Rena, fille de l'Ombre

Chapitre 62 : Chassé-croisé

Par Sinnara_Astaroth

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Un peu avant l’aube, Karenn s’était faufilée hors du QG, après avoir reçu un message de Necro. Elle avait trompé la vigilance des gardes, à moitié endormis, pour le rejoindre sous le cerisier centenaire. Sa tignasse bicolore en bataille, les yeux crottés et cernés de noir, elle était de très mauvais poil. Voir la tête d’ahuri de son camarade aux cheveux verts n’arrangeait en rien son humeur. 

– Ça va pas la tête de me réveiller à cette heure ! Qu’est-ce que tu veux ?

– ‘Scuse Miss Petit Pois, mais y a des gens qui bossent. Il te resterait pas un cheveu ou une goutte de sang du vampire ?

– Quel vamp… Nevra ? Qu’est-ce qu’il se passe encore avec lui ?

– Ton papounet m’a demandé de le retrouver. 

– Tu crois que ça pousse dans les arbres ? Bien entendu que j’en ai pas ! C’était déjà assez compliqué comme ça de me procurer les premiers échantillons… Il a fallu que je vole son dernier prélèvement sanguin dans le cabinet d’Eweleïn, et que je passe sa chambre au peigne fin à la recherche d’un micro poil de cul, tout ça sans me faire griller ! 

– J’aurais pu me passer des détails… 

– Oui, enfin, façon de parler ! C’était peut-être un poil de bras, m’enfin, j’ai déjà fait l’effort de l’analyser pour vérifier les résidus de signature magique et m’assurer que c’était celui de Nevra, je pouvais pas non plus garantir sa provenance. Tout ça pour dire que c’était galère.

Necro préférait ne pas penser au manque de fraîcheur des ingrédients qui avaient composé son philtre de métamorphose. Il avait l’estomac fragile. Enfin… Il n’en avait pas fait une indigestion, donc tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. 

– Il n’aurait pas laissé un objet de valeur derrière lui ? demanda-t-il alors. Quelque chose auquel il serait très attaché ? Son familier par exemple ? 

– Le seul truc qui a une valeur sentimentale pour lui, c’est son écharpe, et il est parti avec. Et son familier a disparu hier… Faut croire que t’as pas de chance sur ce coup-là. Va falloir te démerder autrement.

La jeune vampire aller le planter sous le cerisier lorsqu’une idée germa dans son esprit. Elle fit aussitôt volte-face.

– Attends ! J’ai peut-être une idée… La seule “chose” à laquelle il tient un tant soit peu qui se trouve encore là, c’est Rena. Ça pourrait marcher ?

– Peut-être. Je ne peux pas m’en servir pour créer un lien spirituel direct, mais si j’arrive à lire dans son esprit, j’obtiendrai peut-être quelques renseignements utiles. Par contre, il faut que j’entre en contact directement avec elle. 

– En parlant de Rena, j’ai du nouveau la concernant depuis la dernière fois. Il parait qu’en plus d’avoir eu tous ses flux scellés, elle a aussi perdu une partie de ses souvenirs.

– Quelle partie ?

– Celle qui concerne sa relation avec le capitaine de l’Absynthe, Ezarel. 

– Et ?

– Rien. Je me demandais juste si ça pouvait poser problème pour que tu accèdes à son esprit.

– En théorie, non. Tant que tu me demandes pas de lui rendre ses souvenirs…

– Pourquoi ? C’est compliqué ?

– Non, mais j’ai pas envie. De toute façon, les souvenirs enfouis finissent toujours par refaire surface. 

– Si tu le dis… Rena doit dormir à l’heure qu’il est, tu devrais te dépêcher si tu veux t’introduire dans sa chambre sans te faire prendre. 

La garde serait relevée dans une heure, c’était le moment idéal pour s’infiltrer dans le Q.G. Les gardes en fin de service étaient épuisés, la plupart d’entre eux somnolaient ou luttaient contre l’endormissement avec peine. Dans cet état, ils étaient particulièrement réceptifs à l’hypnose. Le visage masqué, Necro avait rabattu la capuche de son long manteau noir. Dissimulé dans l’ombre de Karenn, il avait oblitéré son passage et celle de sa compagne de la mémoire des gardes groggy, d’un claquement de doigts. Une fois à l’intérieur du Q.G, la jeune recrue de l’Ombre l’avait guidé jusqu’à la chambre de sa capitaine. 

– Dépêche-toi, je monte la garde, chuchota-t-elle après avoir habilement crocheté la serrure. 

Sans un bruit, Necro se glissa dans la pièce plongée dans le noir. S’infiltrer chez un capitaine de l’Ombre, réputés pour être des maîtres en furtivité et en espionnage, c’était tout de même ironique. Presque aussi ironique que mordre un vampire… En voilà un tour sympathique à jouer à ce bon vieux Dragoman quand il lui aurait mis le grappin dessus ! 

Necro s’approcha doucement du lit de la yuki-onna. Son sommeil devait être léger et agité, car elle se retourna en poussant un soupir angoissé. Fort heureusement, la perte de ses pouvoirs l’avait rendue moins perceptive et elle n’avait pas senti la présence de l’intrus. Il attendit un moment que sa respiration devienne plus lente et régulière, signe qu’elle s’était rendormie plus profondément. Il se pencha vers elle, tout en maintenant une distance respectable, puis tendit la main pour la poser sur son front. Son esprit plongea dans celui de la gardienne. Un esprit bien gardé, comme il fallait s’y attendre de la part d’un assassin de l’Ombre. Barrière après barrière, il progressait dans ses souvenirs, à la recherche d’informations susceptibles de l’intéresser. Les secrets les mieux protégés et les plus difficilement accessibles étaient justement ceux qui concernaient Nevra Dragoman. Il avait beau fouiller, il n’avait rien découvert à son sujet qu’il ne sût déjà. Rien qui aurait pu le renseigner sur l’endroit où il se trouvait actuellement. Les deux seuls lieux qu’il fréquentait régulièrement avant de déserter la Garde étaient le Q.G d’Eel et le dojo de Sakumo. Il n’était pas dans le premier. Quant au deuxième, il fallait être sacrément culotté pour se cacher sur les lieux du crime pour lequel on était recherché dans tout le pays… Quoique ? C’est aussi le dernier endroit où l’on aurait l’idée de le chercher… C’est ce que Necro aurait fait, lui aussi, s’il s’était retrouvé dans la même situation. Il explorerait cette piste un peu plus tard.

Necro n’était pas le premier lecteur de pensées – ou Gedankenleser dans la langue des Conjurés – à arpenter l’esprit de la jeune femme. Les manipulations mentales laissaient toujours des traces pour qui savait les remarquer. Une série d’empreintes spirituelles étrangères, gravées à jamais dans l’inconscient. La plus flagrante de ces empreintes était celle laissée par le capitaine de l’Absynthe. 

Karenn n’avait pas menti, ses souvenirs avaient été totalement réécrits. Le travail était propre et précis. L’équilibre mental de l’Ombre était relativement stable. C’était de la magie spirituelle de haut niveau. Il n’y avait presque aucune faille. Necro aurait pu perfectionner l’œuvre de l’elfe en ajoutant quelques protections supplémentaires, mais, au lieu de cela, il avait préféré pimenter un peu les choses. Une petite pichenette de rien du tout, juste de quoi ébranler un peu la structure du sceau. 

Un Sage sans pouvoirs n’était pas un Sage. Ce n’était vraiment pas drôle. Surtout pour les Fléaux qui avaient été créés dans l’unique but de les combattre. Pour une fois que Necro pouvait affronter un adversaire digne de ce nom, il n’allait quand même pas rater toute l’action à cause d’un sceau ridicule. Enfin, le combat épique, ce n’était pas pour aujourd’hui… Pour le moment, il avait besoin d’un moyen fiable de localiser et traquer Nevra, où qu’il se trouve. Il fallait qu’il interroge directement Rena, mais pour cela il allait devoir la réveiller.

