Rena, fille de l'Ombre

Chapitre 40 : Illusions Dangereuses

8820 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 13/03/2019 01:19

Les dernières notes de la chanson de Necro, restées en suspens dans les airs, résonnaient encore dans le cœur apeuré des deux femmes. Colaïa saisit instinctivement un couteau sur la table et se précipita sur le chasseur de primes. Dans un cri de rage bestial, les yeux animés d’une lueur de folie animale, elle se jeta sur l’homme aux cheveux pastel qui, sans quitter son banc de pierre, se pencha en arrière, esquivant la lame avec aisance, puis tendit une jambe pour faire trébucher la sirène. Entraînée par sa propre vitesse, elle ne put éviter le croche-pied et sa tête alla heurter le rebord du coffre. Elle s’effondra par terre en poussant un cri de douleur qui se transforma rapidement en sifflement de colère. Un filet de sang coulait le long de sa tempe mais loin d’être calmée par sa blessure, elle se redressa et lança aussitôt une nouvelle attaque. Elle leva son vulgaire couteau de table qui n’aurait même pas fait de mal à une motte de beurre mou, prête à frapper aveuglément l’objet de sa peur. Elle ne réfléchissait pas, c’était son instinct de survie qui la guidait, ce qui la rendait particulièrement vulnérable. En quelques secondes Necro l’avait maîtrisée. Plaquée au sol par une clé de bras, elle s’était retrouvée à la merci de sa dague qu’il avait glissée sous sa gorge.

—  Qu’est-ce que vous faites ? s’écria Alajéa en se précipitant vers eux. Ne lui faites pas de mal !

—  Si tu ne veux pas que ta chère sœur rejoigne ma collection de sardines en boîte, dis-lui de calmer ses ardeurs, répliqua-t-il sans le moindre signe d’énervement. J’ai un plus gros poisson à ferrer, je n’ai pas le temps de m’occuper de la petite friture.

Colaïa poussa un grognement peu gracieux, se tortillant avec la puissance d’une anguille pour se dégager de la poigne de Necro, tant et si bien que son épaule se déboîta dans un « crac » douloureux.

—  Oups… C’est fragile ces bêtes-là, nota le nécromancien en feignant la surprise.

—  Ça suffit ! hurla Alajéa. Lâchez-là !

—  Puisque Princesse Poiscaille me le demande si gentiment… rétorqua Necro avec un soupir blasé en relâchant Colaïa, apaisée par l’intervention de son aînée. Mais la prochaine fois que cette folle me saute dessus, j’en fais du sashimi.

Alajéa lui jeta un regard mauvais. En voyant sa sœur en danger, son appréhension avait disparu, elle en avait oublié la peur que lui inspirait cet homme et avait trouvé en elle le courage de le défier. Elle avait aidé Colaïa à se relever et lui avait dit de partir avant que les choses ne dégénèrent vraiment.

—  Demande à une personne de confiance de te soigner. Si Galifaël te voit dans cet état il va se poser des questions et il ne faut pas qu’il apprenne ce qui vient de se passer.

—  Au contraire, je devrais dénoncer cet affreux personnage au roi ! S’il apprenait qu’on a osé lever la main sur moi, il le ferait arrêter puis exécuter et on en serait débarrassé !

—  Exactement… et Galifaël aurait la voie libre pour faire ce qu’il veut de moi. Aussi tordu que ça puisse paraître, cet homme est la seule chose qui se dresse entre lui et moi. Tant que je suis avec lui, je suis en sécurité. Il ne me livrera pas à Galifaël tant qu’il n’aura pas trouvé cette « Clé du Temps » qu’il cherche.

—  Et après ? Quand il l’aura trouvée ? Qu’est-ce qu’on va faire ?

—  Je ne sais pas… admit Alajéa. Peut-être qu’une occasion de m’enfuir se présentera.

—  Le gardien de la Porte Marine est un proche de Galifaël, il ne te laissera jamais passer comme Enthraa l’a fait.

—  Je sais, je ne peux pas rentrer à Eldarya mais je peux toujours me réfugier dans une des neuf cités et faire profil bas. La vie de fugitive n’est pas une vie idéale, mais il faut bien survivre.

—  Oui, souffla Colaïa. Tu as raison. La survie avant tout.

Cela faisait bien longtemps que bon nombre des habitants des Cités Marines avait oublié ce que c’était de vivre, ils étaient trop occupés à tromper la mort pour profiter de la vie.


***


Alajéa appréhendait de se retrouver seule avec le chasseur de primes, mais la présence de sa sœur et son attitude envers lui lui avait fait une bien plus grosse frayeur. C’était une chance qu’il ne l’ait pas tuée, même si elle ignorait ce qui l’avait motivé à épargner Colaïa, lui qui avait poignardé deux gardes – et peut-être plus depuis – sans battre un cil. Necro savait parfaitement qu’Alajéa n’avait nulle part où fuir, c’est pourquoi il l’avait laissée parler avec sa sœur dans le couloir sans surveillance. La sirène était donc retournée docilement dans la chambre et avait remarqué que son geôlier n’y était plus. Elle le chercha un moment du regard et l’aperçut dans le jardin. La petite cour était séparée de la pièce à coucher par trois arches blanches aux piliers torsadés, décorées de moulages en forme de coquillages, qui laissaient entrer la brise marine. L’air était toujours chargé d’une délicieuse odeur d’iode et on pouvait admirer le bassin et les fleurs océanes à loisir depuis la chambre. Le nécromancien observait le bassin avec un intérêt qui contrastait avec son air habituellement indifférent. Ses doigts effleurèrent la surface de l’eau puis son visage se tordit en une grimace de dégoût. Il détestait l’eau salée. Il essuya sa main sur ses vêtements avec dédain en jetant un regard offensé en direction du bassin comme s’il venait de subir une grave insulte. De retour à l’intérieur, il se pencha vers le lit en reniflant sa surface puis se redressa en plissant le nez avec mécontentement. Il s’approcha ensuite de la table pour goûter à la soupe qu’il recracha aussitôt partout sur la table.

