais Inarys veut te voir.

  Qu’est-ce qu’elle me veut ? demanda l’elfe qui avait reconnu la voix de Lysandre.

  C’est au sujet du projet d’autosuffisance alimentaire.

  Ah ça… fit-il en posant sa plume. J’y vais.

  Est-ce que je peux faire quelque chose ?

  Oui, occupe-toi de Rena, tu es en charge de sa convalescence maintenant. Si elle a un problème, ce sera à toi de t’en occuper. J’ai du travail, je n’ai pas le temps de la baby-sitter.

Le faelien acquiesça. Il était étonné de la réaction d’Ezarel – ou plutôt de son absence de réaction. Il n’avait pas fouillé dans les souvenirs de Rena et lui avait parlé de Chrome contre l’avis de l’elfe mais ce dernier ne lui fit aucun reproche, il n’évoqua pas le sujet et n’avait même pas l’air en colère. Son calme était presque inquiétant.

  Tu penses peut-être avoir une chance avec elle parce que vous avez tous les deux été choisis par l’Oracle et que vous partagez une connexion, mais méfie-toi. Le destin est cruel et Rena n’est pas une femme facile.

  Je n’ai jamais pensé qu’elle l’était, répliqua Lysandre bien que déstabilisé par les paroles de son capitaine.

Si la réponse lui avait déplu, il ne le montra pas. Le faelien fut tenté d’utiliser son pouvoir de télépathie pour percer l’expression indéchiffrable de l’elfe. A quoi pensait-il ? S’il pouvait capter ne serait-ce qu’une seule pensée, une seule image ou un seul mot révélateur des manigances d’Ezarel, il se sentirait un peu plus en contrôle de la situation. Alors que le capitaine se levait pour rejoindre Inarys, leur regard se croisa juste assez longtemps pour que Lysandre active le cercle magique dans son œil. Depuis son retour de l’île de Jade, il s’était entraîné tous les jours à la maîtrise de ses pouvoirs télépathiques, ses progrès grandement facilités par sa polarisation. Il savait exactement quand et comment créer le lien entre deux esprits et dans quelle mesure contrôler les pensées et les actions de son adversaire. Pourtant, alors qu’il pensait avoir établi le contact avec Ezarel, il se heurta à un mur invisible. Il se concentra pour tenter de percer la barrière du mage mais son esprit était impénétrable.

  Je me sentirais presque insulté, lâcha l’elfe avec un sourire sarcastique. Tu penses vraiment que j’allais tomber deux fois dans le même piège ? J’ai pris mes précautions pour que tu ne puisses plus lire mes pensées ou me contrôler.

Ezarel gratifia Lysandre d’une petite tape condescendante sur l’épaule, savourant l’expression de culpabilité et d’humiliation du faelien. Il le laissa planté au milieu de la bibliothèque puis se rendit au laboratoire principal où l’attendait Inarys. Son enveloppe physique reposait sur un divan dans le coin de la salle tandis que son corps astral flottait à quelques centimètres au-dessus du sol. Elle conduisait une expérience de duplication magique sur une miche de pain tandis qu’une plume animée par son esprit courait le long d’un parchemin, notant les résultats au fur et à mesure. Sa voix résonna dans la tête du capitaine dès qu’il s’approcha d’elle.

C’est quoi cette barrière ridicule ? Une nouvelle excuse pour ne pas venir travailler ? Ça fait deux heures que j’essaye de te joindre.

  Ce n’est pas pour toi, répliqua l’elfe à voix haute. J’avais oublié que tes pouvoirs faiblissaient au-delà d’une certaine distance.

Tu oublies beaucoup de choses en ce moment. C’est Rena qui te perturbe ?

  Ne pose pas la question alors que tu connais déjà la réponse, soupira-t-il. Des progrès ?

Non, pas vraiment.

  Pourquoi tu m’as fait venir alors ?

