Rena, fille de l'Ombre

Chapitre 59 : Saké au clair de lune

8225 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 22/05/2020 04:25

Après s’être renseignée auprès de l’aubergiste, Shion s’était dirigée vers le premier étage. La montée des marches ne fut pas un parcours de santé. Necro titubait tellement qu’il manquait une marche sur deux et avait failli entraîner l’assassin dans sa chute plusieurs fois. Soutenir un mec bourré exigeait cent fois plus de force et de prudence que traîner un cadavre inanimé. Les jumeaux atteignirent la chambre après un long périple plein de zigzags, durant lequel Shion avait dû rattraper son frère dès qu’il se prenait les pieds dans le tapis ou déviait du chemin pour aller se cogner la tête dans un mur. Il fonça d’ailleurs droit dans la porte de sa chambre, son crâne faisant office de heurtoir. C’est Kyliön, avec qui le Fléau partageait le gîte, qui leur ouvrit en affichant un air étonné.

– Que s’est-il passé ? Pourquoi est-il dans cet état ?

– Il a trop bu.

– Vous le connaissez ?

– Non, on s’est rencontrés dans une taverne. Je ne fais que le raccompagner.

– Ah… bon… ben... entrez alors, fit l’Érudit en les guidant jusqu’à l’un des deux lits qui meublaient la pièce. Vous pouvez le mettre là.

– C’est votre ami ?

– Euh… Pas vraiment… Disons que c’est mon compagnon de voyage.

– Je vois.

Shion se demandait bien quelles âmes en perdition son frère avait encore ramassées au bord du chemin. Celui-ci ne semblait pas bien dégourdi, mais il avait l’air très manipulable. Khaleb devait l’avoir ramené de son expédition dans les Neuf Cités Marines, même si l’assassin, en solitaire chevronné, ne comprenait pas pourquoi il s'entourait de tout ce beau monde. C’était divertissant, certes, mais c’était surtout très fatigant.

Pendant que son frère fredonnait un air et marmonnait des paroles incompréhensibles tout en se grattant le ventre, sa jumelle fit rapidement le tour de la pièce, son regard vif vagabondant d’objet en objet. Elle repéra plusieurs sacs et une malle. L’urne qui contenait l’âme de Sakumo devait se trouver quelque part par là, mais, même si elle parvenait à mettre la main dessus et la voler sous le nez de Khaleb, elle n’en ferait rien. Si son frère rentrait au Manoir sans l’urne, il passerait un sale quart d’heure et Shion ne voulait pas lui attirer d’ennuis.

– Je vais y aller. Désolé de vous avoir dérangé.

– C’est moi qui m’excuse. Je suis désolé qu’il vous ait importuné…

– Ce n’est rien, j’ai l’habitude. Faites attention, il fait des choses bizarres quand il est soûl.

– Quel genre de choses bizarres ?

Comme pour illustrer les propos de l’assassin, son frère l’attrapa par le bras et la tira à lui. Elle s’écrasa lourdement sur son frère qui, ne lui laissant pas le temps de réagir, l’entoura de ses bras pour la câliner comme un gros ours en peluche. Il la serrait si fort qu’elle asphyxiait, sans parler de son haleine fétide où se mêlait un parfum de menthe sucrée et d’eau-de-vie. Ces vapeurs d’alcool frelaté lui donnaient des palpitations. Puis, comme s’il n’était pas assez collant comme ça, Khaleb enroula ses jambes autour de la taille de Shion qui essayait tant bien que mal de se défaire de ce boa constrictor. Elle avait plaqué sa main contre le visage de son frère et le repoussait de toutes ses forces, mais Khaleb s’accrochait à elle comme un poulpe qu’on tentait d’arracher à son rocher. Elle ne distinguait même plus ses propres bras et jambes de ceux de son frère.

– Mes aïeux ! s’exclama l’Atlante avec horreur en voyant les deux faeries sur le point de fusionner tant ils étaient emmêlés. Sire Necro, qu’est-ce que vous faites ? Lâchez-le !

Kyliön était intervenu pour démêler le couple, mais Necro ne voulait pas lâcher prise.

– Je suis désolé, je ne sais pas quoi faire… se lamenta le garçon au bord des larmes. Je… je vais aller chercher de l’aide !

– Ce n’est pas la peine. Je gère.

Shion ne connaissait qu’une façon de se débarrasser de son pot de colle de frère, mais si elle faisait ça, sa couverture risquait d’être définitivement compromise. Tant pis, elle n’avait pas l’intention de passer la nuit à servir de doudou humain à cet abruti de Khaleb. Elle parvint à dégager une main avec laquelle elle alla lui chatouiller les côtes. Necro commença à se tortiller et à relâcher son étreinte en poussant un gémissement plaintif. Elle s’attaqua ensuite à son nombril, ce qui l’obligea à se protéger le ventre avec ses mains, puis lui châtouilla l’arrière des genoux pour détendre ses jambes. Elle savait que les chatouilles étaient une véritable torture pour lui et elle connaissait tous ses points faibles. Elle profita de la vulnérabilité du Fléau pour s’extraire du carcan humain, se laissa glisser par terre et rampa loin du lit avant de se relever.

– Pfiou… C’était moins une. Un peu plus et j’y passais la nuit. Bon, ben j’y vais cette fois.

– Attendez, vous allez me laisser seul avec lui ? s’exclama l’Atlante, traumatisé par ce qu’il venait de voir. Et s’il s’en prend à moi ? Qu’est-ce que je fais ?

– Évitez juste de l’approcher, ça devrait aller. Mais s’il grimpe dans votre lit au milieu de la nuit, c’est normal. Ne paniquez pas, détendez-vous, serrez les fesses et attendez que ça passe. Il aura tout oublié au réveil de toute façon.

– Qu… Quoi ?! s’écria Kyliön en devant rouge comme une pivoine. Mais… mais…

– Je rigole. Il va juste vous prendre pour un traversin et ronfler dans votre oreille toute la nuit.

