Cela faisait plus d’un mois que Necro n’avait pas mis les pieds au Manoir. Il n’y vivait plus vraiment depuis que Shion avait disparu. Il se contentait simplement de passer de temps en temps, pour faire son rapport, recevoir sa nouvelle mission, puis reprendre les routes d’Eel. Errer en nomade lui seyait mieux que la sédentarité qui affligeait le reste de ses camarades. Mary insistait toujours pour qu’il reste quelques jours, mais il était rare qu’il réponde positivement à son invitation. Ce que les autres considéraient comme une maison était, peu à peu, devenue une prison pour lui, qui aspirait à trouver un peu de liberté dans la solitude. Il faut dire qu’il s’ennuyait ferme dans cet immense château, sans la compagnie de son imprévisible jumelle pour illuminer ses mornes journées. D’autant plus qu’il connaissait déjà tout de tout le monde ici ; il n’y avait rien de nouveau ni de surprenant à les fréquenter. Leurs habitudes, leurs routines, leurs goûts et leurs vices, tout été si prévisible que Necro ne s’étonnait plus de rien. Ils avaient autant de substance que des ectoplasmes éthérés ; c’était à peine s’ils existaient aux yeux du Fléau. Même son amitié avec Xyan et Loki avait tourné au vinaigre, un vinaigre un peu éventé et sans saveur, qui avait rendu les soirées passées ensemble trop fades pour le stimuler comme autrefois.
Cela faisait très – trop – longtemps qu’il ne s’était rien passé de digne d’intérêt dans ce Manoir, mais le vent du changement allait bientôt souffler sur le vieux château – un vent qui sentait l’iode et la poiscaille – et c’est le Fléau amphibien qui l’apportait avec ses nouveaux compagnons Atlantes. Une arrivée qui n’était pas passée inaperçue, puisque Necro avait sollicité l’aide de Kyliön pour trafiquer le cercle de téléportation. En temps normal, il ne s’activait que pour les résidents du Manoir qui possédaient une clé runique d’identification individuelle, clé que Necro aurait pu se procurer auprès de Mary avant de faire venir ses trois invités, mais c’était laborieux et barbant. Faire entrer clandestinement trois intrus au plus grand dam de la Dame Blanche, qui n’avait jamais eu à faire face à cette situation auparavant, était autrement plus amusant.
Dès qu’ils eurent franchi le cercle, le premier dispositif de sécurité s’activa et des chaînes surgirent du cercle pour immobiliser les trois pauvres sirènes. Alors que Necro sortait du cercle, l’air de rien, les trois autres affichaient un air ahuri, entre panique et consternation.
– C’est quoi ce bordel encore ? grogna Kaïa en tirant sur les chaînes qui s’étaient enroulées autour de ses poignées. Sors-nous de là, tout de suite !
– Je peux pas, répliqua Necro en haussant les épaules. Faut attendre.
– Attendre quoi ? demanda Kyliön, pas très serein.
– Mary Tuerie. Elle coupe la tête à tous ceux qui n’ont pas le droit d’être là. Les chaînes, c’est pour vous empêcher de bouger pendant la décapitation. Elle aime quand c’est propre et net.
– Qu- quoi ?! s’écria l’Érudit en devenant livide. Mademoiselle Kaïa, qu’est-ce qu’on va faire ?
– Ne l’écoute pas, il raconte encore n’importe quoi. Il ne nous aurait pas amenés jusque-là pour nous faire décapiter. Déjà qu’on s’est tapé sa falaise de malheur et qu’on a failli y laisser nos écailles…
– Tu es sûre ? s’enquit à son tour Alajéa. Il exagère souvent, mais il y a toujours une part de vérité dans ce qu’il dit…
– C’est pas faux… admit la Dalhwâ. Je suppose que dans ce cas, on n’a plus qu’à attendre et voir ce qu’il va se passer...
Quelques minutes plus tard, alors que les trois Atlantes se préparaient au pire, Mary Thully entra dans la salle. La Dame Blanche avait senti la présence de Necro lui picoter le bout de la langue, ainsi que trois signatures spirituelles inconnues qu’elle n’était pas parvenu à identifier. Connaissant l’énergumène, elle se doutait qu’il avait quelque chose à voir avec cette anomalie. Les cercles de téléportation leur permettaient de voyager rapidement d’un point stratégique à un autre, mais c’était également leurs plus gros points faibles. C’est pourquoi ils faisaient particulièrement attention à les sécuriser et à les délocaliser régulièrement ; cela évitait qu’un individu tiers ne tombe dessus et se retrouve téléporté dans le Manoir en l’activant, que ce soit volontairement ou par simple curiosité. Le protocole était clair en cas d’intrusion : les suspects devaient être arrêtés, interrogés puis exécutés sans sommation. La salle de téléportation elle-même servait de sas de sécurité pour filtrer les entrées et vérifier les identités. Jamais personne n’avait réussi à s’infiltrer dans le Manoir. Jamais.
Dans le doute, Mary s’était tout de même armée d’un épée si longue et fine qu’elle touchait presque le sol, prête à embrocher la vermine qui s’était aventurée dans leur base secrète. En voyant la lame effilée de la gouvernante, Kyliön poussa un couinement de terreur. Croyant sa dernière heure venue, il tourna de l’œil et s’effondra, son corps inanimé retenu à quelques centimètres du sol par ses entraves magiques.
– Necro, qui sont ces gens ? interrogea la Dame Blanche en pointant son épée dans la direction des trois sirènes.
– Des nouvelles recrues. T’as des chambres de libres ?
– On ne m’a rien dit à ce sujet.
– Vraiment ? Xyan ne te l’a pas dit ? Bizarre…
– Non, il faut croire qu’il a omis ce petit détail, soupira Mary en jetant un regard de travers au Fléau. Je dois en informer Amon avant de prendre une décision. Toi, viens avec moi. Vous autres, ne bougez pas.
– Vous en faites pas, on va pas aller bien loin, répliqua Kaïa en faisant tinter ses entraves. Mais faites vite avant qu’on chope des crampes.
– On y va, on y court, on y vole ! lui promit Necro en se traînant vers la sortie, suivi de près par Mary qui n’avait pas l’air très enchantée par la situation.
***
Malgré la promesse faites à ses compagnons, Necro n’était pas pressé de rejoindre le bureau d’Amon. Il flânait dans les couloirs, s’arrêtait devant chaque portrait, qu’il avait déjà vu mille fois, pour dresser une critique de l’œuvre et commenter le talent de l’artiste, l'air faussement intéressé. Ces peintures n’étaient que de vieilles croûtes sans aucune valeur artistique, mais Mary écoutait ses discours platement exaltés en approuvant d’un hochement de tête. Il avait l’air en forme, ça faisait plaisir à voir. Les conversations avec Necro n’étaient jamais normales, mais l’entendre parler autant, même si ce qu’il disait n’avait aucun sens, était plutôt bon signe. Ces dernières années, il était devenu beaucoup plus distant et bien moins bavard avec ses acolytes.