Parce que je pense que ce projet n’est pas réalisable. J’ai conduit cette expérience des centaines de fois, avec tous les aliments possibles et imaginables, du plus simple au plus complexe, et le résultat est invariablement le même. On ne peut pas dupliquer la nourriture terrestre sans qu’elle perde sa qualité nutritive au bout d’un certain nombre de copies. C’est utile, si on veut réduire la fréquence des expéditions et la quantité de nourriture qu’on doit ramener à chaque fois, mais ça ne peut pas nous assurer une autosuffisance complète. Il y a eu des projets similaires par le passé, des mages ont déjà essayé de terraformer Eldarya, de rendre la nourriture locale nutritive, et même de dupliquer les aliments terrestres comme on essaye de le faire maintenant, mais tous ces projets ont échoué alors pourquoi remettre ça au goût du jour maintenant ?

  Je sais bien, c’est ce que j’ai dit à Miiko, mais l’ordre vient du Conseil Royal et la pression est forte, répondit Ezarel. Enfin, si on arrive à mettre au point un système de duplication même imparfait, ça pourrait suffire à endiguer la famine. Quelle est la limite de multiplication ?

Cent.

  C’est tout ?

Oui. On peut multiplier l’élément d’origine cent fois seulement en conservant cent pour cent de ses qualités nutritives, le cercle magique finit toujours par se désactiver au bout de la centième copie. On a testé différents symboles, différentes dispositions, mais ça n’y change rien. Par contre on peut à nouveau copier cent fois chaque élément dupliqué, mais l’aliment perd alors cinquante pour cent de sa valeur nutritive d’origine. A la troisième série de copies, cette valeur est de nouveau divisée par deux, et au-delà l’aliment n’est plus assez nutritif pour être viable.

—  Je vois. Est-ce que tu as identifié le problème ?

Pas encore. Il faudrait que je fasse une étude comparative avec la duplication d’objets non-alimentaires.

  Bien, continue à bosser. Si on arrive à cerner l’origine du problème, on parviendra peut-être à trouver une solution.

J’en doute fort mais ma foi, c’est pour ça qu’on me paye.

  Femme vénale, rétorqua Ezarel avec un sourire en coin.

Le spectre d’Inarys lui répondit par un clin d’œil amusé.


***


Au bout d’une semaine de repos, Rena fut enfin sur pieds. Elle s’habituait peu à peu à ne voir qu’avec un seul œil. Son sens de l’équilibre en avait pâti, et elle se rappelait qu’il avait fallu plusieurs mois d’entraînement à Nevra pour qu’il retrouve son niveau à l’épée et au combat après avoir perdu son œil. Lysandre avait proposé de superviser la rééducation de la yôkai, ce qu’elle avait accepté de bonne grâce. Elle avait également eu une conversation avec Shelly. Sa réputation de capitaine déjà peu glorieuse avant l’incident en avait pris un coup, mais Miiko insistait pour qu’elle reste en poste. La banshee l’avait donc encouragée à poursuivre les entretiens comme prévu, ce que Rena avait accepté de faire. Toutefois, elle sentait que rassurer les gardiens, et en particulier ceux de l’Ombre, en leur assurant qu’il s’agissait d’un incident isolé qui ne se reproduirait plus, n’était pas suffisant. Comment pouvait-elle espérer apaiser les craintes de ses subordonnés si elle-même vivait dans la peur constante de perdre une nouvelle fois le contrôle et de blesser les gens autour d’elle ?

Assise au pied du cerisier centenaire, la yuki-onna attendait Ezarel. Elle ne l’avait plus revu depuis leur baiser, ou plutôt il refusait de la voir, et elle avait dû passer par Lysandre pour lui donner rendez-vous. Elle avait insisté sur l’urgence de la situation, mais l’elfe n’était toujours pas là et elle commençait à croire qu’il ne se montrerait pas.

  Tu voulais me voir ?

  Ezarel ! Tu es en retard.

  J’étais occupé, les capitaines ne sont pas tous égaux face à la charge de travail, visiblement. Qu’est-ce que tu veux ?

  J’ai eu le temps de réfléchir et…

  Si c’est à propos de notre relation ce n’est pas la peine, l’interrompit-il en levant une main devant lui, ce qui ne manqua pas d’irriter la yôkai. Je n’ai aucune intention de me remettre avec toi.