– Vous me rassurez… même si c’est tout aussi effrayant… Mais comment savez-vous tout cela ? Je croyais que vous ne le connaissiez pas ?

– Ah, ça ? C’est parce qu’il se comporte exactement comme moi quand j’ai trop bu. J’ai tendance à faire ce genre de choses…

– Je vois… Moi aussi j’ai de mauvaises habitudes quand je bois… Enfin, il paraît… Je ne me souviens plus très bien, mais c’est ce qu’on m’a dit… expliqua l’Atlante avec un rire gêné.

– Eh bien, dans tous les cas, je vous souhaite bon courage avec votre camarade.

Shion lui répondit par un sourire compatissant et une tape encourageante sur l’épaule. Elle se doutait que la nuit allait être longue pour le pauvre Atlante, mais elle ne tenait pas à rester plus longtemps pour assister au spectacle. Si elle avait espéré croiser son frère, c’était simplement pour l’apercevoir de loin, revoir son visage et s’assurer qu’il se portait bien. Elle ne s’attendait pas à se retrouver si dangereusement proche de lui. Elle n’avait même pas pu profiter pleinement de ces retrouvailles qu’elle devait déjà le quitter à regret. Elle aurait voulu pouvoir rester à ses côtés, elle aurait voulu qu’il la serre dans ses bras jusqu’à l’étouffer et qu’ils s’endorment tous les deux comme deux gamins épuisés d’avoir joué toute la journée. Mais au lieu de goûter à ce moment éphémère en compagnie de son jumeau, elle était trop focalisée sur la protection de son identité. Elle avait tout fait pour qu’il ne la reconnaisse pas, mais, paradoxalement, elle avait secrètement espéré qu’il voit à travers ce déguisement destiné à le tromper ; parce que c’était sa jumelle, son âme sœur et qu’il l’aimait plus que tout au monde. Depuis quand était-elle si idéaliste ? Cela ne lui ressemblait pas. L’amour rendait aveugle, il ne donnait pas le don de clairvoyance. Son frère était doué, il excellait dans de nombreux domaine, mais il n’était pas omnipotent et la métamorphose n’était pas sa spécialité. Pourtant, la frustration et la déception n’en étaient pas moins grandes. 

***

La soirée avait été mouvementée pour Shion qui, épuisée, franchit les portes du dojo en poussant un soupir de soulagement. Traînant des pieds comme un mort-vivant fraîchement ressuscité, elle porta sa carcasse jusqu’au jardin zen où l’attendaient Nevra et Hélios. Les deux hommes, assis sur le patio en bois, partageaient une coupelle de saké sous le clair de lune. Une vision qui rappela à Shion un passé lointain et révolu où elle et son frère avaient échangé le fameux serment avec Maître Sakumo et, qu’une coupelle de saké plus tard, ils étaient officiellement devenus des Guerriers de l’Ombre. C’était autrement plus honorable que de se bourrer la gueule au Nejito dans une taverne de seconde zone. Cette soirée à boire en compagnie de son frère comme deux étrangers, sans pouvoir trinquer à la mémoire de leur Maître, lui avait fichu le cafard. 

En entrant dans la cour intérieure, Mojito, dont elle avait presque oublié l’existence, se mit à japper comme un fou et piqua un sprint pour se jeter sur Nevra et le couvrir de léchouilles baveuses.

– Kiba ! s’exclama le vampire en tombant à la renverse, terrassé par l’assaut de son familier. Qu’est-ce que tu fais là ?

– C’est ton familier ? demanda Shion.

Entre rires et protestations de dégoût, Nevra repoussa gentiment le Minaloo avant qu’il ne lui pisse de joie dessus tant il était heureux de retrouver son maître. 

– T’es qui toi ? demanda alors le vampire sur ses gardes en apercevant l’étranger. Comment t’es rentré ?

– C’est moi, imbécile.

– Shion ?

– Siwon.

– C’est ce que j’ai dit.

– Non, ça se prononce pas pareil.

– Ah bon ? Enfin, c’est pas grave, on s’en fout, mais je t’avais pas reconnu. C’est quoi comme technique ?

– Métamorphose.

– Sans blague. Je ne l’aurais pas deviné tout seul. Je te parle du type de métamorphose. T’as utilisé une potion ?

– Non, magie runique et spirituelle.

– Ah ouais, c’est pas un truc de débutant… Tu m’apprendras à faire pareil ?

– T’as pas encore le niveau pour ça, mais un jour, peut-être.

– Autant dire jamais, soupira Nevra avec déception. Et sinon, comment ça se fait que tu te ramènes avec mon familier ?

– Je ne savais pas que c’était le tien. Il m’a suivi depuis le Temple de la Trinité. J’ai essayé de me débarrasser de lui, mais il ne m’a pas lâché. Je suppose qu’il a senti ton odeur sur moi.

– Il devait être avec Rena… C’était comment l’enterrement ?

– Chiant à mourir. Un enterrement quoi.

– Ça, je veux bien te croire ! Et comme tu ne me poses pas la question, sache que je vais très bien, moi aussi. J’avais mal partout quand je me suis réveillé sur le parquet dur et froid du dojo, on se demande pourquoi, mais à part ça je suis en pleine forme.

– Je suis ravi de l’apprendre. Ton familier tu vas en faire quoi ?

– Comment ça ?

– Ben, tu vas le renvoyer à ta copine ou tu vas le garder ?

– Maintenant qu’il m’a retrouvé, je pense que je n’ai plus trop le choix… Je vais devoir le garder, j’espère juste que Rena ne s’inquiètera pas trop quand elle s’apercevra de sa disparition…

– Ça va être le drame.

– Je m’en doute… soupira Nevra avec tristesse. Elle va se sentir coupable, elle n’en dormira plus la nuit… Faut que je trouve le moyen de la contacter discrètement. Ce serait possible ?

