Rena, fille de l'Ombre

Chapitre 53 : Altercation

10689 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 08/11/2020 20:01

Hélios et Shion avait laissé Balenvia derrière eux. Ils avaient pris la route du sud pour rejoindre le petit port de Kairnoth, situé à une trentaine de lieues du village. Les voyageurs se reposaient en bordure de chemin lorsqu’un familier ailé vint se poser à leurs pieds. Le Crowmero sautilla jusqu’à Hélios pour lui présenter sa patte baguée, à laquelle était fixée une cartouche bien trop grande pour le pauvre corvidé. 

— Shion, si tu veux bien.

Sa compagne déroula le message caché dans le tube qu’elle lui lut à voix haute. C’était un message qui les informait que leur allié, Maître Sakumo, avait été assassiné. Un avis de recherche avait été joint à la missive. C’était un portrait de Nevra Dragoman. Shion lui en fit une brève description. 

— Cela confirme ce que tu as entendu, commenta Hélios en poussant un soupir attristé. Je suis navré que tu aies eu à perdre deux personnes qui t’étaient si chères en si peu de temps. 

Son garde du corps ne répondit rien à cela. Si elle souffrait de la disparition de son mentor, elle n’en laissait rien paraître. L’implication de son frère rendait la situation d’autant plus délicate. 

— On s’est suffisamment reposé, fit-elle en se relevant. 

À raison de trois heures de repos réparties sur la journée et d’une allure raisonnable, il leur avait fallu deux jours de marche pour atteindre Kairnoth. Après quoi ils s’étaient embarqués sur un navire marchand pour rallier les côtes d’Eel. Maître Sakumo avait été un de ses plus précieux allié et Shion voulait lui faire ses adieux. Elle espérait aussi y trouver des instructions pour la guider dans la suite de leur quête. 

***

Shion s’était remise des dégâts infligés par le cristal corrompu. Elle avait pu graver de nouvelles runes de métamorphoses, mais lorsqu’elle voyageait elle préférait conserver son apparence d’origine. Elle avait simplement revêtu sa tenue d’assassin pour camoufler ses cheveux et son visage. Son accoutrement n’était pas commun mais le bateau sur lequel elle avait embarqué avec Hélios ne l’était pas non plus. C’était une gabare de taille moyenne, aux voiles percées, qui prenait à moitié l’eau. Elle était manoeuvrée par deux marins patibulaires et leur capitaine ; un Purreko nommé Purmal qui acheminait une cargaison de lait de Moogliz doré jusqu’à Regalia. Les nobles raffolaient de ce lait de qualité supérieure, connu pour ses vertues hydratantes et embellissantes. Un must-have dans le monde de l’alchimie cosmétique. On pouvait s’en servir pour créer des filtres de beauté ou bien tout simplement s’en faire des bains qui donnaient à la peau un effet satiné et éclatant comme l’or pur. Purmal avait accepté de les prendre comme passagers pour une vingtaine de pièces d’or seulement. Le navire étant exclusivement destiné au transport de marchandises, il n’était pas optimisé pour le confort de ses passagers. Seul le capitaine jouissait d’une cabine privée et d’un panier douillet, à l’abri de l’humidité et du froid. Les autres devaient se faire une place dans la soute, dans un coin sec de préférence, entre deux caisses de lait mal ficelées qui menaçaient de leur tomber sur la tête à chaque fois que le navire tanguait un peu trop. 

Shion ne se plaignait pas des conditions de voyage. Voyage qui durait depuis quelques jours maintenant. C’était le prix à payer pour assurer leur discrétion et espérer arriver à bon port sans attirer l’attention. D’autant plus qu’il y avait peu de chance que des pirates s’en prennent à ce vieux rafiot tout pourri qui ne payait pas de mine. Du moins, c’est ce que pensait l’assassin jusqu’à ce qu’une sensation qu’il ne connaissait que trop bien n’éveille ses sens. Ce petit frémissement dans l’air et cette infime ondulation qui venait chatouiller sa perception ne laissait pas de place au doute. De la magie d’illusion. Puis quelque chose d’autre aussi. Une sorte de barrière spatio-temporelle qui émettait d’étranges fluctuations magiques. De la magie chaotique, probablement. 

Le navire était suspendu dans le temps et l’espace, quelque part entre deux mondes. Un espace parfaitement hermétique où tout était parfaitement identique à la réalité qu’ils venaient de quitter. D’un point de vue extérieur, la gabare venait tout simplement de se volatiliser. Le capitaine et ses deux marins, eux, n’avaient rien remarqué et continuaient à discuter entre eux avec toute l’insouciance du monde. Ils ne voyaient même pas la frégate, trois fois plus grosse que leur navire, qui venait de les flanquer à tribord. Ils restèrent impassibles lorsqu’on abaissa une passerelle entre les deux vaisseaux. Ils ne réagirent pas non plus lorsque les premiers pirates investirent le pont avec l’intention de piller la soute. Les pirates déambulaient sous des yeux qui ne voyaient absolument rien. Shion ne s’était pas trompée. Ils étaient sous l’emprise d’un puissant sort d’illusion. 

Shion tapota l’épaule d’Hélios qui n’avait pas bougé d’un pouce malgré le changement d’atmosphère. Soit il était lui aussi sous l’emprise du sort, soit il faisait semblant de ne rien entendre. Son compagnon se contenta de hocher la tête, signe qu’il percevait lui aussi la présence des pirates. Alors que l’un d’eux passait devant elle, Shion tendit une jambe pour le faire trébucher. Le bougre s’étala de tout son long en lâchant la caisse qu’il portait dans les bras. Les bouteilles de lait qu’elle contenait se brisèrent en répandant leur précieux liquide doré sur le parquet décrépi du pont. 

— Fais attention, idiot ! gronda un de ses camarades en l’aidant à se relever. T’es encore bourré ou quoi ?

— M-mais n-non…’fin pas beaucoup. Mais j’comprends pas. Y avait rien. 

Le satyre jeta un regard méfiant en direction de Shion mais cette dernière faisait mine d’être absorbée par sa discussion avec Hélios. 

— Va falloir y aller mollo sur la bibine, Gueule-de-Bois. 

Ils étaient tous si persuadés que leur sort d’illusion fonctionnait qu’ils ne remarquaient même pas le regard perçant de l’assassin qui les épiait. Elle aussi pouvait jouer à ce petit jeu de là. Après tout, la magie d’illusion c’était sa spécialité. Shion sentait qu’elle allait bien s’amuser. 

***

La panique se répandait parmi les pirates comme une traînée de poudre. Ils n’étaient que quatre à avoir abordé la gabare de ce pauvre Purmal, sa marchandise lui filant sous le nez. Shion avait commencé par martyriser celui qui se faisait appeler Gueule-de-Bois. Un vieux satyre alcoolique qui aurait pu déclencher un feu de forêt avec son haleine tant il empestait le rhum frelaté. Elle l’avait fait trébucher une bonne dizaine de fois avant de se lasser de ses réactions. Elle s’était ensuite intéressée au Tahuan. Les tatouages tribaux qui couvraient son torse nu étaient caractéristiques de ce peuple aborigène qui vivaient dans la jungle des Terres Oubliées. Les Tahuans ne quittaient jamais leur territoire ; celui-ci avait dû être exilé par ses pairs. 

Shion le suivait comme son ombre et disparaissait dès qu’il se retournait. Tantôt visible, tantôt invisible, elle prenait un malin plaisir à le faire tourner en bourrique. Délaissant le Tahuan pour une autre victime, elle souffla doucement dans le cou d’un pirate aux allures de jeune premier, tout juste sorti de l’âge de Paresse*. Il se claqua la nuque mais il n’y avait aucun insecte à écraser. 

