Rena, fille de l'Ombre

Chapitre 66 : Sous influence

Par Sinnara_Astaroth

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Rena était encore groggy de la veille. Elle avait la bouche pâteuse et un léger mal de tête. Elle se tourna sur le côté en poussant un gémissement plaintif lorsqu’une sensation nauséeuse lui retourna l’estomac. Elle se releva péniblement en passant une main dans ses cheveux en bataille. L’air hébété, elle remarqua un verre d’eau et un morceau de papier plié en origami pour en faire une petite pochette. Elle contenait quelques pincées de poudre et un message sans signature. 


Pour la gueule de bois. 


La yôkai mélangea la poudre à l’eau qu’elle but avec difficulté. Elle avait terriblement envie de vomir. Sa résistance à l’alcool avait énormément diminué depuis que son corps magique avait été scellé. La dernière fois qu’elle s’était sentie aussi mal, c’était lorsqu’elle avait été téléportée sur Terre. Si c’était ça se sentir “humain”, ça craignait. Heureusement, les médicaments commençaient déjà à faire effet. Tant mieux, elle ne pouvait pas se permettre de tirer au flanc. Lysandre l’attendait pour son entraînement physique. 

« Oh merde » pensa-t-elle en se souvenant des propos qu’elle avait tenus au faelien la veille. Qu’est-ce qu’elle avait fait après, exactement ? Elle avait un trou de mémoire. Le fait qu’elle se soit réveillée seule et complètement habillée dans son lit était plutôt bon signe, mais elle avait peur de ce qu’elle avait pu faire ou dire. Elle ne voulait pas qu’il prenne peur parce qu’elle n’était pas capable de se contrôler quand elle était saoule.

Après une bonne douche revigorante pour se décrasser des abus de la veille, elle retrouva Lysandre dans les jardins où ils avaient pris l’habitude de s’entraîner. Il avait l’air de broyer du noir, ce qui ne lui ressemblait pas, lui qui était plutôt calme et souriant. 

— Hem, hem ! fit-elle en se râclant nerveusement la gorge. Désolée pour hier soir… J’ai un peu trop abusé de l’hydromel. Je ne me souviens pas de tout, mais si j’ai fait quelque chose de déplacé, je m’en excuse… Et merci pour les médicaments. 

Les médicaments ? De quoi parlait-elle… ? Est-ce qu’elle avait oublié que c’était Ezarel qui avait veillé sur elle toute la nuit ? Lysandre avait eu le temps d’y réfléchir. Il n’avait pas oublié la pointe de jalousie et la colère qu’il avait ressenties en trouvant l’elfe dans la chambre de Rena. Il ne comprenait pas à quoi il jouait. Il avait renoncé à elle de la manière la plus brutale et la plus cruelle qui soit… Qu’est-ce qui lui donnait le droit de revenir sur sa décision alors qu’il avait tout fait pour qu’elle puisse passer à autre chose ? 

Même s’il était toujours amoureux d’elle, les sentiments n’excusaient pas tout. Ceux de Lysandre le rendaient d’ailleurs plus agressif et plus audacieux. Ce n’était pas dans sa nature d’abuser de ce genre de situation, mais il tenait trop à Rena pour la perdre au profit du Capitaine de l’Absynthe. Il ferait tout pour la garder pour lui, même si cela signifiait lui mentir et la tenir éloignée de l’elfe. 

— De rien, fit-il en forçant un sourire malgré la légère pointe de culpabilité qui lui pinçait le cœur. Et ne t’inquiète pas pour hier soir, tu n’as rien fait de mal. 

— Je t’ai quand même sauté dessus, lui rappela la yôkai avec un rire nerveux. Mais tu as bien fait de me repousser… Je ne pense pas que j’étais prête pour ça de toute façon. 

— Ce n’était pas le bon moment, acquiesça Lysandre, mais je ne sais pas comment je dois prendre ta confession d’hier… Est-ce que ça veut dire qu’on a fini d’attendre de voir comme ça se passe entre nous et qu’on a franchi une étape ? 

Face à l’indécision et à la gêne de la yôkai, le faelien n’avait plus le choix. Il fallait qu’il prenne les devants. Plus elle hésitait, plus il pensait à Ezarel. Il ne pouvait pas lui laisser la moindre chance. Il saisit Rena par les épaules pour l’attirer à lui et l’embrassa avec tendresse mais détermination. 

— Je ne peux plus attendre que tu te décides, lui confia-t-il avec gravité après leur baiser. Je sais ce que je ressens pour toi et je sais ce que je veux. Je pense très sincèrement que nous sommes destinés à être ensemble. L’Oracle nous a choisis et notre tatouage le prouve. Tu n’es pas d’accord ? À moins que tu aies des sentiments pour quelqu’un d’autre ?

— Pour qui d’autre veux-tu que j’ai des sentiments ? répliqua Rena, étonnée par le ton acerbe du faelien. Ce n’est pas ça… C’est juste que… C’est un peu comme quand tu pars en voyage et que tu as cette sensation bizarre d’avoir oublier un truc important chez toi, mais t’arrives pas à savoir quoi. Mais ça doit juste être parce que tout ça est un peu nouveau pour moi… Je n’ai jamais eu de véritable relation amoureuse avant, je ne sais pas vraiment ce que je suis censée faire dans cette situation. 

— Je comprends, mais si tu n’essayes pas, tu ne sauras jamais… Tu ne te sens pas bien avec moi ? Tu ne crois pas qu’on pourrait être heureux ensemble ?