—  Sérieusement ? Encore du sel ? Du sel partout ? C’est quoi votre problème avec le sel ?

« On est sous l’océan, c’est normal que tout soit salé » pensa Alajéa qui avait préféré garder le silence, de peur d’offenser son geôlier avec une réponse inappropriée ou indésirable.

—  Si j’avais su, je serais pas venu…

Necro réprima un frisson en contemplant le lit-coquillage. Finalement, c’était une expérience dont il allait se passer. Il appela une servante qui vint débarrasser la table, sur laquelle régnait un chaos digne d’un champ de bataille, avant d’installer un lit un peu plus normal. C’était un simple cadre de bois, recouvert d’une housse en chanvre tissé remplie d’une sorte de mousse végétale séchée étonnamment duveteuse et moelleuse. Necro testa le confort de son couchage puis leva un pouce vers la servante en signe d’approbation. Après qu’elle se soit retirée, il s’allongea sur le lit, les mains derrière la tête, pour piquer un petit somme. Il se fichait complètement d’Alajéa qui, toujours assise à la table, trouvait le silence de plus en plus pesant. Libérée de ses entraves, elle pouvait aller et venir à sa guise mais elle n’avait pas plus envie de se baigner que Necro et elle redoutait de croiser Galifaël dans le palais. Elle poussa un long soupir de lassitude et enfoui sa tête dans ses bras ; autant dormir un peu aussi. Sombrant dans un sommeil agité, elle rêva d’Ezarel et de Nevra. Ils l’avaient trahie et l’avait vendue à un homme sans visage vêtu d’un long manteau noir. Elle avait entendu leurs rires moqueurs quand l’homme l’avait emmenée avec lui. Elle essayait de fuir mais l’homme la rattrapait toujours. Il l’avait traînée sur la plage jusqu’à l’océan. Elle était en train de se noyer mais à travers la surface de l’eau elle voyait la silhouette ondulante de l’homme en noir. Il fit tomber sa capuche derrière laquelle se cachait le visage d’Ezarel. Il la regardait avec mépris, un sourire mauvais aux lèvres. Alors que la sirène coulait dans les profondeurs ténébreuses de l’océan, une main tendue vers celui qui avait causé sa perte, le visage de son bourreau se brouillait, prenant aléatoirement les traits de Nevra, de Necro, d’Ezarel jusqu’à s’arrêter sur celui de Galifaël. Alajéa se réveilla en sursaut, son corps fiévreux et en sueur. Necro, assis en face d’elle, le menton posé dans le creux de ses mains, la regardait comme on regarde un spectacle particulièrement ennuyant et sans intérêt.

—  Tu devrais oublier ton elfe.

—  C-comment vous… ?

—  Tu parlais dans ton sommeil : « Ezarel… non… s’il te plaît… pitié… », singea-t-il en imitant la voix fluette de la sirène. Après tout le mal que je me suis donné pour t’ouvrir les yeux… je vais finir par me sentir vexé.

—  Ce que vous m’avez montré la nuit dernière… c’était une autre de vos illusions ? Ce n’était pas vrai n’est-ce pas ? Ezarel et Nevra n’ont jamais eu cette conversation…

—  Il y a deux types de personnes qui se laissent berner par les illusions. Ceux qui sont trop aveugles pour voir au-delà du mirage. Et ceux qui veulent y croire et choisissent de se laisser tromper. Puis parfois il y a des gens comme toi… qui créent leurs propres illusions et s’emprisonnent dans un monde de fantasmes. Crois-tu que tes illusions sont plus vraies que les miennes ? Je t’ai montré ce que tu savais déjà mais que tu refusais de voir. Qu’est-ce que ça change que cette conversation soit réelle ou pas ? Ce qui compte c’est la vérité qui se cache derrière. Ces deux-là ne t’ont jamais prise au sérieux, ils n’ont jamais eu le moindre respect pour toi.

—  Mais… Nevra a tenu sa promesse, il a vraiment gardé notre relation secrète. Il n’a pas été aussi ignoble que vous avez essayé de me le faire croire.

—  C’est comme ça que tu veux te consoler ? Il a juste eu pitié de toi, tu n’étais qu’une femme facile et perdue à ses yeux et il en a profité pour combler son propre vide. Et tu crois que l’elfe en avait quelque chose à faire de savoir que tu couchais avec le vampire ? Tu te donnes beaucoup trop d’importance, cela n’aurait rien changé à ses yeux car il ne t’a jamais témoigné le moindre intérêt. Et tu étais prête à te donner la mort pour des gens comme ça… Tout ce mélodrame mièvre, c’est à mourir d’ennui.

—  Je n’allais pas… C’est vous qui m’avez poussée ! protesta Alajéa, piquée au vif par les mots de Necro.

—  J’avais pas le temps d’attendre que tu te décides, répliqua-t-il en haussant les épaules avec indifférence.

—  J’espère qu’il me croit morte et qu’il se sent coupable… murmura tristement Alajéa pour elle-même, un sanglot coincé dans la gorge.

—  Pourquoi ? Parce que ça voudrait dire qu’il t’aime au moins un peu ?

Necro se leva pour faire le tour de la table, sans se presser, comme un comédien qui arpentait la scène d’un théâtre. Il s’arrêta devant la sirène puis se pencha vers elle, ses mains appuyées contre le dossier de la chaise, de part et d’autre de son visage.

—  À quel point l’aimes-tu ? Jusqu’où vont tes illusions ? Je suis curieux…

Une lueur d’excitation brillait dans ses yeux habituellement voilés par le désintérêt le plus total pour ce qui l’entourait. Il approcha son visage de celui d’Alajéa en s’humectant les lèvres comme s’il s’apprêtait à goûter à un mets délicieux. La sirène eut un mouvement de recul mais elle était prise au piège. Elle tourna la tête mais Necro la saisit par le menton et la força à lui faire face. Ses lèvres vinrent effleurer les siennes, sa langue suivant sensuellement leur forme ourlée avant de s’immiscer un peu plus profondément jusqu’à venir caresser l’émail de ses dents. Alajéa avait fermé les yeux, la mâchoire serrée pour ne pas le laisser aller plus loin. Elle ne rouvrit ses yeux embués de larmes qu’après avoir été libérée de ce baiser forcé. Ce n’était plus Necro qui se tenait debout devant elle, mais un homme qui ressemblait en tout point au capitaine de l’Absynthe.