Plutôt mignon celui-là” commenta Selkis avec intérêt. “J’en ferai bien mon quatre heures”. Elle ne perdait pas une miette du spectacle que lui offrait son amie. Comme s’il avait senti la concupiscence de la déesse-scorpion, le pirate frissonna. 

— Y a quelque chose qui cloche sur ce bateau, grommela-t-il en jetant des regards suspicieux autour de lui. 

— C’est ce que j’me tue à vous dire depuis ‘taleur ! s’exclama le satyre en soufflant par les naseaux.

— Tēyōl ! fit le Tahuan dans sa langue maternelle. Tēyōl !

— Qu’est-ce que tu dis Le Chinois ? 

— Fantôme, répéta le pirate en langue commune. Bateau hanté. 

— On devrait peut-être retourner au navire et prévenir le capitaine, suggéra le petit jeunot qui n’avait pas l’air plus rassuré que ses aînés. 

— Seth a raison. Je le sens vraiment pas. 

— Tēyōl mauvais, renchérit Le Chinois en hochant vigoureusement la tête. 

L’homme en charge du groupe leur intima le silence d’un geste de la main. Le petit singe au pelage doré juché sur son épaule était en proie à la même nervosité que son maître. Pendant que le marin réfléchissait à la proposition de son camarade, Shion s’était glissé dans son dos. Du bout des doigts, elle vint lui chatouiller la nuque tout en lui soufflant du charabia à l’oreille d’une voix spectrale. Le pirate sursauta en dégainant aussitôt son sabre. Son familier, qui avait également senti la présence de Shion, crachait et montrait les crocs en poussant des cris aigus. 

— Quoi ?! Quoi ?! Quoi ?! cria Gueule-de-Bois qui frôlait la syncope. Eren ! Eren ! Ereeeeen !!

— Oh, ta gueule Ducon ! C’est bon ! Arrête de hurler comme un damné, je suis pas mort. Mais y a clairement un truc cloche… 

Contrairement à ses camarades, le pirate aux cheveux auburn n’avait pas l’air effrayé mais il avait flairé quelque chose. 

— Ben pour une fois, moi je suis d’accord avec Gueule-de-Bois ! lança le benjamin du groupe en prenant la direction de la passerelle. Je me tire d’ici, c’est vraiment trop chelou. J’arrive pas à croire qu’on soit tombé sur un vaisseau fantôme. J’me disais aussi que c’était bizarre que ce bateau soit aussi pourri. 

— Attends ! Où est passé le nabot à capuche ?

— Qui ça ?

— Y avait un type en capuche assis à côté de l’autre type qui bouquine là-bas. Il s’est baladé sur le pont pendant un moment mais ça fait un moment que je ne le vois plus. 

“Pas bête celui-là” songea Shion avec amusement. Il était temps de mettre fin à la mascarade. Avant cela, elle avait quand même un dernier tour à leur jouer. Elle lâcha un gros “bouh” à l’oreille du satyre qui bondit sur ses sabots en hurlant à la mort. Il se jeta à terre, les mains sur la tête, en appelant sa maman à l’aide, ce qui ne manqua pas de déclencher une crise de fous rires chez Selkis. La déesse-scorpion en avait presque mal au ventre tant ce vieux bouc était cocasse. Shion rompit enfin l’illusion pour se révéler aux victimes de sa farce. 

— T’es qui toi ? lança Eren en pointant son sabre sur l’assassin. 

— Quelqu’un que vous n’avez pas envie de contrarier. Je me suis bien amusée alors maintenant remettez ces caisses là où vous les avez trouvées et dégagez. 

— Sinon quoi ? répliqua le pirate en la défiant du regard, imité par son singe qui cherchait à la provoquer en faisant des grimaces grotesques.

— Eren, ce type a l’air dangereux, hasarda Seth avec prudence. On devrait faire ce qu’il dit. On expliquera la situation à Nevra. Il comprendra. 

— Ça fait des semaines qu’on n’a pas pillé de navire. Nos coffres sont vides. Il nous faut cette cargaison. 

Le nom n’avait pas échappé à Shion. Il avait bien dit “Nevra”. Shion se souvint alors que le vampire était également recherché pour piraterie — entre autres méfaits. Un drôle de changement de carrière pour quelqu’un qui était autrefois au service de la prestigieuse Garde d’Eel. 

— Je veux voir votre capitaine. 

— Pardon ? fit Eren en la dévisageant avec incrédulité. Tu nous dis de dégager et maintenant tu veux voir notre capitaine ?

— J’ai changé d’avis. 

— Et si on refuse ?

— Il mourra, répliqua Shion en pointant le satyre du doigt. 

— Qu’est-ce que tu racontes comme conneries encore ? T’es juste complètement cinglé. Ignorez cet hurluberlu et chargez moi ces caisses sur le navire. 

Shion haussa les épaules. Ils changeraient bien assez vite d’avis eux aussi. 

***

Gueule-de-Bois commençait à se sentir tout chose. Il avait chaud, il avait soif, ses mains tremblaient, et ça n’avait rien à voir avec le manque d’alcool ; il n’était jamais en manque d’alcool. 

— Eren, j’me sens vraiment pas bien, se plaignit-il à son supérieur alors qu’il remontait de la soute, les bras chargés d’une lourde caisse. 

— On a presque fini, répliqua le trésorier de l’équipage. T’iras te bourrer la gueule après. 

— C’est pas ça… J’ai envie de vomir. 

— Ben fallait pas boire autant. Allez, active ! 

Le satyre gravit la passerelle en pestant contre ce pet-sec d’Eren. Il se délesta de son chargement puis, d’un revers de manche crasseuse, il essuya son front qui perlait à grosses gouttes. 

— Tout se passe bien ? demanda Faïr en soulevant la caisse pour aller la ranger dans leur propre soute. 

— On s’est fait griller. 

— Comment ça ?

— Y a un gars bizarre qu’a l’air plus doué que Spectro. L’illusion a pas pris sur lui. Et il demande à voir le capitaine. Il a dit que…

Le satyre tourna de l’œil et s’effondra avant d’avoir pu terminer sa phrase. Une série de spasmes et de convulsions parcouraient son corps qui se tordait de douleur sous l’effet du poison. Ses yeux révulsés roulaient dans ses orbites et une mousse blanche et visqueuse bouillonnait dans sa bouche. 

— Eren ! cria Faïr qui n’avait pas la moindre foutue idée de ce qu’il devait faire. Ramène-toi !

— Qu’est-ce que… ?! s’exclama le quartier-maître en découvrant le corps convulsé du vieil alcoolique. Merde ! 

Il fit volte-face et dévala la passerelle. Le type à la capuche lui fit un petit coucou provocateur de la main. Eren devait se contenir pour ne pas lui démonter la tête. 

— Je savais que tu reviendrais me voir. 

— Qu’est-ce que tu lui as fait ?

— Je l’ai empoisonné. Laissez-moi voir le capitaine et je vous donnerai l’antidote. 

— D’accord, céda Eren à contrecœur. Suis-moi. 