— Ce n’est pas ça, fit l’Ombre en secouant la tête. Je me sens vraiment bien avec toi. 

— Alors qu’est-ce qui te retient ?

— J’ai toujours évité de m’attacher aux gens. Nevra était la seule personne qui comptait vraiment pour moi, mais il m’a tourné le dos… J’imagine que ça m’effraie un peu, que j’ai peur de m’engager dans une relation qui pourrait mal se terminer et de me retrouver seule une fois de plus… 

— Je ne te laisserai jamais seule, lui promit solennellement Lysandre. Mes sentiments pour toi sont sincères, je t’aime de tout mon cœur et tu es la personne la plus précieuse à mes yeux.  

Rena était touchée par la confession presque désespérée de Lysandre. Elle ne savait pas si c’était grâce à la connexion émotionnelle qui les liait, mais elle pouvait presque ressentir son amour. Sa présence lui procurait un apaisement et une sérénité qui réchauffait son cœur. Ce n’était pas un amour fou et passionné, mais c’était un sentiment de sécurité dont elle avait terriblement besoin en ce moment. 

Timidement, elle prit la main de Lysandre et plongea son regard dans le sien. Ses yeux vairons turquoise et doré, si beaux et si mystérieux, exerçaient un pouvoir presque hypnotique sur la jeune femme. Elle appuya sa joue contre la main du faelien et ferma les yeux pour écouter ses propres sentiments. Tout était si confus. Elle ne pouvait pas nier l’inexplicable attraction qu’elle ressentait pour lui, mais il manquait quelque chose… Cette petite flamme qui devrait faire battre son cœur. Mais que savait-elle de l’amour après tout ? Il l’aimait et elle ne le détestait pas. C’était suffisant. 

— Tu n’as jamais eu envie de lire dans mes pensées ? demanda-t-elle alors en levant les yeux vers lui. 

— Non, fit Lysandre en secouant la tête. Puis, je ne crois pas que cela m’aiderait à mieux comprendre ce que tu ressens… 

— C’est vrai, j’ai déjà du mal à me comprendre moi-même, alors… mais tu as raison, si on essaye pas, on ne peut pas savoir comment ça va se passer. 

— Ça veut dire que je peux te considérer comme ma petite amie ?

— Hm… acquiesça Rena avec un sourire, mais ne va pas croire qu’on va passer nos journées à roucouler comme des Lovigis ! N’oublie pas qu’on est des gardiens d’Eel. Et que je suis là pour te guider et t’entraîner. 

— Ah, je pensais que j’aurais le droit à un traitement de faveur… 

— Ne rêve pas ! Puis je te ménage déjà pas mal. Renforcer ton corps physique devrait t’aider à augmenter ton endurance et ta résistance magique. 

— Je croyais que les dragons étaient des créatures extrêmement solides et résistantes. Je ne devrais pas être naturellement plus fort et endurant que la moyenne ? 

— Je ne sais pas… Je pense que cela dépend de la proportion de sang draconique. Puis tu n’as sans doute pas encore débloqué tout ton potentiel. 

— Tu ne veux pas apprendre à contrôler ton pouvoir d’ange, toi aussi ?

— Ce n’est pas pareil… Le flux draconique qui coule dans tes veines est bienveillant. L’esprit qui sommeille en toi n’a jamais essayé de prendre le dessus et il n’a pas l’air hostile. Ce qu’il y a en moi… C’est différent. C’est une volonté cruelle et implacable. Je ne sais pas ce qui nous attend, je ne sais pas quel genre de destin nous devons accomplir, mais si je laisse cet ange me guider, cela se fera au prix de lourds sacrifices. 

— Quoi qu’il arrive, tu peux compter sur moi, la rassura Lysandre en la prenant dans ses bras. Avec moi, tu n’as rien à craindre. 

Le dragon pouvait-il dompter l’ange ? Était-ce la solution pour partager son pouvoir tout en contenant ses pulsions meurtrières et ses accès de violence ? Rena n’en savait rien et c’était un risque qu’elle n’était pas encore prête à prendre. 

***

Après leur entraînement, ils se mirent en quête du vice-capitaine de l’Étincelante. Il le trouvèrent dans son bureau, le nez plongé dans la paperasse administrative. Une tâche pénible que sa femme lui avait refilé sans états d’âme.

— Eh bien, les salua Leiftan avec étonnement. Que me vaut cette visite de la part de nos deux Élus de l’Oracle. 

— Excuse-nous de te déranger, Lysandre voulait s’entretenir avec toi au sujet de son œil. Son pouvoir semble être basé sur la magie spirituelle et tu es le plus calé dans ce domaine. 

— Je vois, acquiesça le lorialet. Comme vous pouvez le constater, j’ai une tonne de travail, mais je peux bien vous accorder un peu de mon temps. Ça me fera une pause. 

Quelque chose bougea sous la pile de feuilles éparpillées. Une créature aux allures de petit panda rayé de roux et de bleu émergea de son nid de papier. Elle s’étira paresseusement en jetant un regard mécontent en direction des deux intrus qui l’avait tirée de son sommeil. Attendrie par cette adorable petite boule de poil, Rena approcha une main pour la caresser, mais le familier montra en les crocs en lui crachant dessus. 

— Amaya ! gronda Leiftan en prenant l’animal dans ses bras pour la sermonner. Excusez-là, elle a mauvais caractère. Elle a l’air toute mignonne et innocente comme ça, mais c’est un vrai petit démon à l’intérieur. On dit “tel maître, tel familier”, mais je ne sais pas d’où lui vient une telle agressivité. Mais j’ai toujours eu un faible pour les fortes têtes, ça doit être pour ça qu’elle m’a choisi.