– Tu peux toujours lui faire parvenir un message pour la prévenir, mais pas tout de suite. Fais-le quand on sera sur le point de partir, sinon elle saura qu’on est dans la Cité et elle essayera de te retrouver. 

– Quand est-ce qu’on part, d’ailleurs ? Et où est-ce qu’on va aller ? 

– On va rejoindre ton navire, c’est ce qu’il y a de mieux à faire pour le moment. Je comptais en faire notre base d’opérations. Vu qu’on va devoir voyager pas mal, la mobilité sera un atout supplémentaire.

– Pourquoi pas. Tant que j’ai de quoi payer mes marins, ils me suivront.

– En parlant de ça… T’as pas de l’argent à récupérer à la Banque d’Eel ?

– Si, une fortune, mais les fonds doivent être bloqués et je te rappelle que je suis recherché. Je vais pas me pointer là-bas pour réclamer mes sous, l’air de rien. 

– Ça peut s’arranger.

– Comment ça ?

– On peut voler tes coffres.

– Haha, très drôle. Un braquage de banque. Comme si j’avais pas assez de crimes à mon actif comme ça. Attends… T’es sérieux… ieuse ? Tu me perturbes avec ta tête de blondinet là…

– Oui. On peut faire ça demain si tu veux. Ce sera l’occasion de mettre à profit les acquis de ta polarisation.

– Pourquoi je le sens pas encore cette affaire...?

– Qui ne tente rien n’a rien, répliqua son mentor en haussant les épaules. Bon, je vais aller me laver.

– C’est une invitation ? badina Nevra en appuyant ses propos douteux d’un clin d’œil bien lourd.

– C’est un avertissement.

– Je rigolais. T’as sérieusement cru que j’allais t’espionner dans ton bain ? Faudrait déjà qu’il y ait quelque chose d’intéressant à voir…

– Je. T’en. Merde.

Shion lui tira la langue comme une gamine mal élevée avant de prendre la direction des douches en marmonnant dans sa barbe.

– Elle est mignonne quand elle fait ça, commenta joyeusement Hélios en sirotant son saké tout en caressant affectueusement le Minaloo qui avait posé sa tête sur ses genoux.

– Elle serait pas un peu du genre dragée au cœur coulant ? Dure à l’extérieur mais tendre à l’intérieur ?

– Hm… Oui, c’est une façon de voir les choses. Même si j’aurais plutôt tendance à la comparer à un volcan. Son cœur est peut-être coulant, mais c’est plus de la lave en fusion que du chocolat fondu, et avec son caractère explosif, il faut faire attention à ne pas se brûler.

– Qui s’y frotte s’y pique.

– Exactement. Mais c’est comme les hérissons, ils ont beau piquer, ils seront toujours mignons.

– Eh bien, buvons à la santé des hérissons et des volcans en fusion alors ! déclara Nevra d’un ton enjoué en remplissant une nouvelle fois leurs coupelles. Santé !

– Santé !

Les deux hommes continuèrent à philosopher et à refaire le monde à grand renfort de métaphores jusqu’à ce que Shion, qui avait retrouvé son apparence et son accoutrement habituels, vienne interrompre leurs délires poétiques.

– T’es là ? l’accueillit Nevra avec surprise en levant la tête vers elle. Je pensais que t’étais allée te coucher. Tu veux te joindre à nous ?

– Ce sera sans moi, les enfants, dit alors Hélios en se levant. Je tire ma révérence pour ce soir. Je vous laisse entre vous. N’abusez pas des bonnes choses.

Le roi malvoyant laissa sa place à Shion qui s’installa sur le coussin moelleux encore tiède, puis tendit sa coupelle à Nevra.

– Vas-y, fais péter.

– Tu es pleine de surprises ce soir... Moi qui te pensais tellement coincée et à cheval sur les règles que tu ne buvais même pas d’alcool…

– L’alcool est une forme de poison, et je suis immunisée à la plupart des toxines de base. Je peux boire autant que je veux, je ne serai jamais saoule. J’apprécie juste certains alcools pour leur goût.

– Ah… je me disais bien… Par contre, y a plus de saké, mais j’ai trouvé cette vieille amphore dans la réserve secrète de Sakumo. Je sais pas ce que ça vaut… ça se trouve c’est dégueulasse.

Nevra déboucha l’amphore et renifla son contenu avec suspicion. Ce n’était pas du saké, on aurait plutôt dit une espèce d’eau-de-vie de riz. Ça avait l’air sacrément costaud. Alors qu’il remplissait les coupelles, Shion avait sorti une petite fiole qu’elle versa dans la sienne.

– Qu’est-ce que tu fais ? C’est quoi ce truc ?

– Un petit remontant, histoire de corser un peu le breuvage.

– Il m’a l’air suffisamment corsé comme ça… Rien qu’à l’odeur, j’ai la tête qui tourne.

– Je viens de te dire que l’alcool ne me faisait rien… J’ai besoin de quelque chose de plus fort.

– Et c’est quoi ton mélange magique là ?

– Un poison de mon cru, à base de ciguë, cyanure, extrait de coccinelle venimeuse, un peu de soufre végétal, une goutte de venin d’Ornak et un peu de jus de fruit de la lune rouge, pour mon goût personnel.

– Attends… Quoi ?! Tu vas sérieusement boire ça ?! Y a de quoi décimer une armée de demi-géants avec ton cocktail de la mort qui tue, là !

– Je sais… mais j’ai décidé de me mettre minable ce soir, alors il me faut bien ça, au moins.

– T’es pas devenue carrément suicidaire ? Si c’est la mort de Sakumo qui te met dans cet état faut en parler, hein. Faut pas t’envoyer du poison dans les veines comme ça...

– J’ai l’air de vouloir en parler ?

– Non, mais tu me fais peur avec ton truc quand même…

– Je ne suis pas fou, je ne vais pas ingérer un poison que je ne suis pas certain de supporter. Puis il faut que j’en boive régulièrement de toute façon, c’est ce qui me permet de renforcer mon immunité.