Le quartier-maître de l’Étoile n’aimait pas trop la tournure qu’avaient prises les choses. Cette mission devait être un jeu d’enfant. Ils avaient repéré ce vieux bateau qui faisait régulièrement la liaison entre Kairnoth et Regalia. Peu d’hommes à bord et aucune défense armée ou magique particulière. Le lait de Moogliz, même doré, était un produit populaire parmi les faeries mais il n’était pas extrêmement coûteux. Ce type de cargaison n’était donc pas aussi bien protégée que d’autres marchandises plus précieuses comme les denrées terrestres, mais cela leur suffisait. En revendant son chargement à moitié prix sur le marché noir, ils auraient pu se faire un petit pactole qui les aurait maintenu à flots jusqu’à leur prochain pillage. Leur plan était tombé à l’eau et il ne savait pas ce que leur réservait cette rencontre du troisième type. 

***

Shion attendait patiemment sur le pont du vaisseau pirate. Faïr avait été chargé de la surveiller pendant qu’Eren s’en allait quérir son capitaine. 

— Vous voulez pas aider ce pauvre Gueule-de-Bois ? demanda le grand faery à la peau d’ébène en jetant un regard inquiet vers le satyre dont le visage était devenu tout bouffi et violacé. Il est pas bien solide. Il va clamser. 

— Nope. 

— Vous êtes dur en affaire vous. 

— Yep. 

— C’est bien d’être dur en affaire. Faut pas céder. 

Sur ce paroles, le pirate capitula. Assis en tailleur sur le parquet bien lustré du pont, il contemplait les derniers instants de son camarade. Il aimait bien le vieux Gueule-de-Bois. Il allait lui manquer. Shion s’était bien gardée de leur dire que le poison qu’elle avait administré au satyre n’était pas mortel, ses effets étaient juste très spectaculaires, mais elle surveillait tout de même l’état de sa victime du coin l’œil. Quelques minutes plus tard, le capitaine daigna enfin l’honorer de sa présence. Dès qu’elle eut confirmé qu’il s’agissait bien du Nevra qu’elle connaissait, Shion décida de passer à la deuxième phase de son plan. 

— Comme on se retrouve, Dragoman ! lança-t-elle à l’intention du vampire qui l’avait également reconnue. 

— Toi…

— Tu le connais ? demanda Eren avec étonnement, son regard passant rapidement de l’un à l’autre.

— Ouais… On peut dire ça. 

C’était bien la dernière personne que le vampire s’attendait à voir à bord de son navire. 

— Je croyais que t’étais mort, fit-il en jaugeant l’assassin du regard. 

— Cache ta joie, lui rétorqua avec un sourire féroce celle qu’il connaissait sous l’identité de Scorpio. 

— Qu’est-ce que tu veux ? T’as été engagé pour protéger cette cargaison ? Si c’est ça, je te la laisse. J’ai pas envie de me prendre la tête avec toi. 

— T’as pas envie de te faire botter le cul surtout. Mais ce n’est pas pour ça que je voulais te voir. J’ai quelque chose à te dire. En privé. 

— Donne-lui d’abord l’antidote. 

Pour faire preuve de bonne foi, Shion s’exécuta. Elle sortit une petite fiole et versa le liquide transparent dans la bouche du satyre. Les premiers effets furent immédiats et, en quelques secondes seulement, le visage boursouflé du pirate avait déjà bien désenflé tout en retrouvant une couleur un peu plus normale.  

— Voilà. Il devrait être complètement remis dans une heure ou deux. 

— Y a intérêt. Allez, suis-moi. 

L’équipage du vampire avait eu vent des événements et s’était rassemblé sur le pont. Shion comptait une bonne quinzaine de marins, certains plus aguerris que d’autres. Une belle équipée pour un pirate novice. Ils n’avaient pas encerclé l’intrus mais ne le quittaient pas du regard, leurs yeux plein de suspicions l’accompagnant jusqu’à la cabine du capitaine. Le vampire referma la porte derrière lui et prit place derrière son bureau.

— Vas-y. Accouche. 

Shion sortit l’avis de recherche qu’elle étala devant lui. Nevra ne savait pas ce qui était le plus ridicule sur cette affiche : son portrait très peu ressemblant — ce qui était presque vexant —, la liste des chefs d’accusations longue comme son bras, ou la somme mirobolante qu’on offrait contre sa tête. 100 000 pièces d’or. Mort ou vif. 100 pièces d’or pour tout signalement ou information. Doublé si vérifié. 

— Désertion, piraterie, pillage, vol, recel, enlèvement, dégradation de bien matériel, atteinte aux bonnes mœurs, adultère, abus de confiance, … énuméra le vampire d’un air amusé avant de froncer les sourcils. Meurtre ? Qui c’est que j’ai tué ?

— Notre maître. 

— Notre maître… Attends, tu veux dire Sakumo ? s’exclama le vampire, le teint livide. Il est mort ?

Non. Pas tout à fait. Il avait simplement été scellé dans une relique dont elle ignorait la forme, mais pour expliquer cela au vampire, il fallait qu’elle lui explique que Sakumo n’était pas un faery ordinaire mais un Kami. Que les Kamis faisaient partie de la grande classe des Numens. Que les Numens étaient des êtres d’essence divine dont l’âme ne pouvait être détruite. Et Shion avait la flemme. 

— Oui, il est mort. Kaput. Muerto. Dead. 

— Doit y avoir une erreur… Il peut pas être mort. Ce vieux tanuki est increvable ! 

— Faut croire que non. Enfin, qu’est-ce que j’en sais ? C’est toi qui l’a tué, pas moi. 

— C’est pour ça que t’es là ? T’es venu pour la prime ? Ou pour le venger ? Les deux, peut-être ?

— Ce serait tentant mais non. L’argent ne m’intéresse pas. C’est utile mais futile. La vengeance non plus. Trop fatigant et salissant. Puis je sais bien que c’est un coup monté et que tu n’es pas coupable. Tu n’aurais eu aucune chance contre Sakumo. 

— Je ne sais pas comment je dois le prendre… 

— Prends le comme un fait. Si je suis là, c’est d’abord pour te transmettre la nouvelle. Ensuite, mais ça c’est toi qui vois, je compte me rendre à Eel pour rendre hommage à Maître Sakumo et en profiter pour tirer cette affaire au clair. Puis qui sait… peut-être qu’il nous a laissé un testament ?

— Donc, si je comprends bien, tu me demandes de t'accompagner sur les lieux d’un crime dont je suis accusé à tort, dans une ville où ma tête est mise à prix pour la modique somme de 100 000 pièces d’or, et où la moitié des habitants sont susceptibles de me reconnaître ?

— Hm, oui. T’as tout compris. 

Le vampire poussa un long soupir en s’enfonçant dans son fauteuil. La tête rejetée en arrière, il réfléchissait à la proposition de l’espion. Ils avaient eu le même maître et Nevra avait beau trouver son aîné imbuvable au possible, il le respectait au moins pour cela. Retourner à Eel était risqué mais, même s’il n’en laissait rien paraître devant son rival, la nouvelle de la mort de Sakumo l’avait profondément affecté. Plus encore que le fait d’être désormais l’ennemi public numéro un d’Eldarya. 

— La moitié de la cargaison et je viens.  

— Marché conclu ! 

— Je sens que je vais le regretter… 

— Hm… À ce sujet, je tiens à t’avertir que je ne suis pas seul. 

— Tu veux que je prenne quelqu’un d’autre à bord en plus de toi ?

— As-tu vraiment le choix ?

— Non. 

Après avoir cédé à toutes ses demandes, le vampire congédia son passager indésirable d’un geste agacé de la main. Dès qu’il avait mis les pieds sur le bateau, Scorpio l’avait mené par le bout du nez et Nevra avait le désagréable pressentiment que ce n’était que le début des ennuis. 