  Au moins ça a le mérite d’être clair, répliqua Rena avec amertume, mais ce n’est pas de ça dont je voulais te parler.

  Vraiment ? Etant donné l’endroit que tu as choisi pour me donner rendez-vous, j’aurais cru, songea Ezarel en contemplant le cerisier en fleur.

  J’aime cet endroit, il m’apaise. Et je l’aimais bien avant de t’avoir rencontré.

  Pas moi… renifla-t-il en frottant son nez irrité par le pollen. Je ne l’aimais pas avant et je l’aime encore moins maintenant. De quoi tu voulais me parler alors ?

  Mes flux magiques, tu as dit qu’ils étaient stables mais nous ne sommes pas à l’abri d’un nouvel incident. Je veux que tu les scelles complètement.

  Si je scelle tes flux, tu ne pourras plus du tout utiliser de magie, répondit Ezarel. Je ne suis pas sûr que ce soit la meilleure solution…

  Justement, c’est le seul moyen d’être sûre que je ne blesserai plus personne.

  Plus de la moitié de tes compétences reposent sur la magie, comment tu comptes compenser ça ?

  Je ne suis pas comme toi, Ezarel, je me fiche de perdre mes pouvoirs et d’être faible. Miiko peut bien me rétrograder si elle ne me juge plus assez compétente, peu importe, du moment que je ne suis plus un danger pour les gens autour de moi.

  Des sacrifices, encore des sacrifices, toujours des sacrifices, soupira le capitaine de l’Absynthe, désabusé. Très bien, comme tu voudras. Je t’enverrai un message lorsque j’aurai terminé les préparatifs.

La yôkai le retint par le bras alors qu’il s’apprêtait à partir.

  Je sais que tu ne veux pas en parler, commença-t-elle, mais j’ai besoin de savoir… Pourquoi est-ce tu m’as embrassée ?

  Pour que tu arrêtes de geindre, répliqua l’elfe en se retournant pour lui faire face.

  Non, tu as sous-entendu que c’était un acte égoïste. Qu’est-ce que tu voulais dire par là ?

  Tu es vraiment bornée… ça ne voulait rien dire, j’ai dit ça comme ça et j’ai agi sans réfléchir. Mais tu peux être certaine que ça ne se reproduira plus.

  C’est toi le plus borné de nous deux ! répliqua Rena en le secouant par le bras. Si tu veux vraiment que je renonce à toi, alors donne-moi une bonne raison de le faire. Dis-moi ce qui te pousse à me rejeter ? Il y a forcément une raison… tu ne fais jamais rien au hasard.

  La raison est simple : nous ne sommes pas faits pour être ensemble. Tu as une destinée, des choses à accomplir, et je ne ferais que te gêner.

  Tu as rompu avec moi bien avant de découvrir que j’étais un des Trois Sages, fit remarquer la jeune femme.

  Oui, c’est vrai, acquiesça l’elfe, mais lorsque j’ai rompu avec toi c’était par pure lâcheté, j’avais peur que tu n’acceptes pas la personne que j’étais devenu. Je l’ai regretté aussitôt, et j’aurais fini par revenir sur ma décision tôt ou tard, mais les choses ont changé. Maintenant que je sais ce que tu es, je ne peux plus faire marche arrière.

  Pourquoi ? Ça ne change rien, je suis toujours la même…

  Oui, tu n’as pas changé et tu ne changeras sans doute jamais, c’est justement pour ça qu’on ne peut plus être ensemble. Laisse-moi faire ce sacrifice pour toi…

Il posa une main sur la tête de la yôkai puis, avec un air de regret, il fit glisser une mèche de cheveux entre ses doigts avant de se détourner, laissant Rena seule et confuse parmi les pétales de cerisier dansants.


***


Dans la soirée, Rena reçut un message l’invitant à se rendre au laboratoire principal de la Garde Absynthe. Toutefois, ce ne fut pas Ezarel qui l'accueillit mais Inarys.

Ah ! Te voilà enfin ! Je t’attendais.