– Si tu le dis…

L’air dubitatif, il observa son aîné touiller le mélange avec son petit doigt avant de l’avaler cul sec.

– J’allais trinquer à la mémoire de Sakumo, mais t’as été trop rapide pour moi.

– Je croyais que tu ne le considérais plus comme ton maître après avoir appris la vérité à son sujet.

– C’est ce que je ressentais sur le moment, sous le coup de l’émotion, mais je ne suis pas quelqu’un de rancunier. J’ai eu le temps d’y réfléchir un peu, à tête reposée, et finalement, même s’il n’a pas été tout à fait honnête avec Rena et moi, il nous a quand même appris beaucoup de choses. C’est grâce à lui que j’ai pu entrer dans la garde et devenir capitaine de l’Ombre. C’est aussi grâce à lui que j’ai pu devenir aussi proche de Rena… Même si tout ça, c’est du passé maintenant.

– Tu parles beaucoup d’elle.

– Qui ça ? Rena ?

– Hm. Pour quelqu’un qui vit le moment présent, je trouve un peu coincé dans le passé.

– Il faut une exception à tout. Pourquoi ? T’es jaloux… se ?

– J’ai une tête à être jaloux ? Je te rappelle juste que ton ex-petite amie pourrait bien devenir ta pire ennemie et que tu devrais faire du tri dans tes sentiments, si tu ne veux pas que ça te retombe sur le coin de la gueule un jour. Enfin, je dis ça, je dis rien…

– Parce que tu t’y connais en sentiments toi peut-être ? Je suis sûr que t’as jamais connu l’amour.

Shion se contenta d’attraper la bouteille de gnôle pour se resservir généreusement en y ajoutant son fameux mélange décapant. Elle le vida d’un trait, puis enchaîna immédiatement sur un deuxième, puis un troisième verre. L’alcool empoisonné commençait légèrement à lui monter à la tête et lui délier la langue.

– Et c’est quoi d’après toi l’amour alors ? demanda-t-elle avec amertume, vexée par la remarque pleine de tact de son disciple.

– Je sais pas…

Shion lâcha un petit rire moqueur qui se mua en reniflement porcin peu élégant.

– Mais laisse-moi finir avant de te foutre de ma gueule ! protesta Nevra en se resservant à son tour. Je disais donc que je ne prétends pas tout connaître à l’amour, mais je suppose que c’est avant tout une question d’idéal. On a tous notre propre vision de l’amour. Et pour moi, c’est simplement le fait d’aimer et d’être aimé en retour. Je pense que si je trouvais quelqu’un qui pouvait m’aimer autant que je l’aime, je serais le plus heureux des hommes et je serais prêt à tout pour cette personne.

– Blablabla… Pour un mec qui n’a eu que des plans cul toute sa vie, c’est clair que t’es sacrément idéaliste. Et ça te réussit le romantisme à l’eau-de-rose ? Parce que de ce que j’ai vu, la réciprocité amoureuse avec toi c’est pas trop ça. Soit ça fonctionne dans un sens, soit ça fonctionne dans l’autre, mais jamais dans les deux.

– Oui, ben ça, c’est parce que j’ai pas encore trouvé la bonne personne, c’est tout… Pas la peine d’être si désagréable. Et toi alors ? C’est quoi selon toi la définition de l’amour ?

– La descente aux enfers… De la souffrance, des doutes, de la déception… C’est un peu comme une drogue. Tu sais que c’est mauvais pour toi, mais tu peux pas t’en passer. Tu sais que c’est impossible et que ça va mal finir, mais tu t’accroches quand même. C’est pathétique. 

– T’as vécu un amour à sens unique aussi pour que t’en parles comme si c’était la chose la plus déprimante et la plus horrible au monde ?

– Parfois oui, parfois non.

– Eh ben ! Je ne sais pas quel genre d’amants – ou d’amantes – tu as eus, mais ça ne devait pas être glorieux. À moins que ce ne soit toi le problème ?

– Bien évidemment que c’est moi le problème. C’est toujours moi le problème.

– Ah… Je disais juste ça pour plaisanter, pas la peine de répondre aussi sérieusement… C’est vrai que t’as l’air un peu dérangée, mais t’as pas un mauvais fond.

– Je te dirai ça quand je l’aurai touché.

– De quoi ?

– Le fond.

– On repassera sur l’humour. C’était nul.

Shion haussa les épaules avec indifférence. Elle ne comptait plus les verres qu’elle s’était enfilés. Ses pensées vagabondaient dans un océan d’inanité et tout lui semblait parfaitement risible et ridicule. Le nez dans sa coupelle, les yeux perdus dans le vide, ses épaules tremblaient nerveusement.

– Tu pleures ? s’inquiéta Nevra en croyant entendre sa camarade sangloter.

– Non, je rigole.

Shion avait été pris d’un fou rire incontrôlable qui lui donnait mal au ventre et lui tirait des larmes tant elle se bidonnait. Elle avait essayé d’étouffer l’hilarité qui montait en elle, mais, n’y tenant plus, elle avait rejeté la tête en arrière pour rire à gorge déployée sous le regard effaré du vampire qui se demandait quel Spadel l’avait piquée.

– Je crois que t’as assez bu toi, donne moi ça !

– NON ! C’est mon mien ! Pas touche !

Shion se jeta sur sa coupelle pour la protéger de ses bras comme s’il s’agissait de son bien le plus précieux.

– Tu sais qu’elle est vide ? nota Nevra en la dévisageant avec incrédulité et amusement.

– J’ai de quoi la remplir… dit-elle en extirpant une nouvelle fiole de dessous sa cape. Héhé !

– Sérieusement, Shion, tu fais n’importe quoi… Donne-moi ça !