***

La gabare du Purreko avait été délestée de la moitié de sa cargaison et le navire avait été relâché là où il avait été intercepté. L’Étoile était déjà loin lorsque le sort d’illusion de Spectro s’était dissipé et que Purmal s’était rendu compte qu’il avait été pillé. Quant au compagnon de Scorpio, c’était un vieil éclopé qui avait perdu l’usage de ses yeux. Il ne semblait pas être une menace pour Nevra ou son équipage. Le capitaine leur avait accordé le droit de circuler librement à bord du navire, mais il avait tout de même ordonné à ses hommes de ne pas leur adresser la parole et réciproquement. S’ils avaient besoin de quelque chose, c’était à lui qu’il fallait en référer. Ces précautions relevaient davantage de la mesquinerie que d’une réelle méfiance envers Scorpio et ce dernier l’avait bien compris. 

Bravant l’interdit du capitaine, il avait passé le reste de la journée à explorer le navire de la cale à la vigie, et à s’entretenir avec quelques membres d’équipage qui ne prenaient pas l’ordre de leur capitaine au sérieux non plus. Prenant bonne note de tous les renseignements dignes d’intérêt, il avait dressé un premier bilan de son petit tour du propriétaire. L’Etoile Blanche, de son nom complet, comptait à son bord, en plus de Nevra, dix-sept matelots dont douze hommes et cinq femmes. Alma, navigatrice et second du capitaine ; Faïr, le maître d’équipage ; Badr, le canonnier ; les trois maîtres-artisans, Wilfried, Seth et Kali ; Eren, le quartier-maître ; Kookie le cuistot. Le reste de l’équipage était constitué de matelots, d’artilleurs et de gabiers : Janelle, Thémis, Faënne, Svenn, Zeph –– le seul elfe à bord — étaient ceux qui portaient des noms à peu près normaux. Il y avait aussi ceux qui répondaient à des surnoms plus « originaux » : D.K que tout le monde appelait « Dokie », Le Chinois, Spectro et Gueule-de-Bois. Le capitaine se faisait un point d’honneur à passer du temps avec chacun d’entre eux dès qu’il le pouvait. 

Ce soir, soulagé de ne pas avoir Scorpio dans les pattes, Nevra dînait en compagnie de quelques-uns de ses compagnons. Il lui importait peu de savoir où se trouvaient ses deux passagers surprises et ce qu’ils faisaient, tant qu’ils ne causaient pas de problème à bord de son navire.

— Ce n’est pas une façon de traiter ses invités, le sermonna Janelle, la benjamine et troubadour autoproclamée de l’équipage. On devrait organiser une fête en leur honneur !

— Tu veux toujours organiser des fêtes pour tout et n’importe quoi, rétorqua Alma en levant les yeux au ciel. 

— Mais c’est génial les fêtes ! s’exclama l’Astriade musicienne en inondant ses camarades de son enthousiasme débordant. 

— Moi aussi j’aime les fêtes, acquiesça Faïr en raclant le fond de sa miche de pain imbibée de potage. C’est bien, les fêtes. 

— Je ne crois pas que ce type sache apprécier une fête, rétorqua Nevra en déchirant un bout de saucisson avec ses canines acérées. Il est surtout doué pour foutre la merde. 

— Ça fait longtemps que vous vous connaissez ? interrogea Alma, son regard pétillant de curiosité. 

— Je ne le connais pas vraiment. On s’est juste croisé une fois, il y a très longtemps. 

— Il a l’air plutôt sympathique, commenta le maître d’équipage avec un hochement de tête approbateur. Il mérite une fête. 

— Je ne suis pas sûre que Gueule-de-Bois partage ton avis, lui rétorqua Janelle en rigolant. 

— Y a un truc m’échappe… 

— Dis-nous tout, Seth, fit Alma en donnant une tape amicale dans le dos de son jeune camarade. 

— Pourquoi vous pensez tous que c’est un mec ? Moi aussi au début j’avais un doute… mais vous trouvez pas qu’il ressemble à une fille ? Moi je pense que c’est une fille.  

Nevra faillit s’étouffer avec un morceau de pomme de terre. Scorpio serait une femme ? C’était ridicule. Il n’y avait rien de féminin chez ce type. Il était petit, certes. Il avait une voix assez fluette, c’était vrai. Mais c’était tout. À ce tarif là, Keroshane aussi était une femme. 

— T’es sûr que c’est une fille ? demanda-t-il tout de même à Seth qui lui répondit par l’affirmative. 

— Qu’est-ce que ça change que ce soit un homme ou une femme ? lança Janelle en haussant les épaules. 

— Pour Nevra ça change tout, répliqua Alma avec un sourire en coin. Si c’est une femme, il va se sentir obligé de la traiter comme une princesse. 

— Est-ce que je te traite comme une princesse, toi ? rétorqua Nevra en donnant un coup de pied dans le mollet de son incorrigible second. 

Alma lui répondit par un violent coup de coude dans les côtes. Cette gosse ne respectait vraiment rien ; pas même son capitaine. La Néréide avait de la chance d’être une navigatrice de génie, sans quoi Nevra aurait fini par craquer et l’abandonner sur une île déserte tant son insolence le désolait. 

— Ça t’intrigue, avoue ? fit-elle, décidément résolue à faire passer le vampire aux aveux, même forcés. 

— Non. 

— Mouais… Moi je pense que t’aimerais bien aller vérifier quand même. Histoire d’être sûr. 

Le pire, c’était que cette peste avait raison. Seth avait semé le doute dans son esprit et il détestait ne pas savoir. Mais comment s’en assurer ? 

— Je vais me coucher, annonça-t-il en se levant. Ne veillez pas trop tard. Qui prend le premier quart ?

— C’est l’équipe d’Eren, répondit Seth en étouffant un baillement. Faënne est de guet. Après c’est moi. Je prends le deuxième quart avec Faïr. D’ailleurs je vais aller dormir un peu aussi. 

Le jeune marin se leva à son tour pour rejoindre son hamac sous le pont. Si Seth comptait vraiment dormir, Alma, elle, devinait que son capitaine n’était pas vraiment allé se coucher. Elle le soupçonnait plutôt d’être parti à la recherche de ce mystérieux Scorpio qui semblait tant le troubler. 

***

Shion et Hélios avaient passé la soirée dans la cabine que leur avait attribuée Nevra. On était même venu leur livrer leur repas pour qu’ils n’aient pas à en sortir. Le vampire se donnait bien du mal pour limiter leurs déplacements à bord du navire. Il était évident qu’il cherchait à les confiner dans leur cabine sans pour autant les traiter comme des prisonniers. Hélios ne s’était pas formalisé d’un tel traitement. Il avait simplement demandé à sa compagne de se tenir à carreau ; une consigne qui était tombée dans l’oreille d’un sourd. Après avoir crapahuté toute l’après-midi sous le nez de Nevra, Shion était à la recherche d’une nouvelle idée pour contrarier le vampire. 

— On va frapper à la porte, l’avertit Hélios en dressant l’oreille, la tête tournée vers la porte.

Quelque secondes plus tard, la prédiction du docteur se réalisa et Shion alla ouvrir au capitaine de l’Étoile qui se sentait tout à coup bien bête. 

— Ouais, c’est pour quoi ?