Le Fléau s’assit sur le bord du lit, puis se pencha vers la jeune femme pour la secouer par l’épaule. L’Ombre n’avait pas perdu ses réflexes. Dès qu’elle avait senti qu’on la tirait de son sommeil, elle avait instinctivement glissé sa main sous son oreiller pour en extraire un poignard. 

– Qui êtes-vous ? demanda-t-elle en pointant sa lame dans la direction de l’intrus.

La lumière de l’aube filtrait à travers les rideaux entrouverts et chassait peu à peu l’obscurité de la pièce, suffisamment pour que ses yeux rencontrent ceux – toujours aussi inexpressifs – de Necro. Il leva les mains en signe de défense, mais son regard était fixé sur celui de la yuki-onna. Elle ne le quittait pas des yeux. Lui non plus. Son pouvoir hypnotique commençait à faire effet. Plus ce combat de regard durait, plus il pouvait capter son attention et la soumettre à son contrôle mental. Tout le monde savait qu’il ne fallait jamais regarder un hypnotiseur droit dans les yeux. Ceux de l’Ombre s’étaient voilés, comme perdus dans le vide, signe qu’elle était sous hypnose. Tous ses muscles s’étaient détendus et le poignard qu’elle tenait encore lui glissa des mains pour retomber mollement sur le couvre-pied. Necro passa une main devant son visage, claqua des doigts et lui pinça même les joues ; rien de tout cela ne provoquait de réaction, elle était vraiment dans le coaltar. Comme à chaque fois qu’il voulait s’assurer de la soumission de son sujet, il commença par quelques questions de routine. 

– Quel est ton nom ?

– Rena. Yukihira.

– Es-tu capitaine de la garde de l’Ombre ?

– Oui.

– Combien de familiers as-tu ?

– Un seul.

– Son nom ?

– Mika.

– Sa race ?

– Seryphon.

Necro marqua un temps d’arrêt. Il était certain d’avoir vu l’image récurrente d’un Minaloo alors qu’il fouillait l’esprit de la gardienne. Si ce n’était pas son familier, peut-être était-ce celui du vampire ? Un Minaloo qui aurait disparu la veille et errait dans les rues d’Eel… Voilà une histoire qui lui semblait bien familière.

– Où est Nevra ?

– Je ne sais pas.

Une réponse prompte, sans la moindre hésitation ou résistance. Elle ignorait vraiment où se trouvait le vampire. Il ne tirerait rien de plus de la yuki-onna, mais elle était suffisamment malléable pour qu’il tente autre chose. Il savait qu’elle et Nevra avaient été les disciples de Sakumo, et que ce dernier les avait formés pour qu’ils combattent en symbiose. Ce qui signifiait que, tout comme lui et Shion par le passé, ils devaient partager le même cercle d’invocation. Avant la disparition de sa jumelle, ils se servaient souvent des cercles d’invocation pour se rejoindre rapidement lorsqu’ils étaient séparés par de longues distances. C’était d’ailleurs la première chose que Necro avait faite quand on lui avait annoncé la disparition de sa sœur. Sans succès. Si elle était bel et bien vivante, ce qui lui semblait de plus en plus plausible, elle avait dû neutraliser son cercle et se créer une nouvelle armurerie dimensionnelle. 

– Est-ce que tu peux tracer un cercle d’invocation ?

– Oui.

– Fais-le.

Le regard vide, Rena leva la main avec la lenteur d’un somnambule. Elle traça les symboles dans les airs, de manière appliquée, mais le cercle ne se matérialisait pas. Necro se rappela alors qu’elle avait été privée de son maana. Elle ne pouvait plus manipuler la magie. Il dut recourir à la bonne vieille méthode du crayon et du papier. Une fois le dessin achevé, il replia la feuille et la glissa dans une poche. Il allait mettre fin à la séance d’hypnose lorsqu’un bruit sourd vint interrompre son geste. Quelque chose s’était écrasé contre la fenêtre. L’instant d’après, on toquait contre le carreau. Le Fléau se leva pour ouvrir à un Crowmero maladroitement juché sur le rebord de la fenêtre, qui s’acharnait à donner des coups de bec contre la vitre. Un message était accroché à sa patte. Necro le déroula, par simple curiosité. 

Kiba est avec moi. 

Nevra. 

On pouvait difficilement faire plus simple et plus direct comme message. Le familier avait donc retrouvé son maître. Quel chanceux ! Necro, lui, pensait avoir trouvé quelque chose de bien plus précieux encore. Ces cinq petits mots presque indéchiffrables lui avaient suffi à reconnaître l’écriture de Shion. Elle écrivait terriblement mal et ne mettait jamais de points ou d’accent sur ses lettres. Ce Crowmero aussi lui disait vaguement quelque chose ; il ressemblait fortement à l’un des familiers ailés que Xyan utilisait régulièrement pour envoyer ses rapports au Manoir. Une petite discussion s’imposait avec l’elfe du Chaos. 

Necro fourra la missive secrète dans sa poche, avec le dessin du cercle d’invocation, puis retourna auprès de Rena pour la libérer de son emprise mentale. 

– Je vais compter jusqu’à trois. À trois, tu te rendormiras et quand tu te réveilleras, tu auras tout oublié. D’accord ?

La jeune femme hocha docilement la tête.

– Un… deux… trois. 

Rena piqua aussitôt du nez. Les bras ballants, le menton baissé, elle s’était endormie en position assise. Necro ne se donna pas la peine de l’installer dans une position plus confortable. 

– Qu’est-ce que tu fous avec un Crowmero sous le bras ? s’étonna Karenn en le voyant ressortir.

– C’est mon casse-dalle. Tiens, cadeau.

Le Fléau arracha une grosse poignée de plumes noires tachetées d’auréoles vert fluorescent qu’il lui balança à la figure. Alors Karenn pestait en chassant le ballet de plumes d’un geste agacé de la main, Necro s’était éclipsé. Il avait des choses plus pressantes à faire. Une fois dehors et à l’abri des regards, il avait relâché le Crowmero et le suivait de loin. Il ne tarderait pas à savoir d’où il venait et qui l’avait envoyé. 

***

Xyan ne s’attendait pas à le voir débarquer chez lui. Un simple coup d’œil vers ce pauvre Crowmero qu’il tenait par les pattes, la tête à l’envers et à moitié déplumé, lui suffit à comprendre comment il avait retrouvé l’hôtel de ville où il logeait. Le Fléau lâcha l’oiseau qui s’écrasa au sol avant de se remettre sur ses pattes en poussant un croassement indigné. 

– C’est quoi ça ? demanda Necro en abattant d’un geste théâtral un bout de papier sur son bureau.

– Ça… C’est… un cercle d’invocation ? répondit Xyan après avoir examiné le dessin, l’air perplexe.

– Merde… Je me suis trompé de papier, jura son camarade en fouillant une nouvelle fois dans la poche. J’ai raté mon entrée dramatique…

Ce couac ne l’empêcha pas de réitérer le même geste théâtral pour abattre, cette fois-ci, le bon message sur le bureau d’un Xyan qui se demandait quelle fantaisie lui réservait encore son ami. Le Crowmero ne lui avait pas tout de suite mis la puce à l’oreille. Il avait simplement pensé à une nouvelle lubie de Necro. Avec lui, tout était possible et il faisait souvent des choses qui défiaient la logique, sur un simple coup de tête. Il déchanta très vite en prenant connaissance du message qu’il venait tout juste d’envoyer à la demande de Shion. 