Trop tard ! Délaissant la coupelle vide qui avait déjà perdu grâce à ses yeux, elle fit sauter le bouchon en liège de sa fiole de poison et se la vida dans le gosier. Nevra se réjouissait que ses poisons mortels n’aient qu’un effet enivrant sur elle, même si son comportement puéril et imprévisible était carrément effrayant. Il dut se battre avec elle pour lui arracher la fiole des mains et la plaquer au sol avant qu’elle n’en ressorte une autre. Il ne savait pas combien de ces saletés elle avait dans les poches et prit son courage à deux mains pour la fouiller au corps jusqu’à dénicher tous les flacons dissimulés un peu partout. Il la délesta d’une ceinture où des tubes remplis de poison s’alignaient comme autant de cartouches. Elle en avait jusque dans les bottes… Il ne comptait pas non plus les poignards et autres lames qu’il avait tâté ici et là. En parlant de lames… Comment s’était-il encore retrouvé avec un couteau sous la gorge ? Les mains levées en signe de défense, il sentait l’acier froid chatouiller dangereusement sa pomme d’Adam.

– Qu’est-ce que tu fais ? interrogea-t-elle froidement, l’œil noir.

– Ne m’égorge pas, s’il te plaît, supplia Nevra en lâchant un petit rire gêné. Je te jure que c’est pas ce que tu penses… Enfin, je crois… À quoi tu penses exactement ?

– À te tuer…

Le vampire déglutit nerveusement. Il pouvait presque voir l’aura meurtrière qui assombrissait le regard de son mentor. Il ne faisait aucun doute que l’assassin mettrait sa menace à exécution au moindre faux pas.

– Je t’avais pourtant interdit de la toucher, gronda Shion en pressant la lame contre sa jugulaire.

– “La” toucher... ? De qui tu… ? Attends… C’est encore ta personnalité maléfique qui a pris le dessus ? Tu vas ressortir ton affreuse bestiole ?

– Scorpiana n’était qu’un avertissement destiné à calmer tes ardeurs, mais visiblement ce n’était pas suffisant… Peut-être que je devrais amputer tes mains baladeuses… ou ta virilité mal placée.

– Hé ! Avant de m’émasculer, tu veux pas juste m’écouter ? Je te jure que je n’avais pas de mauvaises intentions… Mais putain, qu’est-ce que tu dessoûles vite !

– N’essaye pas de changer de sujet ! Je connais les hommes de ton genre, vous ne changez jamais… Dès qu’on vous montre la moindre faiblesse, vous en profitez pour abuser de notre vulnérabilité, comme si nous n’étions qu’un vulgaire morceau de chair à vous mettre sous la dent. Vous croyez que “non” veut dire "oui”, qu’un refus est une invitation, que qui ne dit mot consent et qu’avoir un coup dans le nez vous donne le droit de nous foutre dans votre lit.

Nevra en avait plein les oreilles du sermon de Shion bis. Même la lame d’acier qui avait légèrement entaillé sa peau était moins douloureuse à supporter que sa logorrhée.

– C’est bon, t’as fini ? demanda-t-il sèchement en repoussant sa lame.

Son regard s’était durci. Il n’avait plus envie de rigoler.

– Tu m’as pris pour qui ? T’as cru que j’étais un prédateur sexuel, sans foi ni loi, qui prend les gens plus faibles que moi pour des proies faciles ? Que je pense au cul à longueur de journée et que je suis incapable de contrôler mes pulsions ? Je te rassure, je connais la définition du mot respect et du mot consentement, donc tes grands discours moralisateurs tu peux te les carrer où je pense. Alors oui, j’ai pas toujours été un modèle de vertu, mais je saute pas sur tout ce qui bouge non plus. Surtout que je m’en bats les couilles de Shion, t’as vu sa gueule ? Je ne sais même pas si je dois la considérer comme un homme ou comme une femme ou un truc totalement à part. Mais même si elle m’intéressait, je suis pas suicidaire non plus. Mon instinct de survie est plus fort que mon instinct “animal”. Puis t’es qui toi d’abord ? Parce que t’es clairement pas Shion… Elle est chiante mais pas à ce point.

La tirade du vampire lui avait coupé le sifflet. Selkis resta silencieuse un moment. Tout ça c’était à cause de Necro et sa satanée glace choco-menthe. Shion ne serait pas dans cet état si elle n’avait pas été obligée de passer la journée avec lui. Elle avait raison, l’amour c’était vraiment la descente aux enfers. La réaction de la déesse était peut-être un peu excessive, mais quand Houston ne répondait plus, il fallait bien prendre les choses en mains.

– Je suis une sorte d’ange gardien. Je veille sur Shion et je lui prête mes pouvoirs. J’ai brièvement pris possession de son corps pour l’empêcher de faire une bêtise…

– Je me disais bien qu’elle était pas toute seule dans sa tête… Bref, tu poses ce couteau maintenant ou tu veux toujours me faire la peau ?

– Je ne sais pas… j’hésite.

– Et bien, décide-toi, qu’on en finisse… soupira Nevra avec agacement. Et si tu ne me tues pas, rends-moi là Shion bourrée, elle est nettement plus fun que toi.

– Hé ! C’est moi la plus fun des deux en temps normal ! protesta Selkis, vexée par la remarque du vampire.

– Ben ça, ça reste à prouver… Parce qu’entre les menaces de mort et la torture psychologique, t’as une drôle de définition de “fun”.

– Fallait pas me chercher aussi, bougonna la déesse en faisant disparaître sa lame.

– C’était pas une raison pour-

– Attends ! l’interrompit Selkis en levant une main pour le faire taire.

“Shion, arrête ! Descends de là ! Je t’ai dit non, c’est non ! Tu restes là et tu fais dodo.”

Je veux pas ! C’est nul ici, y'a rien à faire !

“Et tu veux faire quoi là-bas exactement ?”

Je sais pas… mais des trucs plus intéressants que dormir !