Toujours aussi désagréable. Le vampire détailla discrètement Scorpio, son regard à l’affût d’un détail qui pourrait confirmer son genre. Était-il une femme ? Était-elle un homme ? Il en perdait son eldaryen. S’il pouvait le — la ? — toucher, il pourrait en avoir le cœur net, mais ce n’était pas une approche très subtile et il ne voulait pas finir avec un poignard dans la tête. Peut-être que si…

— J’allais faire un peu d’exercice. Je me demandais si une petite joute ça te tentait ? Tu sais, entre Guerriers de l’Ombre… 

— Pourquoi pas. 

Nevra eut tôt fait de regretter son invitation. Ils s’étaient accordés sur un combat à mains nues et Scorpio l’avait mis au tapis en deux temps trois mouvements. Le vampire n’avait rien vu venir, si ce n’est le plancher qui se rapprochait à vitesse grand V. Le temps qu’il comprenne ce qu’il se passe, il mordait déjà la poussière. La technique de combat de son adversaire correspondait bien au style des Mille Lunes Fantôme enseigné par Sakumo, mais la qualité et la maîtrise de son exécution n’avait rien à voir avec celle de Nevra. C’était un combo de force, d’agilité et de rapidité qui surpassaient cent fois la sienne. Il ne s’expliquait pas ce fossé entre leurs niveaux. Scorpio devait avoir reçu le même enseignement que lui alors pourquoi était-il si puissant ? La frustration du vampire était double. Non seulement il avait essuyé une défaite humiliante devant quelques-uns de ses hommes qui n’avaient pas été déçus du spectacle — une histoire qui n’allait pas tarder à faire le tour du navire —, mais il n’était pas plus avancé quant à l’identité sexuelle de Scorpio. Renonçant à l’approche subtile, il avait fini par lui poser directement la question. 

— Est-ce que c’est vraiment important ? lui répondit Shion qui voyait venir le vampire à des kilomètres. 

— Oui. 

— Pourquoi ?

— J’ai besoin de savoir comment je dois m’adresser à toi. 

— Si je te dis que je suis un homme, tu me crois ?

— Je ne sais pas… peut-être. 

— Ben je suis un homme alors. 

— Seth pense que tu es une femme. 

— Dans ce cas je suis une femme pour Seth et un homme pour toi. 

— Mais t’es quoi en vrai ? Un homme ou une femme ?

La conversation tournait en rond mais Nevra était un vampire patient. Il ne serait satisfait que lorsqu’il aurait obtenu une réponse claire, nette et sans ambiguïté. Un concept qui ne s’appliquait clairement pas à Shion. 

— Parfois je suis un homme, parfois je suis une femme. Parfois je ne suis ni une femme, ni un homme. 

— Qu’est-ce que tu veux être d’autre qu’un homme ou une femme ? Non, en fait ne réponds pas. Ce n’est pas important. Ce que je veux savoir c’est ce que tu es à la base. 

— Non, ce que tu veux savoir c’est si tu as une chance de coucher avec moi ou non. Et la réponse est… 

Il y eut un léger moment de flottement, la phrase de Shion restée en suspens pendant quelques secondes.

Selkis, bordel, qu’est-ce que tu fous ? Arrête ça tout de suite ! Rends-moi mon corps !

“Laisse-moi faire, chérie. Je maîtrise la situation.”

— La réponse est… ? répéta le vampire qui attendait la chute sans se douter de la lutte qui se déroulait dans l’esprit de son interlocuteur. 

— Peut-être ?

Quoi ?! Comment ça peut-être ? Non, la réponse c’est “non”. Nom de dieu, Selkis ! Je te jure que si tu ne me laisses pas sortir immédiatement, je vais te faire la peau !

“Détends-toi. Je maîtrise, je te dis.”

Prisonnière dans la Tour de la déesse qui avait sournoisement prit possession de son esprit, Shion était devenue spectatrice de la scène qui se déroulait à l’extérieur. Ce n’était pas la première fois que Selkis lui faisait ce genre de coup fourré et à chaque fois qu’elle prenait les rênes, ça finissait en grand n’importe quoi. Nevra, lui, commençait à se demander si Scorpio n’était pas un peu schizophrène sur les bords. Il avait rejeté sa capuche en arrière, révélant pour la première fois son visage au vampire. Un visage ni beau, ni laid. Ni vraiment masculin, ni tout à fait féminin. Seuls ses cheveux violets et ses yeux roses ajoutaient une touche d’originalité, non dénuée de charme, à son physique quelconque. Son regard, en revanche, brillait d’une lueur étrange que le vampire trouvait dangereusement attirante. 

— Que dirais-tu d’un petit pari ? lui proposa Scorpio avec un sourire malicieux. 

— Dis toujours, répondit Nevra qui s’était laissé prendre au jeu de son aîné. 

— Si tu tiens tant à savoir si je suis un homme ou une femme, il y a un moyen très simple de le vérifier. Je n’ai qu’à me déshabiller et tu jugeras par toi-même. En échange, quel que soit le résultat de ton… Comment appeler cela ? “Inspection” ? Bref, quel qu’en soit le résultat, tu devras coucher avec moi ?

L’audace de l’espion était terriblement séduisante et sa proposition non moins alléchante. Nevra ne refusait jamais un pari, même aussi osé. Seth était doté d’un bon instinct qui ne le trompait que très rarement. S’il disait que Scorpio était une femme, il devait y avoir quatre-vingt dix pourcent de chance que ce soit le cas. Quant aux dix pourcent restant, c’était une expérience nouvelle qu’il pouvait bien tenter au moins une fois dans sa vie. Homme ou femme, la perspective de coucher avec Scorpio ne lui déplaisait pas. Le sexe était une arme de conquête, de possession et de domination que Nevra maniait à la perfection ; sur ce terrain-là, il était imbattable. Ce serait peut-être bien la seule occasion d’avoir le dessus sur son rival. Quel était donc ce proverbe ? “Si tu ne peux pas vaincre ton ennemi, mets-le dans ton lit” ?

***

Nevra ne comprenait toujours pas comment il s’était retrouvé dans cette situation. Les choses commençaient plutôt bien puis tout avait dérapé. Scorpio lui avait complètement retourné le cerveau et le vampire s’était retrouvé en sous-vêtements, les mains ligotées à la tête de son lit. L’assassin, lui, n’avait même pas retiré sa cape. 

— Je te pensais plus malin que ça, se moqua Scorpio qui se tenait au bord du lit et le dominait de toute sa petite taille. Paye ton Guerrier de l’Ombre.

Nevra n’aimait pas la façon dont il le regardait. Un sourire sadique avait étiré ses lèvres et l’excitation du vampire était retombée comme un soufflé. Il avait comme l’impression que Scorpio ne lui réservait pas une séance menottes et martinet, mais quelque chose de bien moins croustillant. Adieu nuit de plaisir, bonjour nuit de cauchemar. 

— Mon amie est vraiment impatiente de faire ta rencontre, lui dit alors Scorpio sans se départir de son sourire espiègle. Elle est très câline et un peu coquine aussi. Je suis sûre que vous vous entendrez à merveille tous les deux. 

— Ton amie ? répéta le vampire en arquant un sourcil. 

— Laisse-moi te présenter Scorpiana. 

L’assassin ouvrit la paume de sa main au creux de laquelle dansaient de petites flammèches noires. De ce feu ténébreux émergea une forme qui se matérialisa peu à peu en un gros scorpion à la carapace sombre et luisante. 

— Attends ! s’écria le vampire qui sentait la panique monter en lui. Qu’est-ce que tu vas faire avec ce truc ?

— Ce n’est pas un “truc”. Scorpiana est une femme sensible, tu vas la vexer. 

— C’est bon. Je me rends. T’as gagné. Je m’en fiche de savoir si t’es un homme ou une femme. De toute façon t’es beaucoup trop perché pour moi. Vas-y remballe ta bestiole et détache-moi.