—  Ezarel ? demanda-t-elle, incrédule.

L’elfe la tira de sa chaise puis glissa un bras autour de sa taille pour l’attirer à lui. Il fit glisser une main le long de son visage en la regardant avec une tendresse amoureuse.

—  Je suis l’incarnation de tes fantasmes… si c’est moi que ton cœur aime si profondément et que ton corps désire si ardemment, je serai tiens pour une nuit. Un songe éphémère dont tu garderas un souvenir éternel.

Il leva délicatement son menton, plongeant son regard d’azur dans celui de la sirène. Elle était totalement hypnotisée par cette puissante illusion. Ce n’était pas Ezarel, elle le savait. Pourtant lorsqu’il l’embrassa elle se laissa aller à son baiser langoureux, elle goûta aux caresses sucrées de sa langue ; elle frissonna de plaisir lorsque ses doigts dansèrent le long de sa colonne vertébrale ; elle passa ses bras autour de son cou et colla son corps contre le sien lorsque ses doigts se perdirent dans ses cheveux. Ce n’était qu’une illusion. Ezarel n’était pas là, il ne pouvait pas être là. Pourtant son visage, son corps, son odeur, son toucher, sa voix, et même ses vêtements, tout paraissait si… familier.

« Ce n’est pas Ezarel » dit une petite voix au fond d’elle lorsqu’il la poussa sur le lit. « Ce n’est pas lui » lui répéta la voix lorsqu’il commença à la déshabiller. « Ça ne peut pas être lui » insista sa conscience en se faisant de plus en plus faible tandis que les mains chaudes et agiles de l’elfe parcouraient le corps de la sirène avec fébrilité et sensualité. Ezarel n’est pas là. Elle lui rendait ses caresses et son étreinte. Ce n’est pas possible. Elle laissa échapper un soupir de plaisir lorsqu’il se glissa en elle, son corps épousant le sien avec une harmonie fiévreuse, sa peau brûlante glissant contre la sienne, sa respiration haletante faisant écho à ses gémissements. Ce n’était pas réel mais la rationalité d’Alajéa avait été exilée dans les confins de son esprit. Elle était tombée sous le charme de l’illusionniste.


***


La sirène s’était endormie dans les bras de son elfe fantasmé, l’illusion se prolongeant jusque dans son sommeil. Ce n’est qu’au lever du jour que le rêve fut brisé par les rayons timides du soleil, adoucis par l’étendue liquide, qui ramenèrent brutalement la jeune femme à la réalité. A ses côtés, le bel elfe à la longue chevelure bleue avait laissé place à la silhouette plus efféminée et presque maigrichonne de Necro, son visage en partie caché par ses cheveux en bataille. Les mains glissées sous son oreiller, il dormait sur le ventre avec l’insouciance d’un nouveau-né. Il avait presque l’air inoffensif et mignon comme cela, mais les événements de la veille lui revinrent soudain en mémoire et Alajéa porta une main à sa bouche en réprimant un haut-le-cœur. Elle tira les draps à elle, s’enroulant dedans pour cacher sa nudité, puis se précipita dehors pour vomir dans un coin du jardin. Les genoux ramenés contre sa poitrine, elle se berça doucement en pleurant. Elle avait terriblement honte mais elle était aussi très en colère contre l’illusionniste qui l’avait manipulée de la plus vile et la plus tordue des façons. Elle se sentait humiliée, souillée, violée. 

—  Ben ça fait toujours plaisir… lâcha Necro qu’elle n’avait pas entendu arriver près d’elle. Et ça se fait pas de se barrer avec les draps comme ça, si j’attrape un rhume ce sera de ta faute, ajouta-t-il en agitant un doigt accusateur vers la sirène.

Son attitude, comme bien souvent, contredisait ses mots. Il était torse-nu, son pantalon noir un peu trop lâche, retenu par une ceinture en cuir de la même couleur, retombant sur ses hanches étroites, et son corps, bien que maigre, était ferme et bien dessiné. Pourtant, malgré la brise matinale un peu frisquette, il n’avait pas l’air d’avoir froid et il ne semblait absolument pas vexé. Alajéa se releva d’un bond, prête à lui sauter à la gorge.

—  Comment est-ce que vous avez pu me faire ça ?! Quel genre de monstre êtes-vous ?

Necro se massa la nuque en faisant mine de réfléchir.

—  Le genre… pervers qui aime torturer les gens ? dit-il enfin en penchant la tête sur le côté, comme s’il n’était pas certain de la réponse.

—  Vous n’avez aucune décence… siffla Alajéa entre ses dents.

—  La décence ? C’est quoi ? Ça se mange ?

—  Tout cela n’est qu’un jeu pour vous, ça vous amuse peut-être de manipuler les gens et de les traiter comme des objets, mais ça finira par vous retomber dessus un jour.

L’illusionniste prit soudain un air sérieux qui ne lui ressemblait pas.

—  À aucun moment je ne t’ai forcée à aller aussi loin, lui fit-il remarquer froidement. Tu as choisi de te laisser tromper, tu as cédé à la tentation, tu es la seule fautive. Je souhaitais seulement vérifier à quel point ton esprit était corrompu par ton obsession. Je voulais savoir si l’amour que tu prétends avoir pour cet elfe n’était lui aussi qu’une illusion. Et maintenant je peux affirmer avec certitude que tu n’as jamais réellement aimé cet homme. Ce n’était qu’une copie de quelqu’un d’autre. Cet original que tu as perdu et que tu as projeté sur lui. Au fond, celui à qui ton cœur a toujours appartenu c’est ton fiancé, Yzaraël. Si tu avais sincèrement aimé l’elfe, tu aurais pu différencier le vrai du faux et tu n’aurais pas perdu de vue la réalité. Mais parce que celui que tu aimes a disparu à jamais, tu cherches à le retrouver par tous les moyens, même si cela signifie vivre dans l’illusion et le mensonge. Il serait temps de faire ton deuil et de passer à autre chose.