– On dirait un message de l’ex-capitaine de l’Ombre, commenta-t-il en feignant l’ignorance. Pourquoi tu me montres ça ?

– C’est pas l’écriture du vampire.

– Ah bon ? Et ce serait l’écriture de qui alors ?

– À toi de me le dire. C’est pas la tienne, mais c’est toi qui a envoyé le message. Donc tu devrais savoir qui l’a écrit. 

L’elfe du Chaos poussa un soupir résigné. On dirait que son ami avait découvert le pot aux roses et qu’il n’avait pas d’autre choix que de lui dire la vérité.

– Qu’est-ce que tu veux savoir ?

– Tout.

– Ça va être long… et compliqué.

– J’ai tout mon temps, mais commençons par le commencement. Où est Shion ?

– Je ne sais pas. Elle ne m’a pas dit où elle allait. Tu l’as ratée de peu, elle vient de partir. Je lui ai parlé de la prochaine mission d’Arachnae et Myria, pour qu’elle récupère les reliques avant elles. Je ne sais pas où elle prévoit d’aller en premier, je pense qu’elle fera en fonction des artefacts les plus importants et les plus dangereux.

– Qu’est-ce qu’elle fout avec le vampire de l’Ombre ?

– Elle pense pouvoir neutraliser Amon avec son aide. Elle pense qu’il peut prendre le dessus sur l’esprit d’Amon pendant le transfert d’âme. 

– Et toi ? Depuis quand tu sais ?

– Depuis un moment… Tu te souviens de cette mission diplomatique à Mareth, il y a cinq ans environ ? Amon nous avait envoyés, Loki et moi, pour traiter avec le Prince de Mareth et former une alliance. Shion y était aussi, elle cherchait à récupérer une relique. La fameuse épée dans le rocher qui avait été remplacée par une réplique, c’était elle. C’est là que je l’ai démasquée. Elle avait pris l’apparence d’un vampire pour infiltrer le palais, mais je trouvais son comportement un peu suspect. Quand elle a su que j’avais grillé sa couverture, elle m’a tout avoué. Je me suis laissé convaincre par ses explications, et j’ai décidé de l’aider en lui donnant des informations sur Amon et ce qu’il se passe au Manoir. 

– Pourquoi elle s’est fait passer pour morte ?

– Pourquoi ne pas lui demander quand tu l’auras retrouvée ? Maintenant que tu sais qu’elle est vivante, c’est ce que tu vas faire, non ?

– Le patron m’a chargé de retrouver le vampire et de le lui ramener. Si je trouve Shion, je trouverai Nevra et inversement. Ce que je ferai une fois que je les aurais trouvés, ça… j’en ai aucune foutue idée… 

Xyan resta silencieux un long moment. Il ne savait pas comment interpréter ces dernières paroles… Était-ce une menace ou simplement de l’indécision ? Derrière son calme apparent, le regard de Necro était étrangement animé, comme à chaque fois que quelque chose concernait sa sœur. Un regard qui pouvait aussi bien présager du pire comme du meilleur. Prévoyait-il de s’opposer à sa sœur et de livrer le vampire à Amon comme prévu pour la punir de l’avoir trahi ? Chercherait-il à nuire au vampire par simple jalousie ? Ou se rallierait-il à leur cause sans faire de problèmes ? L’elfe n’en savait rien et il ne savait pas dans quelle mesure il avait le droit de s’en mêler. 

– Je peux prévenir Shion si tu veux, j’ai les moyens de la joindre, suggéra-t-il afin de tâter le terrain.

– Non. Si elle sait que je sais, elle va paniquer. Je la connais, quand elle est sous pression, elle fait des erreurs bêtes. 

– Qu’est-ce que tu vas faire alors ?

– Qui sait ? Pourquoi ? Tu as peur que je les tue tous les deux ? 

– Tu en serais capable.

– Pourquoi est-ce que je tuerai ma propre sœur alors que ça fait dix ans que j’essaye de trouver une preuve qu’elle est toujours vivante ? Ce n’est pas comme si on était mariés et qu’elle s’était fait passer pour morte pour pouvoir vivre avec un autre homme… Puis de toute façon, je ne suis pas du genre exclusif. Elle fait bien ce qu’elle veut avec qui elle veut. Tant qu’elle ne met pas sa vie en danger pour rien… 

– C’est ça qui t’inquiète ? Tu crois que son plan va échouer ?

– Je ne sais pas. Il faudrait que je sache ce qu’elle a prévu de faire exactement pour savoir si son plan à une chance de réussir ou pas. 

– C’est pour ça que je voulais t’impliquer dans le plan, mais Shion a refusé. Elle ne voulait pas te mettre en danger. Vous êtes pas jumeaux pour rien… Vous êtes vraiment agaçant à vous renvoyer la balle tout le temps. 

– Tu aurais dû insister ou me le dire quand même. 

– Je ne voulais pas trahir sa confiance, se défendit Xyan, au pied du mur. 

– Donc tu as préféré trahir la mienne ?

L’elfe du chaos était pris au piège. C’était ce qu’on appelait avoir le fessier entre deux chaises. Comment justifier son choix autrement que par l’aveu que lui et Shion étaient redevenus amants ?

– Disons que Shion m’aurait sans doute moins facilement pardonné ce genre de traîtrise que toi… Et j’avais plus à perdre en la trahissant. 

Comprenne qui voudra, Xyan n’était pas d’humeur à entrer dans les détails de sa relation avec Shion. Necro en ferait ce qu’il voudrait, ce n’était pas son problème. 

– Si tu veux te faire pardonner, j’ai du travail pour toi, se contenta de répondre le Fléau sans chercher à en savoir plus. 

– Lequel ? s’enquit le chaotique, soulagé par l’indifférence de son camarade.

– J’ai besoin que tu mettes au point un sort de localisation à partir de ce cercle d’invocation. Avec la magie chaotique, ça devrait être plus intuitif et plus rapide que l’élaboration d’un sort classique. 

– Ce devrait être dans mes cordes, acquiesça l’elfe. 

Chose dite, chose faite. Xyan s’était muni d’une carte relativement détaillée du royaume, qu’il avait liée à un sort de géolocalisation. Dès que Nevra activerait son cercle d’invocation, son emplacement apparaîtrait sur la carte. Cet indicateur leur permettrait d’activer à leur tour le cercle et de le lier à celui du vampire pour créer un passage. Malheureusement, la tentative avait échoué. Secondé par Xyan, dont la magie chaotique renforçait et accélérait le processus, Necro avait figé temporairement le cercle pour en modifier la structure, mais l’opération était délicate et ils avaient perdu le contrôle, l’espace d’une seconde. Le cercle avait été réactivé juste après, mais pas suffisamment longtemps pour qu’ils terminent de le reconstruire. Ils avaient attendu une troisième activation qui ne s’était jamais produite.

– Je crois qu’on a été grillés, finit par conclure Necro.

– T’es sûr ?

– J’ai vérifié l’inventaire avant et après l’activation du cercle, rien n’a bougé. C’est un sacré foutoir là-dedans d’ailleurs. Ça veut dire que quoi que ce soit que Nevra ait essayé d’extraire ou de remiser, il y a renoncé. S’il était avec Shion, elle a dû flairer l’embrouille… 

– S’ils savent qu’ils ont été repérés, ils vont essayer de brouiller les pistes. Ils seront déjà partis quand tu arriveras à Balenvia.

– Passe-moi la carte.