— Quoi ? Déjà ? Mais on commence tout juste à s’amuser… Hein ? Qu’est-ce que tu dis Scorpiana ? Tu es sûre ? D’accord. 

Sa tortionnaire saisit l'arachnide par la queue et la déposa délicatement sur le torse nu du vampire qui n’osait plus bouger un seul muscle. Tétanisé, il suait à grosses gouttes, priant l’Oracle pour qu’on le délivre de ce supplice. Il avait horreur de ces bestioles et redoutait autant leur dard empoisonné que leurs pinces acérées. Ces créatures du démon étaient aussi disgracieuses que vicieuses et dangereuses. 

— Enlève-moi ça tout de suite ! ordonna-t-il d’une voix chevrotante, sa peau frissonnant au contact des huits pattes de l’animal. 

Le scorpion avait l’air de chercher une direction à prendre. Vers le haut ? Vers le bas ? Il tournait sur lui-même, incapable de se décider. Puis, finalement, il commença à se diriger vers l’entrejambe du vampire qui, se voyant déjà eunuque, avait perdu le peu de dignité qui lui restait. Il se tortillait dans tous les sens pour essayer de se débarrasser de la vermine qui menaçait sa virilité. Soufflant comme un boeuf, il s’était mis à supplier son bourreau d’une voix plaintive tandis que la bestiole se rapprochait dangereusement de son membre le plus précieux.

— Oh la la, Scorpiana, tu vas vite en besognes, commenta l’assassin tout en s’amusant de la déconfiture du vampire. La gourmandise est un vilain défaut. 

Nevra poussa un long soupir de soulagement lorsque Scorpio se saisit une nouvelle fois de sa compagne cuirassée, stoppant nette sa descente vers les parties intimes du vampire. Son répit fut de courte durée. L’assassin se pencha pour siffler un avertissement menaçant à l’oreille du pirate. 

— Souviens-toi de cette nuit, vampire. Mon ami déteste les hommes comme toi. Il déteste les hommes tout court. Donc à l’avenir, ne l’approche pas. Ne le touche pas. Ne le regarde même pas. 

Ce type était définitivement schizo. Ils étaient combien dans sa tête exactement ? Le vampire se garda bien de poser la question et se contenta de hocher docilement la tête. Il était prêt à lui promettre n’importe quoi pour qu’il mette fin à son calvaire. Malheureusement pour lui, Selkis n’était pas si clémente. Déterminée à lui donner une leçon qu’il n’oublierait pas de sitôt, la déesse déposa Scorpiana sur le visage du capitaine avant de quitter sa cabine en le saluant d’un doigt d’honneur provocateur. Il aurait beau se démener et se tortiller, les liens magiques le retiendraient pendant six bonnes heures. S’il voulait se libérer avant, il n’avait qu’à appeler l’un de ses camarades à l’aide, mais Selkis savait qu’il n’en ferait rien. L’humiliation serait bien trop cuisante et l’égo du vampire ne s’en remettrait jamais. 

***

— Tu es allée trop loin, la sermonna Shion lorsqu’elles eurent échangé leur place. Je n’avais pas besoin de ton intervention. J’avais la situation sous contrôle. 

Un simple merci aurait suffi. Tu connais la réputation de Nevra, il n’aurait pas lâché l’affaire si facilement. On l’observe depuis suffisamment longtemps pour savoir qu’il faut se méfier de lui. Je t’ai juste épargnée une situation qui t’aurait mise mal à l’aise.

— Déjà qu’il ne m’aimait pas beaucoup, il va carrément me haïr maintenant. 

Te haïr peut-être mais te craindre surtout. Et te foutre une paix royale. 

— Tu ne me facilites vraiment pas la tâche… soupira Shion qui se voyait obligée de renoncer à son plan initial. J’avais besoin de gagner sa confiance. Comment je vais faire pour le convaincre de nous rejoindre maintenant ?

Ah, parce que tu voulais en faire un allié ? Fallait le dire avant…

— Il faut bien que j’empêche Amon de mettre la main sur son nouvel hôte. Le meilleur moyen de contrer ses plans, c’est de garder un œil sur Nevra et de le protéger. J’attendais juste le bon moment pour lui expliquer la situation, mais maintenant… Il ne voudra probablement pas me parler, ni même m’écouter ou me croire. 

Eh bien… Va falloir trouver un moyen de te rattraper. Tu pourras profiter de votre petite escapade à Eel pour te racheter. 

— Autrement dit, une fois de plus, je vais devoir rattraper tes conneries. 

C’est cadeau ! 

Shion poussa un soupir exaspéré. Elle n’était vraiment pas aidée avec Selkis mais elle avait appris à composer avec les facéties de la déesse. Elle savait que sa compagne avait fait cela en pensant agir dans son intérêt. Elle cherchait simplement à protéger et préserver Shion de la seule chose qui lui inspirait crainte et horreur : le désir masculin. Selkis ne sous-estimait pas la force mentale de son amie. Elle la savait forte et capable de se défendre toute seule, mais elle savait aussi que gérer ce genre de situation l’obligeait à revivre son plus grand traumatisme. Elle n’avait pas à subir cela, pas si Selkis pouvait régler le problème pour elle et faire en sorte qu’aucun homme ne pose plus jamais les mains sur elle sans son consentement. 

***

Nevra avait passé les six heures les plus longues de sa vie. Scorpiana lui avait donné quelques sueurs froides en s’engouffrant dans son caleçon d’où elle était finalement ressortie en laissant ses bijoux de famille intacts. Il ne savait pas si l’animal était vraiment doué d’intelligence ou simplement contrôlé à distance, mais il ne l’avait pas lâché une seule seconde de son interminable supplice. Ce n’est que lorsque ses liens se furent évaporés que le scorpion avait sauté à terre et s’était faufilé sous la porte de la cabine, sans doute pour rejoindre son maître après avoir accompli son œuvre diabolique. Le vampire était encore tout pâle et tremblant en enfilant ses vêtements. Il s’était ensuite recouché en position fœtale, hanté par le cauchemar qu’il venait de vivre. Il se fichait bien de savoir si Scorpio était un homme ou femme. Ce dont il était certain, c’est qu’il était complètement ravagé du ciboulot. Le vampire avait pris sa menace très au sérieux et comptait bien se tenir très loin de ce fou furieux. 

— Alors ? s’enquit Alma avec une curiosité maladive en voyant son capitaine émerger de sa cabine.

— Alors quoi ?

— C’est un homme ou une femme ?

— Je sais pas et je ne veux pas savoir. Si ça t’intéresse, t’iras lui poser la question toi-même. 

— Oh la la, je sens que t’as passé une sale nuit, toi. 

— Ne m’en parle pas… Rapport ?

— Rien à signaler. On maintient le cap sur les côtes d’Eel. On devrait pouvoir accoster dans la soirée. 

— Parfait. Une fois que vous m’aurez débarqué, rendez-vous à Shâr’Mari pour revendre la cargaison. Après ça, vous irez directement rejoindre Hidan dans l’Anse du Pendu et vous m’attendrez là-bas. Pendant mon absence, tu seras en charge du navire et de l’équipage. Eren et Faïr t’assisteront. C’est toi le capitaine, donc ne te laisse pas marcher sur les pieds. C’est compris ?

— Oui, mon capitaine ! répondit la Néréide avec enthousiasme en lui faisant un salut militaire. 