Alajéa n’avait rien à répondre à cela. Tout ce qu’il avait dit était vrai, elle le savait, mais elle avait besoin d’un bouc émissaire pour endosser sa faute, d’un coupable qu’elle pouvait accuser d’être la cause de son malheur. 

—  Vous n’avez jamais aimé quelqu’un si fort que vous auriez été prêt à n’importe quoi pour cette personne ? Vous ne vous êtes jamais dit que vous ne pouviez pas vivre sans elle ? Que vous seriez prêt à aller jusqu’en enfer pour la sauver s’il le fallait ?

La sirène repensa au jour où Galifaël avait tué son fiancé devant ses yeux. Il n’y avait rien de pire que tenir son amant dans ses bras alors qu’il agonisait et se vidait de son sang. Elle l'avait supplié de ne pas mourir, elle avait pleuré, elle avait prié et à la fin elle avait serré son corps sans vie contre elle en maudissant Margygr. Elle avait hurlé et s’était débattue comme un beau diable quand Galifaël avait ordonné qu’on emporte la dépouille d’Yzaraël. Comment avait-il pu leur faire ça ? Comment avait-t-il pu les trahir de la sorte ? Qui était ce monstre cruel et sanguinaire ? Comment son ami d’enfance et futur beau-frère avait-il pu assassiner sa propre famille ? Comment pouvait-il convoiter la fiancée de son propre frère ? Le cadavre d’Yzaraël n’était même pas encore froid qu’il avait déjà décrété qu’il ferait d’Alajéa son épouse. Le mariage avait eu lieu dès le lendemain alors que la salle de réception portait encore les traces sanglantes de la tragédie qui s’était déroulée la veille. Elle avait dû se préparer pour la nuit de noces mais alors que l’heure approchait, elle ne pouvait se résoudre à ce cruel destin. Pour rien au monde elle n’accepterait de coucher avec Galifaël, elle rejoindrait son amant dans la mort avant qu’il ne puisse poser la main sur elle. Si Jaya n’avait pas été là pour l’en empêcher et lui proposer une autre issue, elle se serait poignardée sur le champ.

Après sa fuite avec Enthraa, elle avait été secourue par la garde d’Eel. C’était Ezarel qui les avait trouvées sur la plage, la gardienne de la Porte Marine en train d’agoniser dans les bras d’une Alajéa complètement perdue, rongée par le chagrin, la peur et le désespoir. Elle lui avait toujours été reconnaissante pour l’avoir acceptée au sein de sa garde malgré son incompétence et pour lui avoir donné des jambes et la chance de refaire sa vie sur la terre ferme. Toutefois, ce n’était pas ce qui l’avait attirée chez lui. Elle avait été frappée par sa ressemblance avec Yzaraël et la similitude dans leur nom. Une idée folle avait alors germé dans son esprit. On disait que les sirènes avaient trois vies : une vie aquatique, une vie terrestre et une vie céleste. On appelait ce principe « l’ascension de l’âme ». Ressassant cette croyance dans sa tête, Alajéa s’était persuadée qu’Ezarel était la réincarnation terrestre de son fiancé. Elle avait alors essayé de forcer le destin pour qu’il tombe amoureux d’elle comme par le passé. Elle espérait même qu’en tombant amoureux d’elle, il se souviendrait de sa vie antérieure. Il l’avait rejetée, encore et encore, mais elle ne pouvait pas renoncer à cette idée. Il avait donné son cœur à une autre femme mais elle était convaincue que c’était une erreur, qu’elle ne faisait pas partie du « plan », qu’elle n’était pas la femme qui lui était destinée.

Quand Rena avait disparu dans l’explosion du Cristal, Alajéa avait été libérée d’un poids, elle avait eu la confirmation que sa théorie était juste, que la yuki-onna n’était qu’une femme de passage dans la vie d’Ezarel. Elle avait donc redoublé d’efforts pour séduire l’elfe. Elle avait également fait de nombreuses recherches sur les vies antérieures et les destinées amoureuses. Les couples dont l’amour était particulièrement fort et profond se retrouvaient toujours, quelles que soient leurs réincarnations. Elle avait réussi à mettre au point un filtre d’amour spécial qui permettait à un couple lié par le destin de se souvenir de leurs vies antérieures. Elle pensait que le plus difficile serait de sacrifier un lovigis – cela lui avait brisé le cœur de devoir égorger et plumer une créature si adorable et si innocente – mais la tâche la plus ardue avait été de faire boire la potion à Ezarel. Elle aurait pu se consoler en se disant que c’était un échec de plus mais le pire était qu’il avait bu le filtre à son insu et qu’il ne s’était absolument rien passé. La seule conséquence qu’avait eu le breuvage enchanté était d’avoir ravivé la douleur liée à la perte de Rena et l’elfe avait été d’une humeur exécrable toute la semaine. Pourtant, elle ne pouvait pas se résoudre à accepter la vérité parce que c’était le seul espoir auquel elle pouvait se raccrocher. Elle sentait que si elle cessait de courir après Ezarel, c’était son fiancé qu’elle abandonnait… Alajéa fut tirée de sa rêverie par Necro qui venait de répondre à sa question avec une honnêteté à laquelle elle ne s’attendait pas.

—  Il y a bien une femme que j’ai aimée il y a longtemps… mais je ne sais pas si je l’aime encore. Je ne sais même pas si elle est morte ou si elle est encore vivante quelque part. Parfois, je souhaite qu’elle soit morte car je ne veux pas croire qu’elle m’a trahi et abandonné. À d’autres moments, je me dis qu’elle est en vie mais que quelque chose l’empêche de revenir et de tenir sa promesse. Je ne l’ai jamais vraiment cherchée après sa disparition mais je ne peux pas l’oublier. Parfois je crois la reconnaître dans le visage d’un étranger. Un homme, une femme, un enfant, j’ai la sensation qu’elle pourrait être n’importe qui et personne à la fois. Après tout, elle aussi était très douée en magie d’illusion, elle l’était peut-être même plus que moi.