— Ce n’est pas grave, rit la yôkai en balayant ses excuses d’un geste de la main. Mika peut avoir son petit caractère quand il veut aussi. J’ai une réunion avec Shelly, je vous laisse discuter de tout ça ensemble. 

Elle effleura discrètement la main de Lysandre en lui souriant tendrement, puis salua son supérieur de l’Étincelante d’un signe respectueux de la tête. Une fois seuls, Leiftan invita le faelien à prendre place dans un des fauteuils de son bureau. 

— Qu’est-ce que tu veux savoir, exactement ? lui demanda-t-il en s’asseyant en face de lui.

— Eh bien, je ne sais pas vraiment par où commencer… J’ai ce cercle magique gravé dans l’œil. D’après Ezarel, il provient d’une source de magie inconnue. Tout ce que je sais, c’est que grâce à lui je peux lire dans les pensées des gens. Et je peux aussi plus ou moins contrôler les gens et les forcer à m’obéir, mais ça ce ne s’est produit qu’une fois, et c’était un accident… 

— C’est un pouvoir très intéressant, fit l’Étincelant en se prenant le menton. 

— Ezarel dit que c’est dangereux.

— Placé entre de mauvaises mains, oui. Ce genre de pouvoir peut avoir des conséquences désastreuses si on en abuse. Mais tu as l’air plutôt raisonnable, je suis sûr que tu en feras bon usage. 

— Je ne sais pas exactement de quoi je suis capable, j’aurais voulu que vous me donniez quelques conseils. 

— Il n’y pas de règles fixes en ce qui concerne la magie spirituelle. C’est une magie au final assez intuitive qui puise sa force dans la volonté de son utilisateur. Il faut simplement suivre ton instinct. 

— J’ai une autre question. Ce n’est pas vraiment lié à mon œil, mais je me demandais s’il y avait un moyen de ramener les souvenirs de Rena ? Ezarel a utilisé une forme de magie spirituelle sur elle, est-ce que ce ne serait pas possible d’inverser ses effets avec la même magie ?

— Miiko m’a posé la même question et je vais te répondre la même chose. En théorie, c’est possible. Mais en pratique, c’est très risqué. L’oubli est un processus naturel, plus le temps passe, plus notre mémoire fait le tri. Les souvenirs les plus récents remplacent les plus anciens, qui sont de plus en plus vagues et intangibles. Le sort renforce ce processus. Bientôt, ses souvenirs altérés remplaceront définitivement ses véritables souvenirs qui finiront par disparaître complètement. Il n’est pas trop tard pour inverser le processus, mais son corps spirituel a déjà été bouleversé une première fois. Lui faire subir un nouveau choc pourrait laisser des séquelles psychologiques irréversibles. J’ai pesé le pour et le contre, et j’ai jugé que ça ne valait pas le coup de prendre un tel risque. Après, je ne connais pas l’étendue des pouvoirs de ton œil, ni son potentiel. Peut-être que tu serais capable de minimiser les risques, mais nous n’avons aucune certitude. Puis, tu ne gagnerais rien à lui rendre ses souvenirs. 

Cette dernière remarque fit tressaillir le faelien. Leiftan le fixait de ses yeux verts et inquisiteurs, comme s’il avait percé le secret honteux de Lysandre. Il détourna le regard, le cœur serré par la culpabilité. 

— Ezarel est un adversaire redoutable, reprit le lorialet avec un regard compatissant. Il était avec Rena bien avant que tu la rencontres et beaucoup soutiennent leur couple. Même Miiko aimerait qu’ils se remettent ensemble, même si je soupçonne que c’était surtout parce qu’elle croit qu’Ezarel sera plus facile à gérer avec Rena pour le canaliser. Si on l’encourage dans cette voie et qu’il se met en tête de la reconquérir, il ne reculera devant rien pour arriver à ses fins. Même s’il a creusé sa propre tombe, il trouvera le moyen de remonter la pente. Tu ne peux pas te battre à armes égales contre lui, il faut que tu exploites chacune de ses faiblesses, même si ça signifie lui faire de la concurrence déloyale pour obtenir ce que tu veux. Ce n’est pas un conseil très moral, mais l’amour est une guerre impitoyable.

— Vous parlez par expérience ? demanda Lysandre qui savait que l’Étincelant était marié à Miiko depuis presque dix ans.

— Disons que j’ai peut-être employé des stratagèmes assez peu louables pour éliminer un ou deux rivaux, admit Leiftan avec un rire léger, mais je ne le regrette pas. Je n’imagine pas ma vie sans ma douce et irascible kitsune, et elle m’a donné deux magnifiques enfants que je chéris de tout mon cœur. Mais un amour mal acquis peut aussi se terminer en tragédie. Ne fais rien si tu penses le regretter un jour ou si tu n’es pas capable d’assumer tes actes. 

Lysandre comprenait mieux pourquoi son familier avait un caractère si agressif. L’Étincelant était bien plus dangereux qu’il n’y paraissait. C’était le genre d’homme qu’il ne fallait pas contrarier si on ne voulait pas se retrouver victime d’un malheureux accident. Le faelien ne savait pas s’il l’encourageait ou s’il le mettait en garde.. 

***

Lysandre était retourné dans sa chambre. Il fut étonné d’y trouver Rena, agenouillée devant l’incubateur où trônait l’œuf mystérieux. 