En d’autres circonstances, Nevra aurait renoncé à accompagner l’assassin jusqu’à Eel, mais cette expédition concernait Maître Sakumo. Il avait toujours du mal à croire que le tanuki avait été assassiné et il voulait en avoir le cœur net. Si tel était le cas, la mort de son maître ne resterait pas impunie. Il retournerait ciel et terre pour trouver le coupable et le tuer de ses propres mains. 

***

L’Étoile avait déposé ses passagers à la tombée de la nuit, quelque part entre Regalia et la Cité d’Eel, dans la même petite crique secrète où ils avaient débarqué une autre de leur passagère clandestine quelques jours plus tôt — une petite elfe rouquine qui avait fui sa réserve pour rejoindre la Garde d’Eel mais ça, c’était une autre histoire. Il leur fallait encore traverser la forêt qui séparait la Cité Royale de la ville du Cristal ; ils s’étaient donc mis immédiatement en route pour arriver avant l’aube. 

— Dis, pourquoi est-ce que ton vampire marche dix mètres derrière nous ? demanda Hélios en balayant le sentier de sa canne. Qu’est-ce que tu lui as fait ?

— Ce n’est pas moi, c’est Selkis.

— Le pauvre… Je ne peux qu’imaginer les horreurs qu’elle lui a fait subir. 

Hélios ne croyait pas si bien dire. Selkis était réellement parvenue à traumatiser le vampire qui sursautait et pâlissait dès que Shion s'adressait à lui. Elle avait fini par le prendre en pitié et lui laisser un confortable périmètre de sécurité. Ce n’est qu’à l’approche des remparts de la Cité d’Eel que Nevra trouva enfin le courage de l’aborder. 

— Comment on va rentrer ? questionna-t-il en désignant la cité qu’on apercevait entre quelques arbre. 

— On va se téléporter directement à l’intérieur. 

— Oh, oui. Bien évidemment. C’est si simple à faire. 

Shion ignora le commentaire sarcastique du vampire. À la croisée des chemins qui bifurquaient vers la mer d’un côté et vers la ville de l’autre, elle quitta les sentiers battus pour s’engouffrer directement dans la forêt. Nevra, qui n’avait guère le choix, s’engagea à son tour dans le sous-bois. Ils finirent par déboucher dans une petite clairière qui abritait une vieille chaumière délabrée. Shion entra dans le bâtiment en ruines puis souleva une trappe qui les mena dans un vaste sous-sol, vraisemblablement plus récent que la construction de la maison. L’endroit servait aussi bien de cache que de passage secret. On y avait entreposé toute sorte d’armes et d’objets magiques, et les runes peintes sur les murs laissaient deviner que l’endroit était solidement protégé contre les intrusions. Alors que Nevra analysait le contenu de la pièce, l’assassin tira un vieux tapis poussiéreux sous lequel se trouvait un cercle magique gravé à même le sol.  

— Depuis quand c’est là, ça ? interrogea Nevra en fronçant les sourcils. 

— Quelques années. Il mène directement au dojo. 

— Attends… Tu veux dire que tu peux juste entrer et sortir d’Eel comme tu veux sans que personne ne soit au courant ?

— Ben quoi ? Tu voulais passer par la porte d’entrée alors que ta gueule est placardée dans toute la cité ?

— Si la Garde savait ça…

— La Garde ne sait rien de la moitié de ce qui se passe dans cette fichue cité. Si c’était le cas, Maître Sakumo ne se serait pas fait assassiner juste sous leur nez. 

— On n’en sait rien… Il n’est peut-être pas mort. C’est peut-être juste un piège pour m’attirer là-bas et m’arrêter. Oui, c’est sans doute ça. 

Tout cela lui semblait beaucoup plus logique. Son lien avec Maître Sakumo n’était un secret pour personne. Quelqu’un avait dû se servir du tanuki comme appât pour attirer son élève et le coincer dès que la chance se présenterait. Miiko aurait pu concevoir ce genre de plan. Après tout, ce n’était qu’une question de temps avant que la Garde ne décide de s’occuper de son cas. Shion, elle, secoua la tête en poussant un soupir dépité. 

— Toi…

— Quoi ?

— T’es dans le coup ? demanda le vampire d’un air méfiant en dégainant son sabre qu’il pointa aussitôt sur l’assassin. 

— Si c’était le cas tu serais déjà mort et j’aurais empoché la prime depuis longtemps. Tu crois que tu vas faire quoi avec ton joujou là ? Range-moi ça, c’est ridicule.

Scorpio lui tourna le dos, nullement impressionné par les menaces du vampire, et s’agenouilla pour activer le cercle de téléportation qui s’illumina dès qu’il posa la main à terre. 

— Allez, passe devant. 

— Non, toi d’abord, fit Nevra sans rengainer son sabre. J’ai pas confiance. 

— Je vois pas ce que ça change. Si c’est vraiment un piège, t’es foutu de toute façon. 

— Je pourrais toujours te prendre en otage.

— Ouais, c’est ça. Doc ?

— Hein ? fit Hélios qui suivait l’échange d’une oreille distraite. Ah, oui. C’est moi. 

La paranoïa ça allait bien deux secondes, mais Nevra lui faisait perdre son temps et Shion n’aimait pas qu’on lui fasse perdre son temps. Elle fit passer Hélios devant elle, puis s’engagea à son tour dans le cercle sans se soucier de savoir si le vampire les suivrait ou non. L’instant d’après, elle émergeait dans le grenier de l’annexe du dojo de Maître Sakumo. Elle jeta un coup d’oeil par la lucarne pour s’assurer que la voie était libre. Des soldats de la Garde Royale étaient postés dans la ruelle et surveillaient l’entrée, mais personne ne patrouillait dans l’enceinte du bâtiment. 

— Ça y est ? Tu t’es décidé à me faire confiance ? lança-t-elle au vampire qui venait d’apparaître au centre du cercle de téléportation. 

— Mouais, pour le moment. Mais je t’ai à l’œil.

Il a déjà oublié ce que je lui ai dit ?” s’offusqua Selkis qui n’en revenait pas de l’insolence du vampire. “Il veut une piqûre de rappel ?

— C’est pas grave. Calme-toi. 

— Pardon ?

— Non, rien. C’est pas à toi que je parle. 

— Complètement frappé celui-là, marmonna Nevra dans sa barbe en se dirigeant vers la trappe qui descendait dans la remise. 

Dans la cour, les signes d’un combat récent étaient encore visibles. La scène de crime avait été préservée mais le corps de Sakumo avait été évacué vers la morgue dès la fin de l’enquête préliminaire. Du moins, c’est ce que Shion pouvait déduire de la situation pour le moment. Pour les détails, elle devrait attendre le rapport de son informateur qu’elle prévoyait de rencontrer un peu plus tard dans la matinée. 

— Doc, restez ici, murmura-t-elle à l’attention du roi errant. Nevra, suis-moi.

Furtifs comme des ombres, ils se faufilèrent tous les deux jusqu’au bâtiment principal, profitant des premières lueurs du jour pour mener leurs recherches. Ils commencèrent tout d’abord par inspecter la salle d’armes. C’était là que Sakumo passait le plus clair de son temps. S’il avait laissé un indice quelconque, ce serait là qu’ils le trouveraient. 

— C’est quoi ça ? demanda Nevra en désignant la tablette brisée de Selkis et le cœur momifié de Shion qui étaient restés au milieu de la pièce, intouchés.  