La yôkai sursauta, surprise autant par la voix de la vice-capitaine qui venait de résonner dans sa tête que par son ton énergique, elle qui était d’ordinaire si nonchalante et s’exprimait avec parcimonie, comme si chaque mot l’épuisait.

Oh, excuse-moi. C’est vrai que tu ne m’as jamais vue sous cette forme. Le corps astral ne me permet pas de communiquer directement avec le monde physique, je suis obligée d’utiliser la télépathie ou la télékinésie, mais ne t’en fais pas, tu finiras par t’habituer. Ezarel m’a dit que tu voulais qu’on scelle ton corps magique. Il a préparé le cercle et la rune, mais il y a un risque…

  Quel risque ?

Le flux angélique étant un flux parasite qui s’accroche à ton flux de maana et à ton flux de magie naturelle, on ne peut pas l’isoler, il va falloir sceller l’ensemble de ton corps magique. Toutefois, je ne peux pas prédire la façon dont va se comporter le flux angélique quand il va se sentir attaqué, il se peut qu’il essaye à nouveau de prendre le contrôle.

  Quelles sont les chances que je sois à nouveau possédée ?

Minimes mais même si cela arrive, tu ne pourras pas m’attaquer sous ma forme astrale, donc je ne risque rien. Mon corps physique est dans la pièce d’à côté, et j’ai scellé celle-ci pour que rien ne puisse y entrer ou en sortir. Si l’ange refait surface, je pourrai quand même le contenir et le sceller. Par contre, il faut aussi que je te prévienne des conséquences lorsqu’on scelle un corps magique.

  Je n’ai pas besoin de savoir, si tu peux sceller la magie de l’ange, même si ça signifie sceller le reste avec, alors fais-le.

Ezarel m’avait prévenue que tu dirais ça, mais il faut quand même que je t’en parle, conscience professionnelle oblige. L’équilibre de notre être repose sur l’harmonie entre le corps physique, le corps spirituel et le corps magique. Si on scelle ton corps magique, cette harmonie sera rompue, ce qui aura des répercussions sur le corps physique et le corps spirituel. Tu vas perdre tes capacités régénératrices, tu seras plus vulnérable aux maladies et aux malédictions, ton immortalité risque également d’être affectée et ton espérance de vie réduite. Mentalement, tu seras plus sensible au stress, à la dépression, aux sautes d’humeur, etc. Bien entendu c’est quelque chose que tu pourras apprendre à gérer avec le temps, mais ce ne sera pas facile.

  Je comprends mais ça ne change rien à ma décision.

Même si je te disais qu’Ezarel ne veut pas que tes pouvoirs soient scellés et qu’il m’a demandé d’essayer de te dissuader d’aller jusqu’au bout du rituel ?

  C’est pour ça qu’il n’est pas là ? s’étonna la yôkai. Pourtant il n’avait pas l’air contre quand on s’est vu ce matin.

Ezarel dit souvent une chose tout en prévoyant de faire le contraire, on ne peut jamais savoir ce qu’il pense vraiment, et pourtant j’ai souvent l’occasion de lire dans son esprit. Enfin, d’après moi il tient trop à toi pour te laisser compromettre ta vie et ta santé.

  Dans ce cas il n’avait qu’à être honnête avec moi dès le départ au lieu de m’embrouiller avec ses manipulations, rétorqua Rena. Je sais ce que j’ai à faire, c’est ma vie et ma santé, c’est moi que ça regarde.

Fort bien. J’ai tout de même une alternative à te proposer. Je peux créer un sceau temporaire à partir de magie runique. Lorsque le rituel sera achevé et tes flux scellés, une rune apparaîtra sur ton corps, elle indiquera la santé du sceau. Quand la rune commencera à s’estomper, ce sera le signe que le sceau commence à faiblir et qu’il faudra le renouveler. Comme ça, ton corps magique ne sera pas scellé définitivement, et ça limitera les effets secondaires néfastes. Je vais aussi te donner une clé, qui te permettra de désactiver la rune et de libérer tes flux magiques si jamais tu te retrouves dans une situation difficile.

   Tu peux me garantir que tant que la rune sera active, il n’y aura aucun risque que le flux angélique refasse surface ?