Necro étala le planisphère sur le bureau, puis traça deux lignes droites. La première reliait Balenvia à la capitale des Terres Oubliées et la deuxième à la capitale des Terres du Soleil. S’ils se dirigeaient vers le nord, en direction de l’Empire des Yztacoal qui occupait les Terres Oubliées, ils se heurteraient à l’infranchissable Cordillère des Anges – un nom qu’on devait au fait que cette chaîne de montagnes était si haute et si escarpée qu’elle flirtait avec le Paradis. Il y avait bien les galeries souterraines qui passaient sous la cordillère, mais c’était un véritable labyrinthe qui se perdait dans les entrailles de la terre et il fallait plusieurs semaines pour émerger de l’autre côté, si on arrivait à trouver son chemin. Certains faeries au sens de l’orientation douteux pouvaient y errer pendant une éternité. Necro ne pensait pas que Shion se risquerait à emprunter ce chemin. Elle allait toujours au plus simple et au plus rapide.

L’autre option était la route qui menait aux Terres du Soleil, le territoire des Fenghuang. La route était bien plus sûre. Balenvia se trouvait aux croisements de la route de Mareth et de celle de Dûr-Kurigalzu, qui bifurquait ensuite vers le nord-est. C’était un itinéraire marchand régulièrement emprunté par les Purrekos, qui traversait la réserve elfique des Plaines Hurlantes, contournait le village caché de Zinraf, puis franchissait les collines qui marquaient la frontière entre les Terres Nobles et les Terres du Soleil. 

– Je trouvais ça bizarre qu’ils soient à Balenvia, nota Necro en posant le doigt sur le minuscule point qui représentait la petite bourgade. Je m’attendais à ce qu’ils soient en pleine mer, mais Nevra a dû se séparer de son équipage. Ce qui veut dire qu’ils vont d’abord devoir rejoindre son navire… Là !

Son doigt glissa vers un lieu marqué d’un drapeau pirate. 

– L’Anse du Pendu ? songea Xyan en regardant la carte à son tour. C’est un repère pirate très connu, mais il est très difficile d’accès. Tout le monde sait que les pirates ont bâti une ville clandestine là-bas, mais personne n’a jamais osé les y attaquer. Personne ne met les pieds là-bas, pas même les chasseurs de prime. C’est probablement le meilleur endroit pour se cacher quand on est recherché et c’est proche des Terres du Soleil… Tu vas y aller ?

– Tu crois que je ferais un pirate crédible ? 

– Y a rien de crédible chez toi. T’as un bateau, au moins ?

– Plus maintenant, Enthraa l’a repris. Mais je peux piquer une barque.

– Et tu vas ramer jusque là-bas ? Avec tes petits bras ?

– Ben ouais, je vais pas y aller à la nage. L’apnée j’ai déjà donné, c’est pas terrible. 

– Tu vas mettre une éternité… 

– Justement, ça leur laissera le temps d’y arriver. Ils vont pas aller bien plus vite à pied. 

– Et moi je fais quoi ?

– Toi, tu contactes les chasseurs de prime et tu les lances sur la piste du vampire. 

– Hein ? Tu veux lancer les chasseurs de prime à leur trousse ? Pourquoi ?

– Pour avoir l’air crédible. Ils essayeront de les intercepter avant qu’ils n’atteignent l’Anse du Pendu. Ça devrait les retarder suffisamment pour me laisser le temps de préparer le pot de bienvenue. 

– Ton plan m’a l’air un peu douteux.

– T’en fais pas, tout est calculé. 

Necro replia la carte qu’il fourra dans la poche intérieure de son manteau. 

– Je te dis pas merci et j’espère que tu te casseras la gueule dans les escaliers, déclara-t-il avant de prendre congés de l’elfe.

Xyan se contenta de soupirer. Il s’estimait heureux que son camarade soit trop occupé pour lui faire la peau, mais il savait que sa rancune était tenace. Il n’y avait pas plus mesquin et revanchard que Necro lorsqu’il avait subi une injustice ; l’elfe risquait d’en voir de toutes les couleurs dans les mois à venir. Mettant cette pensée qui le faisait frissonner d’horreur de côté, il s’installa à son bureau pour rédiger un nouveau message à l’intention de la capitaine de l’Ombre, puisque Necro avait subtilisé l’original. Même si elle avait besoin de gagner la confiance de Dragoman, ce genre d’attention prévenante ne ressemblait pas à Shion. Xyan savait mieux que quiconque à quel point son ex-compagne pouvait avoir le cœur tendre, même si elle ne le montrait jamais. Chaque acte de gentillesse était un aveu de faiblesse de sa part, qui rognait un peu plus sa coquille déjà si fragile. Plus elle passerait du temps avec le vampire, plus elle s’attacherait à lui, ce qui n’augurait rien de bon, surtout avec Necro dans les parages… 

***

Rena avait été tirée de son sommeil par un léger coup frappé contre sa fenêtre. Elle s’était extirpée de son lit avec la vivacité d’un zombie, puis avait traîné les pieds jusqu’à la fenêtre qu’elle avait ouverte pour laisser passer un Seryphon qui n’était pas Mika. Il avait l’air plus gros et plus âgé, ses plumes ternes et abîmées par endroits portant les marques du temps et des bagarres de familiers. L’oiseau lui tendit la patte, l’air parfaitement sûr de son destinataire. Elle récupéra le message qu’elle lut avec curiosité. Les quelques mots penchés sur le papier, d’une plume nette et lisible, lui avaient fait l’effet d’un coup de fouet. Elle était désormais parfaitement réveillée, mais elle n’avait pas réagi assez vite : le messager ailé avait déjà pris son envol ; elle l’avait perdu de vue. 

Elle était partagée entre soulagement et frustration. Nevra ne s’était pas fait prendre et Kiba avait retrouvé son maître. Tant mieux. Pourtant, cette nouvelle ne faisait que renforcer son absence et il lui manquait terriblement. Elle aurait voulu trouver le moyen de le localiser et se lancer à sa poursuite, là, tout de suite, mais elle devait garder cette information secrète, pour le protéger. Elle ne pouvait en parler à personne, du moins à personne qui fût susceptible de l’aider à le retrouver. C’était toujours la même chose avec lui. C’était le dernier des égoïstes et il n’en faisait qu’à sa tête. Il avait abandonné son Minaloo, mais Kiba avait été d’un grand réconfort pour Rena qui s’était sentie moins seule en sa compagnie. Il lui restait au moins une chose qui lui rappelait la présence de son ami d’enfance, mais même cela, il le lui avait pris sans lui demander son avis. Tout ce à quoi elle avait le droit, elle, c’était ce misérable bout de papier qui n’était même pas écrit de sa propre main… Elle froissa le message qu’elle jeta dans un coin de la pièce en refoulant ses larmes. Au diable Nevra, son familier et qui que ce fût qui couvrait sa fuite. Ils pouvaient tous aller se faire voir chez les Olympiens. 

***

– Ouh là ! T’es de mauvais poil aujourd’hui, toi ! s’exclama Shelly en voyant l’air sombre de sa supérieure qui venait d’entrer dans la salle d’armes. Tu sais qu’on ne fait que s’entraîner ? Ce n’est pas une arène de combat à mort ?

– Excuse-moi, j’ai mal dormi… souffla la yuki-onna avec lassitude en passant une main dans ses cheveux en bataille. 

– Hm… Tu fais plutôt la tête de quelqu’un qui a reçu une mauvaise nouvelle, m’enfin… Rien de tel qu’un tour du Q.G au pas de course pour se vider l’esprit. Allez ! Je vais courir avec toi, ça va t’encourager un peu !