– Tiens, pendant que je fais mon rapport à Mormon, tu peux mettre ça dans ma chambre ? Puis y'a ça aussi à distribuer.
– Amon n’apprécierait pas trop de savoir que tu l’appelles comme ça… le mit en garde Mary en le regardant extraire plusieurs paquets d’un cercle d’invocation.
– C’est pour ça que je ne compte pas rester longtemps, répliqua Necro en lui fourrant les cadeaux dans les bras. Il est tout le temps là en ce moment, et on peut plus rien faire, ni rien dire. Il a déjà une piaule au Palais d’Ardeal. C’est au moins dix fois plus grand qu’ici, alors pourquoi il passe sa vie au Manoir ?
– Il n’est pas là si souvent que ça, tu sais. Tu as cette impression parce que tu ne rentres que pour lui faire tes rapports, donc il est forcément là en même temps que toi. Mais je ne vais pas te jeter la pierre… Loki est souvent parti aussi et on ne voit presque plus Xyan…
– T’es triste ? Tu vas pleurer ?
– Je ne vais pas pleurer… Mais oui, ça me fait de la peine. Nous étions une famille autrefois, mais ce n’est plus pareil…
– Ben, t’as qu’à divorcer.
– Je ne te parle pas de Loki et moi. Je te parle de nous tous, de toi, de Xyan, des filles… Je sais que tout n’est pas parfait et que tout le monde ne s’entend pas parfaitement, mais il y avait de la vie dans ce château avant que... Enfin, ce que je veux dire, c’est que nous formions une véritable famille. Nous mangions tous ensemble, nous passions nos soirées dans le salon, à discuter et à jouer aux cartes autour du feu. Pas comme maintenant, où chacun fait ses petites affaires dans son coin et s’adresse à peine la parole.
– Si tu veux de l’animation, tu peux toujours essayer de faire des gosses. Ça a déjà été testé, bien que moyennement approuvé.
– Tu fais juste semblant de ne pas vouloir comprendre ce que je te dis, soupira Mary avec tristesse.
– Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi tu tiens tant à jouer à la maison de poupée avec nous, répliqua Necro, blasé par le mélodrame de la Dame Blanche. On n’est pas des gens bien, tu sais. Et les gens pas bien ne sont jamais heureux. Les gens pas bien n’ont pas de chez soi, ni de famille et ils n’ont pas le droit à l’amour. Les gens pas bien font des choses pas bien, jusqu’à ce qu’il leur arrive un truc tout aussi moche. Donc, en mauvaise personne qui se respecte, je fais mon job de méchant, jusqu’au jour où je crèverai la bouche ouverte sous un pont, ignoré et oublié de tous. Parce que c’est mon destin, puis parce que c’est tout ce que je sais faire.
– Tu dis ça à cause de ce qui est arrivé à Scorpio ? Personne ne s’attendait à ce qu’elle disparaisse comme ça, sans laisser de traces… On pensait tous que les Fléaux étaient invincibles, mais ce n’est pas une raison pour te dénigrer de la sorte et être aussi pessimiste… Tout ce qu’on fait, on le fait pour une bonne raison, on œuvre pour nos convictions, même si on passe pour des monstres aux yeux du monde.
– Je ne suis pas pessimiste, je suis réaliste. Tes motivations sont peut-être louables, tu es une honorable hors-la-loi, mais je ne pense pas que ce soit le cas pour Amon… T’en connais beaucoup des démons rebelles qui œuvrent pour l’amour et la paix dans le monde, toi ?
– Tu as peut-être raison, mais je préfère être idéaliste plutôt que fataliste. Je sais bien que je ne peux rien faire seule. Je suis prisonnière entre ces murs, condamnée à errer dans ce château pour l’éternité, à épier les allées et venues de ses habitants, à faire le ménage et à ouvrir des portes. Ce château c’est ma vie et mon âme, mais si je ne peux pas être un foyer pour qui que ce soit, alors c’est comme si mon âme était morte. Ceux qui ont trouvé refuge sous mon toit sont comme mes enfants, qu’ils soient bons ou mauvais, ça m’est égal.
– Ça tombe bien alors, je t’ai amené trois nouveaux orphelins, tu vas pouvoir jouer à la maman avec eux. Moi je suis majeur et vacciné, je fais ma vie ailleurs.
– Tu n’as vraiment pas de cœur, Necro. J’espère pour toi qu’Amon va accepter leur présence… Qu’est-ce que tu vas faire s’il nous ordonne de les exécuter ?
– Il ne le fera pas.
– Tu as l’air bien sûr de toi.
– Tu m’as déjà vu me tromper ?
– Non, c’est vrai.
***
L’entrevue avec Amon s’était déroulée sans accroc. Necro lui avait résumé, dans les grandes lignes, son épopée à travers les Neuf Cités Marines, ses découvertes concernant la Clé du Temps qui était en fait un Verrou du Secret, la chute de Galifaël et la nouvelle situation politique de l’Atlantide. Il lui expliqua, très habilement, qu’afin de sceller l’alliance avec les Atlantes, il avait pris avec lui trois otages politiques pour s’assurer qu’ils tiennent parole le moment venu. L’un de ces otages n’était autre que la princesse Alajéa, la sœur aînée de l’actuelle Reine de l’Atlantide, ce qui n’était pas rien. Certain qu’Amon le sentirait dès qu’il la rencontrerait en personne, il avait aussi mentionné le fait que la sirène était habitée par l’esprit divin de Margygr, qui avait refait surface après un long séjour dans les Abysses. Après son rapport, il avait remis à son supérieur l’urne contenant l’âme de Sakumo, ainsi que le fameux Verrou du Secret.
– Y’a ça aussi, ajouta Necro en déposant un troisième objet sur le bureau du démon.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Le journal de Margygr. Je n’ai pas pu l’ouvrir, mais je suppose qu’il s’agit d’un des Livres de la Mémoire.
– Je croyais qu’il n’y en avait que trois…
– Celui-là est plus ancien et il ne semble pas faire partie de la même série, mais on dirait qu’il a été verrouillé récemment. Sakumo s’est rendu dans les Neuf Cités Marines, il y a quelques années. Il a dû le sceller à ce moment-là.
– Donc, si l'on récapitule, c’est Fenrir qui a caché le Livre de la Mémoire que la Garde d’Eel a récupéré chez les Kappas. J’en possède moi-même un, même si j’ignore tout de son contenu, bien évidemment. Il en manque un troisième, dont on ignore la localisation et peut-être d'autres livres provenant d'une collection plus ancienne... Sakumo a forgé les verrous et il a lui-même scellé les livres. Quant à Callidora, c’est elle qui possède la Plume de Vérité qui a servi à rédiger le contenu des livres et sans laquelle ils ne peuvent pas être lus. Il reste enfin la Clé du Temps, qui permet de les ouvrir, et qui est probablement détenue par Freyja, le problème étant qu’elle a disparu depuis des lustres et qu’on ignore où elle se trouve…
– Y a un Érudit parmi les otages Atlantes. Un certain Crayön qui est assez doué en rétro-ingénierie magique. Si les quatre éléments sont liés, il pourrait peut-être trouver le moyen de localiser les éléments manquants à partir de ceux qu’on possède déjà.