“Tu me fatigues. Je te préviens, c’est la dernière fois que je te prends à abuser du poison comme ça. Tu vas finir par faire une overdose un jour, tu vas rien comprendre.”

Oui, m’man. J’le referai plus, m’man. Attends… Ah mais non, elle est morte…

“Et ça te fait rire ? C’est même pas drôle. Arrête de rigoler bêtement comme ça, c’est insupportable !”

Nion, c’point drôle, mais mieux vaut en rire qu’en pleurer, hein ? C’pas c’qu’on dit ? Parce qu’moi c’est c’que j’fais d’coup… Ma vie est si triste, que j’ris tout l’temps. Parce moi, m’dame, j’suis FUN !

“Je comprends rien à ce que tu me baragouines. Articule.”

T’es trop nulle t’façon, t’sers à rien. T’pas fun. Alors qu’moi, si. Et toc !

“Et ben tu sais quoi ? Puisque c’est comme ça, t’as qu’à faire ce que tu veux ! Peut-être que quand tu te réveilleras la tête dans le cul et l’air très con dans une situation plus que compromettante, t’arrêteras tes bêtises. Allez, oust ! Dégage de ma Tour et retourne te bourrer la gueule. T’as encore de la marge.”

– Ch’t’ai vexée ? Selkis… ? J’suis où là... ? fit Shion en regardant autour d’elle, l’air hébété.

– Elle est où l’autre ? demanda Nevra qui passait la soirée la plus délirante de sa vie.

– Qui ça ?

– Ta gardienne.

– Selkis ? Elle boude… J’ai pas été sympa avec elle.

– Tant mieux, parce qu’elle n’a pas été très sympa avec moi. Tu crois pas que tu devrais aller te coucher maintenant, avant que ça dégénère ?

– Un dernier.

– Non, fit Nevra en secouant fermement la tête. Au lit, tout de suite !

– Tu t’prends pour ma mère toi aussi ?

– Non, je me prends pour ton disciple et le code dit qu’un disciple doit prendre soin de son maître.

– Ben rends-toi utile alors et masse-moi les pieds, répliqua Shion en lui fourrant sa botte dans le visage.

– Roh, mais qu’est-ce que t’es pénible, râla-t-il en esquivant sa jambe. Une vraie gamine…

– Allez, juste un ! Et j’arrêterai d’t’embêter ! Promis juré craché !

Illustrant un peu trop littéralement ses propos, l’assassin cracha dans sa main et la tendit à Nevra qui, bien évidemment, refusa de la serrer en affichant un air dégoûté.

– Roh, mais non ! Kiba ! Ne lèche pas ça, c’est dégueulasse ! s’exclama-t-il en repoussant son familier qui reniflait la main baveuse de Shion avec curiosité. Couché ! Pas bougé ! Non mais… Pas toi Shion ! Mais quelle andouille…

– J’ai soif ! brailla l’assassin qui, étalé par terre, battait des bras et des jambes comme pour faire un ange dans la neige.

– Bois de l’eau.

– Veux pas.

– Bon, d’accord… mais juste un verre alors. Sans poison ajouté ! Et après tu vas te coucher.

– Hm… OK ! Je prends !

Le vampire ne le savait pas, mais c’était le verre de trop. Shion se redressa, attrapa la coupelle, la vida puis s’étala une nouvelle fois sur le parquet, les yeux ronds comme des soucoupes.

– Tu fais quoi, là ? interrogea Nevra, les sourcils froncés, en se demandant quelle nouveauté farfelue elle lui servait.

– Ben j’dors. Ça s’voit pas ?

– Comme ça ? Par terre, dehors, les yeux grand ouverts ?

– Et si j’ferme les yeux c’mieux ?

– Va. Dans. Ta. Chambre.

– Pas envie. Hé, dis ! Tu veux voir un tour de magie ? Tu vas voir, c’est magique !

– Je sens la catastrophe venir… Écoute, tu me le montreras demain, ton tour de magie, d’accord ? proposa-t-il en forçant le ton comme s’il s’adressait à un enfant de cinq ans. Là, c’est l’heure de faire dodo donc on se bouge le popotin et on va dans sa chambre.

– C’trop loin, protesta l’assassin d’une voix plaintive.

– Tu veux que je te porte ?

– M’oui.

Raide comme un piquet, Shion leva les bras à la verticale comme un mort-vivant prêt à quitter son cercueil.

– Tu veux pas faire un effort et te lever ?

– Nan.

– Faut que je te traîne alors ?

– Voui.

Nevra se massa les yeux en poussant un long soupir exaspéré, puis il saisit les poignets squelettiques de l’assassin qui se laissa tirer comme une poupée de chiffon désarticulée, ses talons crissant sur le parquet.

– Mais qui m’a fichu une loque pareille ? grommela le vampire en lui faisant prendre l’angle du couloir extérieur. Tu parles d’un maître… Elle est pire que Sakumo…

Le vampire fit coulisser la porte de la chambre et cira le sol avec la cape de Shion jusqu’au futon. L’assassin n’avait pas bougé un seul muscle et laissa ses bras retomber mollement le long de son corps en fixant le plafond, son regard vide perdu dans le néant de son esprit intoxiqué.

– Tu vas dormir comme ça ? Tu veux pas au moins retirer tes bottes et ta cape ?

L’assassin souleva ses jambes dans une piètre imitation de la chandelle.

– Non, mais c’est bon là. Enlève-les toi-même. Je suis pas ton majordome.

– T’as la tête de l’emploi p’rtant.

– Si tu le dis… Et sinon, tu vas rester les jambes en l’air toute la nuit ?

– C’est bon pour la circulation sanguine.

– Tu me fais pitié… Vas-y, t’as gagné.

Nevra délassa les bottes de l’assassin, mais, lorsqu’il voulut tirer dessus, il faillit soulever Shion tant ses pieds étaient enfoncés dedans. Il s’acharna dessus une bonne minute avant d’en venir à bout et de les faire sauter comme un bouchon de champagne.