La banshee la poussa devant elle. Elles avaient à peine quitter l’enceinte du bâtiment, qu’elles trottinaient déjà. Alors qu’elles suivaient l’itinéraire habituel des recrues, elles arrivèrent à hauteur de deux collègues qu’elles connaissaient bien. Valkyon et son vice-capitaine, Ujiao, suivaient eux aussi leur entraînement quotidien. Ils se saluèrent d’un signe de la tête, puis continuèrent leur course dans le silence. Tout cela était très spartiate, mais Valkyon, déjà peu bavard d’ordinaire, prenait ses exercices matinaux très au sérieux. Ce n’est que lorsqu’ils avaient rejoint la Salle des Portes du Q.G, qu’il prit le temps d’échanger un peu avec Rena.

– Lysandre n’est pas avec toi ? demanda-t-il en remarquant l’absence du faelien.

– Pourquoi il serait avec moi ? Il ne fait pas partie de ma garde.

– Il aurait pu s’entraîner avec toi avant de prendre son poste. 

– Je ne crois pas que les entraînements physiques soient vraiment sa tasse de thé, puis il n’est pas habitué à ce genre de discipline militaire. Autant qu’il en profite pour dormir un peu plus longtemps. 

– Si Ezarel lui accorde ce luxe… soupira l’Obsidien en se remémorant leur altercation quelques jours plus tôt. 

– En parlant d’Ezarel, c’est le seul capitaine de garde dont je ne sais presque rien… Tu as été son collègue pendant dix ans, qu’est-ce que tu peux me dire à son sujet ?

Elle lui posait une colle. Il avait des centaines de choses à dire au sujet de l’elfe. Des bonnes et des moins bonnes, mais ce que Rena avait vraiment besoin de savoir, la vérité dont elle avait été privée, lui était irrémédiablement inaccessible. L’entendre dire qu’elle ne savait rien d’Ezarel était à la fois frustrant et pitoyable. Valkyon, qui avait en horreur la manipulation, les mensonges et les situations aberrantes de ce genre, était incapable de tenir sa langue. Il savait que cela ne servirait à rien, mais c’était plus fort que lui.

– C’est ton petit ami, lui annonça-t-il brutalement. Vous étiez en couple, mais cet idiot t’as larguée, puis il t’as effacé la mémoire pour que tu passes à autre chose sans faire d’histoires. 

Les mots se heurtèrent à l’esprit hermétique de la yôkai. Il y eut un moment de flottement, d’hésitation, d’incompréhension. Elle n’était pas sûre d’avoir bien entendu, son esprit était ailleurs, comme si elle avait eu un moment d’absence.

– Hein ? Tu peux répéter? Excuse-moi, je suis fatiguée. Je n’écoutais pas… 

Valkyon ne se donna pas la peine de répéter. C’était inutile. Ce crétin d’Ezarel était vraiment doué pour créer des sorts aussi puissants que vicieux. S’il ne pouvait pas stimuler les souvenirs de sa camarade, il pouvait toujours essayer de l’aiguiller sur la bonne voie. 

– Je te demandais juste ce que tu penses de lui, toi ? Est-ce tu l’aimes bien ?

– Moi ? Je ne sais pas… Je ne l’apprécie pas beaucoup, mais je ne le déteste pas non plus. Il a l’air très… compliqué. 

– C’est tout ? Tu ne ressens rien de spécial quand tu le vois ?

Rena réfléchit un moment. Elle ne voyait pas vraiment où voulait en venir son collègue avec ces questions.

– Il me fait un peu pitié… avoua-t-elle enfin. J’ai toujours un pincement au cœur quand je le croise. Il a l’air vraiment seul… et un peu triste aussi. 

– Tu devrais te regarder dans une glace. Tu fais la même tête que lui. 

– Je veux bien te croire… soupira-t-elle. Mais ce n’est pas pour ça que je suis désagréable avec les gens, contrairement à lui. 

– Ce n’est pas faux, mais il n’est pas méchant dans le fond. Je me suis toujours bien entendu avec lui, même s’il peut parfois être pénible. Même Nevra l’appréciait. Ils sont devenus assez proches après ta disparition. On peut même dire qu’ils sont devenus amis. 

– Il a vraiment une drôle de façon d’honorer ses amitiés, murmura Rena avec amertume. 

– Qui ça ?

– Nevra. Je ne comprends toujours pas ce qui lui est passé par la tête… S’il avait des amis, s’il était aussi populaire et estimé en tant de capitaine de garde, pourquoi il a fait ça ? Pourquoi il a tout claqué pour devenir un hors-la-loi ? Je ne valais vraiment pas la peine qu’il renonce à son statut et à sa liberté… J’aurais préféré que ce soit moi qui parte...

– Ce n’est pas de ta faute. Tu n’es pas responsable de ses choix. Puis, tu sais, ce que les autres voient ne correspond pas toujours à ce que l’on ressent au fond de nous. C’est pareil pour Ezarel. Tu verras, beaucoup de gens le détestent. Ses subordonnés disent beaucoup de mal de lui dans son dos, mais tout le monde lui lèche les bottes pour entrer dans ses bonnes faveurs et espérer monter en grade. Les gens se plaignent de son caractère, mais ils ne peuvent pas nier son talent et sa notoriété. Tu entendras toutes sortes de rumeurs à son sujet, mais tu ne dois pas y prêter attention. Je ne dis pas que tout ce qu’on dit sur lui est faux, mais tu dois voir au-delà des apparences et des préjugés. 

– Tu as l’air de beaucoup l’apprécier… Venant de toi, ce n’est pas rien. Je suppose que je peux me fier à ton jugement.

– Je t’apprécie tout autant, même si je ne te connais pas aussi bien. Si tu veux qu’on s’entraîne ensemble ou qu’on partage une mission, je ne serai jamais très loin.

– Merci. C’est gentil. 

Les deux capitaines allaient se séparer pour retourner chacun à leurs affaires, lorsqu’ils virent Ykhar passer devant eux en furie. Lancée par sa course effrénée, elle les avait dépassé de quelques mètres avant de faire volte-face pour rebrousser chemin et se poster devant eux, les mains sur les genoux et le souffle court. 

– Je… vous… ai… enfin… trouvés ! haleta-t-elle en se redressant, ses joues rosies par l’effort. Miiko. Salle du Cristal. Urgent. 

– Calme-toi, Ykhar, fit Valkyon en posant une main amicale sur l’épaule de la brownie. Respire un bon coup, puis explique nous ça plus clairement.

Les mains sur les hanches, la rouquine bomba le torse, inspira profondément, expira bruyamment, puis se mit à débiter son discours à toute allure.

– Miiko a convoqué tous les officiers supérieurs dans la salle du Cristal. La banque d’Eel a été cambriolée cette nuit. Les nains s’en sont aperçu à l’ouverture, tôt ce matin. Ils ont vérifié tous les coffres : seul l’un d’entre eux a été complètement vidé. C’est celui de Nevra. On pense que c’est lui qui a fait le coup. L’Armée Royale a été mobilisée, les portes de la cité ont été scellée et une fouille générale a été organisée. La Garde d’Eel va également participer aux recherches, mais avant cela, Miiko veut parler à tout le monde, pour donner des détails sur la situation et déployer les équipes. 

Valkyon et Rena échangèrent un regard incrédule, mais Ykhar ne leur laissa pas le temps d’exprimer leur opinion sur le sujet. Ils la suivirent jusque dans la salle du Cristal où la majorité des officiers supérieurs étaient déjà présents. Les capitaines, vice-capitaines, ainsi que leurs lieutenants avaient tous été convoqués. Seul Chrome manquait à l’appel, le garçon étant toujours dans le coma. Miiko, juchée sur une chaise en guise d’estrade, attendait les derniers retardataires. 

