Rena ne comptait plus les fois où elle s’était réveillée à l’infirmerie. Elle songeait presque à verser un loyer à Eweleïn pour y établir domicile de façon permanente. Elle avait passé trois jours dans le coma. Un séjour de plus chez les estropiés du QG. Elle ne pouvait qu’imaginer les rumeurs qui devaient encore circuler à son sujet dans les couloirs de la Garde de l’Ombre. Il faut dire qu’elle n’avait pas brillé par sa compétence avec tous ces incidents à répétition. Une réputation qui ne risquait pas de s’améliorer s’ils apprenaient que, de surcroît, elle avait perdu ses pouvoirs et l’usage de la magie…
La yôkai se prit la tête entre les mains en poussant un long soupir désespéré. Elle avait un arrière goût amer en bouche. Un goût de regret. Elle se passa une main sur la nuque, là où se trouvait le sceau que lui avait tatoué Inarys. Elle se sentait vide… Non, vide n’était pas le bon mot. Elle se sentait plutôt incomplète, comme si on lui avait arraché une partie de son âme. Puis autre chose aussi ; cette désagréable sensation que quelque chose avait changé en elle ; qu’elle n’était plus vraiment la même.
L’Ombre chassa cette étrange et désagréable sensation avec une bonne dose de rationalité. Son inconfort était probablement dû à la perte de ses pouvoirs. Rien de plus. Elle avait été privée de son flux naturel yôkai, il n’y avait donc rien d’étonnant à ce qu’elle se sente étrangère à son propre corps. Elle ne savait même plus ce qu’elle était exactement… Pouvait-elle encore se considérer comme une yuki-onna alors qu’elle n’avait plus aucune affinité avec le froid ? Pouvait-elle encore se considérer comme une faerie alors qu’elle ne pouvait plus manipuler le maana ? Que lui restait-il exactement ? Même son titre de Guerrier de l’Ombre ne valait plus grand-chose sans magie… Mais peut-être que la question n’était pas tant quoi[ mais plutôt qui. Qui était exactement Rena Yukihira ? Quelle était sa véritable valeur ? Après avoir perdu toutes ces choses qui lui semblaient aussi naturelles que respirer et qu’elle prenait pour acquises, que lui restait-il vraiment ? Qu’est-ce qui faisait l’essence de son être ? Elle n’avait pas la réponse à cette question. Pas encore.
Sa condition physique n’était guère meilleure que son équilibre mental. Elle se sentait lourde et maladroite, comme si ses mouvements étaient entravés par une force invisible. C’était avec angoisse qu’elle prenait peu à peu conscience de la vulnérabilité de son corps. Elle était faible, extrêmement faible, et cela la terrifiait. Elle savait qu’elle n’était pas invincible, elle avait même frôlé la mort à plusieurs reprises, mais elle n’avait jamais autant ressenti sa propre mortalité qu’en cet instant. Elle ne pourrait plus prendre de risques comme avant car la moindre blessure pouvait lui être fatale. Il lui faudrait un temps d'adaptation pour prendre la mesure de tous ces changements ; c’est ce que lui avait explication Inarys.
La seule chose qu’elle ne s’expliquait pas, c’était ce qu’elle était allée faire au milieu de la nuit chez Maître Sakumo… La dernière chose dont elle se souvenait, c’était la fin du rituel initié par Ia Nymphe. Tout le reste, elle le tenait essentiellement de Lysandre. Juste après le rituel, elle lui avait demandé de l’accompagner jusqu’au dojo mais pourquoi ? Lui-même avait été incapable de lui répondre. Elle n’avait apparemment pas voulu lui donner la raison de sa requête et il l’avait suivie sans poser de question. Le sort d’Inarys l’avait sacrément affaiblie, elle tenait à peine debout mais elle avait absolument tenu à se rendre chez son maître… “Une question de vie ou de mort” avait-elle dit… La seule explication rationnelle, c’était qu’elle avait été brièvement possédée par son flux angélique qui tentait de résister au sortilège de scellement. Inarys avait évoqué la possibilité d’un tel risque. Mais qu’est-ce que cet ange qui lui pourrissait la vie avait à voir avec Sakumo ? Était-ce une forme d’intuition ou d’instinct ? L’entité céleste avait-elle fouillé dans son esprit jusqu’à trouver quelqu’un qui lui paraissait suffisamment compétent pour lever le sort ? Quoi qu’il en soit, il était trop tard ; lorsqu’elle était arrivée, Sakumo était déjà mort…
Quant à elle, elle s’était fait poignarder par... Elle ne savait même pas qui l'avait poignardée. Ils avaient été deux sur les toits ce soir-là : son mystérieux agresseur et Nevra. On les soupçonnait d'être alliés, mais c'était Nevra qu'on accusait de l’assassinat sauvage de Maître Sakumo. Tout cela n’avait aucun sens. Absolument aucun. Pourtant, il y avait des témoins… et des preuves. Les relevés effectués sur la scène de crime avait mis en évidence la présence d’une signature magique qui correspondait à celle de l’ex-capitaine de l’Ombre. Sans compter que sa petite protégée, Karenn, avait affirmé l’avoir vu alors qu’elle patrouillait dans les environs. Elle n’avait aucune raison de mentir. Lysandre n’était pas aussi catégorique, il n’était pas vraiment sûr de ce qu’il avait vu. Puis il y avait le capitaine de l’Absynthe qui s’était retrouvé là aussi, par le plus grand des hasards. Qu’est-ce qu’il faisait là exactement ? Mystère. Toujours est-il qu’il était aussi sceptique que Rena quant à l’implication de Nevra dans cette affaire, mais il ne pouvait pas pour autant nier que celui qui avait poignardé sa collègue ressemblait fortement au vampire qu’ils connaissaient tous.
Après un examen rapide, Eweleïn avait jugé que sa patiente pouvait reprendre du service. Grâce aux premiers soins prodigués par le capitaine de l’Absynthe – elle devrait songer à le remercier lui aussi à l’occasion – et les enchantements régénérateurs de l'infirmière, ils avaient réussi à la rafistoler en limitant au maximum les séquelles. L’elfe lui avait confié que cela n’avait pas été facile car son corps magique étant scellé, son corps physique répondait moins bien au maana et le traitement avait été plus long que prévu. Elle en conserverait d’ailleurs une fine cicatrice en bas du ventre. Entre ça et son œil mutilé, elle commençait à se constituer une petite collection de faits d’armes mémorables.
Ayant reçu le feu vert d’Eweleïn, Rena avait pu commencer sa rééducation en compagnie de Shelly. Elle devait tout réapprendre, à commencer par la gestion de son endurance et de ses réflexes. Elle était moins rapide, moins agile et moins vive qu’avant. Elle se fatiguait aussi beaucoup plus vite et encaisser les coups était beaucoup plus difficile quand chaque attaque se soldait par une blessure plus ou moins superficielle qui ne guérissait pas instantanément. L’esquive et la parade était devenue sa meilleur arme. Cela l’obligeait à revoir totalement son style de combat. Elle misait tout sur le maniement du sabre maintenant qu’elle n’avait plus aucune ressource magique. Un art qu’elle n’avait jamais vraiment cherché à perfectionner car elle n’en avait jamais vraiment ressenti le besoin jusqu’à ce jour.
Privé de son corps magique, son corps physique était devenu bien plus capricieux. Non seulement elle souffrait le martyre après chaque entraînement, les muscles courbaturés et le corps couvert d’hématomes, mais elle avait aussi plus grand appétit et un plus grand besoin de sommeil. Shelly ne la ménageait pas et ne lui laissait pas une minute de répit. Elle la réveillait à l’aube, la faisait courir une bonne vingtaine de minutes, l’envoyait à la douche puis elle pouvait manger, gérer les affaires de la garde, puis retrouver la banshee pour une après-midi de souffrance. Chaque soir, elle rampait jusqu’à son lit et s’endormait dès que sa tête touchait l’oreiller.
Une semaine s’était écoulée depuis l’incident, durant laquelle l’enquête sur la mort de Sakumo avait évolué. Grâce à la lucidité de Miiko qui, pour une fois et contre toute attente, avait décidé de faire confiance à l’ex-capitaine de l’Ombre qui l’avait servie fidèlement pendant de nombreuses années, ils avaient essayé d’étouffer l’affaire du mieux qu’ils le pouvaient. Malheureusement, les autorités royales avaient fini par flairer l’entourloupe. Rena ignorait comment ils avaient découvert le pot-aux-roses mais elle soupçonnait un gardien d’Eel de leur avoir vendu l’information. Cependant, trouver la taupe n’était pas la priorité. Protéger Nevra aussi longtemps que possible était la tâche à laquelle ils devaient tous s’appliquer.