– T’as une chaussettes trouée, nota-t-il en remarquant un gros orteil qui prenait allègrement l’air. 

Un commentaire dont il aurait mieux fait de se passer, car cela avait fourni à Shion une nouvelle occasion de lui fourrer ses pieds sous le nez.  

– Par les cornes de l’Oracle, c’est la dernière fois que je bois avec toi… se promit-il en repoussant les jambes de son maître d’un mouvement de bras agacé. Allez, bonne nuit… ou bonne cuvée.

– Câlin ! s’écria alors Shion en tendant les bras vers lui comme un bébé en manque d’affection.

– Je vais faire comme si j’avais rien entendu…

– Poignée de main ? demanda-t-elle d’une voix grave en baissant un bras pour lui tendre l’autre solennellement.

– Ouais, bon, allez, je t’en tape cinq et tu pionces.

Quelle erreur ! Il avait baissé sa garde une fraction de seconde. Un moment d’inattention qui lui avait été fatal. La main de Shion se referma sur celle du vampire comme un piège à souris. Il voulut s’en dégager, mais, prisonnier de la poigne incroyablement ferme et puissante de l’assassin, il sentait sa dernière heure venue. Ne résistant plus à la force presque gravitationnelle qui le tirait vers le bas, il finit par s’écrouler sur le futon en s’écrasant de tout son poids sur son mentor qui enroula aussitôt ses bras et ses jambes autour de lui. Nevra vit sa vie lui filer sous le nez tout en défilant sous ses yeux. Il se voyait déjà embroché par la gardienne spirituelle de Shion, les tripes à l’air et ses bijoux de famille cloués au mur. Paralysé par la peur, il n’osait plus bouger d’un pouce, mais Shion était toujours bourrée et Nevra était toujours vivant. Un miracle.

Immobilisé par une habile prise de judo, il avait beau tirer, pousser, se tortiller, il n’arrivait pas à se dégager du carcan que formait l’assassin avec ses bras et ses jambes. C’était qu’elle était sacrément forte pour sa taille la bougresse. Il n’avait plus qu’à attendre qu’elle relâche son étreinte en s’endormant pour s’éclipser discrètement. Enfin, c’est ce qu’il croyait, tout naïf qu’il était. Shion, dans un état second proche du somnambulisme, avait enfoui sa tête dans l’épaule de Nevra, mais elle ne dormait pas.

– Tu rigoles, là ?

– Non, je pleure.

– Pourquoi tu pleures ?

– Parce que c’est drôle. Faut rire quand c’est triste et pleurer quand c’est drôle. Pleurer de rire ou rire de tristesse.

– C’est un concept. Qu’est-ce que tu trouves drôle alors ?

– Tout. Toi. Moi. La vie.

– Philosophie du soir bonsoir… T’as l’alcool un peu foireux, toi.

Le pire c’était que, malgré l’absurdité de la situation, l’assassin était vraiment en train de pleurer à chaudes larmes. Ce n’était pas une dragée au cœur coulant, ni un volcan en fusion, c’était une putain de fontaine. De son unique bras libre, le vampire lui tapotait doucement le dos en attendant que ça passe.

– Ma pauvre, l’alcool ça te réussit vraiment pas… Je te proposerai du jus de fruit la prochaine fois.

Shion renifla bruyamment en marmonnant un truc incompréhensible.

– Ne... quoi ?

– Nej… o. Neji… to.

– Nejito ? C’est qui ça ?

Nevra n’aurait pas dû poser la question, car les larmes de la sangsue repartirent de plus belle. C’était étrange, la façon dont elle pleurait. Aucun son ne sortait de son petit corps secoué par ses sanglots silencieux. Le vampire continuait donc à lui tapoter le dos jusqu’à ce que les tremblements s’apaisent peu à peu.

– C’est le responsable de ta descente aux enfers ? C’est pour ça que tu chiales comme une naïade ?

Shion hocha la tête. Ce cocktail avait vraiment été le début de la fin.

– Il t’a largué ?

Elle secoua la tête. Non, mais il était bon.

– C’est toi qui l’a largué et tu regrettes alors ?

Non. Oui. Peut-être.

– Vous êtes toujours ensemble alors ?

Plus maintenant. Plus vraiment. 

– Vous avez été séparés contre votre gré, par la force du destin, mais vous vous aimez toujours ?

Quelque chose comme ça. Shion ne savait même pas pourquoi elle était triste. Si c’était à cause de la mort de Sakumo, de son histoire avec Xyan, de la disparition de la copie spirituelle de Khaleb, englouti par l’esprit de Nevra, ou le fait d’avoir dû quitter son frère sitôt après l’avoir retrouvé. Quant au vampire, il arrivait plus ou moins à déchiffrer la gestuelle de l’assassin qui avait apparemment perdu l’usage de la parole et se contentait de bouger la tête ou hausser les épaules.

– Il est toujours vivant ? Oui ? Ben tout va bien alors. Vous finirez bien par vous retrouver. Puis si ce n’est pas possible, c’est pas grave, tu trouveras quelqu’un d’autre. Quelqu’un de cent fois mieux. Quelqu’un comme moi.

La réponse n’avait pas plu à Shion car elle le pinça violemment le dos.

– Aïe ! Mais ça fait mal ! Tu préfères que je te dise que tu resteras seule et malheureuse toute ta vie ? Je te propose juste ma compagnie… en toute amitié. 

L’assassin émit un grondement bas et profond qui traduisait son mécontentement. Si elle avait eu un troisième bras, elle lui aurait plaqué une main sur la bouche pour le faire taire. Cela aurait été moins douloureux pour le vampire qui venait de se faire mordre jusqu’au sang.

– Putain ! Mais t’es folle ?! s’écria-t-il en essayant de dégager son épaule des crocs féroces de l’assassin. Un vampire qui se fait mordre par une crevette, on aura tout vu…

– Hm.