– S’il est digne de confiance, cela pourrait en effet s’avérer utile, bien que je répugne quelque peu à confier des reliques aussi précieuses à un étranger dont on ne sait rien
– Ces bouquins sont vraiment si importants que ça ? Si on arrive à tout rassembler, on a le droit à trois voeux ?
– Non, pas vraiment… C’est plus par intérêt personnel. D'ailleurs, les autres livres ne m’intéressent pas vraiment, mais je suis curieux de savoir ce qui est écrit dans celui que je possède.
– Et vous l’avez trouvé où ce fameux livre ? Il est tombé du ciel ?
– Quelque chose comme ça. Pourquoi tu veux savoir ça ?
– Pour rien. Je faisais juste la conversation. Vous avez de drôles de passe-temps quand même.
– Hm. Je vais faire comme si je n’avais rien entendu. Tu me rédigeras deux rapports. Un pour les Neuf Cités Marines et un autre pour le Kami. N’omets aucun détail, y compris l’intervention de Naytili, je tiens à m’en souvenir…
– D’ac. Et je fais quoi après ?
– Puisque tu es le meilleur ici pour localiser et traquer les objets perdus, je veux que tu retrouves Nevra Dragoman avant que les chasseurs de primes ne mettent la main sur lui. S’il est entouré ou protégé, élimine tous ses alliés, à commencer par son équipage. Accule-le, isole-le, fais en sorte qu’il soit dans une situation si désespérée qu’il sera prêt à accepter n’importe quoi. Quand il sera au pied du mur, essaye de le convaincre de nous rejoindre, fais-lui comprendre qu’on est sa seule chance de survie. S’il refuse, ramène-le de force. Je te fais confiance pour couvrir tes traces en cas de dommage collatéral.
– OK.
– Parfait. Tu peux disposer.
Necro s’inclina bien bas, son nez venant presque toucher ses genoux, puis se redressa d’un coup pour faire un salut militaire en claquant des talons. Talons qu’il tourna aussitôt pour parader jusqu’à la sortie en singeant la démarche d’un soldat. Mary, qui l’attendait dans le couloir, le fit patienter devant la porte le temps de s’entretenir avec le démon. Après avoir reçu ses instructions quant au traitement qu’elle devait accorder aux intrus, elle accompagna le Fléau jusqu’à sa chambre.
– J’ai livré tous tes cadeaux comme tu me l’as demandé, sauf celui-ci, lui dit-elle alors en lui tendant la boîte de biscuits à la noix de coco. Tu as encore ramené des sucreries ? Ça va finir par être complètement rassis… Si tu veux faire des offrandes à Scorpio, trouve-lui un caveau dans le cimetière et va déposer ça là-bas. Ce sera plus sain et moins encombrant que de monter un autel de friandises dans ta chambre.
– C’est pour moi.
– Si c’est pour toi, pourquoi tu n’en manges jamais et que ça s’accumule sur tes étagères depuis des années ?
– Et toi, pourquoi t’es toujours habillée en noir ? T’es une Dame Blanche et t’es habillée en noir. Non, mais, allô quoi.
– Je vois que ça ne sert à rien de discuter avec toi. Je te laisse écrire ton rapport. Quand tu auras fini, laisse-le sur ton bureau. Je passerai le prendre pour le remettre à Amon. En attendant, je vais aller libérer et accueillir nos invités comme il se doit.
– N’oublie pas le jus de fruits frais et la serviette chaude.
– Il y au moins une chose qui ne change pas avec toi, c’est ton sens de l’humour complètement décalé, répliqua Mary en esquissant un léger sourire.
– Ah ben, c’est sûr que c’est pas avec le Prince des Glaces que tu dois rigoler tous les jours, rétorqua Necro, la main sur la poignée de la porte de sa chambre, dans laquelle il désespérait d’entrer.
– Ne dis pas ça ! Loki aussi fait des blagues, parfois.
– Et elles sont drôles ?
– Hm… non, concéda la Dame Blanche, la mine déconfite. Des fois, je ne suis même pas sûre que ce soit vraiment des blagues… Mais il a plein d’autres qualités !
– Je n'en doute pas, tu me feras la liste de tous ses talents plus tard, si tu veux. J’aimerais bien me reposer, là.
– Oui, tu as raison. Je ne te retiens pas plus longtemps. D’autant plus qu’Amon m’a demandé de traiter nos nouveaux pensionnaires en invités d’honneur et je les fais attendre. Tu resteras au moins dîner avec nous ce soir ?
– Oui, si ça peut te faire plaisir, céda le Fléau qui s’avouait vaincu face à l’obstination de la très insistante maîtresse de maison.
***
Enfin débarrassé de Mary Tuerie, Necro avait retrouvé le calme de sa chambre. La plaque de laiton vissée sur la porte indiquait qu’elle appartenait à “Scorpio & Batrachos”. La gouvernante avait voulu la changer pour ne laisser que le nom du Fléau encore en vie, car cela faisait “désordre”, selon la ménagère maniaque qui tenait à ce que chaque chose soit à sa place. Necro avait refusé. De toute façon, ce n’était même pas leurs vrais prénoms, alors qu’il soit gravé sur une pierre tombale dans le cimetière – tombe que personne n’avait eu l’envie ou le courage d’ériger – ou sur une plaque de métal collée sur une porte, c’était la même chose.
Batrachos… Il n’avait jamais aimé ce surnom. Il était le seul des cinq Fléaux à ne pas répondre à son nom de baptême. Il s’était attribué son propre surnom et, par la force des choses, avait réussi à l’imposer à son entourage, y compris Amon. Il n’aimait pas vraiment son prénom de naissance non plus. Khaleb. Il n’y avait que Shion qui l’appelait comme cela. Depuis qu’elle n’était plus là, il avait perdu son utilité.
Necro s’allongea en travers des deux petits lits, rapprochés pour n’en former qu’un seul. Il ne savait pas pourquoi il ne les avait jamais fait remplacer par un lit deux places. Il supposait que c’était une façon d’être proche sans l’être réellement ; d’être séparé mais pas trop. Shion était comme cela. Moitié dedans ; moitié dehors. Elle était capricieuse, mais pas très partageuse. Elle voulait dormir près de lui tout en ayant un espace à elle bien défini : son propre matelas, ses propres draps. Necro ne comptait plus les fois où il s’était retrouvé coincé entre les deux lits, englouti par ce no man’s land qui marquait la frontière à ne pas franchir.