Oui, tant que la rune n’aura pas complètement disparu, le sceau sera actif, et la rune se mettra à chauffer lorsque le sceau commencera à faiblir donc tu le sentiras. Il suffira de retracer la rune, n’importe quel mage un tant soit peu calé en magie runique sera capable de le faire.

  D’accord, acquiesça Rena. Dans ce cas faisons comme ça.

Inarys l’invita à prendre place au centre du large cercle tracé au sol. La gardienne remarqua que des ingrédients alchimiques avaient également été placés au quatre points cardinaux – un cristal d’harmonie, une perle d’énergie, des cendres de bois brut, et une flasque d’eau de Léthé qu’elle reconnut à la forme caractéristique de la bouteille – tout en ignorant leur rôle exact dans le rituel. Elle hésita un bref instant avant de franchir le seuil du cercle. Une fois au centre, Inarys lança l’incantation. Dès les premiers mots, le cercle de mit à luire et les ingrédients disparurent dans sa lumière violacée. L’instant d’après, une épaisse fumée mauve surgit du sol, sa spirale tourbillonnante se refermant rapidement sur Rena jusqu’à l’engloutir complètement. La fumée s’enroulait autour de ses bras et de ses jambes, l’étreignant comme un serpent constricteur et emplissant son nez et sa bouche jusqu’à l’étouffer. Alors qu’elle était sur le point de perdre connaissance, elle sentit une terrible douleur entre les omoplates, comme si on venait de la marquer au fer rouge. Elle tomba à genoux, haletante, tandis que la douleur s’estompait peu à peu, un filet de sang coulant de son nez.

Ça c’est la deuxième raison pour laquelle Ezarel n’est pas là, ce n’est pas une expérience très agréable et il ne voulait pas te voir souffrir. Ce garçon est trop sensible.

  J’ai pas l’impression qu’on parle de la même personne, répliqua la jeune femme en toussotant, ses poumons encore brûlants.

Je savais que l’amour rendait aveugle mais pas à ce point, ou alors c’est que tu ne l’aimes pas assez pour deviner ses réelles intentions.

  Et tu les connais, toi, ses intentions ?

Non, mais ça a forcément un rapport avec toi. Il n’y a que l’amour pour faire faire des choses aussi stupides et contradictoires aux gens, même les plus intelligents. Tiens, bois ça. Tu te sentiras mieux après.

Inarys fit voler une fiole vers Rena qui but la potion, les effets bénéfiques du remède commençant déjà à se faire sentir.

  Merci, pour la potion et pour avoir scellé mes flux magiques.

Oh ne me remercie pas, je n’ai fait qu’obéir aux ordres. Puisque je ne suis pas tenue au silence et qu’il est trop tard de toute façon, sache qu’Ezarel m’a offert une grosse prime pour que j’altère tes souvenirs de lui et de votre relation tout en scellant ton corps magique.

Rena resta interdite un moment. Elle pensait – ou plutôt souhaitait – avoir mal compris mais les paroles d’Inarys étaient claires et sans équivoque.

  Pourquoi… ? Non... comment as-tu pu faire ça ? demanda-t-elle d’une voix faible. Je te faisais confiance ! Tu m’as menti… tu m’as fait croire qu’Ezarel était contre ce rituel mais c’était faux ! Il a tout orchestré !

Il te connaît bien, il m’a donné quelques conseils pour mieux te manipuler et m’assurer que tu irais jusqu’au bout en exploitant ton esprit de contradiction. Je ne l’ai pas fait de gaieté de cœur mais le capitaine semblait avoir ses raisons. Si tu veux te plaindre, vois ça avec lui. Tes souvenirs sont encore là pour le moment, ils ne seront altérés que pendant ton sommeil, et à ton réveil ils auront été remplacés par les souvenirs qu’Ezarel a fabriqués.

  Est-ce qu’il y a un moyen d’inverser le processus ? 