– Tu dors ?

– Hm.

– Tu vas t’endormir les dents plantées dans mon épaule ? Allô... ? Shion... ?

Elle ne pleurait plus, mais, la bouche encore entrouverte, elle lui bavait copieusement dessus en respirant bruyamment. Nevra avait cru pouvoir s’extraire de ses bras dès qu’elle se serait endormie, mais même dans son sommeil, elle était toujours accrochée à lui comme un koala à son arbre. Il avait fini par capituler et s’était résigné à passer la nuit avec elle. Il réussit à se contorsionner sans la réveiller pour trouver une position un peu plus confortable, même s’il sentait qu’il allait avoir du mal à dormir. Il espérait juste qu’il n’aurait pas à vivre un cauchemar au réveil.

***

Shion s’était réveillée avec un arrière-goût d’amande amère dans la bouche. Elle avait la langue pâteuse, la gorge sèche, les paupières collées, des fourmis dans les jambes et un mal de crâne carabiné. Alors qu’elle détendait son bras engourdi, son coude heurta un obstacle mou et insolite qui n’était clairement pas à sa place dans son futon.

– Ouch… fit une voix à moitié endormie dans son dos. Tu veux me déboîter la mâchoire ?

L’assassin se figea. Qu’est-ce que… ? Les rouages de son cerveau se mirent lentement en marche tout en essayant de reconstituer le puzzle de la soirée. Ses souvenirs commençaient à se brouiller quelque part entre la cinquième et la septième dose d’alcool et sa migraine ne l’aidait pas à remplir les cases vides de sa mémoire défaillante.

Je t’avais prévenu ! Alors, on fait moins la maligne maintenant ?

“Selkis, putain… Ne gueule pas comme ça dans ma tête ! Tu veux me tuer ? … Qu’est-ce qu’il s’est passé ?”

Parce que tu crois que je vais te le dire après la façon dont tu m’as traitée hier ? Tu rêves ma vieille. C’est ma petite vengeance personnelle pour toute les fois où tu t’es foutue de ma gueule et que tu m’as fait des leçons de morale à mourir d’ennui.

“Dis-moi seulement qui s’est invité dans mon futon, que je me prépare psychologiquement.”

Ben retourne-toi, tu verras bien.

“J’ai peur…”

Pas mon problème. Évite juste de le tuer, c’est pas de sa faute et c’est clairement lui le plus traumatisé dans l’histoire.

Selkis venait de couper le contact lorsqu’on lui tapota prudemment l’épaule.

– Ne me touche pas ! s’énerva Shion en se dérobant à son toucher, le corps parcouru d’un frisson de dégoût.

– Ben dégage ton coude de mon visage alors, répliqua Nevra avec le même agacement. Merci.

L’assassin s’était redressé et se tenait la tête dans les mains. Elle avait l’impression d’avoir un kangourou frappeur dans la tête et son estomac était tout aussi chamboulé.

– Tu verrais ta tête, commenta le vampire entre amusement et pitié. Tu fais peur à faire pâlir un mort.

– Sors.

– Tu veux pas que j’aille chercher Hélios pour qu’il te soigne ta gueule de bois ? Parce que t’as pas l’air très bien là quand même…

– Je t’ai dit de-

Shion fut pris d’un haut-le-cœur et sentit le maigre contenu de son estomac lui remonter dans l’œsophage. Son malaise n’avait pas échappé à Nevra qui avait aussitôt pris ses distances.

– Ah non ! Tu m’as tout fait, mais pas ça !

Son mentor allait répliquer quelque chose, prête à lui cracher littéralement sa bile dessus, mais Nevra lui plaqua aussitôt sa propre main sur la bouche.

– Tais-toi. Ne dis rien. Ravale. Ravale, j’ai dit ! Si je te vois vomir, je te jure, je lâche tout et je m’en vais.

– Nmm. Nm. Nmmm.

– Je t’ai dit de ne pas essayer de parler.

– Nmmm !

– Tu vas pas vomir ? T’es sûre ?

Shion hocha la tête en dardant ses yeux noirs de colère sur lui. Il n’aurait pas dû lui faire confiance. Dans un acte de cruauté parfaitement gratuite, elle cracha dans sa main, qu’il n’avait pas retirée assez vite, ce qu’elle gardait dans la bouche. Un mélange visqueux et malodorant de salive, de bile et d’alcool mal digéré. Satisfaite de son coup, elle s’essuya le coin de la bouche d’un revers de manche. La tête de Nevra valait tous les remèdes anti gueule de bois du monde. On aurait presque dit qu’il allait pleurer.

– Je me sens mieux maintenant, fit Shion en affichant un sourire narquois. Tu es un bon disciple.

Elle s’étira sans se départir de son expression railleuse qui donnait des envies de meurtre au vampire, mais il était trop choqué par ce qui venait de se passer pour réagir.

– Je vais aller prendre l’air, annonça alors l’assassin en se levant. Je te laisse nettoyer tout ça, mon cher disciple.

Nevra ne répondit rien. À genoux sur le futon, il n’avait pas bougé d’un iota, la paume de sa main souillée tournée vers le ciel. Son regard larmoyant, perdu dans le vide, exprimait une profonde souffrance qui avait quelque chose de tragiquement beau. La posture du vampire était celle du martyre qui avait perdu la foi après avoir été renié par les dieux en qui il croyait. Il ne sentit même pas Kiba qui lui léchait goulûment la main et passait sa langue baveuse entre ses doigts dégoulinants de sucs gastriques. Ce n’est que lorsque son familier lui donna un gros coup de langue sur le visage que son maître fut brusquement ramené à la réalité. Il repoussa le Milanoo avec dégoût en lâchant une salve de jurons tous plus imagés les uns que les autres. Tous étaient dirigés contre Shion qui était officiellement la pire personne qu’il n’ait jamais rencontrée en soixante et quelques années d’existence.

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