—  Comment s’appelait-elle ? demanda Alajéa qui, malgré elle, avait été touchée par le ton mélancolique du nécromancien.

—  Shion… mais je me suis fait une raison. Notre relation n’était pas tout à fait « conventionnelle » selon les critères moraux de notre société même si ce n'est pas pour cela que notre relation était compliquée... Disons que nous n'étions pas tout à fait sur la même longueur d'onde et que nous voulions des choses différentes. Elle passait toujours la première pour moi mais j'avais l'impression de toujours passer en deuxième pour elle. Ce n'était pas très égal ni très juste pour moi... Puis elle a disparu la nuit où le Cristal a été détruit et je ne l’ai plus jamais revue depuis.

Cette histoire avait piqué la curiosité de la sirène. Elle voulait en savoir plus mais elle se méfiait toujours du chasseur de primes. Son comportement était si imprévisible qu’elle ne savait jamais sur quel pied danser avec lui.

—  En quoi votre relation n’était-elle pas « conventionnelle » ? hasarda-t-elle timidement.

—  Shion était ma sœur jumelle.

Alajéa regretta immédiatement d'avoir posé la question. Elle ne s’attendait pas à ce que Necro lui fasse un tel aveu avec autant de nonchalance. Son expression ne trahissait aucune émotion ni aucune culpabilité, comme si le caractère incestueux de cette relation était un problème pour tout le monde sauf pour lui. La sirène ne pouvait pas s’empêcher de trouver cela choquant, immoral et malsain, et pourtant elle comprenait aussi ce qu’il pouvait ressentir. On ne choisissait pas de qui on tombait amoureux et le destin avait parfois une drôle de façon de nous le montrer. L’illusionniste l’avait compris tout aussi bien qu’elle mais l’avait accepté plus facilement. Plutôt que de s’embarrasser avec des questions de morales ou de conventions sociales, il préférait suivre son instinct et ses envies.

—  Ta curiosité a-t-elle été satisfaite ? demanda Necro, un léger sourire en coin, amusé par l’expression embarrassée de la sirène après cette révélation scandaleuse. Enfin, ma situation est loin d'être comparable à la tienne. Au moins moi je sais reconnaître ma propre sœur. Tu croyais vraiment que l'elfe était la réincarnation de ton fiancé ?

— Pourquoi pas ? Il lui ressemble et il est apparu au moment où j'avais le plus besoin de lui.

L'illusionniste poussa un long soupir exaspéré face à la réponse stupidement naïve de la sirène.

— La réincarnation ça ne marche pas comme ça. Réfléchis un peu. Comment veux-tu qu'un mort se réincarne en une personne qui est déjà adulte ? Ce n'est possible que si la personne est morte avant que sa réincarnation ne naisse. Sinon ça s'appelle une possession, mais je ne crois pas que l'elfe soit possédé par l'esprit de ton fiancé non plus. Je ne savais qu'on pouvait être aveugle à ce point ou alors c'est à cause de ton idiotie innée ?

Honteuse, Alajéa baissa la tête. Elle n'avait jamais été très intelligente, elle le reconnaissait, mais ce n'était pas une imbécile heureuse non plus. Elle était assez lucide pour se rendre compte de sa propre bêtise et elle se sentait terriblement humiliée à chaque fois qu'on lui faisait remarquer son incompétence. Elle ne pouvait rien faire sans qu'on lui explique longuement et lentement ce qu'on attendait d'elle, et elle faisait passer ses émotions avant la réflexion. Elle avait fait un transfert sentimental sur Ezarel puis s'était laissée aller à la désillusion sans même se rendre compte que cela n'avait aucun sens. Cela valait aussi pour ce qui s'était passé avec Necro. Elle avait été stupide de se laisser berner aussi facilement. Comme s'il avait lu dans ses pensées, le chasseur de primes prit la dague glissée à sa ceinture et la tendit à la sirène.

—  Si malgré tout tu penses vraiment que je suis le seul fautif et que je mérite d’être puni pour ce qu’il s’est passé hier soir, je vais te donner une chance de te venger. Tu as l’autorisation d’essayer de me tuer où tu veux et quand tu veux, jusqu’à ce que tu réussisses ou renonces à ta vengeance.

Elle lui jeta un regard incrédule mais son visage était si inexpressif qu’elle n’arrivait pas à deviner s’il était sérieux ou s’il plaisantait.

—  C’est un autre de vos jeux ? demanda-t-elle avec méfiance. Vous essayez encore de me tester ou quelque chose ?

—  Pas vraiment, répliqua-t-il en haussant les épaules. Mais je sens que chercher la Clé du Temps va être une activité particulièrement ennuyeuse alors pourquoi ne pas pimenter un peu la situation ?

Il fourra la dague dans les mains d’Alajéa sans lui laisser la possibilité de refuser. Elle se doutait que s’il lui proposait cela c’est qu’il savait qu’elle ne pourrait pas le tuer et elle n’avait aucune intention de se ridiculiser en tentant l’impossible. Elle garda néanmoins l’arme, elle pourrait toujours servir dans d’autres situations ou faciliter sa fuite si elle avait une chance d’échapper au chasseur de primes.