La possibilité d’un retour du vampire à la tête de l’Ombre ayant été officiellement et définitivement écartée, il fallait à présent tabler sur le statut de Rena qui officiait encore en tant que capitaine intérimaire. Comme promis, et cela malgré les imprévus qui avaient retardé les opérations, la yôkai avait terminé ses entretiens avec les membres de l’Ombre, puis la question avait été soumise à référendum. Tous les membres avait été invités à voter en faveur ou contre le maintien de Rena au poste de capitaine. Shelly avait épluché les voix pour annoncer à sa supérieure, non sans une certaine fierté, que le “oui” l’avait emporté à un poil de cul. La garde était clairement divisée et il faudrait œuvrer pour rallier les membres les plus réticents à sa cause, mais cela viendrait avec le temps. En attendant, elle avait réussi à officialiser son rôle de capitaine, ce qui faisait au moins un problème de réglé.
Une semaine mouvementée donc, durant laquelle Rena avait également dû organiser les funérailles de son maître. Elle aurait préféré un enterrement discret en petit comité pour pleurer la mort de son mentor dans la pudeur et l’humilité, mais les autorités royales avaient décidé d’en faire une affaire d’État. Il avait donc fallu se préparer pour des funérailles nationales. La gardienne de l’Ombre avait réussi à s’éviter le calvaire d’une procession funéraire à travers toute la cité, mais elle n'avait pas pu épargner au tanuki les sacrements mortuaires qu’il recevrait au Temple de la Trinité. Il serait ensuite inhumé dans le cimetière de la Cité d’Eel où Rena devait faire son eulogie.
Les discours n’étaient pas son fort et l’idée de devoir déclamer un éloge funèbre devant une partie des citoyens d’Eel ne l’enchantait guère. “Sois toi-même”, lui avait dit Valkyon. “Si tu as envie de pleurer, pleure. Si tu n’en ressens pas le besoin, ne pleure pas. Personne ne te jugera.” La yôkai n’était pas aussi naïve que son collègue de l’Obsidienne. Il était toujours plein de bonnes intentions, sa simplicité d’esprit faisait son charme et sa force, mais ses conseils gentillets étaient parfois agaçants pour les gens qui ne partageaient pas son optimisme à toute épreuve. Rena ne connaissait que trop bien la nature viciée des gens pour savoir que quoi qu’elle fasse, quel que soit le comportement qu’elle adoptait, elle serait critiquée.
Si elle cédait aux larmes et montrait ses émotions, on dirait qu’elle n’avait pas su se montrer digne lors de son discours ou on la taxerait d’hypocrisie. À l’inverse, si elle maîtrisait ses émotions et restait digne, on lui reprocherait d’être trop froide, de manquer d’empathie et de faire un discours purement politique, sans âme ni sincérité. On ne manquerait pas de voir dans son discours une manœuvre habile pour restaurer sa réputation ternie. D’autant plus qu’il y a encore quelques semaines, le peuple réclamait à corps et à cris sa tête sur un pique. Elle était passée de la pire criminelle d’Eldarya à une sorte de martyre qui fascinait et effrayait les gens. L’objet de toutes les rumeurs et des fantasmes les plus fous. Et voilà qu’elle était mêlée à une nouvelle tragédie… À croire qu’elle était maudite et qu’elle semait le chaos et la mort partout où elle allait.
Elle savait que ce point soulèverait également beaucoup d’interrogations et de commérages. Les gens adoraient y aller de leur petit commentaire et de leur interprétation très personnelle d’une situation dont ils ne savaient absolument rien. Mais Valkyon avait peut-être raison… Quitte à être pointée du doigt, autant qu’elle soit fidèle à ses principes et qu’elle soit entièrement elle-même. Tant qu’elle n’avait rien à se reprocher, elle se fichait bien du jugement de ses pairs. Tant qu’il y avait au moins une personne qui la comprenait et la soutenait, elle pouvait bien faire fi des médisances d’autrui. Elle avait toujours cru que cette personne était Nevra, qu’il serait toujours là pour elle, mais il était loin et ignorait tout de ce qu’elle traversait. Que faisait-il alors qu’elle se faisait un sang d’encre pour lui et se démenait pour couvrir ses arrières du mieux qu’elle le pouvait ? Où était-il pendant qu’elle pleurait seule la perte de leur maître ? Elle lui en voulait mortellement, elle se sentait trahie, abandonnée mais, plus que tout, elle se sentait seule, terriblement seule…
***
– Prête pour le grand jour ? lança Shelly en entrant dans le bureau de sa capitaine qui planchait sur le discours qu’elle devait délivrer le jour suivant.
– Pas vraiment, non, soupira Rena, l’air sombre.
– Ce n’est qu’un mauvais moment à passer, la rassura le banshee.
– Comme tes entraînements ? répliqua la gardienne en esquissant un sourire amusé.
– Ah ben contente de voir que te tuer à la tâche te met de bonne humeur ! Tu m’avais caché ton penchant masochiste !
– Rassure-toi, je n’aime pas vraiment souffrir mais je t’avoue que nos petites séances me font du bien. C’est le seul moment où je peux me défouler sans avoir à penser à mes… problèmes. Et c’est aussi grâce à cela que j’arrive à vaincre l’insomnie. Si je n’étais pas aussi crevée après chaque séance, je crois que je ne fermerais pas l’œil de la nuit.
– Arf… désolée de te décevoir alors, mais j’allais justement te dire qu’il n’y aurait pas d’entraînement cet après-midi, ni demain, cela va de soit. Tu as besoin de repos et tu ne pourras tirer les bienfaits de nos séances que si tu tu laisses ton corps et ton esprit récupérer un peu de temps en temps. Tu devrais en profiter pour te ressourcer autrement… La méditation peut-être… Ou un tour dans une bonne taverne ?
– La voie de la sagesse ou celle de l’ivresse ?
– C’est un peu ça… m’enfin si tu choisis l’ivresse, pense à moi ! Pour ce qui est de la méditation… Ton copain Lysandre a l’air d’être plus calé que moi.
– Ce n’est pas mon copain…
– Oui, je sais, c’est ce que tu dis tout le temps. Mais en attendant c’est le seul qui a l’air de sincèrement se soucier de toi.
– Il y a toi aussi, et Valkyon.
– Certes… mais nous on ne te fait pas les yeux doux à longueur de journée comme des jipinkus en mal d’amour.
Rena haussa un sourcil, intriguée par le sous-entendu de sa collègue.
– Quoi ? Ne me dis pas que tu n’avais pas remarqué qu’il avait le béguin pour toi ?
– Le béguin ? T'exagères pas un peu ? Il s’est juste attaché à moi parce que je suis son seul point de repère dans tout ce foutoir…
– Hm… Oui, il y a de ça… M’enfin il a l’air débrouillard le garçon et il s’en sort franchement pas mal dans la Garde Absynthe, même en faisant le larbin pour Ezarel. Ça n’explique pas pourquoi il n’a pas quitté ton chevet une seule fois tout le temps que tu étais dans les vapes, ni pourquoi il a été le premier à te rendre visite quand on a su que tu étais réveillée.
– Il est juste gentil, c’est tout.
– Ah le déni Rena, toujours le déni… C’est ce qui a eu raison de Nevra aussi.
– Ce n’est pas pareil…
– Non, c’est vrai. Tu avais conscience des sentiments de Nevra, tu as juste choisi de les ignorer. M’enfin, qu’est-ce que j’en sais moi ? Le cœur des hommes ne m’intéresse absolument pas… Mais à sa place, je me sentirais un peu découragée d’être complètement invisible aux yeux de la femme qui me plaît.
– Tu crois que j’ai le temps pour ces fadaises, Shelly ?
– On ne t’a jamais dit qu’il n’y avait pas de pouvoir plus grand et plus pur que l’amour ? C’est la cause et le remède à tous les maux… Enfin, ça et l’alcool. Très honnêtement, un peu de compagnie et de réconfort sentimental ne te feraient pas de mal… Je sais que tu veux paraître forte, mais parfois se reposer sur quelqu’un d’autre, ça fait du bien. Et je suis sûre que Lysandre n’attend que ça, de pouvoir t’aider et te soutenir d’une façon ou d’une autre. Il a juste besoin que tu lui fasses un signe… Tu devrais lui accorder un peu plus d’attention et de reconnaissance.