Je ne sais pas, c’est Ezarel qui a créé le cercle et mis au point le sortilège, moi je n’ai fait que l’activer. C’est à lui qu’il faut demander. Tu aurais dû perdre connaissance à la fin du rituel et te réveiller avec tes nouveaux souvenirs, je ne m’attendais pas à ce que tu tiennes aussi bien le coup. Mais il y a forcément un moment où tu devras dormir, à moins que tu arrives à convaincre Ezarel de lever le sortilège. Dans tous les cas ce n’est plus mon problème, j’ai fait ce que j’avais à faire et j’ai bientôt atteint les limites de ma forme astrale, donc pour ma part je vais retourner dans mon corps et dormir.


***


Rena resta dans le laboratoire bien après que la vice-capitaine soit partie. A genoux au milieu du cercle magique éteint, la mine défaite, elle était en proie à un tourbillon d’émotions et de pensées confuses qui paralysaient son esprit et l’empêchaient de réfléchir. Elle était blessée, malheureuse et furieuse à la fois. Elle ne s’était jamais sentie aussi trahie. Sa raison lui disait de ne pas confronter Ezarel et que cela pourrait s’avérer dangereux. Elle avait sous-estimé la détermination de l’elfe, mais s’il était prêt à recourir à des mesures aussi extrêmes pour mettre un terme à leur relation, il n’hésiterait pas à la forcer à dormir pour altérer ses souvenirs, et sans sa magie elle ne pourrait pas se défendre. Son cœur, quant à lui, ne désirait qu’une seule chose, déverser toute sa rage, sa rancœur, et sa déception sur Ezarel – en d’autres termes, lui foutre une bonne raclée jusqu’à se sentir soulagée.

  Non, non… murmura-t-elle. Je ne peux pas le voir maintenant, pas tant que je suis sous l’influence de son sortilège. Il faut que je trouve quelqu’un pour m’aider… mais qui ?

Inarys ne l’aiderait pas, Shelly n’était pas versée en magie spirituelle et Leiftan était en mission depuis deux jours. Il ne restait plus qu’une seule personne vers qui elle pouvait se tourner. Toutefois, il commençait à se faire tard, la lune était déjà haut dans le ciel et le rituel avait épuisé la yôkai. Elle ne savait pas combien de temps elle tiendrait avant de s’écrouler de fatigue. Il fallait d’abord qu’elle trouve Lysandre pour qu’il puisse l’accompagner et la tenir éveillée coûte que coûte.


***


La gardienne de l’Ombre et le faelien marchaient en silence. A cette heure-ci la cité était calme, les rues si animées la journée étaient désertes, tandis que les habitants profitaient du confort de leur maison ou passaient la soirée à la taverne. Un bon souper, un lit confortable, et la perspective d’une bonne nuit de sommeil pour mieux affronter le jour suivant. L’inlassable routine. L’implacable quotidien. Tous ne s’endormiraient peut-être pas l’esprit serein, certains même ne dormiraient pas du tout, torturés par l’insomnie, et pourtant Rena les enviait. Qui aurait songé que le sommeil puisse être quelque chose d’aussi effrayant ? Elle osait à peine fermer les yeux plus de quelques secondes de peur de se laisser emporter par la fatigue. Son cœur était lourd d’angoisse, elle arrivait à peine à respirer et elle priait de toutes ses forces pour que Maître Sakumo puisse la libérer de ce cauchemar.

Lysandre jeta un regard inquiet en direction de la jeune femme. Il savait qu’elle était désespérée, il avait ressenti sa peine, sa colère et son angoisse peu de temps avant qu’elle ne fasse irruption dans sa chambre, les jambes flageolantes et le visage défait, puis qu’elle ne s’effondre dans ses bras. Quoi qu’il se fût passé, elle l’avait gardé pour elle. Elle s’était contentée de lui demander de l’accompagner chez son maître et de la tenir éveillée à tout prix.

  Considère cela comme une question de vie ou de mort, lui avait-elle dit avec des yeux suppliants.

Rena buta contre un pavé, elle se sentit basculer en avant mais Lysandre stoppa sa chute.

  Ça va ? lui demanda-t-il tout en constant que ce n’était pas le cas.

  Oui, répondit-elle faiblement. Ce n’est rien. Je suis juste un peu fatiguée.