— Tu n’étais pas avec Shelly ?

— Si, mais ça nous a pris moins de temps que prévu. Elle n’avait pas grand-chose à me rapporter. Et toi ? Comment ça s’est passé avec Leiftan ?

— Bien, même si je n’ai pas appris grand-chose sur mon œil. Il m’a juste dit de suivre mon instinct. Qu’est-ce que tu fais ici ? Tu m’attendais ?

— Oui, puis je voulais voir comment se portait ton familier. C’est étonnant qu’il n’ait pas encore éclos. D’habitude, l’incubation dure rarement plus de deux ou trois jours. 

— Peut-être qu’il est mort dans l’œuf, dit Lysandre avec inquiétude en s’approchant à son tour de l’incubateur. 

— Je ne pense pas, si c’était le cas la coquille aurait déjà commencé à pourrir. Peut-être qu’il manque de stimulation… J’ai pensé à quelque chose. Et si tu essayais de lui insuffler un peu de ta magie ? 

— Ce n’est pas un peu risqué ? 

— Je ne pense pas, les familiers sont des créatures d’essence magique, et ce familier a été créé spécialement pour toi. Il attend peut-être d’être réveillé par son maître. 

Le faelien avait écouté les conseils de la yôkai. Il avait apposé ses mains, parées d’une lueur blanche et lumineuse, sur l’incubateur. L’œuf avait été noyé dans un bain de lumière immaculé pendant quelques secondes, puis il s’était mis à luire à son tour, comme s’il absorbait l’énergie que Lysandre lui insufflait. Le rayonnement faiblit jusqu’à s’éteindre complètement, puis l’œuf se mit à vibrer légèrement. Peu à peu, la coquille était en train de se craqueler, jusqu’à ce que le bébé familier pointe le bout de son museau rose. Des vestiges de nacre rose émergea une minuscule créature à peine plus grosse que son pouce. 

— Qu’est-ce que c’est ? s’étonna le faelien en contemplant le familier lilliputien avec perplexité.

— On dirait… un dragon, déclara alors Rena, tout aussi surprise que son compagnon. Un tout petit, rikiki, dragon. 

Elle tendit la main en claquant la langue pour attirer l’animal, mais il l’ignora pour se diriger vers Lysandre en sautillant sur ses petites pattes reptiliennes. En y regardant de plus près, il n’y avait pas de doute. Ses écailles, ses ailes et sa mâchoire le confirmaient. Il s’agissait d’un familier draconique, de la famille des wyverns. Outre sa toute petite taille, il avait la particularité d’avoir des écailles roses, et le bout de ses délicates ailes et de sa queue étaient parées de fins pétales et couverts de bourgeons. Il n’était pas rare de voir des familiers combiner l’animal et le végétal. 

— C’est fascinant, dit la yôkai, émerveillé par cette nouvelle création du Grand Cristal. Melaine va être fou de joie ! 

Rena ne croyait pas si bien dire. Ils avaient amené le petit dragon au mage de la Couveuse dans l’après-midi. Il avait été dubitatif lorsqu’ils lui avaient expliqué comment ils avaient stimulé son éclosion, mais il avait consigné leur récit dans son Registre. Il avait mesuré et pesé le familier, puis il avait tranché sur le nom de cette toute nouvelle race. Il l’avait nommée “Draflayel”, ce qui signifiait “dragon floral” en Haut-Eldaryen. Il ne s’était pas vraiment foulé. Il leur avait rendu l’animal en leur confiant également un carnet de croissance que Lysandre devait remplir tous les jours, jusqu’à ce que le Draflayel ait atteint son âge adulte. 

— Tu vas l’appeler comment ? demanda Rena sur le chemin du retour. 

— Je ne sais pas… Je ferai en fonction de son caractère, je pense.

— Au moins, il ne prend pas trop de place et il ne devrait pas manger beaucoup non plus, plaisanta la yôkai avec amusement. Un véritable dragon de poche !

***

Alors qu’ils entraient dans le hall du Q.G, Keroshane interpella la Capitaine de l’Ombre.

— Ah, Rena ! Tu es là. Miiko veux te voir dans la Salle du Cristal. Elle a une mission à te confier.

La jeune femme avait du mal à cacher sa surprise. C’était la première fois depuis son retour qu’on la convoquait pour lui confier une véritable mission de terrain. Elle n’avait même pas mis les pieds hors de la Cité depuis qu’elle était revenue de Terre. Lorsqu’elle entra dans la Salle du Cristal, Ezarel s’y trouvait déjà. 

— Toi aussi tu as été convoqué par Miiko ? demanda-t-elle après l’avoir salué. 

— Non, je suis là pour la vue, répliqua-t-il avec un sourire sarcastique. Ça va ? Pas trop dur le réveil ?

— Comment ça ?

— T’étais complètement pétée hier. 

— Ah, ça… Oui, ça va mieux. Mais comment tu sais ça, toi ? Tu m’espionnes ?

— Tu te souviens pas ? T’es venue me faire une scène dans ma chambre.

— Quoi ?! s’exclama Rena avec effroi. Qu’est-ce que j’ai fait ?

— Tu m’as cassé les pieds avec cette histoire d’échange de chambres. 

— Désolée, fit la yôkai, toute penaude. J’ai quelques trous de mémoire… Lysandre a laissé des médicaments sur ma table de nuit ce matin, alors je pensais qu’il était le seul à m’avoir vue dans cet état… 

Ezarel fronça les sourcils à la mention des médicaments et de Lysandre. Il allait interroger la yôkai lorsque la Générale entra à son tour dans la salle. 