– Si tu le dis…
Shelly n’insista pas. Elle connaissait ce regard et ne tenait pas à agacer sa supérieure plus que nécessaire. La yuki-onna ferait de cette révélation ce qu’elle en voudrait. La banshee, quant à elle, ne jouerait pas plus longtemps les cupidons, préférant laisser Rena à son discours. Perturbée par la visite de Shelly et ses remarques au sujet de Lysandre, la yôkai avait perdu le peu de concentration qui lui restait et s’était perdue à penser au faelien.
Il était vrai qu’elle l’avait un peu négligé jusqu’à en oublier parfois son existence. Elle ne lui avait parlé que très peu ces derniers jours. Il avait veillé sur elle pendant son coma et lui avait rendu visite dès qu’elle s’était réveillée. Ils n’avaient échangé que quelques mots rassurants et Rena l’avait simplement remercié pour son aide, s’excusant par la même occasion de l’avoir entraîné dans cette mésaventure sanglante. S’il se faisait du souci pour elle, il ne le montrait pas et n’avait jamais essayé de la couvrir de soins et d’attentions indésirables. Il était tout sauf envahissant. Il restait discret et se contentait de la saluer lorsqu’ils se croisaient dans le QG. Jamais il ne la sollicitait ou ne lui adressait la parole le premier. Il avait même l’air gêné à chaque fois qu’il la voyait, comme s’il avait peur de la déranger. Shelly aurait-elle vu juste ? Peut-être qu’il attendait simplement une forme de permission ?
Rena avait dédié sa vie à la Garde d’Eel. Sa relation avec Nevra lui suffisait amplement et elle n’avait jamais cherché à créer de lien émotionnel avec qui que ce soit d’autre. Certains conciliaient la mort et l’amour… ou peut-être était-ce grâce à cela qu’ils trouvaient le courage de risquer leur vie tous les jours ? La yuki-onna se demandait encore comment Miiko faisait pour vivre sa triple de vie de Général de la Garde d’Eel, épouse et mère de famille. Pourtant, elle devait reconnaître que la kitsune s’était beaucoup adoucie et assagie depuis qu’elle avait trouvé l’amour. Elle rayonnait même de bonheur et de sérénité dès qu’elle se trouvait en compagnie de Leiftan. Y avait-il quelqu’un comme cela pour Rena aussi ? Quelqu’un qui rendrait sa vie un peu moins fade et pénible ?
Lysandre avait bouleversé sa vie, c’est un fait. Leur première rencontre avait eu quelque chose de troublant, la yôkai se souvenait encore de l’irrésistible attirance qu’elle avait ressenti pour lui mais cette sensation avait disparu dès qu’elle était revenue à Eldarya. Elle s’était contentée de mettre cela sur le compte du lien que l’Oracle avait créé entre elle et l’Élu.
La gardienne souleva le bas de son chemisier pour dévoiler le symbole tatoué au niveau des reins. La larme noire n’avait pas disparu après son retour à Eldarya. C’était le signe irréfutable qu’elle était liée à Lysandre, mais elle ne comprenait toujours pas comment ni dans quel but. Elle pensait que le symbole aurait disparu une fois sa mission accomplie, que son rôle avait été simplement de ramener Lysandre dans son monde, mais manifestement elle se trompait. Quel secret se cachait réellement derrière ce tatouage ? Deux moitié d’un tout… Était-ce la source de cette sensation de manque ? Était-ce pour cela qu’elle se sentait incomplète ? Il était peut-être temps de creuser du côté de ce lien qui l’unissait au faelien…
***
Ces derniers jours avaient été riches en émotions pour Lysandre que toute cette situation laissait plus que perplexe. Durant les trois jours que Rena avait passé dans le coma, la Salle du Cristal avait été le théâtre de réunions houleuses. Étant donné son implication dans l’incident de Rena et le fait qu’il avait été le premier sur les lieux des crimes avec le faelien, Ezarel avait été obligé de révéler ses odieuses manigances à Miiko. La kitsune était furieuse et dépitée par la stupidité de l’elfe. Elle lui avait ordonné de lever le sort d’amnésie mais le capitaine de l’Absynthe lui avait révélé que l’enchantement était lié à la rune qui neutralisait les pouvoirs de la yôkai. Tant que ses flux seraient scellés, ses véritables souvenirs le seraient aussi.
– Mais quel idiot… maugréa Miiko en agitant ses queues avec colère.
– Il faut reconnaître que c’était bien pensé… commenta Leiftan avec une certaine admiration pour ce coup de génie, au plus grand dam de sa compagne.
– Ne l’encourage pas !
– Et si on lui disait juste la vérité ? suggéra Valkyon avec une simplicité déconcertante. Même si elle ne s’en souvient pas, elle a le droit de savoir.
– Tu crois que je n’ai pas pensé à cela ? répliqua l’elfe avec dédain. Le sort a été conçu pour altérer sa mémoire en temps réel dès que cela touche à ses souvenirs. Elle va simplement oublier ce qu’on vient de lui dire.
Une pensée très étrange et parfaitement décalée avait alors traversé l’esprit de Lysandre. Il s’était souvenu du personnage du dessin animé Le monde de Némo : un poisson souffrant d’amnésie à court terme nommé Dory. Il avait réprimé un sourire amusé lorsque l’image du poisson chirurgien bleu s’était superposée à celle de la gardienne de l’Ombre. La situation n’avait rien de drôle mais la comparaison n’en était pas moins cocasse. Il fut toutefois bien vite ramené à la réalité par le ton tranchant de la vice-capitaine de l’Ombre.
– Ta cruauté n’a d’égal que ton génie, lança Shelly en toisant son collègue de l’Absynthe du regard, l’air profondément dégoûtée. Elle en a pas assez chier comme ça ? Fallait vraiment qu’en plus tu l’abandonnes comme un lâche et que tu t’effaces de sa mémoire pour soulager ta conscience ?
– Ne parle pas de ce que tu ne sais pas ! rétorqua Ezarel avec le même mépris. J’avais mes raisons… Puis nous avions déjà rompu. Ce n’est pas ma conscience que j’ai soulagé, c’est la sienne. Comme tu dis, elle souffrait déjà assez comme ça… J’ai fait ce qui était le mieux pour nous deux.
– J’espère que tu le regretteras, lâcha Miiko avec amertume. Elle ne méritait pas ça… Shelly, en tant que vice-capitaine, je compte sur toi pour épauler Rena du mieux que tu peux. Elle va avoir besoin de toute l’aide et de tout le soutien qu’on peut lui apporter. On a déjà trop trahi sa confiance et la gagner ne sera pas chose facile. Elle ne te connaît pas, elle n’a aucun a priori à ton sujet, ce sera peut-être plus facile pour toi de briser la glace.
– Et qu’est-ce qu’on fait pour Nevra ? demanda Leiftan en se prenant le menton, l’air soucieux.
– On fait ce qu’on peut pour que ça ne s’ébruite pas et on essaye d’étouffer l’affaire. Si les autorités royales découvrent que Nevra, en plus d’être suspecté de meurtre, a déserté la Garde d’Eel, il va avoir tous les chasseurs de primes du royaume aux trousses.
– On savait que ça arriverait tôt ou tard, nota Inarys en étouffant un bâillement qui traduisait son indifférence la plus totale quant au sort du vampire. Est-ce qu’on veut vraiment prendre le risque de couvrir un hors-la-loi ? Le gouvernement essaye de nous couler depuis des années. S’ils découvrent le pot-aux-roses, ils s’en serviront pour nous détruire complètement.
– Je vois que la vice-capitaine a de quoi tenir de son capitaine, rétorqua Shelly en secouant la tête avec dépit. Je m’attendais à mieux de ta part, ma p’tite Ina.
Son amie se contenta de hausser les épaules. Dans le fond, tout le monde savait qu’elle avait raison mais chacun tenait à ses principes et à ses convictions. La loyauté, l’honneur, la fierté… Personne ne voulait y renoncer. Ils n’avaient que des problèmes sur les bras et aucune solution réellement efficace, mais chacun restait campé sur ses positions. La seule chose qui faisait – presque – l’unanimité, c’était le cas Nevra. C’était donc là-dessus qu’ils avaient planché en priorité.