***


Un peu plus tard dans la matinée, une nouvelle servante leur apporta de quoi se laver. Necro soupçonnait le roi d’envoyer des domestiques différents à chaque fois pour limiter les contacts avec son ex-épouse. Aidée de deux gardes, la femme de chambre installa un grand baquet au milieu de la pièce, puis elle le remplit avec de l’eau tiède délicatement parfumée et parsema quelques fleurs de lotus pour la touche décorative. Elle déposa des serviettes et un bloc de savon sur une petite desserte à côté du baquet puis se retira en souhaitant un bon bain à son hôte. Elle devait avoir reçu des ordres très stricts concernant Alajéa car elle ne lui adressa pas un regard et l’ignora comme si elle n’existait pas. Necro était particulièrement ravi de pouvoir faire trempette dans de l’eau douce et s’empressa de retirer son pantalon, sans se soucier de choquer la sensibilité de la sirène qui se couvrit les yeux dès qu’elle le vit se déshabiller.

—  Tu comptes mariner dans ton jus crasseux pendant combien de temps ? lança-t-il en entrant dans le bain. Pas que l’odeur me dérange mais j’ai connu des princesses plus propres que ça. Il y a assez de place pour deux et après ce qu’on a partagé cette nuit, ce n’est quand même pas ça qui va te gêner ?

La sirène devint rouge comme une pivoine. Elle ne savait pas ce qui était le plus embarrassant, son commentaire concernant son odeur corporelle ou son invitation lancée le plus naturellement du monde. Elle devait pourtant avouer qu’elle ne se sentait pas très fraîche et qu’un bain lui ferait le plus grand bien.

—  J’irai après, répondit-elle en resserrant le drap autour d’elle.

—  Parce que tu crois que je vais te laisser passer après moi ? C’est maintenant ou jamais.

Elle avait été bête de croire que Necro pouvait être sincèrement « gentil ». Il ne pensait qu’à s’amuser avec elle et il avait toujours une nouvelle idée derrière la tête pour la mettre dans des situations embarrassantes. Elle se renifla discrètement, elle sentait vraiment mauvais. Elle hésita un moment, après tout elle pouvait bien puer la mort si elle n’était qu’une vulgaire prisonnière dont les jours étaient comptés. D’un autre côté, elle ne voulait pas céder aux manipulations du chasseur de primes qui se satisferait d’une décision comme de l’autre. Il avait gagné d’avance donc autant se prendre au jeu et lui montrer qu’elle se fichait de ses petites manigances. Elle avait envie de ce bain et ce n’était pas parce qu’un pervers était en train de polluer l’eau qu’elle allait s’en priver. Elle s’avança jusqu’au baquet puis laissa glisser le drap le long de ses courbes généreuses. Le nécromancien, trop occupé à jouer avec les fleurs de lotus, lui jeta à peine un regard lorsqu’elle entra à son tour dans le bain.

Alajéa s’aperçut rapidement que si le bac était assez profond il n’était pas bien large et elle ne pouvait pas empêcher ses jambes de frôler celles de Necro. Elle attrapa le savon sur la desserte en cachant son embarras du mieux qu’elle pouvait ; plus vite elle se laverait plus tôt elle pourrait sortir. Alors qu’elle était en train de décrasser ses cheveux poisseux, pleins de sable et de sel, un détail qu’elle n’avait pas remarqué chez l’illusionniste attira son regard. Une petite rainette était tatouée sur sa poitrine, juste en dessous de sa clavicule gauche. C’était un dessin simple et épuré, réalisé dans un style calligraphique qui rappelait les estampes à l’encre de chine. Une libellule, attirée par les effluves parfumés, vint se poser sur l’épaule de Necro. Cela ne dura qu’une fraction de seconde, le mouvement presque trop rapide pour un œil novice, mais Alajéa était persuadée que la grenouille venait de dérouler sa langue pour happer la libellule. Quelque chose avait été avalé par le batracien d’encre, elle ne savait pas trop quoi exactement mais c’était comme si l’aura de l’insecte avait été dévorée. La libellule était tombée raide morte et flottait à la surface de l’eau.

—  C’était quoi ça ? s’écria-t-elle, les yeux ronds comme des soucoupes. Votre tatouage… il vient juste de…

—  Passe-moi le savon si t’en as plus besoin, l’interrompit le jeune homme qui avait l’air de se ficher de son histoire comme de sa première chemise.

Il attrapa la libellule morte par une aile avant de la jeter sans cérémonie hors du bain. La sirène lui tendit le savon tout en fixant sa clavicule. Elle sursauta, le bloc de glycérine lui échappant des mains, lorsqu’elle vit la grenouille faire un bond et disparaître dans le dos de l’illusionniste.

—  Je le savais ! Votre tatouage est vivant ! Il bouge !

—  Oui et alors ? répliqua Necro qui essayait de récupérer le savon tombé au fond du baquet.

—  Vous êtes quoi exactement ? demanda la sirène en se reculant

avec méfiance.

—  Comment ça ?

—  C’est quoi votre race ? Vous êtes quel genre de faery ?

—  Moi ? Je ne suis pas un faery, je ne suis qu’un simple humain.

—  Pardon ? fit Alajéa qui n’en croyait pas ses oreilles. Vous n’avez absolument rien « d’humain ». Même pour un faery vous êtes bizarre.

—  Touché. Disons que je suis un peu des deux alors.

—  Un faelien ?

—  Si tu veux.

N’ayant pas l’air disposé à lui en dire plus sur sa nature ou sur ce qu’était ce tatouage étrange, Alajéa n’insista pas et sortit du bain tandis que Necro finissait de se laver. Elle secoua ses vêtements pour enlever le plus gros des saletés puis se rhabilla rapidement.