La vérité était qu’elle était plus qu’épuisée, elle était au bord de la syncope. Elle avait des vertiges, sa vision était trouble, son corps était parcouru de frissons tantôt glacés tantôt brûlants. Elle se redressa sur ses jambes chancelantes et faillit perdre une nouvelle fois l’équilibre.

  Tu devrais me laisser te porter, lui suggéra Lysandre en la maintenant fermement par les épaules.

  Non, souffla-t-elle, si tu me portes je risque de perdre connaissance. Il faut que je marche.

Elle était têtue. Il ne savait pas pourquoi elle luttait ainsi alors qu’elle était dans un état déplorable. Il se pencha vers elle et posa une main contre son front ; il était brûlant tandis que quelques gouttes de sueur perlaient sur ses tempes, et quelques cheveux fins collaient à sa peau encore plus blafarde que d’habitude.

  Tu as une grosse fièvre, nota-t-il avec inquiétude. Tu n’es pas en état de marcher.

  Maître Sakumo pourra me soigner, affirma-t-elle avec détermination. Je veux bien que tu me soutiennes mais je dois continuer de marcher.

Lysandre acquiesça avant de passer un bras autour de la taille de la jeune femme pour l’aider à avancer. Ils reprirent leur chemin jusqu’à ce que Rena s’arrête de nouveau quelques centaines de mètres plus loin.

  Qu’est-ce qu’il y a ?

  Rien, répondit-elle en secouant la tête.

Ses sens étaient trop brouillés pour qu’elle s’en rende compte immédiatement mais maintenant elle en était certaine : ils étaient suivis. Elle n’avait pas réussi à l’identifier ni à deviner ses intentions. Qui que ce soit, cette personne semblait garder une distance respectable pour le moment. Rena espérait qu’elle ne tenterait rien avant qu’ils n’atteignent le dojo car elle était dans l’incapacité de la semer, et encore moins de lui faire face si elle les attaquait.

Les deux gardiens arrivèrent enfin devant la demeure du tanuki. Les portes étaient ouvertes et le cerisier de son enfance trônait toujours fièrement au centre de la cour. Cela faisait des années qu’elle n’était pas passée au dojo, trop occupée par ses responsabilités de gardienne, et elle déplorait les circonstances de cette visite après une si longue absence, à laquelle s’ajoutaient les dix ans qu’elle avait perdus. Les graviers crissaient sous ses pieds, chaque pas pesant une tonne mais lui redonnant espoir au fur et à mesure qu’elle avançait. Soutenue par Lysandre, elle gravit les marches du porche et s’arrêta devant la salle d’entraînement. Tout était calme mais la lumière perçait à travers les portes en papier de riz, ce qui signifiait que son maître n’était pas encore couché. D’un geste fébrile et impatient, elle fit coulisser les panneaux de bois.

  Maître Sak- commença-t-elle à appeler avant de se figer, son sang ne faisant qu’un tour.

La salle était vide mais portait les marques d’un combat violent. Le parquet était fendu ou éclaté à plusieurs endroits. Plusieurs armes, brisées ou abandonnées lors de l’affrontement, jonchaient le sol. Le combat s’était poursuivi dans la cour intérieure, à en juger par l’état des portes à l’autre bout de la pièce, brisées, déchirées et désarticulées. Dans un coin, un lampion renversé diffusait une lumière faible, cette lueur d’espoir qui aurait dû marquer la fin de son calvaire mais qui emplissait la jeune femme d’effroi. Appuyée contre Lysandre, ils avancèrent vers le centre de la pièce. L’esprit de la gardienne était encore assez clair pour qu’elle puisse analyser la situation. L’odeur de sang était poignante, une traînée rouge s’étendait en direction de l’entrée avant de s’arrêter brusquement. Rena passa un doigt dans le liquide rouge et poisseux ; il était encore frais. Ce qui l’inquiétait, c’était le silence de mort qui régnait dans le dojo.

  Qu’est-ce qu’il s’est passé ici ? demanda le faelien en regardant autour de lui avec stupéfaction.

  Je ne sais pas, répondit Rena en secouant la tête. Mais j’ai un mauvais pressentiment…




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