Miiko n’en avait pas oublié Lysandre pour autant. Sa mission n’avait pas changé. Il fallait qu’il travaille sur ses pouvoirs et qu’il essaye de mieux comprendre sa nature de dragon. Elle lui avait aussi demandé d’élucider son lien avec Rena. L’Étincelante savait que la yôkai aurait énormément de choses à encaisser à son réveil et qu’elle allait avoir une tonne de boulot sur les bras. C’est pourquoi elle comptait sur Lysandre pour l’aider avec cette mission et lui épargner du travail en plus. Il pouvait s’y prendre comme il le voulait, elle lui laissait carte blanche ; plus ils en sauraient sur ce mystère, mieux ce serait.
– Puis un peu de compagnie ne fera pas de mal à Rena, lui avait confié la kitsune avec un air coupable. Tu dois être une des rares personnes qui ne l’a pas soit trahie, soit abandonnée. Ezarel… ce crétin… Je ne comprends pas ce qui lui est passé par la tête…
Le faelien partageait la frustration et la colère de Miiko. Il savait mieux que quiconque à quel point Rena avait été désespérée lorsqu’elle avait compris qu’Ezarel essayait d’altérer ses souvenirs. Il avait été là lorsqu’elle avait demandé à l’elfe de la tuer plutôt que de disparaître de sa mémoire. Il n’avait pas compris le sens de ses paroles sur le moment. Ce n’est que lorsque le capitaine de l’Absynthe avait tout révélé à ses collègues que tout s’était éclairé. Lysandre avait été submergé par un profond sentiment de tristesse, d’injustice et de pitié. Il avait de la peine pour Rena et il en voulait profondément à Ezarel de l’avoir fait tant souffrir. Pourquoi était-il si froid et si cruel avec la femme qui l’aimait plus que sa propre vie ? Comment pouvait-il prétendre avoir agi pour son bien ? Si c’était cela l’amour, Lysandre ne voulait jamais le connaître.
Il ne connaissait pas vraiment la yôkai. Pas comme il l’aurait voulu. Puis il y avait ce lien empathique dont il ne lui avait jamais parlé. Il avait l’impression de violer son intimité à chaque fois qu’il s’immisçait involontairement dans ses émotions ; il en avait presque honte. S’il voulait être honnête avec lui-même et se débarrasser de ce sentiment de culpabilité, il devrait commencer par être honnête avec Rena. Il ne voulait pas être simplement lié à elle par le fruit du hasard ou d’un destin qu’il ne contrôlait pas. Il voulait en savoir plus sur elle et apprendre à la connaître en tant que personne. Miiko lui offrait cette chance et il comptait bien la mettre à profit. La seule chose qui le freinait un peu dans son désir de socialisation active, c’était la réaction d’Ezarel. L’elfe avait beau avoir coupé les ponts avec Rena de la manière la plus radicale qui soit, il ne faisait aucun doute qu’il restait profondément attaché à la yôkai. Imprévisible et contradictoire comme il était, il ne serait pas étonnant qu’il prenne Lysandre en grippe et fasse de sa vie un véritable enfer s’il le voyait devenir un peu trop amical avec son ex petite amie.
Le faelien était donc partagé entre son intérêt pour Rena et la crainte de s’attirer les foudre de son capitaine. D’autant plus que la yuki-onna n’était pas facile à approcher non plus. Lysandre avait bien compris que c’était une femme endurcie à la solitude qui avait appris à ne dépendre de personne d’autre qu’elle-même. Elle cachait ses sentiments avec pudeur et ne montrait jamais la moindre faiblesse. Ses malheurs étaient les siens ; elle ne les partageaient avec personne. Sur ce point, elle ressemblait beaucoup à Ezarel. Pourtant, Lysandre savait mieux que quiconque qu’elle n’allait pas bien et qu’elle avait besoin de quelqu’un pour la rassurer, la réfoncorter et lui apporter un peu de joie de vivre.
***
Rena avait mis son discours de côté pour dédier son après-midi à d’autres activités plus triviales. La première chose qu’elle avait prévu de faire, c’était rendre visite au capitaine de la garde Absynthe pour le remercier de lui avoir sauver la mise… puis lui poser quelques questions subtiles au passage, afin d’éclaircir la raison de sa présence sur les lieux du crime lorsqu’elle s’était fait poignarder. Elle ne savait rien de l’elfe si ce n’est qu’il avait remplacé Séraphina après sa mort lors de la Nuit Sanglante. Quand Rena était revenue après un saut de dix ans en avant, elle avait appris qu’un nouveau capitaine, du nom d’Ezarel, dirigeait la garde Absynthe. Elle l’avait aperçu quelques fois lors des réunions convoquées par Miiko, mais elle n’avait jamais vraiment eu l’occasion de lui parler en tête-à-tête. Étant elle-même capitaine de garde depuis peu, elle voulait que ses relations avec ses collègues soient les plus cordiales possibles. Elle s’entendait déjà bien avec Valkyon qu’elle appréciait énormément pour sa droiture d’esprit et sa taciturnité. Elle espérait qu’il en irait de même avec Ezarel.
Elle trouva le Maître des Potions dans le laboratoire d’alchimie. Il fit une drôle de tête lorsqu’il la vit entrer après avoir frappé à la porte. Il ne devait pas aimer qu’on le dérange lorsqu’il travaillait.
– Excuse-moi de me présenter comme ça à l’improviste. Eweleïn m’a dit ce que tu avais fait pour moi. Merci de m’avoir sauvé la vie. J’ai eu de la chance que tu sois dans le coin…
– C’est un interrogatoire ? demanda l’elfe en haussant un sourcil.
Ezarel la voyait venir à des kilomètres à la ronde. Il connaissait bien ce ton faussement innocent. Elle voulait savoir ce qu’il faisait sur la scène du crime. Elle et ses foutues réflexes d’espion de l’Ombre… Elle ne changerait jamais.
– Si c’était un interrogatoire, je t’aurais posé des questions, répliqua la yôkai en cachant son étonnement face à la perspicacité de l’Absynthe. Mes remerciements sont sincères. D’ailleurs, j’ai quelque chose pour toi…
Elle lui tendit un petit sachet en papier kraft décoré d’un ruban mordoré.
– Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il en examinant le cadeau avec suspicion.
– Des bonbons au miel. Je me suis renseignée, on m’a dit que tu aimais ça. Je les ai pris chez le meilleur confiseur de la ville.
– Je ne veux pas de ton cadeau, je me contenterai des remerciements, répondit l’elfe en lui rendant son paquet. Et si tu veux savoir ce que je faisais là-bas, j’ai vous ai vu, Lysandre et toi, quitter le QG en pleine nuit. Tu avais l’air mal en point, j’ai trouvé ça suspect, donc je vous ai suivi. C’est tout.
– Tu ne dois pas beaucoup faire confiance à tes collègues pour les prendre en filature comme ça…
– Je ne fais confiance à personne. Si tu es venue pour me sonder et essayer de gagner la mienne, je t’arrête tout de suite. Je suis ton collègue mais je n’ai aucune envie d’être ton ami. Pour ce qui est des relations entre nos gardes, Shelly et Inarys s’entendent très bien pour gérer les missions en coopération. Comme tu peux le constater, j’ai du travail, donc merci de ta visite et au revoir.
Il désigna la porte du doigt puis replongea le nez dans ses concoctions. Rena ne s’était même pas donné la peine de donner la réplique à l’elfe mal luné. Elle pouvait faire une croix sur l’entente cordiale entre collègues.
L’Ombre était sortie avec l’irrésistible envie de geler quelque chose mais son énervement ne pouvait plus se muer en glace meurtrière comme autrefois. Elle se contenta de serrer le paquet de bonbons avec rage, la papier crissant et se froissant sous son poing crispé, puis elle le balança par dessus la balustrade qui donnait sur le hall principal en pestant intérieurement. Quel odieux connard cet Ezarel ! Rena souffla un bon coup pour retrouver son calme. Ce n’était pas son genre de s’énerver de la sorte pour si peu. Ordinairement, elle savait se maîtriser et garder son sang-froid en toutes circonstances. Inarys l’avait mise en garde contre cela aussi. Le fait d’avoir scellé son corps magique avait des répercussions sur son corps physique mais aussi spirituel. Ses nerfs étaient plus fragiles et elle contrôlait moins bien ses émotions. Un autre point sur lequel elle allait devoir travailler si elle ne voulait pas se transformer en bombe émotionnelle à retardement.
Rena était descendue pour ramasser le pauvre paquet de bonbons violenté, mais elle avait été devancée par Lysandre qui le tenait déjà entre les mains.