Elle retira la potion attachée à sa ceinture, elle n’était d’aucune utilité là où elle se trouvait. Pour une raison qu’elle ignorait, elle ne pouvait pas changer de forme naturellement à Eldarya, elle devait avoir recours à un enchantement pour transformer sa queue de sirène en jambes. Ce n’était pas le cas en Atlantide où elle pouvait se métamorphoser à volonté. Contrairement au monde terrestre, le maana n’existait pas dans les Cités Marines et les atlantes ne pouvaient pas utiliser la magie de façon naturelle et spontanée ; ils avaient donc recours à des artefacts forgés dans la Fontaine Miraculeuse, une source magique située au cœur de la cité d’Octopolis. Les sirènes possédaient néanmoins quelques caractéristiques magiques naturelles communes à l’ensemble de la race, parmi lesquelles on comptait la métamorphose, mais aussi la capacité à communiquer entre eux par la pensée – parler étant impossible sous l’eau. Ce n’était pas de la télépathie au sens strict du terme, c’était plus une forme de langage basique, composé de signaux sonores lancés à une certaine fréquence, qui permettait aux sirènes de se reconnaître ou d’avertir leurs compagnons d’un danger. Elles pouvaient aussi communiquer avec certains animaux marins évolués comme les requins ou les dauphins et les contrôler. Elle se souvenait de ses vacances passées à Azuralya où, contrairement à Atlantide ou même Antalya, sa ville natale, les étages inférieurs des habitations et des commerces étaient immergés, ce qui permettait de passer autant de temps à la surface que sous l’eau. Pourtant, depuis qu’elle avait goûté à la vie terrestre, c’était quelque chose qui ne lui manquait absolument pas. Parfois elle sentait que son exil lui avait fait perdre son identité de sirène. Elle se demandait s’il était encore possible de renouer avec ses origines.


***


En fin de matinée, l’assistant qu’avait promis Galifaël à son hôte se présenta à la porte de la chambre. C’était un jeune freluquet affublé de lunettes trop grandes pour lui, qui glissaient sur son nez couvert de taches de rousseurs rosâtres. Il portait une toge qui ne couvrait que la moitié de son torse et s’enroulait autour de sa taille à la façon d’un pagne. Comme tous les atlantes, sa peau était marquée ici et là par des plaques d’écailles luisantes, les siennes avaient des reflets rosés. Les brindilles qui lui servaient de biceps étaient ornées d’anneaux en argent et les bracelets de force à ses poignets remontaient presque jusqu’à ses coudes. Ses cheveux rose saumon étaient tressés en une longue natte épaisse qui descendait jusqu’à ses mollets maigrichons, enserrés dans une paire de sandales à lanières. Il lui rappelait vaguement Kero – des écailles et des branchies à la place d’une corne – et Alajéa devinait sans grand mal qu’il s’agissait d’un élève de Koralya, la cité des érudits.

—  Je suis là pour vous servir, au nom de notre bon et juste souverain ! annonça-t-il gaiement en entrant dans la pièce. J’ai fait quelques recherches et il semblerait que la Clé du Temps se trouve au Sanctuaire des Portails mais je n’ai rien trouvé de très clair sur le sujet. Le serment est transmis oralement de génération en génération, la seule trace écrite qu’on ait indique une cérémonie secrète au Sanctuaire après chaque intronisation. C’est une piste à explorer !

—  Parfait, dans ce cas allons-y, répondit son hôte en emboîtant le pas au jeune érudit. Alajéa, suis-nous.

L’atlante s’arrêta si brusquement que Necro lui rentra dedans et recula d’un pas.

—  Euh… je suis désolé… mais… j’ai reçu des ordres au sujet de la… hm… prisonnière… et elle doit rester confinée dans sa chambre, s’excusa-t-il nerveusement.

—  C’est ma prisonnière, on m’en a donné l’entière responsabilité. Comment je suis censé la surveiller si elle reste ici ?

—  Je comprends bien, acquiesça le garçon l’air sincèrement désolé, mais le roi m’a donné des instructions formelles. Si vous insistez pour qu’elle vienne, je vais en informer Sa Majesté pour qu’il révoque son ordre. Je suis certain que dans son infinie bonté il vous fera cette gracieuse faveur.

Il tourna les talons pour quitter la chambre avec empressement, cette affaire devant être réglée de toute urgence. Necro porta une main à sa ceinture avant de se rappeler qu’il avait donné sa dague à la sirène.

—  « Bonté infinie » mon cul ! lâcha-t-il en attrapant l’érudit par sa tresse avant qu’il ne lui échappe.

—  Aïe ! Mais qu’est-ce que vous faites ? s’écria le garçon avec effarement.

— Regarde-moi bien. Tu vois ce crapaud monstrueux derrière moi ? Il avale ses proies toutes rondes mais si tu ne fais pas ce que je te dis, je ferai en sorte qu’il te mastique très, très lentement pour que tu puisses sentir tous tes os se briser et ta peau se décomposer au contact de sa salive corrosive.

Alajéa ne voyait aucun crapaud mais le garçon aux cheveux roses, lui, devait le voir car il poussa un hurlement d’effroi et tomba sur son séant, puis se mit à ramper sur les mains pour échapper à la créature invisible.

—  Je suis désolé, cria-t-il en sanglotant. Elle peut venir avec nous ! Par pitié ne laissez pas ce monstre me dévorer ! Je suis trop jeune pour mourir comme ça !

Necro claqua des doigts et le crapaud cauchemardesque se dissipa dans un brouillard noir. L’illusion particulièrement réaliste et terrifiante avait été efficace sur l’érudit qui était devenu aussi docile et tremblotant qu’un agneau qui venait de naître.

—  C’est quoi ton nom ?

—  M-mo m-mon n-nom ? K-k-ki Kyliön… Monsieur. 

—  Bon ben alors c’est parti mon kiki ! On n’a pas toute la vie devant nous.

Alajéa lui jeta un regard en biais. Si la blague de Necro était volontaire, il n’en montrait rien. La sirène avait l’impression qu’il faisait tout machinalement et qu’il trouvait sa propre existence particulièrement insipide.


***


Kyliön les accompagna jusqu’au Sanctuaire des Portails tout en se lançant dans un discours de longue haleine sur leur fonctionnement et l’organisation des Neuf Cités. Contrairement à ce que le nom faisait croire, il ne s’agissait pas d’un lieu sacré mais d’une vaste salle souterraine, située sous le palais, qui abritait huit portails permettant d’accéder aux diverses cités du royaume. Le terme « Atlantide » faisait référence à la fois à l’ensemble de l’empire sous-marin et à la capitale où résidait le roi, une partie de ses sujets et les serviteurs du palais. Tous les habitants, qu’ils soient originaires de la capitale ou non, étaient appelés « atlantes ». Les autres cités étaient Antalya, la cité politique où se réunissaient gouverneurs, ministres et hommes de lois ; Azuralya, la ville la plus touristique des Cités Marines et destination privilégiée des vacanciers ; Koralya, la cité des érudits qui était en fait une bibliothèque géante et où été formée l’élite intellectuelle du royaume – Kyliön ajouta fièrement qu’il était l’élève le plus jeune mais le plus prometteur de sa promotion.