Tu ne devrais pas autant penser à elle. Ça va tourner à l’obsession et tu vas finir par te faire des idées. Le Kami nous a dit qu’elle était morte. Il l’a tuée lui-même et il nous a fourni la preuve.
“Je le sais bien. J’étais là aussi, je te rappelle. Je ne vois pas pourquoi tu me dis ça.”
Parce que je m’inquiète pour toi. Tu te comportes bizarrement en ce moment. Enfin, plus bizarrement que d’habitude.
“Accouche, au lieu de tourner autour du pot.”
C’est que je ne sais pas vraiment comment aborder le sujet. C’est un peu délicat…
“Eh bien, ne dis rien alors ! Comme ça, je vais pouvoir écrire mes rapports,” répliqua Necro en se redressant.
C’est juste que j’ai trouvé ça étrange, la façon dont tu as traité ce faery… Ce Siwon. Ça ne te ressemble pas d’accorder autant d’intérêt à un parfait inconnu.
“Je m’ennuyais, c’est tout.”
Vraiment ? Je pensais que peut-être… Enfin, que tu pensais que ça aurait pu être ta sœur. Tu connais son talent pour la métamorphose, elle peut se rendre parfaitement indétectable si elle le veut. Même moi j’ai eu un doute, mais c’est tout bonnement impossible…
“Donc toi t’as des doutes, mais moi j’ai pas le droit de trouver ça louche ? Puis depuis quand l’impossible est un concept viable dans notre monde ?”
Tu vois ! Je savais que si je t’en parlais, tu t’en servirais comme excuse pour légitimer tes propres soupçons, mais je te dis que tu te fais des idées. C’était une coïncidence, c’est tout, même si ça faisait beaucoup de ressemblances…
“Si tu le dis… Je ne vois pas vraiment de quelles ressemblances tu veux parler…”
Comment ça ? Il y en avait plein ! Son nom, pour commencer ! Physiquement, il te ressemblait beaucoup aussi. Vous auriez pu passer pour des frères. Puis il connaissait même ton point faible.
“Quel point faible ?”
Tu le fais exprès ou quoi ? Je parle du fait que tu es très chatouilleux. C’est comme ça qu’il a réussi à se débarrasser de toi quand tu lui as sauté dessus et que tu ne voulais plus le lâcher. Bon, je sais que ça ne veut pas dire grand-chose. Chatouiller quelqu’un pour lui faire baisser sa garde, ce n’est pas non plus la botte secrète ultime, n’importe qui aurait pu avoir cette idée, mais quand même…
“Merci de m’avoir rafraîchi la mémoire. Je t’avoue que je ne me souvenais plus de grand-chose de cette soirée… Mais tout est plus clair grâce à toi, Heket. C’est toi la meilleure ! Et la plus bête aussi, mais je t’aime bien quand même…”
Attends… Tu m’as piégée ?!
“C’était tellement facile. Tu parles trop quand tu t’énerves, j’y peux rien. Faut apprendre à tenir ta langue, ma petite, ou te la faire couper.”
Tu es vraiment affreux !
“Ne t’en fais pas, va. De toute façon, même si par un quelconque miracle ma sœur a réussi à simuler sa mort, elle n’a pas l’air de vouloir qu’on le sache, donc je vais continuer à faire comme si je ne me doutais absolument de rien. Motus et bouche cousue.”
T’es sûr ? Tu ne vas pas essayer de retrouver ce Siwon pour en avoir le cœur net ? Si tu fais le tour des forges d’Eel, tu devrais savoir si un apprenti de ce nom y est vraiment employé. Et si ce n’est pas le cas, cela voudrait dire qu’il t’a menti et que ce pourrait bel et bien être Scorpio.
“Faudrait savoir ce que tu veux… Arrête de m’encourager et de me donner des idées, si tu veux que je reste sage. De toute façon, même si je mène l’enquête, je n’aurai aucune certitude, seulement des soupçons. J’ai pas envie de me perdre en conjectures sur sa potentielle survie, donc je vais simplement patienter et espérer.”
Tant mieux, si tu le prends aussi bien. Tu as raison, ça ne coûte rien de garder espoir, tant que tu ne négliges pas tes devoirs envers Amon. Même s’il t’a fait une promesse, n’oublie pas de quoi il est capable…
Necro comprenait parfaitement ce à quoi Heket faisait allusion. Le démon était loin d’être un homme sans foi ni loi, cruel et sanguinaire, qui régnait sur ses subordonnés par la peur et la violence. Il connaissait ceux qui le servaient sur le bout des doigts ; leur histoire, leurs forces et leurs faiblesses, tout ce qui lui permettait de manier la carotte et le bâton à la perfection. Il savait que la loyauté de ceux qui le servaient reposait essentiellement sur le respect et la confiance qu’il leur accordait. Il avait su lire en chacun d’eux et leur offrir ce qu’ils désiraient le plus. Pour Necro et Shion, c’était la promesse d’un asile où ils pourraient échapper à leur statut de fugitifs et ne seraient plus contraints de se cacher pour survivre, mais aussi l’opportunité de prendre leur revanche sur ce monde qui les avait tant malmenés. Cependant, la sécurité se payait au prix de l’obéissance et de la soumission. Amon n’abusait jamais de son autorité si on n’abusait pas de sa confiance. La trahison, elle, n’incluait pas le pardon.
***
Necro avait consigné ses rapports dans le registre de mission, puis s’était ennuyé. Il avait fait de la place sur l’étagère pour y ajouter son dernier souvenir de mission, puis s’était ennuyé. Tout en s’ennuyant, il contemplait la cinquantaine de paquets enrubannés et de boîtes en fer blanc qui s’accumulaient dans sa bibliothèque. À chaque voyage, sa friandise. Certaines étaient assez classiques, d’autres étaient des spécialités régionales qu’il s’était donné du mal à dénicher. C’était un peu bête d’acheter des cadeaux qu’il ne pourrait jamais offrir. C’était aussi bête que de déposer des fleurs sur une tombe vide pour qu’elles s’y fanent.
Une visite chaotique vint brièvement perturber la platitude de sa contemplation. Myria venait de faire irruption dans sa chambre en défonçant littéralement la porte d’un coup de pied puissant.
– Tu sais qu’il faut frapper à la porte et non pas frapper la porte ? lui fit remarquer Necro qui, face contre terre à faire l’étoile de mer sur son tapis, n’avait pas bougé d’un iota.
– Si j’avais toqué, t’aurais pas répondu, sale petit morveux, tonitrua-t-elle en attrapant son camarade par le col pour le mettre sur ses pieds. T’aurais pu me dire que t’étais rentré !
Myria commença par le coincer sous son bras pour lui ébouriffer – labourer – les cheveux avec la douceur d’une charrue. Necro, certain d’y avoir laissé un ou deux épis verts, sentait son cuir chevelu se décoller sous les doigts puissants du Fléau centipède. Après ce massage crânien décoiffant, la guerrière lui pinça les joues jusqu’à ce qu’elle soient rouges comme deux tomates bien mûres, puis elle lui enfonça les doigts dans la bouche pour étirer un sourire grotesque sur son visage inexpressif.