– J’espère que tu ne te l’es pas pris en pleine tête ? lui demanda Rena en affichant un air coupable.
– Non, j’ai esquivé, répondit-il avec un sourire en lui tendant le paquet.
– Garde-le, si tu veux. Tu l’apprécieras peut-être plus que le capitaine de l’Absynthe. Faut croire que les rumeurs étaient fausses et qu’en fait il n’aime pas du tout le miel…
– Ah ? Il s’est passé quelque chose avec Ezarel ?
– Disons qu’il n’a pas été très… accueillant. Mais ce n’est pas grave. D’ailleurs tu tombes bien, je voulais te remercier toi aussi, de m’avoir aidée l’autre soir. J’ai aussi un cadeau pour toi.
– Tu n’aurais pas dû. C’était normal.
– Personne ne veut de mes cadeaux, je vais finir par me vexer… répliqua Rena en poussant un soupir déprimé.
– Ce n’est pas ce que je voulais dire, s’excusa aussitôt Lysandre en voyant la mine déconfite de la gardienne. Je voulais simplement dire que ce n’était pas une obligation… mais je l’accepterai avec plaisir.
Il lui sourit doucement. Ce sourire à la fois timide et encourageant dont il avait le secret.
– Tu me rassures… Suis-moi, alors.
– Où est-ce qu’on va ?
– C’est une surprise !
Lysandre était curieux de savoir ce que la jeune femme lui réservait, mais il était surtout content qu’elle ait pris l’initiative d’engager la conversation avec lui et qu’elle lui ait préparé ce mystérieux cadeau. Il savait que la gestion des funérailles de son maître lui pesait, il sentait son irritation et son épuisement moral. Un changement d’air leur ferait du bien à tous les deux.
***
Rena mena le faelien à travers la ville jusqu’à la Couveuse d’Eel. Elle lui expliqua brièvement l’importance des familiers pour les faeries et comment ils étaient créés. Elle déplorait le fait que cette tradition se soit perdue avec la destruction partielle du Cristal et que la Couveuse ne soit plus aussi productive qu’autrefois.
– Je me suis renseignée auprès du mage en charge de la Couveuse. L’Œuf Vierge est un peu capricieux et la sélection se solde souvent par un échec, mais ça vaut le coup d’essayer.
– Essayer quoi ?
– De t’obtenir un familier voyons !
– Un familier ? Je ne sais pas si je saurais m’en occuper, songea Lysandre avec inquiétude. Puis je n’ai pas beaucoup d’argent…
Il touchait sa solde de recrue qui s’élevait à une vingtaine de pièce d’or par semaine et il avait déjà presque tout dépensé dans les vêtements qu’il avait offerts à Rena.
– Ne t’en fais pas, c’est justement mon cadeau !
– Ça ne fait pas un peu beaucoup… ?
– Je te dois bien ça, après tout ce que je t’ai fait subir. Vois ça comme une façon de te remercier mais également de m’excuser…
– On en a déjà parlé. Tu sais bien que ce n’était pas de ta faute et que je ne t’en veux pas.
– Je sais, mais moi je m’en veux alors laisse-moi faire ça pour toi.
Lysandre se contenta d'acquiescer. Il comprenait la gêne de la yôkai, lui non plus n’aimait pas être redevable. Si ce geste pouvait soulager un peu sa conscience, il n’allait pas la contrarier en dénigrant ses efforts pour se faire pardonner.
Ils entrèrent tous deux dans le grand bâtiment en forme d’œuf irisé. La dernière fois que Rena avait mis les pieds là, c’était en compagnie de Nevra pour adopter leur tout premier et unique familier. Elle fut aussitôt envahie d’une douce nostalgie mélancolique en repensant à sa rencontre avec Mika. Elle avait été si heureuse le jour où il avait éclos qu’elle en avait presque pleuré. Elle le considérait comme un membre à part entière de sa famille, tout comme Kiba… et Nevra. Mais il fallait croire que son frère de cœur n’était pas aussi sentimental qu’elle et qu’un familier n’était guère plus qu’un animal de compagnie qu’il pouvait abandonner du jour au lendemain. Quant à elle… elle ne devait pas avoir beaucoup plus de valeur aux yeux du vampire.
– Ça ne va pas ? s’inquiéta Lysandre en remarquant l’air déprimé de sa camarade.
– Hein ? Non, ça va. C’est rien.
Elle écrasa discrètement une larme qui avait commencé à perler au coin de son oeil. Son corps spirituel détraqué faisait encore des siennes ; il fallait vraiment qu’elle arrête d’être aussi émotive, c’était épuisant. Heureusement, le mage vint les accueillir pour la sortir de ses pensées tristes comme la pluie et les conduisit jusqu’à l’Œuf Vierge. Suivant les instructions du vieux Melaine, toujours fidèle au poste depuis des décennies, Lysandre posa les mains sur le gros œuf opaque et laiteux. Il attendit un moment, un long moment…
– Hm… on dirait que ce ne sera pas pour aujourd’hui, constata le mage avec regret.
– Attendez encore un peu, suggéra Rena avant que Lysandre ne retire ses mains. Je me souviens qu’il m’avait fallu du temps aussi, la réponse n’est pas toujours immédiate.
Si l’Œuf hésitait, c’était probablement à cause de la nature particulière du faelien qui perturbait son analyse.
– Vous n’allez pas m’apprendre à faire mon métier quand même ! s’indigna Melaine en se lissant les poils de barbe. Quand ça veut pas, ça veut pas ! C’est comme ça. Vous reviendrez un autre jour.
Le mage allait mettre fin à la séance lorsque l’Œuf se mit à vibrer et à luire d’une lumière vive. Peu à peu, sa coquille se para d’un nacre rose pâle finement décoré de délicats pétales blancs.
– Eh bien… voilà qui n’est pas commun, commenta l’expert en familiers en contemplant le résultat. Pas commun du tout même.
– Quelle sorte de familier est-ce ? s’enquit Rena, intriguée par l’expression songeuse du mage.
– Aucune idée ! s’exclama-t-il alors en se fendant d’un large sourire, comme un enfant tout excité d’avoir fait une incroyable découverte. C’est la première fois que je vois cet œuf… Je peux même vous assurer que c’est une première. Cela faisait longtemps que nous n’avions pas eu de Création ! C’est fantastique ! Absolument fantastique ! Moi, Melaine Godric Siegfried Bertram, je vais pouvoir consigner un nouveau familier dans le Registre ! Je vais entrer dans l’Histoire !
Le mage était survolté et sautillait presque sur place. Il les entraîna sans plus attendre dans la salle de la Pondeuse où étaient créés les œufs. Un nouveau nid avait fait son apparition, au milieu duquel trônait le fameux œuf mystère. Melaine l’examina sous toutes les coutures. Il nota sa taille, son poids, la texture de sa coquille, sa couleur, ses motifs et consigna le tout sur un parchemin.
– Bon… voilà pour le moment. J’ai terminé la première phase du protocole. Je vais avoir besoin d’un suivi très précis pour récolter toutes les données nécessaires à l’étude de cette nouvelle race. Je vous demanderai donc de noter le nombre de jours jusqu’à son éclosion, puis de me le ramener dès qu’il sera sorti de son œuf pour que je puisse examiner sa forme juvénile. Je vous donnerai la suite des instructions à ce moment-là.
– Qu’est-ce que je dois faire pour le faire éclore ? demande Lysandre que tout cela laissait perplexe.
– Ah oui ! Je vais vous donner un incubateur. Cadeau de la maison ! Une fois chez vous, vous n’aurez qu’à placer l’œuf dedans et attendre. Pour l’œuf non plus, vous ne me devez rien… Je ne serais même pas capable d’estimer sa valeur ! C’est inédit, complètement inédit !
– Et pour la nourriture ? s’enquit Rena. Il faudra bien le nourrir une fois éclos, mais nous ne savons rien de ce qui va sortir.
– Hm… Eh bien, il faudra faire des essais. Vous pouvez vous fier à son apparence pour deviner quel type de nourriture pourrait lui convenir et lui proposer diverses choses jusqu’à ce qu’il en trouve une à son goût.
– Je croyais que chaque race de familier ne consommait qu’un seul type d’aliment ? nota le faelien qui mettait à profit les quelques connaissances qu’il avait sur ce monde.
– Disons que chaque race à ses préférences et qu’en général, lorsqu’on a trouvé un aliment qui leur plaît, il vaut mieux s’y tenir.