Il y avait également la Cité des Sables, une ville majoritairement minière d’où on extrayait toutes sortes de matériau – coquillages pour le nacre, corail, roches océaniques – et où se trouvait la très prestigieuse soufflerie de verre de Sïo. La Cité de l’Ecume, dont la richesse de la faune et de la flore ainsi que la fertilité des sols, en avait fait une cité agraire – c’était de là que provenait l’essentiel de la nourriture. La Cité des Perles rassemblait les artisans et les artistes, du joaillier au peintre en passant par l’architecte et le sculpteur. Octopolis, la cité sacrée, où l’on pouvait se recueillir dans un des neuf temples dédiés à chacun des avatars de Margygr. C’était la capitale religieuse du royaume, les prêtres avaient presque autant de pouvoir que les gouverneurs impériaux ; ils avaient le rôle de Protecteurs de la Fontaine Miraculeuse et il fallait leur autorisation pour pouvoir forger un artefact magique dans la source. Et enfin, Phôn, la cité du plaisir, qui dormait le jour et s’éveillait la nuit, avec ses maisons closes pleines à craquer de courtisanes, ses banquets où la nourriture et l’alcool coulaient à flots, et ses parloirs de jeux où les trafics allaient bon train. A la mention de Phôn, Alajéa se souvint que c’était la seule cité que son père, alors gouverneur d’Antalya, avait refusé de faire visiter à ses filles lors de leur voyage initiatique. Seul son frère aîné avait eu le droit d’y aller, ce que les deux sœurs avaient trouvé particulièrement injuste à l’époque. A présent, la sirène pensait que c’était sans doute préférable qu’elles n’y soient pas allées car elles n’auraient pas aimé ce qu’il y avait à voir là-bas.

Chaque cité possédait son Sanctuaire des Portails ce qui permettait de relier facilement les cités entre elles. Les allers et les venues étaient libres, à l’exception de la cité d’Atlantide où les arrivées et les départs étaient sévèrement contrôlés, d’une part pour assurer la sécurité du roi et de sa famille, et d’autre part car la Porte Marine qui permettait d’accéder au monde terrestre se trouvait également à Atlantide. Le passage était étroitement surveillé depuis la destruction du Cristal et la crise qui s’en était suivie. Le roi Galifaël, craignant que les eldaryens ne convoitent les Neufs Cités pour leur autonomie alimentaire, avait instauré une politique isolationniste avec un contrôle très strict des migrations. Les procédures pour rejoindre la cité d’Atlantide, en plus d’être longues et compliquées, n’aboutissaient pas la moitié du temps. Kyliön leur confia à demi-mots avec une expression angoissée qu’il existait un moyen clandestin et plus rapide pour entrer dans le monde marin, grâce un rituel cruel et barbare qui consistait à sacrifier une sirène. Ce sacrifice reposait sur le lien sacré entre les sirènes et leur dieu : lorsqu’une sirène exilée mourrait, son âme retournait à Margygr en attendant l’heure de sa réincarnation. Ce transfert créait une tension magique qui activait la Porte Marine pendant quelques secondes et permettait à l’âme de passer d’un monde à l’autre. Alajéa se garda bien de lui faire savoir que s’ils étaient là c’était justement parce que Necro avait essayé de se servir d’elle comme sacrifice pour ouvrir le passage. Sa survie miraculeuse demeurait un mystère pour elle comme pour lui. Ce dernier avait d’ailleurs feint l’indignation en apprenant qu’un tel rituel existait et avait lâché un « oh là là c’est pas très gentil ça » qui était tout sauf crédible.

Ils arrivèrent enfin au Sanctuaire des Portails où s’élevaient huit arches de pierre disposées en cercle autour d’un socle sur lequel reposait un dôme de verre qui renfermait une version miniature d’Atlantide. Kyliön entama une nouvelle série d’explications et l’illusionniste commençait sérieusement à contempler l’idée de le bâillonner avec sa tresse pour pouvoir profiter d’une seconde de silence. Il s’approcha du socle central, songeant que si la Clé du Temps était cachée quelque part, c’était sans doute dans la maquette de la cité. Il sortit le sceau royal de sa poche. C’était un médaillon en argent d’une dizaine de centimètres de diamètre. Il était frappé du symbole des Neufs Cités ; une pieuvre dont la tête représentait Atlantide et les tentacules les huit villes qui gravitaient autour de la capitale. En examinant le pilier de pierre, Necro remarqua rapidement une cavité dont la forme semblait correspondre au médaillon. Il y encastra le sceau et presque aussitôt le dôme de verre qui protégeait la cité miniature se désagrégea, révélant la présence d’un objet auparavant invisible. La coupole qui formait le sommet du palais à son point culminant était ornée d’une gemme bleue marine. L’illusionniste la saisit du bout des doigts puis la contempla avec perplexité. Ça ne ressemblait ni de près ni de loin à une clé mais c’était clairement une perte de temps. Le chasseur de primes retira le médaillon, le dôme se reformant immédiatement autour de la maquette, mais alors qu’il s’apprêtait à le remettre dans sa poche, il nota un phénomène étrange : la tête de la pieuvre émettait une faible lueur. Necro approcha la gemme qui réagit au contact du sceau et se mit à briller elle aussi. Sans grande surprise, le joyau fusionna avec le médaillon, s’enfonçant dans le métal pour venir orner le front du céphalopode. L’illusionniste poussa un long soupir : comme prévu, cette quête s’annonçait très longue et ô combien ennuyeuse. S’il avait su, il ne serait pas venu…

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