– Je chui plus âgé que toi, rèchepecte mwah chil te plaît.
– Ne parle pas la bouche pleine, c’est vilain ! répliqua Myria en retirant ses doigts pour les lui fourrer dans le nez.
– Lâche bwah. Tu beuh débonces les barines.
– T’es vraiment trop mignon quand tu fais cette tête, ria-t-elle de bon cœur en libérant enfin les cavités nasales de Necro.
Il massa sa mâchoire endolorie qui – pour une fois – ne s’était pas déboîtée.
– Oups…
– Quoi ?
– Tu saignes du nez…
C’était à prévoir. Quand ce n’était pas la mâchoire, c’était le nez. La catastrophe ambulante sortit un mouchoir de sa poche qu’elle colla sous l’appendice ensanglanté de Necro, qui revivait cette scène pour énième fois. Une porte à remplacer, un nez à éponger. Déjà vu. Déjà fait.
– Tes cheveux ont vachement poussé, nota alors Myria, comme pour faire oublier à son camarade son hémorragie nasale. Tu devrais aller voir Arachnae pour qu’elle te les raccourcisse un peu.
– Tant que c’est pas ma vie qu’elle raccourcit.
– Mais non ! Tu sais bien qu’elle ne te voit pas comme ça ! T’es beaucoup trop malingre à son goût, elle aurait rien à se mettre sous la dent.
– Je parlais de toi…
– Ah… Ben désolée, j’ai pas fait attention, mais c’est pas ça qui va te tuer ! Allez, viens, on va y aller maintenant, comme ça ce sera fait !
Quelques coups de ciseaux habiles plus tard, le voilà avec une coupe au bol digne d’un moine cistercien.
– Qu’est-ce que t’en penses ? C’est plutôt pas mal, non ? demanda Arachnae en admirant son œuvre, l’air satisfait.
– Je trouve que ça manque un peu de volume, commenta son amie en soulevant une mèche de cheveux qui retomba platement sur le front du garçon.
– Tu as raison, Myria ! On va arranger ça.
Arachnae se racla la gorge, puis cracha dans sa main une substance visqueuse, qui tenait plus de la colle que de la salive, dont elle badigeonna les cheveux de Necro. Les mèches agglutinées du Fléau défiaient désormais la gravité dans une remarquable architecture stalagmitique.
– Là ! C’est parfait comme ça ! Un vrai petit prince charmant !
– Manque plus que la princesse qui va avec ! renchérit Myria en donnant une tape dans le dos de Necro à lui en décoller les poumons.
– Faut pas trop lui en demander non plus, modéra Arachnae en remballant ses ciseaux.
– Ben quoi ? Tu nous en as pas ramené une d’ailleurs ? Une princesse aquatique du royaume de l’Atlantique là ? J’ai entendu Mary en parler tout à l’heure.
– Atlantide, Myria, la corrigea son amie. Atlantide. Avec un D. Comme Driade.
– C’est pareil, c’est sous la mer. Je me demande à quoi elle ressemble… C’est la première fois que je rencontre une princesse.
– Moi aussi je suis curieuse de la rencontrer, même si je sens que je vais devoir toucher avec les yeux. Mary a été claire là-dessus et les ordres viennent d’Amon, alors…
– Ça ne t’empêchera pas de flirter avec elle, va, la rassura Myria en lui faisant un gros clin d’oeil plein de sous-entendus.
– Vous risquez d’être déçues, commenta à son tour Necro en roulant une mèche de cheveux gominés à la salive d’araignée entre ses doigts. Elle est tellement stupide et manipulable que je n’ai même pas eu à utiliser mon arcane sur elle. Une véritable Larry-touche-moi-là.
– Parce que t’as couché avec elle ? s’étonna Arachnae entre incrédulité et admiration. Tu progresses ! Comme quoi mes leçons de séduction auront servi à quelque chose.
– Je voulais juste me faire une idée de la profondeur de sa stupidité et j’ai glissé, chef… Au moins, elle l’aura eu une fois son elfe, même si tout était dans sa tête. Moi, en tout cas, je me suis bien fait chier.
– M’oui, je me doute bien que ça n’a pas dû être une partie de plaisir pour toi, acquiesça Arachnae, sans aucune ironie, en lui tapotant gentiment la tête. Mon pauvre petit chou… T’as été un brave garçon, je suis fière de toi !
– Y a pas de quoi être fière ! Pourquoi tu veux absolument nous le dégonverder ? Il aime pas le cul, il aime pas le cul. C’est son droit, même si je trouve ça un peu bizarre pour un mec…
– Tout est bizarre chez lui de toute façon, rétorqua le Fléau arachnide en haussant les épaules.
– C’est pas que j’aime pas ça, rectifia Necro en étirant ses jambes comme s’il discutait de la pluie et du beau temps en sirotant un jus de payaga sucré sur la plage, les doigts de pieds en éventail. Juste pas avec n’importe qui… Sinon je trouve ça nul et dégueu.
– Certes, mais même si toi ça te gonfle, au moins ta princesse, elle, elle y a cru. C’est l’essentiel.
– C’est la grenouille qui se fout du bénitier ! protesta Myria de sa grosse voix qui exprimait son désaccord. T’es la première à prendre ton pied quand tu te trouves une victime. Tu le ferais pas si c’était pas pour ton plaisir personnel.
– C’est vrai, admit Arachnae en hochant la tête. Mais on parle pas de moi, on parle de lui. Il pense pas comme nous, alors faut aborder le problème à l’envers. Même s’il ne ressent rien, faut qu’il apprenne à faire semblant, histoire d’être convaincant. La simulation aussi est un art !
– Si c’est encore une combine pour me donner des cours de théâtre, merci, mais non merci, répliqua Necro en étouffant un bâillement. L’hypnose fonctionne très bien aussi pour persuader les gens et leur faire faire ce que je veux, puis c’est moins fatigant pour moi.
– Très bien, très bien, capitula sa camarade. Si tu le prends comme ça…
La croqueuse d’hommes avait toujours été fascinée par le manque d’intérêt – presque – total de Necro pour les parties de jambe en l’air. Certes, tout le laissait plus ou moins indifférent, mais elle avait rarement connu un homme aux désirs aussi capricieux. Les elfes pouvaient être pénibles de ce côté-là, en particulier ceux qui n’avaient d’yeux que pour le seul et unique amour de leur vie, mais son camarade n’était qu’un humain ; il n’avait aucune condition innée qui bridait naturellement ses pulsions sexuelles. Pourtant, il n’en ressentait pour presque personne. C’était ce qui le rendait particulièrement intéressant aux yeux de l’araignée nymphomane qui, à l’inverse, dévoraient ses amants jusqu’à la moelle sans jamais parvenir à assouvir ses désirs.