– Oui, confirma Rena en hochant la tête. Mika adore les lézards rouge, comme tous les Seryphons, mais il n’est pas contre une chenille crémeuse ou un vers luisant de temps à autre.
– Exactement ! Donc ne vous en faites pas, vous trouverez bien quelque chose à son goût ! Je compte sur votre sérieux pour accomplir cette mission de la plus haute importance !
Le mage caressa le petit oeuf rose qui tenait dans la paume de sa main en le contemplant avec autant de tendresse que de concupiscence.
– Va, mon précieux, et reviens-moi vite, murmura-t-il avant de le donner, un peu à contrecœur, à Lysandre.
Le faelien le remercia avec un sourire gêné et s’empressa de quitter la Couveuse avec Rena qui commençait à se poser de sérieuses questions sur la santé mentale de Melaine.
– Eh bien… ça s’est plutôt bien passé, commenta-t-elle une fois dehors. Je n’ai pas eu à débourser une seule pièce d’or et tu as mis la main sur un familier exclusif que tu es le seul à posséder dans tout Eldarya !
– C’est une façon de voir les choses… mais je t’avoue que cela me met un peu mal à l’aise. Je ne sais pas si je serai à la hauteur…
– Pas besoin de te mettre la pression, c’est juste un familier.
– Tu es sûre ? Tu ne trouves pas ça bizarre… Une nouvelle race qui vient de naître comme ça et c’est sur moi que ça tombe ? Et si c’était lié à… ce que je suis ? Si c’était un signe de l’Oracle ou quelque chose du genre ?
– J’en sais rien, peut-être, mais te prends pas trop la tête avec ça. Des nouvelles races de familiers qui se créent ça arrive. Bon… ça arrive une fois tous les cent ou deux cents ans, mais ça arrive. De nos jours, je suis certaine qu’avec les familiers qui se reproduisent et vivent à l’état sauvage, il doit y avoir des croisements et de nouvelles races qui apparaissent aussi. Regarde moi, toute “angélique” que je suis, mon premier familier est un Seryphon. Certes, c’est un familier relativement rare qui a une très bonne réputation, mais il n’a rien de légendaire non plus.
– C’est un rapace.
– Oui, et ?
– Il a des ailes, il est majestueux, comme un ange…
Rena éclata de rire à la description de Mika. Il n’avait pas grand-chose de majestueux ou d’angélique avec ses antérieurs atrophiés, ses grosses pattes de félin et sa démarche clopinante. Sans oublier son léger strabisme et sa queue végétale qui se terminait par deux petites baies rouges – un drôle de camouflage.
– Si on va par là, Kero aussi est un ange, répondit-elle après avoir retrouvé son sérieux. Tu te fais des idées… Enfin, on aura la réponse lorsque ton familier aura éclos. On devrait rentrer maintenant, je dois terminer de rédiger mon discours.
– Tu veux de l’aide ? Tu peux me le faire lire, si tu veux un avis.
– Non, ça ira. Merci.
Le refus de Rena avait été un peu trop catégorique. Elle n’avait pas voulu se montrer aussi cassante avec le faelien, c’était un réflexe défensif. Cette situation lui tapait sur les nerfs, écrire ce discours était un véritable calvaire, et elle sentait que si elle partageait cela avec quelqu’un, elle allait craquer pour de bon.
– Comme tu veux, acquiesça Lysandre sans insister davantage.
Il se sentait légèrement blessé par la réaction de la yôkai, mais comprenait que c’était quelque chose de personnel que Rena tenait à faire seule. Il ravala donc sa déception et se sépara de la gardienne à l’entrée du QG.
– N’oublie pas de mettre ton œuf dans l’incubateur dès que tu l’auras ramené dans ta chambre, lui rappela-t-elle avant de rejoindre les quartiers de l’Ombre. Et de noter la date, sinon on va rendre Melaine encore plus fou qu’il ne l’est déjà.
– Je m’en occupe tout de suite, la rassura-t-il d’un hochement de tête, le précieux petit œuf au chaud dans une de ses poches.
– Parfait !
La journée s’achevait sur une note plutôt positive pour les deux gardiens. Rena avait accompli les tâches sociales qui lui incombaient – avec plus ou moins de succès – et Lysandre avait pu passer du temps avec la yôkai. Il avait été touché par sa proposition de lui offrir son tout premier familier, même si les choses ne s’étaient pas déroulées tout à fait comme prévu. Derrière son apparence froide et réservée, il pouvait sentir sa bonté et sa générosité, même si c’était quelque chose qu’elle ne montrait que très peu et semblait réserver qu’à de très rares élus. Lysandre commençait à se faire à l’idée qu’être l’Élu comprenait son lot d’exclusivités et d’anomalies, mais être accepté par Rena était la seule exception qui avait de la valeur à ses yeux.
***
Comme l’avait redouté Rena, sans la séance d’entraînement de Shelly pour la mettre K.O, elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Elle avait travaillé sur son discours jusque tard dans la nuit, mais les mots avait continué à lui trotter dans la tête jusqu’à l’aube. Voilà maintenant qu’elle les hallucinait, les lettres désarticulées dansant sur le plafond de sa chambre. La journée allait être longue. Très longue.
La cérémonie devait commencer à midi, ce qui lui laissait encore six bonnes heures pour se préparer. Renonçant au confort de son lit qui ne lui apportait pas le repos tant espéré, elle avait opté pour une promenade matinale dans les jardins du QG. Escortée par Kiba qui s’était mis en tête de flairer tous les pavés et de les balayer avec sa queue feuillue pour y déposer son parfum mentholé, ses pas l’avaient menée jusqu’au cerisier centenaire. Son manteau floral rose pâle délicatement parfumé couvrait le jardin d’une douceur apaisante. En s’avançant dans l’allée, elle remarqua qu’elle n’était pas seule. Lysandre était en train de méditer, calé entre les racines protubérantes de l’arbre. Il avait pris l’habitude de venir se ressourcer ici tous les matins et tous les soirs. Rena, ne souhaitant pas l’interrompre dans sa méditation, allait rebrousser chemin mais il avait senti sa présence et l’invita à se joindre à lui.
– C’est parce qu’on t’a dit que les dragons étaient des modèles de sagesse que tu passes ta vie à méditer, plaisanta-t-elle en prenant place à ses côtés.
– Je ne sais pas si ça me rend plus sage, mais ça m’aide à contrôler mes pouvoirs, lui confia-t-il avec le plus grand des sérieux.
– Tes pouvoirs ? Quels pouvoirs ? On ne m’a pas parlé de ça.
– J’ai un cercle magique dans l’oeil, apparemment, ce qui me permet de lire dans les pensées des gens… Je ne le contrôlais pas très bien au début, mais maintenant ça va mieux.
– C’est tout ?
– C’est déjà beaucoup pour moi… Mais il y autre chose aussi… même si je ne sais pas si on peut vraiment appeler cela un pouvoir...
– Dis toujours.
– J’arrive à ressentir certaines émotions… mais pas n’importe quelles émotions. Je crois que ce que je ressens, ce sont tes émotions à toi… Je le sens, quand tu es triste, en colère, démoralisée, quand tu as envie de pleurer... Comme une sorte de lien empathique qui se déclenche dès que tu ressens une émotion un peu forte. C’est pire ces derniers jours, j’ai l’impression de capter tes humeurs en permanence, mais la méditation aide un peu. J’arrive à couper le lien quand je suis vraiment concentré.
Voilà. C’était dit. Il appréhendait la réaction de Rena mais se sentait surtout soulagé. Il n’osait pas regarder la gardienne de l’Ombre et attendait qu’elle brise le silence.
– Pourquoi tu ne me l’as pas dit plus tôt ? demanda-t-elle alors au faelien sur un ton neutre.
– Je n’en ai pas vraiment eu l’occasion, il se passait toujours quelque chose, et je ne savais pas vraiment comment aborder le sujet… J’avais peur que tu le prennes mal.
– Je ne sais pas comment je dois le prendre… Je t’avoue qu’être exposée ainsi, ça n’a rien d’agréable, mais je ne vais pas te faire une scène pour quelque chose que tu ne contrôles pas et qui doit être lourd à porter.
– Merci d’être aussi compréhensive.
– Merci à toi d’avoir été honnête avec moi. Et je m’excuse d’avance pour ce que tu vas devoir subir à cause de moi. C’est le souk dans mes émotions en ce moment et apparemment ce n’est pas près de s’arranger. Je pense aussi me mettre à la méditation pour stabiliser mon corps spirituel, ça t’évitera de trinquer avec moi.