Elle supposait que Sakumo avait dû les montrer à son frère. C’est ce qu’il devait faire si jamais Khaleb venait lui poser des questions au sujet de sa disparition. Elle ne voulait pas qu’il sache qu’elle était vivante. Elle s’était même donné beaucoup de mal pour effacer son existence et c’était Hélios qui en avait payé le prix. Cette nuit-là, la nuit où le Cristal avait été détruit et qu’elle avait reçu l’ordre d’assassiner le Roi d’Eldarya qu’elle servait depuis plusieurs décennies, elle avait pris une décision sur laquelle elle ne pouvait plus revenir. Elle avait choisi son camp, même si cela signifiait trahir et abandonner son propre frère. Shion était véritablement morte cette nuit-là. Sakumo lui avait arraché le cœur et avait détruit son lien avec Selkis. La déesse était retournée brièvement dans sa tablette puis les glyphes qui contenaient son âme avaient été transférés sur un support plus sûr. Sakumo avait eu l’idée de les tatouer directement dans le dos d’Hélios. Le Kami avait alors brisé l’original qui n’était plus qu’une tablette vierge. Après cela, Hélios s’était servi de son pouvoir de Phénix pour ressusciter Shion en lui générant un nouveau cœur. Mais ramener quelqu’un d’entre les morts exigeait de sacrifier quelque chose en échange. Hélios y avait laissé ses yeux. Il fallait encore rétablir le lien entre Selkis et Shion, ce que son maître s’était chargé de faire en arrachant une nouvelle fois son cœur pour le fusionner à l’âme de la déesse-scorpion avant de le replacer dans le corps de son hôte. Elles avaient ainsi été libérées de la rune d’Asservissement d’Amon qui, en disparaissant, avait confirmé leur mort sans doute possible. Khaleb était le seul qui aurait pu douter de la mort de sa soeur. C’est pourquoi Sakumo avait conservé ces précieuses reliques qui devaient servir de preuve dans l’éventualité où il se présenterait à lui. Il avait protégé Shion jusqu’au bout et lui aussi avait payé le prix fort.  

— J’en sais rien, mais ça n’a pas l’air important, répondit-elle au vampire qui n’avait pas besoin de savoir tout cela. 

Elle se dirigea vers un des grainetiers chinois alignés contre le mur le plus large, puis ouvrit les tiroirs les uns après les autres. Ils contenaient tous des babioles et des parchemins divers qu’elle prit le temps d’examiner un à un. En fouillant du côté de l’autel où Sakumo conservait ordinairement son cœur, elle mit enfin la main sur ce qu’elle cherchait. C’était une lettre qui lui était adressée. Elle déroula le parchemin et lut. 


Le vampire est la clé, tu es la serrure. 

Protège-le. Guide-le. Utilise-le. 

PS : Et séduis-le si tu peux.


Le message était accompagné par le dessin étrangement obscène d’une clé dans une serrure, le tout entouré d’un cœur. Shion dut se contenir pour ne pas réduire la lettre en boulette de papier et la balancer à travers la pièce. À quoi pensait ce vieux tanuki pervers ?

À des trucs pervers, comme toujours.” commenta Selkis que le message avait tout de même bien fait rire. “Qui aurait cru que ses dernières volontés seraient de te caser avec le vampire ?” 

— Nan, c’est pas ça. Ça peut pas être ça. Doit y avoir un sens caché à son message.

— T’as trouvé quelque chose ? lança alors Nevra dans son dos. 

— Non, rien, répondit-elle en fourrant le testament dans la poche de sa cape. Continue de chercher par là-bas. 

Elle ne voulait pas que Nevra voit le contenu du message. ll risquerait de mal l’interpréter. Cette énigme lui était destinée, elle essayerait de la résoudre plus tard. De son côté, l’ex-capitaine de l’Ombre fouillait dans la réserve de saké du tanuki. Il ne savait pas ce qu’il espérait y trouver mais c’était son bien le plus précieux. S’il avait laissé quelque chose d’important, ce devait être par là. Nevra se demandait si Sakumo avait anticipé sa mort car toutes les bouteilles de saké étaient vides, comme s’il savait qu’il ne pourrait bientôt plus en savourer le contenu. Mettant cette pensée de côté, son disciple finit par trouver un tube de papier enfoncé dans le goulot d’une étroite bouteille en porcelaine. 

— J’ai trouvé un truc ! lança-t-il à Scorpio en brandissant le message qu’il venait d’extirper de sa cachette incongrue. 

— Vas-y, fais voir. 

Le vampire, qui semblait avoir oublié sa méfiance envers l’assassin, lui tendit le papier qu’il n’avait même pas déplié. Shion y jeta un œil et le lui rendit aussitôt avec un air profondément blasé. 

— C’est de la merde. Brûle-moi ça. 

— Pourquoi ? fit Nevra avec étonnement en prenant à son tour connaissance du document. Ah… 

C’était une estampe érotique qui représentait trois personnes emboîtées l’une dans l’autre dans une position improbable que même le vampire aurait bien du mal à reproduire. 

— Ben quoi ? Tu lis jamais de trucs coquins toi ? lança-t-il à Scorpio, à la fois amusé et étonné de son air outré. 

— Non. 

— Tu serais pas un peu coincé ?

— Je t’en pose des questions moi ! 

— Mouais… Enfin, je sais pas pourquoi il s’est donné la peine de cacher ce truc dans une bouteille de saké. D’habitude, c’est le genre de choses qu’il laisse traîner un peu n’importe où. 

Le vampire avait raison. Sakumo n’avait jamais caché son amour pour la littérature et les dessins érotiques. Il en était même plutôt fier et Shion ne comptait plus le nombre de fois où elle était tombée sur ce genre d’ouvrage qu’elle brûlait systématiquement, au grand dam de son maître qui avait tenté de se rebeller contre cet autodafé. Sans succès. 

— Attends, fais-moi voir ça. 

— Ah ben finalement ça t’intéresse ? se moqua-t-il en lui tendant l’estampe, un sourire narquois aux lèvres. 

Ignorant la plaisanterie grivoise du vampire, Shion reporta son attention sur l’estampe tout en essayant de faire abstraction de sa représentation crue. Elle pensait avoir deviné le mot clé : trois. Trois comme les Sages. Nevra était une des clés. Un des Sages… le Démon ? “Protège-le. Guide-le. Utilise-le”. Est-ce que Sakumo voulait qu’elle fasse de lui un Sage et qu’elle s’en serve pour faire pencher la balance en leur faveur ? Clé. Serrure. Cœur. Union ? Unir la clé et la serrure ? Il y avait la Clé du Temps. Mais une serrure ? Shion n’avait jamais entendu parler de ça. “Séduis-le”... Non, ça c’était juste Sakumo qui se payait sa tête. Il ne savait pas garder son sérieux deux secondes, même quand il devait crypter un message d’une importance capitale. Elle n’était pas certaine de la partie de l’énigme concernant cette histoire de clé et de serrure, mais elle avait la certitude que Nevra avait un rôle important à jouer dans cette histoire. Sakumo l’avait pris sous son aile en même temps que Rena qui s’était révélée être le Sage Angélique, ce n’était pas un hasard. Nevra devait être destiné à devenir le Sage Démonique. Mais comment ? Est-ce qu’elle devait vraiment laisser Amon prendre possession de son corps ? À moins que ce ne soit l’inverse… Si le vampire pouvait prendre le dessus sur l’esprit d’Amon et l’éjecter, alors que peut-être… Cela lui paraissait complètement fou mais peut-être pas impossible. 

— J’ai quelque chose à te dire, lui annonça-t-elle avec gravité. Assis-toi parce que ça risque de te faire un choc. 

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