***
Il fallait remonter quelques décennies dans le passé pour comprendre comment Arachnae s’était entichée des jumeaux. Tout avait commencé avec Necro, qui avait été le premier à l’aborder. Alors qu’ils n’étaient encore que des humains adolescents en apprentissage pour devenir la prochaine génération de Fléaux, son camarade l’avait consultée car il voulait savoir ce qu’était l’amour et à quoi cela servait. La question avait étonné Arachnae. En tant que Gefühlsleser(1), elle s’était perfectionnée dans l’art de la lecture et de la manipulation des émotions, bien avant de devenir une demi-déesse. L’amour n’avait donc plus de secret pour elle. Non seulement il rendait aveugle, mais il rendait surtout très faible et stupide. Elle en avait d’ailleurs fait une arme redoutable qui lui permettait d’obtenir tout ce qu’elle désirait d’un simple souffle. Nul besoin de philtre d’amour douteux quand on pouvait distiller un parfum irrésistible, qui faisait tourner la tête aux hommes les plus vertueux. Personne ne pouvait lui résister quand elle avait choisi une victime à vampiriser, pas même les elfes les plus fidèles. Les femmes non plus n’étaient pas insensibles à ses charmes, mais l’araignée avait bien plus de respect pour la gente féminine que pour la gente masculine. Elle préférait donc flirter avec ses conquêtes féminines et jouer le jeu de la séduction sans tricher, quitte à perdre parfois, plutôt que de les soumettre à un amour factice.
Pourtant, à force de fréquenter Necro, elle avait fini par comprendre qu’il faisait partie de ces rares personnes qui avaient la capacité affective d’un zombie. Ses sentiments étant presque aussi émoussés que son désir, son cœur de mort-vivant était réduit à sa fonction d’organe vital. Il était capable d’aimer avec sa tête, l’amour étant un sentiment complexe qu’il était parvenu à rationaliser sans jamais le ressentir. À chaque fois qu’Arachnae le touchait, elle ne ressentait rien d’autre qu’un profond néant émotionnel qui lui donnait le vertige. Elle avait presque l’impression que ses propres émotions étaient aspirées dans un trou noir. C’était comme se retrouver dans une pièce vide aux murs gris, sans couleur, sans son, sans odeur. Arachnae avait tenté de lui insuffler son poison amoureux, mais inspirer l’amour à quelqu’un qui ignorait tout du concept était un défi qu’elle n’était pas parvenue à relever. Necro avait eu une infime – très infime – réaction quand elle avait essayé de manipuler ses émotions inexistantes. Il lui avait simplement demandé si elle avait changé de parfum parce qu’elle sentait moins mauvais que d’habitude. Elle avait ainsi découvert que son pouvoir, qu’elle pensait sans faille, avait en fait ses limites. Une belle leçon d’humilité qui l’avait incitée à plus de prudence.
Séduite par l’insensibilité de Necro, la Gefühlsleser s’était intéressée à son problème. Pourquoi voulait-il absolument percer les secrets du sentiment amoureux ? Il ne voulait pas en faire une arme. Il ne cherchait pas non plus à trouver le moyen de tomber amoureux. Il voulait faire de l’amour un remède, afin de guérir sa sœur en lui offrant le sentiment le plus sécurisant, le plus réconfortant et le plus apaisant qui soit. Les gens amoureux avaient toujours l’air heureux et il voulait rendre sa jumelle heureuse. C’était une réflexion un peu simplette, mais non dénuée de bon sens. L’affection et l’attachement de Necro envers sa sœur, même si cela frôlait parfois l’obsession, étaient réels et sincères. Quelqu’un comme lui ne connaîtrait jamais rien qui se rapprocherait autant de l’amour. Un amour sans passion mais inconditionnel ; un amour désincarné mais si profond, qu’il avait fait réussi à faire naître en lui la flamme du désir qui peinait tant à brûler. C’était, quelque part, l’incarnation de toutes les formes d’amour qui s’exprimait à travers leur relation.
Par amitié, puis un peu par pitié aussi, Arachnae avait donc accepté de l’initier à l’empathie et à la suggestion émotionnelle. Necro avait prouvé son génie en s’appropriant les enseignements de sa camarade pour créer son propre sort arcanique, dont la puissance rivalisait avec les compétences durement et longuement acquises par Arachnae. Certes, son arcane n’était pas parfait et les conséquences de son utilisation précipitée avaient été dramatiques, mais pour une première tentative réalisée en quelques mois seulement, le résultat était plutôt bluffant.
Arachnae ignorait si cela était dû ses pouvoirs de télépathie, mais Necro avait des capacités de mémorisation et d’apprentissage assez remarquables. Ce qui manquait à son cœur était largement compensé par son cerveau. Il absorbait, reproduisait puis améliorait les compétences qu’il observait chez les autres. Il avait appris les bases de l’illusion et de la métamorphose avec sa sœur, il connaissait tout un éventail de techniques de combat et s'était constitué un joli bagage culturel au fil de ses lectures et de ses voyages. De tous les Fléaux, c’était notamment lui le plus instruit en culture terrienne. Il s’amusait d'ailleurs à placer tout un tas de références qu’il était le seul à comprendre dès que l’occasion se présentait. Plus qu’une grenouille, ce garçon était un véritable caméléon capable de s’adapter à toutes les situations.
L’araignée s’était pris d’affection pour les jumeaux dès leurs premières classes ensemble. Elle appréciait autant Necro que Scorpio, bien que pour des raisons différentes. Le premier était d’une intelligence redoutable et un manipulateur né, même s’il pouvait parfois faire preuve d’une simplicité d’esprit et d’une candeur à la fois déconcertantes et amusantes. Sa sœur était tout aussi intelligente, mais elle était bien plus vivante que lui émotionnellement parlant, ce qui la rendait parfois plus agressive et impulsive. Il n’y avait pas plus franc et direct que Scorpio, bien qu’elle puisse parfois se montrer tout aussi excentrique et immature que son frère jumeau. Elle était tout aussi fascinante que Necro, à la différence qu’Arachnae lisait en elle comme dans un livre ouvert.
Contrairement à son jumeau, Scorpio était un véritable coeur d’artichaut, mais ses amours étaient aussi superficielles qu’éphémères. Quelque part, à mi-chemin entre amourette timorée et amitié fusionnelle, ses sentiments étaient fragiles et incertains. L’amour était une véritable torture pour elle qui, rongée par le doute et la peur, finissait toujours par saboter ses propres relations. Arachnae en avait fait les frais. C’était une des rares personnes avec qui elle avait envisagé d’aller plus loin qu’un simple flirt, mais sa camarade portait les cicatrices d’un passé trop lourd pour qu’elle puisse s’épanouir dans une relation amoureuse. Arachnae, qui ne pouvait pas la toucher sans lui faire souffrir le martyre, ressentait la souffrance émotionnelle qu’elle lui infligeait à chaque fois qu’elle l’effleurait. Une sensation de brûlure insupportable qui lui retournait l’estomac.