– C’est ce que j’avais cru comprendre, répondit Lysandre en se remémorant la crise de nerfs de Rena en sortant du laboratoire d’alchimie. Mais tu verras, la méditation c’est vraiment efficace pour se vider l’esprit et se recentrer sur soi-même.
– Je sais, j’en faisais beaucoup quand j’étais en apprentissage chez Maître Sakumo. Je n’étais pas très douée, d’ailleurs… J’en fais encore de temps en temps, mais je n’ai jamais atteint un stade de conscience spirituelle très élevé. En général, je me contente de la phase de relaxation, ça suffit à me ressourcer mentalement et physiquement.
– Je ne savais pas qu’il y avait plusieurs phases dans la méditation…
– Comment tu fais pour méditer alors ?
– Je ne sais pas vraiment, je ferme les yeux, je me concentre sur ma respiration, j’essaye de vider mon esprit, de ne plus penser à rien puis…
– … puis tu t’endors, termina Rena en riant.
– Oui, parfois, avoua Lysandre en partageant le sourire amusé de sa camarade.
– C’est ce qu’on appelle la phase de relaxation qui, comme son nom l’indique, est fait pour te reposer et faire le plein d’énergie spirituelle, mais il y a des formes de méditation plus profonde qui te permettent de prendre pleinement conscience de certaines choses ou de les contrôler. La méditation permet aussi, dans certain cas, des phénomènes spirituels comme la projection astrale. C’est une spécialité d’Inarys.
– C’est pour cela qu’elle dort tout le temps ?
– Plus ou moins, oui. On tire nos pouvoirs essentiellement de notre corps magique alimenté par le maana, mais l’esprit possède ses propres capacités qui peuvent parfois rivaliser avec la magie. Du moins c’est ce que m’a appris mon maître, même si je n’ai jamais vraiment mis à profit mon potentiel spirituel.
– Je n’ai pas eu l’occasion de te le dire, mais toutes mes condoléances pour la perte de ton maître. Ç’avait l’air d’être quelqu’un de très important pour toi…
– Merci. J’ai vraiment hâte que tout ça soit terminé…
– Tu as réussi à écrire ton discours ?
– Oui, mais je ne sais pas ce que ça vaut, dit-elle en agitant les feuillets qu’elle tenait à la main. J’étouffais un peu dans ma chambre et je voulais prendre l’air avant de relire tout ça au calme.
– Tu veux le lire à voix haute ? Pour t’entraîner ? proposa Lysandre qui sentait sa camarade un peu tendue.
– Je vais essayer… Je t’avoue que les grands discours, c’est pas trop mon truc, mais je me suis dit que si je me contentais de lire ce que j’avais écrit, ça suffirait.
Rena parcourut rapidement ses notes du regard avant de se lancer. Elle commença à lire son discours d’une voix monotone et désincarnée. Elle lisait sans vraiment comprendre ce qu’elle avait écrit, les mots semblaient vides de sens, sans saveur ni sincérité. Ils auraient pu s’appliquer à n’importe qui et ne contenaient pas du tout l’âme de son maître.
Plus elle lisait, plus elle pensait à lui, à ce qu’il avait été pour elle et pour Nevra, à toutes les fois où il l’avait agacée au plus haut point, à toutes les fois où il flirtait avec elle l’air de rien, à ses coups de shinai, à ses proverbes farfelus, à son amour du saké et des femmes à forte poitrine, à ses yeux rieurs, à son visage qu’elle n’avait jamais vu, pas même sur son lit de mort tant il avait été mutilé… Elle se souvenait du jour de son procès, lorsqu’il l’avait secourue alors qu’elle avait abandonné tout espoir, à la force qu’il lui avait insufflée par sa seule présence… Des choses qu’aucun mots ne pouvaient exprimer.
Elle avait l’impression de trahir sa mémoire avec ses phrases stéréotypées qu’elle avait posées sur le papier en réfléchissant à ce que les gens voulaient entendre plutôt que ce que son cœur lui dictait. Elle savait que Sakumo n’aurait jamais voulu de ces funérailles nationales. Il aurait simplement voulu être enterré dans la cour de son dojo, au pied du vieux cerisier. Ses disciples se seraient réunis autour de sa tombe pour partager un verre de saké et trinquer à sa mémoire, rire et pleurer ensemble en se racontant des anecdotes, et lui rendre hommage en dignes Guerriers de l’Ombre.
Rena regrettait la disparition de Scorpio, elle ne savait pas ce qu’il était devenu, s’il était mort ou s’il était vivant, mais si elle avait eu un moyen de le contacter elle aurait voulu offrir ce moment à leur maître en sa compagnie. Oui, Sakumo avait été un maître d’armes émérite de l’Académie d’Eel qui avait formé des générations de gardiens. Oui, il avait été le bienfaiteur des orphelins de parents gardiens. Oui, il était réputé pour avoir été le grand ami de l’ancien Général de la Garde d’Eel. Oui, il était estimé par l’ancien roi d’Eldarya lui-même. Sa réputation n’était plus à faire… mais ce n’était pas comme cela que Rena voulait honorer sa mémoire. Elle voulait parler de l’homme, du maître, du père qu’il avait été pour elle.
Les larmes qui coulaient silencieusement le long de son visage se muèrent en sanglots incontrôlés. Folle de chagrin et de frustration, elle déchira rageusement ses feuillets qui s’éparpillèrent aux quatre vents. Ses émotions avaient pris le dessus et se déversaient sans aucun trop-plein pour réguler le flot. Elle pleurait, sanglotait, hoquetait, gémissait et se frappait la poitrine tant la douleur qui lacérait son cœur était insoutenable. Elle n’avait même pas remarqué que Lysandre l’avait enlacée de ses bras et la serrait fort contre lui. Il souffrait et pleurait avec elle, chacune de ses émotions vibrant avec puissance dans son propre cœur.
Peu à peu, les larmes de la yôkai se tarirent. Elle avait enfoui sa tête dans le cou du faelien et ses mains tremblantes agrippaient fébrilement les pans de sa veste. À bout de souffle, la gorge serrée par les sanglots, elle peinait à retrouver une respiration plus calme. Blottie contre Lysandre, son regard brouillé par les larmes s’était perdu dans le vide. Elle ne voulait plus pensait à quoi que ce soit, elle ne voulait plus rien ressentir. Elle lâcha un soupir entrecoupé de hoquets. Elle se sentait vidée, épuisée, déphasée. Dans les bras de Lysandre, la tête posée contre sa poitrine, le cœur réchauffé par la chaleur réconfortante de son corps, elle se sentait un peu mieux. Elle se sentait en sécurité, apaisée, rassurée. Elle ferma les yeux un instant, goûtant aux caresses bienveillantes du faelien qui lui frottait le dos et passait ses mains dans ses cheveux avec tendresse.
– Ça va mieux ? demanda-t-il doucement en lui massant doucement les épaules.
– Hm… on va dire ça, souffla-t-elle en pressant ses paumes contre ses yeux rougis. Désolée…
Elle savait que Lysandre ne poserait pas de questions. Il n’avait pas besoin de lui demander ce qui n’allait pas, il le savait déjà. Savoir que quelqu’un comprenait ce qu’elle ressentait, que quelqu’un partageait son chagrin et sa douleur sans qu’elle ait à s’expliquer et à mettre des mots sur ses sentiments, c’était terriblement réconfortant et soulageant. Le cœur gonflé de gratitude, elle remerciait l’Oracle de lui avoir envoyé quelqu’un comme Lysandre pour la soutenir dans ces épreuves.
– Merci, hoqueta-t-elle, la voix étranglée par les sanglots.
Le faelien lui répondit par son habituel sourire mélancolique. Du bout des pouces, il essuya délicatement les larmes qui perlaient encore au coin du yeux de la gardienne, ignorant ses propres larmes qui striaient son visage. Pris d’un irrésistible élan d’affection, il n’avait qu’une seule envie : l’embrasser. Son désir étant plus fort que sa raison, ses lèvres effleurèrent doucement celles de la yôkai. D’abord léger, son baiser se fit plus pressant lorsqu’il comprit que Rena n’avait aucune intention de le repousser. Réceptive à ses avances, elle se laissait aller à leur baiser qu’elle lui rendait timidement. Les doigts de Lysandre se perdaient dans ses cheveux blancs et soyeux, son souffle se mêlait au sien, tout comme leurs émotions, tant et si bien qu’il ne savait plus qui du cœur de Rena ou du sien battait le plus fort. Il sentait les mains de la jeune femme glisser le long de son dos, sa caresse sensuelle lui arrachant un frisson de plaisir.