– Silence, s’il vous plaît ! ordonna-t-elle d’une voix forte. Si tout le monde est là, nous allons pouvoir commencer la réunion d’urgence. Comme vous le savez peut-être déjà, la banque d’Eel a été cambriolée cette nuit. Plus exactement, l’un de ses coffres a été entièrement vidé. Il s’agit de celui de Nevra Dragoman, ex-capitaine de l’Ombre, qui a récemment déserté la Garde, et qui est actuellement recherché pour divers crimes. Il y a de fortes chances pour qu’il soit lui-même l’auteur de ce vol, bien que rien ne le prouve à l’heure actuelle. L’Armée Royale a été déployée pour fouiller la ville et des enquêteurs du Bureau des Inspections se sont déjà chargés de l’affaire. La Garde d’Eel a été appelée en renfort pour les assister. Les lieutenants devront former des équipes et participer aux fouilles. Vous vous assurerez que les inspections soient réalisées dans le respect des habitations et de leurs occupants. Quant aux capitaines et vice-capitaines, vous assisterez les enquêteurs. Inarys, Ujiao, Shelly et Leiftan, vous rejoindrez les inspecteurs à la banque d’Eel pour leur faire part de votre expertise. Gardez-les occupés aussi longtemps que possible. Pendant ce temps, Ezarel, Rena et Valkyon, vous irez au dojo de Maître Sakumo pour inspecter une nouvelle fois les lieux du crime et voir si rien n’a changé. Il est possible que Nevra soit passé par là entre temps. Je veux que vous soyez tous prêts à partir dans moins de trente minutes. Des questions ? 

Une main se leva.

– Oui, Valkyon ?

– À qui doit-on faire nos rapports ? 

– Vous me ferez directement vos rapports, que je transmettrai par la suite au Bureau des Inspections si je juge certaines informations pertinentes. En outre, les indices ou éléments que vous souhaitez partager avec les enquêteurs sont laissés à votre entière discrétion.

Autrement dit, ils avaient tout intérêt à devancer les inspecteurs royaux s’ils voulaient couvrir les traces du vampire. 

– Si personne d’autre n’a de question, vous pouvez disposer. Sauf Ezarel et Rena. J’ai deux mots à vous dire.

Les deux capitaines attendirent que la salle se vide avant de s’avancer vers la kitsune, curieux de savoir pourquoi elle les avait retenus. 

– Prenez aussi Lysandre avec vous. Ce n’est pas un haut-gradé, mais un peu de stimulation ne lui fera pas de mal. L’avenir de notre monde repose sur lui, mais il ne sait presque rien de nous. Et ce n’est pas en restant enfermé dans le Q.G toute la journée qu’il en apprendra plus sur notre royaume. Puis peut-être qu’il remarquera quelque chose qui nous a échappé.

– Tu accordes vraiment trop de crédit à ce faelien, rétorqua Ezarel avec mépris. Il n’a pas sa place sur le terrain. Il n’a pas sa place dans ma garde non plus, d’ailleurs. Je tolère sa présence, mais je n’ai pas envie de lui accorder le moindre traitement de faveur. Il sera traité comme n’importe quelle nouvelle recrue.

– Est-ce que j’ai l’air de me soucier de tes envies ou de ton avis ? répliqua sèchement Miiko en faisant peser son regard lourd de jugement sur l’elfe. Tu ne te soucies clairement pas de celui des autres, donc pour une fois tu vas te taire et obéir. C’est compris ?

– Oui, Madame, capitula l’Absynthe en se renfrognant. 

– Parfait. Quant à toi, Rena, je compte sur toi pour mener l’enquête le plus minutieusement possible. C’est toi qui connaît le mieux Nevra, mais aussi le dojo de Maître Sakumo. Plus on en saura sur ce qui s’est passé, mieux on pourra le protéger. 

– Pourquoi se donner tant de mal pour protéger un déserteur ? voulut savoir la yôkai qui trouvait l’attitude de sa supérieure bien trop bienveillante pour ne pas être suspecte. C’est contraire aux règles de la Garde. 

– Parce qu’on essaye de lui faire porter le chapeau pour un crime qu’il n’a pas commis, même si je ne sais pas pourquoi, et que je suis bien placée pour savoir ce que ça fait d’être injustement accusé de l’assassinat de son mentor et sentencié sans autre forme de procès. Je suis la première à vouloir faire respecter les règles, mais je sais aussi que, parfois, justice et lois ne sont pas toujours en adéquation. Quand c’est le cas, je préfère suivre mes convictions. 

Les deux capitaines se contentèrent de hocher la tête et de se plier à ses ordres. Une fois dans le couloir, Rena fut la première à briser le silence. 

– J’ai entendu dire que tu étais proche de Nevra et que vous étiez amis. C’est vrai ?

– Non, pas vraiment… 

L’elfe n’avait pas l’air ravi par le sujet. Rena interprétait son amertume comme le fait qu’il avait dû se sentir aussi trahi qu’elle par la désertion du vampire. Cela leur faisait au moins un point commun. 

– Je vois… Dans tous les cas, merci. J’avais peur qu’il se soit senti seul pendant ces dix longues années sans moi, mais je suis soulagée de savoir qu’il avait deux bons amis comme toi et Valkyon. 

Ezarel lui jeta un regard de travers. Elle n’avait pas conscience de l’ironie de ses propos. Son insouciance, dont il était pourtant responsable, l’agaçait au plus haut point. Tout le monde savait que c’était Nevra qui avait sauvé l’elfe de la solitude et de la tourmente, pas l’inverse. Il était bien plus fort et stable émotionnellement que son collègue de l’Absynthe. 

– Je ne sais pas si je devrais te parler de ça… hésita Rena qui n’avait pas remarqué l’expression de plus en plus sombre de son collègue. Mais tu es son ami, alors tu as le droit de savoir...

– Savoir quoi ?

L’Ombre fouilla dans une poche pour en extirper le message de Nevra, tout chiffonné, qu’elle avait récupéré sous son lit une fois son accès de colère passé. Elle le tendit à Ezarel qui le lit rapidement en fronçant les sourcils avant de le lui rendre. 

– Ce n’est pas son écriture, commenta-t-elle en faisant disparaître le message secret dans ses vêtements. Il a dû recevoir l’aide de quelqu’un. Mais cela prouve qu’il était bien à Eel récemment. Et il y a de forte chance qu’il soit l’auteur du cambriolage à la banque d’Eel, comme le pense Miiko.

– Pourquoi ne lui en as-tu pas parlé alors ?

– Parce que je ne lui fais pas tout à fait confiance. Je connais Miiko, elle fera toujours passer les intérêts de la Garde d’Eel avant tout le reste. Personne ne sait comment elle utilisera toutes les informations qu’on lui fournira sur Nevra. Elle pourrait aussi bien décider de le sauver que de le condamner, en fonction de la situation… 

– Comme elle a fait pour toi ?

La jeune femme acquiesça silencieusement. Dans le fond, elle savait que toute cette histoire de convictions n’était rien de plus que de la démagogie. Miiko ne ferait jamais passer un individu avant le bien commun mais, pour le moment, elle avait tout intérêt à protéger Nevra pour maintenir la cohésion interne de la Garde, plutôt que de le condamner pour sauver la réputation de leur organisation, au risque de perdre la confiance des gardiens. Rena n’était apparemment pas la seule à penser cela, car Ezarel partageait son avis. Leur conversation était plutôt détendue et cordiale. Elle avait cru avoir enfin trouvé un terrain d’entente avec l’elfe, mais sa joie avait été de courte durée. 

– Avant qu’on parte en mission avec Valkyon et Lysandre, je veux savoir à quoi m’en tenir avec vous, déclara l’Absynthe sans détours. Je n’ai pas envie de perdre mon temps avec un subordonné et un capitaine de Garde qui préfèrent batifoler sur le terrain plutôt que de travailler. 