L’araignée savait que les sentiments de Scorpio étaient sincères. Elle sentait l’amour – bien que timide et inavoué – que sa compagne lui portait, mais ce qui la révoltait, c’était que Scorpio se force à endurer des choses qui lui étaient si douloureuses. Elle ne voulait pas décevoir sa partenaire, elle avait peur de perdre cet amour dont elle avait si désespérément besoin, elle voulait aimer et être aimée en retour, quitte à se faire violence. Ce qu’elle semblait oublier, c’est qu’elles ne pouvaient pas s’aimer sans être malheureuses toutes les deux. Arachnae était touchée par la sincérité de Scorpio, mais elle haïssait sa détresse émotionnelle et sa dépendance affective.
La Giftmörder(2) avait été profondément marquée par leur rupture. Consciente qu’elle était la source du problème, elle s’était blâmée pour cet échec, puis elle avait tenté de fermer son cœur pour ne plus jamais tomber amoureuse. Elle s’était convaincue qu’elle n’avait besoin de personne d’autre que son frère, jusqu’à ce que Xyan commence à s’intéresser à elle à son tour et réduise ses efforts à néant. Arachnae avait mis son ex-compagne en garde contre cette nouvelle idylle catastrophique qui se profilait à l’horizon. Cet homme n’était pas fait pour elle. Aucun homme n’était fait pour elle, à l’exception très particulière de son propre frère jumeau – même si le fait qu’il n’était pas un être humain normalement constitué avait déjà été établi. Shion avait conscience qu’elle commettait une grave erreur mais, partagée entre raison et sentiments, elle n’avait jamais clairement refusé les avances de l’elfe, sans vraiment les accepter non plus. Cette relation d’entre-deux, aussi longue que chaotique, avait pris fin avec la disparition de Shion. Une disparition qui avait bouleversé Arachnae bien plus qu’elle ne l’aurait cru…
***
Il y avait un vieil adage, énoncé par un vieux sage, fort de son expérience de père de famille décomposée, qui édictait la vérité universelle suivante : “Les amis on les choisit, la famille on la subit”. Les habitants du Manoir ne s’étaient pas choisis, mais ils se subissaient les uns les autres depuis des décennies. On pouvait donc en conclure qu’ils formaient tous une belle et grande famille dysfonctionnelle. Un père démissionnaire qui brillait par son absence, un maman poule psychorigide, un oncle acariâtre et cynique, un grand frère trop parfait, et une ribambelle de gamins tous plus insupportables les uns que les autres.
Amon n’était pas resté dîner. Il était déjà rentré à Ardeal où il avait un autre rôle à assurer, un rôle autrement plus prestigieux et important que celui de simple patriarche. C’est donc à Mary que revenait le soin de régaler leurs hôtes et de les présenter aux habitants du Manoir comme il se devait. Tout le monde avait été convié à dîner. Tout le monde sans exception. Seuls Xyan et Loki manquaient à l’appel, ce qui expliquait sans doute pourquoi les choses avaient dégénéré aussi superbement.
Tout avait commencé avec cette langue de vipère de Naytili. Après son séjour en prison, elle se prenait pour un caïd et pensait qu’avoir croupi dix ans derrière les barreaux la rendait plus intimidante qu’avant. Le fait qu’elle ait réussi à convaincre Amon de lui épargner plusieurs jours de torture et qu’il lui ait confié des recherches top secret – chose qui n’avait rien d’inédit – ne faisait rien pour arranger son égo surdimensionné. Elle avait donc – encore – ouvert la bouche pour faire une remarque de mauvais goût. Le tact ayant été enterré aussi profond que le respect, elle avait énoncé quelque chose dans ces grandes lignes : “Y a pas à chier, la bouffe a meilleur goût sans cette empoisonneuse de Scorpio pour me gâcher mes plats. Elle manquera à personne celle-là… Mon seul regret, c’est de pas avoir été là pour la voir clamser.”
Mary était outrée, Necro avait continué à manger, Arachnae avait reposé ses couverts, Echid avait souri et Myria avait tout défoncé. Il fallait dire que chaque mot que vomissait la Sulphurya était un appel à se faire casser la gueule et le Fléau centipède ne faisait pas dans la dentelle. Ils n’avaient même pas terminé l’entrée que les couverts volaient déjà dans tous les sens. Kyliön avait tenté en vain de récupérer ses lunettes qui flottaient à quelques centimètres au dessus de sa tête, mais elles étaient retenues par une force invisible qui les faisait léviter dans les airs. L’Érudit avait renoncé à ses binocles ; se fiant à son instinct de survie, il s’était réfugié sous la table.
– Répète ça un peu pour voir ! tonna Myria en dirigeant tous les couteaux de table sur Naytili qui s’était levée à son tour pour tenir tête à la télékinésiste. C’est pas du poison que je vais te faire bouffer moi, c’est tes putain de cornes de connasse de mes deux !
– Ne me sous-estime pas, répliqua Naytili en la toisant du regard avec son arrogance habituelle. Tu es peut-être un demi-déesse, mais j’ai la faveur de notre Maître. Une pauvre humaine qui sert d’hôte à une Numens de seconde zone ne fait pas le poids face à un véritable démon.
Le Fléau resta silencieuse quelques secondes, puis elle hocha la tête, le visage fendu d’un sourire féroce.
– J’ai un message de Neith pour toi, répondit alors Myria. Elle me dit de te dire que la Numens de seconde zone t’invite cordialement à aller te faire foutre chez les Olympiens. J’espère que tu es prête à prendre la raclée de ta vie !
Naytili avait ouvert la bouche pour répliquer, mais Myria l’avait fait taire en lui catapultant une miche de pain directement dans le gosier. Ce colmatage express au gluten lui avait rabattu le caquet. Moitié en train de s’étouffer, la démonologue, furieuse, dardait ses yeux haineux sur la télékinésiste, qui avait alors décidé de l’aveugler avec une bonne dose de vinaigrette en pleine poire, ponctué d’un très classieux : “Mange tes yeux, salope”. La Sulphurya poussa un hurlement de douleur étouffé en frottant frénétiquement ses orbites assaisonnés à point. Tout en essayant de recracher le pain qui obstruait sa grande gueule, elle tentait d’esquiver tous les projectiles, de plus en plus dangereux, qui lui tombaient dessus les uns après les autres. Une assiette qui tournait à la vitesse d’un frisbee supersonique frôla le sommet de sa tête. Un peu plus bas et elle aurait été scalpée net. Raté. Une fourchette se ficha la main de la Sulphurya et un couteau fusa sur sa gauche, arrachant un généreux bout d’oreille au passage. Touché.