— Vous êtes là, parfait ! J’ai été contactée par les représentants de l’Empire Yztacoal. Ils font face à une situation inquiétante et ils ont demandé notre aide. 

— Quelle genre de situation ? demanda le Capitaine de l’Absynthe.

— Des disparitions étranges et des tensions avec les clans de harpies et de goules. Les Tahuans ont subi plusieurs attaques récemment. On sait que les harpies et les goules sont des faeries hostiles, mais ils se tiennent habituellement plutôt tranquilles. Ils ne savent pas ce qui les poussent à être aussi agressifs et téméraires envers le peuple Tahuan. Les goules passent encore, ce sont des créatures sauvages avides de sang, mais venant des harpies, c’est plus étonnant. 

— Qu’est-ce qu’on sait des disparitions ? s’enquit alors sa collègue. 

— Pas grand-chose, si ce n’est que les victimes présentent toutes le même profil : ce sont des hommes relativement jeunes et séduisants. 

— Ça ne pourrait pas être l’œuvre d’une harpie ? suggéra Ezarel en réprimant un frisson de dégoût. Elles sont connues pour enlever les hommes et les réduire en esclavage. 

— On y a pensé, mais il y a eu trop d’enlèvements pour que ce soit l’œuvre d’une seule harpie ou alors elle s’est constituée un sacré harem. Dans tous les cas, nos alliés sont dépassés par la situation. Ils ont besoin de renforts et de gens compétents pour enquêter et traquer les disparus. Il faudra peut-être aussi envisager de faire le ménage parmi les goules et les harpies. C’est pour ça que je t’ai fait venir, Rena. Tu as de l’expérience dans le domaine, tu as déjà opéré dans les Terres Oubliées et tu as déjà nettoyé des nids de goules néfastes. Quant à toi, Ezarel, tu connais bien la culture Tahuan et tu parles leur langue. Vous serez parfaits pour cette mission. Le prochain départ pour la capitale des Terres Oubliées est dans trois jours. Ça vous laisse un peu de temps pour vous préparer. Vous pouvez recruter autant de gardiens que vous le souhaitez, toutes gardes confondues et les armer comme bon vous semble. Je vous laisse carte blanche sur cette affaire. 

Les deux capitaines se contentèrent d’acquiescer aux ordres de leur supérieure.

— Ah, j’oubliais ! lança Miiko avant qu’ils ne quittent la salle. Lorsque vous aurez terminé votre mission, renvoyez vos hommes aux Q.G, puis rendez-vous tous les deux directement chez les Fenghuangs. J’ai reçu une lettre de Huang Hua. Elle veut rencontrer Lysandre en personne. Vous connaissez le lien de son peuple avec l’Oracle et la nature de ses pouvoirs. Elle pourra peut-être nous en dire plus sur son destin. Puis, elle voulait aussi voir ses filleuls, ce que je n’ai pas pu lui refuser. Je vais prendre Valkyon et Leiftan avec moi, les vice-capitaines seront chargés de la sécurité du Q.G pendant notre absence. 

— Je ne doute pas de la compétence de nos vice-capitaines, mais est-ce bien prudent de laisser le Q.G sans protection maximale ? demanda Rena avec prudence. Nous ne sommes pas à l’abri d’une nouvelle attaque sur le Cristal. 

— J’en ai bien conscience, mais la sécurité de l’Élu importe tout autant. Inarys se chargera des défenses magiques, et Ujiao et Shelly sont parfaitement aptes à diriger leurs hommes pour repousser une attaque. Puis je ne peux pas refuser une invitation de Huang Hua. Ça fait une éternité que je ne l’ai pas vue.

Ezarel non plus ne semblait pas convaincu, mais il savait que la Générale était têtue, et, lorsqu’elle avait pris une décision, elle changeait rarement d’avis. Tout le monde savait que Huang Hua, apprentie Phoenix et héritière du clan des Fenghuangs, était une figure influente du royaume. Son peuple formait un clan ancestral qui régnait sur les Terre du Soleil depuis la nuit des temps, et la famille dirigeante était dotée de pouvoirs magiques puissants. Non seulement Huang Hua était une figure politique de poids, mais c’était aussi la meilleure amie de Miiko. Les deux femmes partageaient une relation fusionnelle qui laissait peu de place à Leiftan lorsqu’elles se trouvaient ensemble. Heureusement pour lui, elle habitait trop loin pour qu’elles se voient souvent. 

Le seul point positif de cette mission, c’est qu’il pourrait faire équipe avec Rena, sans que Lysandre soit là pour lui mettre des bâtons dans les roues. Il avait d’ailleurs deux mots à dire au faelien.

— Ezarel, tu as un peu de temps pour qu’on discute de la mission ? demanda la yôkai en sortant de la Salle du Cristal.

— Pas maintenant, répliqua-t-il sèchement. Plus tard. J’ai quelque chose à faire.

Il lui accorda à peine un regard, visiblement pressé par une affaire plus urgente. Rena poussa un soupir de mécontentement. Ça commençait bien… Elle se voyait mal travailler avec cet elfe égoïste et acariâtre. 

***

— Toi ! fit Ezarel en pointant un doigt accusateur sur Lysandre qui était en train de confectionner quelques potions basiques dans un des laboratoires annexes. Pourquoi est-ce que Rena croit que c’est toi qui lui a laissé le remède contre la gueule de bois ?