– Je ne crois pas trop que ce soit le genre de Valkyon de batifoler avec les recrues de l’Absynthe, mais c’est avec lui qu’il faudra voir ça, rétorqua Rena en haussant les épaules avec un sourire moqueur. Je ne me mêle pas de la vie sentimentale des autres, moi. 

– Haha, très drôle. Je parlais de Lysandre et toi, pas de l’autre brute écervelée. Vous sortez ensemble ?

– Tu sors toujours du Q.G tout seul, toi ?

Rena trouvait les questions de l’elfe si indiscrètes et impertinentes qu’elle avait décidé de faire semblant de ne pas comprendre en répondant à côté de la plaque, ce qui avait l’air de l’énerver.

– C’est moi qui fait ce genre de choses d’habitude… marmonna Ezarel avec agacement en pressant le pas, irrité par l’insolence de son ex-petite amie. 

– Je crois que je commence à comprendre quel genre de personne tu es, déclara Rena alors que son collègue se renfrognait de plus en plus. 

– Vraiment ? Et quel genre de personne suis-je aux yeux de Mademoiselle la Capitaine de l’Ombre ? répliqua l’Absynthe avec un sarcasme féroce.

– Cynique, susceptible, torturé par son esprit de contradiction, et qui applique à la lettre le dicton : “fais ce que je dis, pas ce que je fais”. 

Elle avait tapé dans le mille. Ezarel n’avait rien à dire pour sa défense. 

– Et alors ? Ça ne répond pas à ma question… Qu’est-ce qui se passe entre Lysandre et toi ? Et n’essaye pas de me la mettre à l’envers ! Je vous ai vus.

– Qu’est-ce que ça peut te faire ? Si tu t’inquiètes pour la mission, ne t’en fais pas. Je sais séparer ma vie professionnelle de ma vie personnelle. Puis je ne sais pas ce que tu as vu exactement, mais il n’y a rien entre Lysandre et moi… Du moins, pas à ma connaissance. 

– Donc, vous ne sortez pas ensemble ?

– Non, on ne sort pas ensemble, répondit Rena d’une voix neutre et détachée, comme si elle subissait un interrogatoire de routine. 

– Vous vous êtes embrassés pourtant…

– Tu sors systématiquement avec toutes les personnes que tu embrasses, toi ?

– Bien sûr que oui ! Je n’embrasse pas n’importe qui, moi. 

– Grand bien te fasse ! rétorqua l’Ombre en levant les yeux au ciel, exaspérée par la puérilité de l’elfe. Tu t’entendrais bien avec Karenn. Elle aussi raffole des commérages et ragots en tout genre. Vous devriez fonder un club. 

Charmé par le ton délicieusement sarcastique de la jeune femme, Ezarel devait se retenir de sourire. La répartie de Rena était ce qu’il trouvait le plus séduisant chez elle. Elle rendait coup pour coup et leurs joutes verbales, quand elles ne viraient pas à la dispute pure et simple, étaient souvent très jouissives. C’était difficile de résister à la tentation de la taquiner à son tour. Il repensait à la mise en garde de Nevra et aux paroles de Valkyon. C’était le bordel le plus total, aussi bien dans sa tête que dans son cœur. Il était tiraillé par la jalousie, déchiré entre raison et sentiments, bouleversé par la proximité de Rena. Il avait le sentiment que s’il ne faisait rien, s’il lui tournait le dos une fois de plus et qu’il ne saisissait pas la chance qui se présentait à lui, il n’y aurait plus de retour possible. Ce serait la fin. Il ne savait pas trop ce qui lui était passé par la tête, mais les mots étaient sortis avant qu’il ne réalise à quel point c’était complètement stupide.

– Si tu ne sors pas avec Lysandre, tu veux sortir avec moi ?

Rena, qui marchait toujours aux côtés de l’elfe, s’arrêta aussi brusquement que la question avait été formulée. Cette fois-ci, elle avait vraiment avalé de travers et s’était mis à tousser jusqu’à en avoir les larmes aux yeux. 

– Pardon ? fit-elle, interloquée, entre deux quintes de toux. Pourquoi est-ce que je sortirais avec toi ? Je ne te connais même pas. 

– Tu ne connais pas vraiment Lysandre non plus… Ce qui ne t’as pas empêchée de l’embrasser. Puis entre nous, un capitaine vaut mieux qu’une nouvelle recrue. Je suis plus compétent et je gagne un meilleur salaire que lui. 

– Mais oui, c’est cela, répliqua la yôkai dont la toux s’était muée en un rire moqueur. J’ai presque failli te prendre au sérieux, mais c’est de bonne guerre. On est quitte comme ça. 

Rena croyait visiblement qu’il plaisantait. Sans doute pour lui rendre la monnaie de sa pièce, après qu’elle lui ait cassé les pieds en esquivant ses questions un peu plus tôt. Il n’avait aucune crédibilité à ses yeux, ce qui rendait la situation d’autant plus frustrante. Il aurait voulu lui ramener ses souvenirs en un claquement de doigt, mais c’était impossible. Il s’était mis dans ce pétrin tout seul et en sortir s’annonçait compliqué. 

– Mais je suis vraiment sérieux ! insista-t-il en se plantant devant elle. Si tu ne me crois pas alors… 

Aux grands maux les grands remèdes ! Ezarel la saisit par les épaules et l’instant d’après il l’embrassait. La réaction de Rena n’était clairement pas celle escomptée. D’abord surprise par cette attaque éclair, elle s’était raidie de la tête aux pieds, puis, une fois libérée de sa paralysie passagère, elle l’avait repoussé violemment et lui avait fichu un gros coup de pied dans le genou. 

– Non mais ça va pas la tête ?! s’exclama-t-elle, scandalisée. Fais encore un truc pareil et je dépose une plainte au Conseil de Discipline pour harcèlement sexuel !

– C’est toi qui devrais fonder un club avec Karenn, grimaça l’elfe en se massant le genou. Du coup, je suppose que la réponse est “non”... 

– Bien entendu que c’est non ! Qui voudrait sortir avec un pauvre type comme toi ? 

– Toi ?

Rena leva la main, prête à le frapper au visage, mais elle contint sa colère et serra le poing en ravalant son indignation. 

– Même Nevra savait être plus subtil que ça, lança-t-elle avec dédain. Hors de mon chemin ! Je vais chercher Lysandre. Toi, va chercher Valkyon. On se retrouve dans le hall dans dix minutes. T’as pas intérêt à être en retard ! 

Après avoir balancé ses ordres d’un ton autoritaire, elle poussa le pauvre elfe boiteux qui venait de vivre le moment le plus humiliant de son existence. Tout cela c’était de la faute de Valkyon et de ses conseils stupides. Il avait eu tort. Jamais Rena ne retomberait amoureuse de lui ; surtout pas après ce qu’il venait de se passer. 

***

La yôkai fulminait. Quel goujat, cet Ezarel ! Elle qui pensait que les elfes étaient des experts en amour courtois et en galanterie, elle s’était fourré le doigt dans l’œil jusqu’au coude. Pourtant, leur conversation ne l’avait pas laissée indifférente. Quelque chose dans les propos de l’elfe la turlipinait. Elle frappa à la porte de Lysandre. Elle aussi avait besoin de savoir. 

– Rena, fit le faelien en lui ouvrant. Qu’est-ce que tu fais là ?

– Pourquoi tu m’as embrassée ?

Lysandre était à la fois surpris et gêné par la question on ne peut plus directe de sa camarade. 

– Euh… Eh bien, je ne sais pas… Parce que tu me plais et que je t’aime bien... je suppose ? Pourquoi tu ne m’as pas repoussé ?

C’était au tour de Rena de se sentir gênée. Elle n’avait pas vraiment de réponse à cette question. Elle-même ne comprenait pas bien ce qui lui avait pris, ni pourquoi elle avait été si chamboulée et indécise après leur échange de baisers. 