Les secondes s’étiraient vers l’éternité ; ils avaient perdu le fil du temps, là, tous les deux, sous la protection bienfaisante du cerisier centenaire. Ils étaient seuls dans leur bulle et rien ne pouvait les ramener à la réalité. Envoûtés par une force surnaturelle qui s’était insinuée dans leurs cœurs, ils n’arrivaient pas à se libérer de cette attirance qu’ils ressentaient l’un pour l’autre. C’est comme s’ils s’étaient cherchés pendant des siècles et qu’ils s’étaient enfin trouvés ; ce sentiment de plénitude bienheureuse et de perfection absolue que l’on devait ressentir lorsque deux âmes sœurs se reconnaissaient pour la première fois.
***
– Tu aimes te faire du mal, hein ? commenta Valkyon en s’arrêtant à hauteur de son collègue de l’Absynthe.
L’elfe, qui n’avait pas entendu l’Obsidien arriver dans son dos, sursauta lorsque sa voix grave résonna dans ses oreilles. Cela faisait quelques minutes déjà que, dissimulé dans l’ombre d’un pilier, il observait Rena et Lysandre s’adonner à un baiser des plus mélodramatique.
– Je t’en pose des questions, moi, marmonna Ezarel en sortant maladroitement une fiole de sa poche, sa main tétanisée par les spasmes nerveux qui lui déformaient les doigts.
Alors qu’il allait avaler la potion d’inhibition, Valkyon lui plaqua violemment la main contre le mur de pierre, la fiole se brisant aussitôt sous la puissance du choc. Ezarel le dévisagea avec incrédulité et colère, ses doigts dégoulinant d’un mélange poisseux de sang et de potion.
– Qu’est-ce que tu fais ? siffla-t-il en le fusillant du regard.
– Arrête tes conneries, Ezarel ! gronda à son tour Valkyon le regardant droit dans les yeux. Tu t’es foutu dans ce merdier tout seul, alors assume ! C’est pas en te droguant à longueur de temps que tu te sentiras mieux. Je t’avais pourtant prévenu… Si tu tenais tant à Rena, fallait pas la laisser tomber. Regardes-toi, à l’espionner alors qu’elle est en train de tomber dans les bras d’un autre… Tu es complètement masochiste…
– Je n’avais pas l’intention de l’espionner… Je l’ai juste aperçue de loin, je n’ai pas vraiment réfléchi, je l’ai suivie sans m’en rendre compte…
Ezarel savait qu’il n’avait aucune excuse et qu’il ne faisait que s’enfoncer avec ses justifications qui le trahissaient plus qu’autre chose.
– Tu récoltes ce que tu sèmes, le sermonna Valkyon en relâchant son bras. Mais il n’est pas trop tard… Puisque tu l’aimes toujours, tu as encore une chance de te racheter.
– Je n’ai pas fait tout cela pour faire marche arrière à la première contrariété, répliqua Ezarel malgré la douleur et la jalousie qui déformait son visage.
– Je me fiche de ce que tu penses ou ce que tu veux. Tu n’as pas demandé l’avis de Rena, tu ne lui as pas laissé le choix. Si elle avait ses souvenirs, jamais elle ne se serait jetée dans les bras d’un autre… Elle n’a même pas conscience de ce qu’elle fait. Tu ne crois pas ce que c’est cruel ?
– Il n’y a rien de cruel là-dedans… Je lui ai offert la possibilité de tomber amoureuse de quelqu’un d’autre et d’être heureuse avec lui. Bienheureux les innocents, comme on dit… L’ignorance est la meilleure chose qui lui soit arrivée.
– Cela ne change pas le fait que c’est parfaitement cruel et injuste… Tu l’as privée de son libre arbitre, tu as manipulé ses souvenirs et ses sentiments, il n’y a rien d’honorable là dedans ! Tu aurais dû lui laisser le choix de gérer sa vie comme elle l’entendait. Avec ou sans toi.
– Peut-être… j’en sais rien, mais je ne vois pas pourquoi tu me dis ça maintenant. C’est trop tard de toute façon…
– Il n’est jamais trop tard. Tu peux encore lui donner ce choix.
– Comment ? Je ne peux pas lui rendre ses souvenirs sans libérer ses pouvoirs, et ses pouvoirs doivent absolument rester scellés pour son bien et celui des autres. Dois-je te rappeler que Chrome est toujours dans le coma à l’heure actuelle ?
– Non, je n’ai pas oublié. Mais tu pourrais recommencer à zéro. Tenter de la séduire comme la première fois. Si elle te choisit cette fois aussi, tu sauras que vous êtes faits l’un pour l’autre et que tu seras toujours le premier dans son cœur, amnésie ou pas.
– Déjà, c’est elle qui m’a séduit, pas l’inverse… Puis je n’ai aucune intention de réitérer l’expérience. Nous ne sommes pas destinés à être ensemble. Sa véritable âme sœur ce n’est pas moi, c’est Lysandre. Ils sont liés pas le Cristal. Comment veux-tu que je rivalise avec ça ? Je ne voulais pas que Rena soient écartelée entre ses sentiments pour moi et son devoir envers l’Oracle. Je ne voulais pas que la prophétie l’oblige à faire ce sacrifice, c’est pour ça que j’ai disparu de sa mémoire. Est-ce que ça me fait souffrir le martyre ? Oui. Est-ce que c’est le choix le plus difficile que j’ai eu à faire de toute mon existence ? Oui. Est-ce que j’aurais préféré mourir de chagrin comme un elfe ordinaire au lieu de subir ma nature d’hybride qui me condamne à vivre dans la souffrance, tout ça parce que je suis tombé amoureux de la mauvaise femme ? Oui. Est-ce que je suis une épave obligée de se droguer parce que je ne peux pas oublier la femme que j’aime, la seule et unique femme de ma vie, et que j’en suis réduit à l’épier en cachette parce que même si je sais que ça me fait du mal, je ne peux pas me passer d’elle ? Oui. Mais je préfère souffrir seul que voir Rena souffrir à cause de moi. Je préfère la voir heureuse avec un autre que malheureuse avec moi.
– Qu’est-ce qui te dit qu’elle est heureuse ? Moi, tout ce que je vois, c’est un pauvre petit familier qui a perdu son maître, apeuré et désorienté, prêt à suivre le premier venu qui lui apportera un peu de réconfort. Mais ce n’est pas parce qu’elle a trouvé une âme charitable prête à la recueillir qu’elle est heureuse. Elle essaye de survivre sans toi, c’est tout, mais survivre ce n’est pas vivre. Tu me parles de prophétie, de volonté de l’Oracle, mais qu’est-ce que tu en sais ? Visiblement, tu sembles être le seul à avoir compris quelque chose que tout le monde ignore, mais tu ne fais qu’interpréter une situation qui nous échappe à tous. Puis depuis quand t’es du genre à te plier à la volonté de qui que ce soit ?
– T’es pas du genre bavard mais quand t’as décidé de l’ouvrir, on t’arrête plus… Tu m’as pris pour Nevra ? Je ne suis pas le rebelle que tu penses que je suis. Je ne vais pas me battre contre le destin. Je sais admettre la défaite quand je n’ai aucune chance de gagner.
– Non, c’est sûr que tu n’es pas comme Nevra. Lui au moins il a des couilles.
– Mouais… Ben je préfère ne pas en avoir que de les laisser traîner n’importe où, répliqua Ezarel avec dédain. Puis est-ce que je me mêle de ta vie amoureuse douteuse, moi ? Non. Alors laisse-moi gérer mes sentiments comme je l’entends et les Crylasms seront bien gardés.
– Ce n’est pas pour toi que je m’inquiète, c’est pour Rena.
– Eh bien, comme tu peux le constater, elle se porte à merveille et passe le meilleur moment de sa vie. Sur ce, si tu veux bien…
Ezarel, nullement impressionné par le colosse Obsidien, força le barrage en le bousculant d’un coup d’épaule dédaigneux. Valkyon ne fit aucun geste pour le retenir. Il lui aurait bien collé son poing dans la figure mais lui casser la mâchoire n’aurait servi à rien. Ni les mots ni les coups n’étaient assez percutants. S’il refusait qu’on l’aide et préférait s’enchaîner dans sa prison de souffrance, personne ne pouvait rien pour lui.