Lysandre resta interdit un moment. Il aurait dû se douter que la vérité finirait par éclater, mais il ne pensait pas que ça se produirait si tôt. Il redoutait plus la réaction de Rena en apprenant qu’il lui avait menti, que la colère d’Ezarel.

— Tu lui as dit ? demanda le faelien avec appréhension.

— Non, je voulais te parler d’abord et m’assurer qu’il s’agissait simplement d’un malentendu, mais on dirait que non. Tu savais parfaitement que ces médicaments venaient de moi, mais tu lui as fait croire le contraire. 

— C’est elle qui pensait qu’ils venaient de moi, rectifia Lysandre avec amertume. 

— Peut-être, sauf que tu as volontairement entretenu le malentendu, mais tes petites manigances ne m’impressionnent pas. La chance n’est pas de ton côté. Je pars en mission avec Rena dans trois jours. Tu ne la verras pas pendant plusieurs semaines et j’aurai la voie libre pour la courtiser comme il se doit. Si j’ai réussi à la séduire la première fois, il n’y a pas de raison que j’échoue cette fois-ci.  

Le discours pétri d’arrogance de l’elfe avait fait naître un sentiment de colère noire en Lysandre qui devait se contenir pour ne pas exploser. 

— J’ai confiance en Rena, finit-il par dire après avoir pris une bonne inspiration pour se calmer. Je sais qu’elle me sera fidèle. 

— Je croyais que vous ne sortiez pas ensemble, répliqua Ezarel en haussant un sourcil.

— Nous avons officialisé notre relation ce matin, lui apprit alors Lysandre avec satisfaction. Peut-être que la chance est plus de mon côté que du tiens, finalement… Même si ce n’est que le début de notre relation, tu dois savoir, tout comme moi, que Rena est une femme honnête et loyale. 

— Enfoiré ! siffla l’Absynthe entre ses dents. Je devrais te tuer… 

S’il avait pu, l’elfe aurait mis sa menace à exécution, mais il n’était pas fou. Lysandre n’était pas n’importe qui ; ce n’était pas quelqu’un dont il pouvait se débarrasser simplement parce qu’il représentait un obstacle pour sa relation avec Rena. Outre le fait qu’il ne connaissait rien du dragon, Miiko ne le pardonnerait jamais. Il serait exécuté sur le champ. Le faelien le savait tout aussi bien que lui. 

— Très bien, fit son supérieur avec un soupir résigné. Tu as gagné la bataille, mais la guerre ne fait que commencer. 

Aucun des deux hommes n’était prêt à céder et ils se battraient jusqu’au bout pour cette femme dont dépendait leur bonheur. 

***

Lysandre avait terminé son travail, puis il s’était réfugié dans sa chambre. La colère avait laissé place à la déprime, et il fixait le plafond en ruminant de sombres pensées. L’idée d’être séparé de Rena, alors qu’ils commençaient tout juste à exprimer leurs sentiments l’un pour l’autre, lui faisait mal au cœur. Il était terrassé par l’incertitude, la jalousie et la peur de l’échec. Il fut tiré de sa rêverie mélancolique par quelques coups frappés à la porte. C’était Rena.

— Je ne te dérange pas ? demanda-t-elle sur le pas de la porte.

— Non, vas-y. Entre.

— Ça va ?

— Oui, je suis juste un peu fatigué. J’ai fait des potions toute l’après-midi. 

— Un véritable petit alchimiste en herbe ! le taquina la yôkai avec une tape affectueuse dans l’épaule. 

— C’est quoi ce sac ?

— De la nourriture pour ton Draflayel. J’ai apporté différents trucs à tester. Vu sa taille, j’ai éliminé tous les aliments trop gros qui ont besoin d’être mâchés. J’ai plutôt pris des trucs liquides ou à lécher, des insectes séchés et des petites baies aussi. 

La présence de Rena avait chassé les doutes et la mauvaise humeur de Lysandre. Il prit le sac que lui tendait la jeune femme, puis se dirigea vers la table de bureau, sur laquelle il avait installé un confortable nid de ouate pour le petit dragon rose. Ils lui présentèrent divers aliments qu’il renifla avec circonspection. Il avait gobé une baie acidulée sans grande conviction, mais sa préférence s’était tournée vers le nectar d’or. Il avait bu toute une coupelle goulûment et en réclamait encore en battant des ailes. 

— Eh bien, je crois qu’on a trouvé ! déclara l’Ombre avec un sourire attendri. Il a des goûts de luxe. Le nectar d’or est une denrée assez rare et coûteuse, mais pour un familier aussi unique, il faut au moins ça. 

— C’est grâce à toi. Merci.

Il la prit tendrement dans ses bras. Il voulait profiter de sa proximité le plus longtemps possible. 

— Tu vas me manquer, murmura-t-il tristement. 

— Tu as appris pour ma mission.

— Hm… Ezarel m’a dit. 

Lysandre rompit son étreinte pour l’embrasser. Il ne se satisfaisait plus de ses baisers. Il en voulait plus. Ses lèvres glissèrent vers son cou qu’il couvrit de baisers passionnés. Il la serrait fort contre lui et s’enivrait de son parfum. Son désir pour elle ne faisait que croître à chaque caresse qui se faisait un peu plus osée. Rena lui rendait timidement ses gestes tantôt tendres, tantôt plus ardents. Il sentait sa gêne, mais elle ne l’avait pas repoussé, ce qui l’avait encouragé à l’attirer vers le lit où ils avaient continué à échanger quelques baisers et caresses superficielles. Ce n’est que lorsque Lysandre s’était montré un peu plus entreprenant en glissant une main entre les jambes de la jeune femme, qu’elle l’avait arrêté avec un regard presque paniqué. 