– Je ne sais pas… J’étais un peu perdue et vulnérable à cause de tout ce qui m’arrive en ce moment… Je n’ai pas réfléchi. Désolée.

– Je comprends, la rassura Lysandre avec son éternel sourire mélancolique. On a tous des moments de faiblesse. Ce n’est pas grave.

Le faelien était rôdé aux rejets et aux ruptures. Ce serait mentir de dire qu’il n’était pas déçu, mais il s’en remettrait. Il avait l’habitude.  

Rena, elle, avait rejeté deux hommes en un temps record, mais les deux situations étaient bien différentes. Elle n’avait aucune pitié pour son collègue de l’Absynthe. En revanche, la réaction du faelien lui faisait de la peine. Son cœur était serré par la culpabilité et l’incertitude. Elle ne savait pas si elle devait se sentir soulagée ou déçue de la facilité déconcertante avec laquelle il avait accepté ses excuses. Elle aurait presque voulu qu’il se montre un peu plus insistant et sûr de lui. Enfin, peut-être pas au point de l’agresser comme Ezarel l’avait fait. L’agacement avait refait surface avec le souvenir de cet incident humiliant. Elle ne savait pas ce qui ne tournait pas rond chez lui, ni ce qu’il avait contre Lysandre, mais elle était sûre que le pauvre faelien ne méritait pas un tel acharnement. L’attitude arrogante et tyrannique de l’elfe la mettait hors d’elle. 

– Ça va ? s’inquiéta Lysandre en voyant la mine sombre de sa camarade. Tu as l’air contrariée. J’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ?

– Non. Non, pas du tout. Je pensais à autre chose… 

La yôkai savait mieux que quiconque à quel point Lysandre était quelqu’un de sensible qui souffrait de la solitude et du rejet, mais il n’y avait plus personne pour contrôler sa vie et gâcher ses relations. Elle ne savait pas si c’était pour se venger de la mesquinerie d’Ezarel ou si c’était parce qu’elle avait pitié de Lysandre, mais elle pouvait bien donner une chance à cette relation. Même si elle avait pris cette décision pour de mauvaises raisons, il en résulterait peut-être du bon.

– Lysandre… Pour être tout à fait honnête avec toi, je ne sais pas ce que je ressens exactement. Je t’aime bien, mais je ne crois pas que ce soit suffisant pour m’engager dans une relation sérieuse… Je pense qu’on devrait prendre notre temps, sans forcer les choses… On devrait commencer par apprendre à se connaître, petit à petit, puis on verra bien où cela nous mène.

– Autrement dit, tu veux juste qu’on reste amis pour le moment et plus si affinité ?

– Hm… Oui, quelque chose comme cela. 

– D’accord. Faisons comme cela, alors. Soyons simplement amis, pour commencer. 

Rena lui répondit par un sourire radieux qui lui réchauffa le cœur. Il se sentait réconforté par sa gentillesse et sa bienveillance. Sa proposition était plus que satisfaisante pour le faelien. Elle ne fermait pas tout à fait la porte, mais elle restait prudente. Elle avait raison. Forcer le destin n’apporterait rien de bon. Leurs sentiments étaient encore trop fragiles et incertains pour qu’ils se jettent à corps perdu dans une relation amoureuse précaire. Ils devaient d’abord être sûrs de ce qu’ils ressentaient, avant de décider s’ils étaient réellement faits l’un pour l’autre.

– Merde ! s’exclama soudain Rena qui avait complètement oublié la raison initiale de sa visite. 

– Quoi ? fit Lysandre, interloqué par le juron de sa camarade. Qu’est-ce qu’il y a ?

– Vite ! Suis-moi, faut qu’on se dépêche ! 

Elle l’attrapa par le bras pour l’entraîner dans le couloir, au pas de course. En chemin, elle lui expliqua la raison de cette précipitation.

– On a une mission conjointe avec Ezarel et Valkyon. On a rendez-vous dans le hall principal.

– Quel genre de mission ?

– Miiko nous a demandé d’inspecter le dojo de Maître Sakumo. Il y a eu un cambriolage à la banque d’Eel cette nuit. Les coffres de Nevra ont été vidés. Elle pense qu’il a été impliqué… Et j’ai aussi des raisons de croire qu’il était à Eel récemment. Il est peut-être passé par le dojo, on veut voir s’il a laissé des traces… 

Rena avait intérêt à être ponctuelle si elle ne voulait pas perdre la face après avoir envoyé paître le capitaine de l’Absynthe. Fort heureusement, ses deux collègues n’étaient pas encore là lorsque Lysandre et elle entrèrent dans la salle des Portes.

***

Ezarel, lui, devait son manque de ponctualité à son ami obsidien qui lui faisait, une fois de plus, la morale. Il avait eu le malheur dans le croiser dans le corridor, alors qu’il boîtillait encore en ruminant le fiasco de sa déclaration ratée à Rena. 

– Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda le guerrier en venant à sa rencontre.

– Toi ! Tout ça c’est de ta faute ! Je n’aurais jamais dû t’écouter… 

Il aurait préféré garder l’incident secret mais, ayant besoin de blâmer quelqu’un pour son échec monumental, il avait décidé de tenir Valkyon responsable de ses déboires avec Rena et lui avait tout raconté sur un ton accusateur. 

– Tu vois où ça mène les bons sentiments et la naïveté ? J’ai perdu ma dignité et je me suis fait défoncer le genou… pour rien ! 

– En même temps, tu t’y es pris comme un manche, commenta Valkyon avec condescendance. 

– Excuse-moi de ne pas être un expert en séduction… C’est pourtant le genre de truc que Nevra fait tout le temps... Pourquoi ça fonctionne avec lui, mais pas avec moi ?

– Nevra ne choisissait que des filles à qui il plaisait, mais il n’a jamais été amoureux, donc ça n’a aucun intérêt. Le jour où il va trouver quelqu’un qui lui plaît vraiment, je suis sûr qu’il va s’y prendre comme un gros lourdeau aussi et qu’il va se manger un mur. 

– Ouais, ben j’aimerais bien voir ça… Je me sentirais moins seul. Foutu pour foutu, au moins on pourra pas dire que j’ai pas essayé… 

– Donc tu laisses tomber ? 

– Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? Elle me déteste maintenant, c’est sûr. 

– Et alors ? Tu as tout fait pour qu’elle te déteste la première fois aussi, c’est pas ça qui l’a arrêtée. Elle a déjà vu ton mauvais côté, ça peut pas être pire. Maintenant, va falloir lui montrer tes bons côtés. Puis si tu arrêtais de boire des potions bizarres, peut-être que t’arriverai à connecter tes neurones et à réfléchir avant de faire n’importe quoi. Tu sais que les émotions ça permet aussi d’éviter de faire des conneries et de passer pour un sociopathe ? 

Le guerrier n’avait pas tort. Les potions d’inhibition avaient tendance à brouiller son jugement. Il agissait sans se soucier des conséquences, sans peur, ni culpabilité. Au moins, cela rendait l’échec moins cuisant. Il avait conscience d’avoir développé une addiction qui ne faisait qu’empirer avec le temps. Il ne pouvait rester sobre plus de quelques heures sans ressentir le besoin de noyer ses émotions dans quelques centilitres d’elixir. Il n’était pas prêt à renoncer au confort émotionnel et au sentiment d’invulnérabilité que lui procurait cette drogue. Il en avait encore besoin. Tant que l’avenir, avec ou sans Rena, serait aussi incertain, il continuerait de garder ses émotions sous cloche. Dans le fond, ce n’était qu’une mauvaise excuse de plus pour continuer ce qu’il appelait naïvement son “traitement”. 




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