Imperturbable, Necro attrapait au vol les quelques éléments de nourriture encore mangeables pour reconstituer du mieux qu’il le pouvait sa salade printanière. Les pieds sur la table, Echid avait sorti son poignard qu’il faisait tournoyer entre ses doigts, tout en se balançant sur sa chaise pour se délecter du show culinaire. Arachnae avait quitté la table pour se placer à une distance raisonnable du champ de bataille, près de la porte, prête à décamper en cas de cataclysme cyclonique. Kyliön était toujours sous la table en position fœtale à pleurer sa maman. Quant aux deux autres sirènes, elles assistaient à la scène avec stupéfaction. Kaïa avait d’ailleurs fait remarquer à sa voisine, très justement, qu’elle comprenait pourquoi Necro était aussi bizarre : les gens qui vivaient dans ce Manoir étaient tous complètement tarés. Elle espérait que ce n’était pas contagieux…
La patience de Mary avait atteint ses limites. Son entrée était ruinée, sa vaisselle dévastée et son salon sinistré. Les tableaux qui ornaient les murs s’étaient décrochés, les miroirs s’étaient brisés, sans parler du magnifique tapis persan qui décorait le centre de la pièce, désormais taché de vinaigrette. Courtoisie de Myria qui ne maîtrisait pas plus sa force télékinésique que sa force physique. Même la table s’était à moitié effondrée lorsque l’un de ses pieds avait cédé sous la pression mentale du Fléau – un nom on ne peut plus approprié pour cette professionnelle de la destruction massive. Dès qu’elle s’emportait, c’était toute la pièce qu’elle faisait trembler avec la puissance d’un séisme.
– ÇA SUFFIT ! hurla la Dame Blanche en tapant du poing sur la table estropiée qui lui répondit par un soubresaut d’agonie avant de retomber mollement sur son moignon.
Son long cri strident digne d’une banshee fut suivi d’un silence de mort. Le temps était suspendu, tout comme les objets qui s’étaient immobilisés, mais flottaient encore dans les airs. Sous le regard meurtrier de la maîtresse de maison, Myria relâcha la tension télékinésique, les objets s’écrasant un peu partout comme autant de mini météorites, tandis que Naytili recrachait rageusement son bout de pain humide et pâteux, le visage dégoulinant de sauce salade.
– Plus personne ne bouge ! ordonna Mary en se levant très dignement de sa chaise. Le premier qui cligne des yeux, c’est une semaine de cachot.
Tout le monde prenait la menace on ne peut plus au sérieux. Les cachots c’était vraiment pas rigolo. Raides comme des piquets, la respiration coupée, les yeux grands comme des soucoupes qui s’asséchaient de seconde en seconde, ils attendaient la suite des instructions avec un suspense digne d’un feuilleton télévisé. Necro s’attendait presque à entendre la gouvernante chantonner “un, deux, trois, soleil !” d’une voix sinistre. C’était drôle mais, heureusement, il savait sourire intérieurement.
– Naytili, Myria, vous allez me ranger tout ce bazar. Je veux que vous remettiez la salle à manger dans son état d’origine, vaisselle comprise. M. Hatayem, vous pouvez sortir de là. Il n’y a plus de danger.
– M-merci, mais ça va aller. J-je suis bien là, bégaya Kyliön d’une toute petite voix apeurée.
– Ce n’était pas une question, M. Hatayem, lui répondit stoïquement la maîtresse de maison.
L’Érudit émergea timidement de sa cachette pour aller se réfugier derrière Kaïa en tremblant comme une feuille.
– Princesse Alajéa, je vous présente mes excuses pour ce malheureux déconvenu, s’excusa-t-elle alors auprès de son invitée. Mademoiselle Kaïa, si vous voulez bien raccompagner vos deux amis dans leurs chambres respectives, je vous apporterai un plateau repas dès que possible.
– Pff… tu parles d’une princesse, souffla pas très discrètement la Sulphurya en jetant un regard méprisant en direction de la sirène.
– On dirait que la prison te manque, Naytili, commenta Mary avec sévérité. Après avoir passé dix ans dans une cellule, je suppose qu’un petit séjour d’une semaine aux cachots, ça ne te fait pas peur. Qu’à cela ne tienne. C’est encore là-bas qu’on te préfère, au moins on n’aura plus à subir ton mauvais esprit pendant quelques jours. Echid ?
– Tu ne veux pas qu’elle range la salle à manger avant ? lui demanda le serpent qui se faisait une joie d’accompagner la Sulphurya jusque dans les entrailles du château.
– Non, ça ira. Je n’attends plus rien d’elle. Puis, après tout, c’est Myria qui a fait le plus de dégâts, ce sera à elle de tout réparer toute seule.
– Quoi ? Mais c’est pas juste ! protesta vivement la télékinésiste. C’est elle qu’a commencé !
– Tu veux passer une semaine avec elle dans la même cellule ? proposa alors la Dame Blanche en haussant légèrement le ton. Vous pourrez régler vos comptes et vous tapez dessus autant que vous voulez, sans faire de dommages collatéraux.
– Non, ça va aller, bougonna Myria en affichant une mine boudeuse.
– Quant aux autres, vous êtes privés de dîner. Sortez de là tout de suite. Je ne veux plus vous voir de la soirée.
Necro avait anticipé la réaction de la Dame Blanche. Ses punitions étaient toujours les mêmes. Ceux qui encourageaient les bêtises de leurs camarades avec une attitude attentiste n’avaient pas le droit de manger. Le Fléau avait bien fait de grappiller quelques crudités en apesanteur pour se remplir la panse.
Echid avait embarqué une Naytili qui ne faisait pas la fière, encore marquée par sa séance de torture neurologique. Connaissant le serpent, il profiterait du moindre faux-pas pour jouer avec ses nerfs, au sens très littéral du terme. À l’exception de Myria et Mary, qui étaient restées dans la salle à manger, les autres avaient tous regagné leurs quartiers privés. Après avoir terminé le plus gros du ménage, la Dame Blanche avait demandé à la télékinésiste de réparer la vaisselle qui pouvait l’être. Sans magie, bien entendu. Elle lui avait donné de la colle pour céramique, tout en sachant que ce genre de travail de précision, qui demandait de la délicatesse et de l’application, était un véritable calvaire pour le Fléau.
La journée s’était achevée sur une note plutôt mouvementée, mais toute cette agitation avait mis Necro de bonne humeur. Suffisamment pour qu’il daigne passer la nuit au Manoir avant de retourner à Eel pour s’atteler à sa nouvelle mission. Il avait déjà une ébauche de plan en tête, il ne lui restait plus qu’à peaufiner les détails et il pourrait s’y mettre dès le lendemain.
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(1) Gefühlsleser : terme construit à partir de l'Allemand signifiant "Lecteur/lectrice de sentiments/émotions" et, par extension, une personne capable de manipuler les émotions/sentiments d'autrui.
(2) Giftmörder : terme construit à partir de l'Allemand signifiant "empoisonneur/empoisonneuse" ou "maître des poisons".