— Attends ! bégaya-t-elle en se redressant, rouge de honte. Je ne crois pas que je suis prête pour ça… Je… Tu ne crois pas qu’on brûle un peu les étapes, là ?

La frustration de Lysandre, mêlé à la colère qu’il ressentait face à l’hésitation de la yôkai lui faisait perdre la raison. Il repensait aux paroles de Leiftan. Son œil le brûlait, comme s’il lui hurlait de se servir de lui pour soumettre la yôkai à ses désirs. Il plongea ses yeux dans les siens. À quoi pensait-elle exactement ? Pourquoi était-elle si frileuse avec lui ? Est-ce que quelque part, au fond d’elle, elle était encore attachée à Ezarel ? Comment pouvait-il briser ce lien qui survivait malgré ses souvenirs enfouis ? 

Toutes ces questions qui se bousculaient dans sa tête ne faisaient qu’accroître sa frustration et son ressentiment envers l’elfe. Son œil s’activa et il plongea dans l’esprit de la gardienne. Ses pensées étaient confuses. Elle était partagée entre désir et appréhension. Elle avait peur, mais elle s’en voulait de le repousser. Elle ne voulait pas le blesser. En fouillant plus loin dans son esprit, Lysandre surprit une pensée plus intime. Plus qu’une simple pensée, c’était un souvenir récent qui avait refait surface. Celui d’Ezarel qui l’avait embrassé par surprise après lui avoir déclaré ses sentiments. Cette découverte avait attisé la jalousie et la colère du faelien qui ignorait tout de cet incident. 

Hypnotisée par le regard du dragon, Rena était devenue étrangement docile. Elle ne bougeait plus et ne disait plus rien. La voix envoûtante de Lysandre résonnait dans sa tête. Rena, c’est moi que tu aimes et que tu désires. Ne te laisse pas troubler par Ezarel. Ne me résiste pas. Donne-toi à moi. Il exerçait une telle pression sur son esprit qu’elle ne comprenait même pas ce qu’il lui arrivait. Elle ne pouvait pas se refuser à lui. Lysandre la dominait physiquement et mentalement, mais le regard vide de la yôkai et son insupportable passivité lui inspirait un profond sentiment de dégoût. Qu’est-ce qu’il lui avait pris ? Il avait perdu la tête… Il rompit le charme avant qu’il ne soit trop tard. La jeune femme sortit de sa torpeur hypnotique. Elle ne semblait pas avoir conscience de ce qu’il venait de se passer. 

— Je suis désolée, s’excusa-t-elle au bord des larmes. Je ne voulais pas te décevoir… 

— Non, ce n’est pas de ta faute… C’est moi qui suis désolé, je me suis laissé emporté… C’est juste que tu vas bientôt partir et je ne sais pas quand est-ce que je vais te revoir. Je voulais partager un dernier moment mémorable avec toi, mais il est peut-être un peu trop tôt. 

— Je t’avais dit qu’on n’aurait pas beaucoup de temps à nous. Ce n’est pas évident d’allier vie amoureuse et vie professionnelle quand on est gardien d’Eel. Puis je ne serai pas partie longtemps. 

— Je sais… Dis, tu ne voudrais pas rester avec moi ? Juste cette nuit. Je te promets qu’il ne se passera rien. 

— Ça te tracasse tant que ça que je m’en aille en mission ?

— Ce n’est pas vraiment comme cela que j’envisageais notre relation, admit le faelien. Je ne pensais pas que ce serait aussi… compliqué. 

Le sourire réconfortant de la jeune femme lui brisait le cœur. Elle l’avait pris dans ses bras et lui avait fait long câlin pour apaiser ses craintes, mais plus elle se montrait tendre avec lui, plus il se sentait coupable. Une nouvelle fois, il repensait à la mise en garde du lorialet. Il ne voulait pas d’une relation bâtie sur un mensonge. Il ne voulait pas que son amour pour Rena devienne une tragédie. 

Malgré la présence de sa petite amie qui s’était endormie à ses côtés, il n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Il était hanté par le souvenir de ses pulsions incontrôlables. Ce n’est pas comme cela qu’il voulait se servir de son pouvoir. C’était une source de tentation néfaste qui faisait ressortir le pire en lui. Il était le seul à savoir qu’il avait failli commettre l’irréparable. C’était un secret trop lourd à porter qu’il était incapable d’étouffer ou d’assumer. Il fallait qu’il se rachète pour sa transgression. 

— Rena, fit-il en secouant la jeune femme endormie par l’épaule. Réveille-toi. 

— Lysandre… répondit-elle d’une voix pâteuse en se frottant les yeux. Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi tu fais cette tête ?

— J’ai quelque chose à te dire… Enfin, plutôt à te montrer. Je ne sais pas si ça va marcher, mais j’ai besoin que tu me fasses confiance. Juste cette fois. 

Devant l’air grave du faelien, Rena s’était redressée, parfaitement réveillée et attentive. 

— Je vais essayer de te rendre tes souvenirs, mais pour ça j’ai besoin d’utiliser mon œil pour entrer dans ton esprit. 

— Quels souvenirs ? s’étonna la yôkai qui ne voyait pas vraiment où il voulait en venir, ni pourquoi il avait l’air aussi sérieux. Tu sais, ce n'est pas parce que j’ai perdu quelques heures de ma vie que je vais en mourir. Puis, honnêtement, je crois qu’il vaut mieux pas que je me souvienne… 

— Tu ne veux pas savoir ce qu’il s’est passé avec Ezarel ? 

— Je suis un peu curieuse, mais ça n’avait pas l’air très important… 

— Ce n’est pas moi qui t’ai donné ces médicaments, avoua alors Lysandre abruptement. C’est Ezarel. C’est lui qui a passé la nuit à tes côtés.

— Quoi ? Vraiment ? Pourquoi est-ce qu’il ne m’a rien dit… Et toi, pourquoi tu m’as fait croire que c’était toi ?

— Parce que j’étais jaloux… 

— Jaloux de qui ? D’Ezarel ? Mais il n’y a rien entre lui et moi… 

— Tu es sûre ? 

— Quoi ? Tu crois qu’il s’est passé quelque chose entre lui et moi la nuit dernière ? Même si je ne me souviens pas de tout et que j’avais beaucoup bu, je pense que je m’en serais rendue compte si j’avais couché avec lui. Puis les elfes ne sont pas comme ça. 

— Peu importe ce qu’il s’est passé ou pas, je pense que ces souvenirs sont importants.

— Pour toi ou pour moi ? répliqua Rena avec suspicion. C’est parce que tu ne me fais pas confiance que tu tiens absolument à récupérer mes souvenirs ?

— C’est pour nous deux. 

— Très bien, si tu insistes… soupira la yôkai avec agacement. Vas-y, fais ton truc.

Elle lui jeta un regard plein de défi. Elle était juste un peu énervée par son attitude, mais elle allait carrément le haïr lorsqu’elle aurait retrouvé ses souvenirs. 

Lysandre activa son œil sans effort. Le regard plongé dans celui de Rena, il avait orienté toute sa volonté et toute son énergie vers ses souvenirs perdus. Souviens-toi. Souviens-toi. Il avait essayé de forcer sa mémoire avec une simple suggestion hypnotique, mais ce n’était pas suffisant. Il devait briser le sceau spirituel qui retenait ses souvenirs prisonniers avant qu’ils ne disparaissent pour toujours. 

Il avait rencontré une résistance. Une force invisible qui l’empêchait de s’enfoncer plus profondément dans l’esprit de la gardienne. Il ne percevait plus la moindre image, tout était devenu noir. Puis, tout à coup, il aperçut brièvement une lueur briller dans les ténèbres. C’était le cercle de magie spirituelle qu’Ezarel avait fait graver dans son âme pour brider sa mémoire. Il en était sûr, mais le sceau était insaisissable. Dès que Lysandre pensait l’avoir trouvé, il disparaissait avant qu’il ne puisse y toucher. 

Cette fois-ci, plutôt que de se concentrer sur les souvenirs de Rena, il dirigea toute sa volonté contre le cercle magique. Il l’invoqua mentalement pour le forcer à apparaître et à se stabiliser. Son œil commençait à le faire souffrir, mais il ne pouvait pas abandonner maintenant. Il y était presque… Malgré la douleur qui comprimait son œil, il avait rassemblé toute son énergie pour faire pression sur le cercle. Il ne désirait qu’une seule chose : qu’il se brise et que Rena soit libérée du sort d’oubli. 

Son vœu avait été exaucé. Le sceau venait de se briser dans un éclat de lumière et les ténèbres avaient été illuminées par des centaines de milliers de fragments de mémoire qui se déversaient dans la conscience de la yôkai. Lysandre, soufflé par ce retour de mémoire brutal, avait été éjecté de son esprit. Il appuya la paume contre son œil en feu en poussant un grognement de douleur. 

— Ça va ? demanda Rena avec inquiétude avant de lâcher, à son tour, un gémissement plaintif.

Une douleur atroce lui martelait le crâne. Elle se prit la tête entre les mains, terrassée par la souffrance qui lui coupait le souffle. Elle était assaillie de toute part par des images qui lui brûlaient la rétine. À bout de force, elle perdit conscience un bref instant avant de revenir à elle, quelques minutes plus tard. Alors que son esprit confus essayait de faire sens de tous ces souvenirs étranges qui se bousculaient dans sa mémoire, elle fut prise d’un violent sentiment de nausée. Elle se précipita vers la fenêtre qu’elle ouvrit à la volée, juste à temps pour vomir le maigre contenu de son estomac dans le parterre de fleurs. Elle s’essuya la bouche d’un revers de manche, le corps parcouru de frissons et de tremblements. 

— Tu savais… ? souffla-t-elle, les larmes aux yeux. 

— Oui, mais… 

— Mais quoi ?! s’exclama Rena avec colère en faisant volte-face, le visage ruisselant de larmes. Pourquoi tu ne m’as rien dit ?!

— Je ne pouvais pas te le dire. Le sort d’Ezarel effaçait tes souvenirs au fur et à mesure. 

— Tu as profité de moi ! s’écria-t-elle avec indignation. Tu as profité de ma vulnérabilité pour jouer avec mes sentiments ! Comment as-tu pu me faire ça ?!

— Je suis désolé, Rena… Mais ce n’est pas pour que tu retournes auprès d’Ezarel que je t’ai rendu tes souvenirs. Tu peux m’en vouloir d’avoir profité de la situation, mais c’est lui qui a effacé tes souvenirs. C’est lui qui a renoncé à toi et qui a tout fait pour que tu l’oublies. Si tu souffres, c’est à cause de lui. Je voulais que tu retrouves tes souvenirs pour que tu vois la vérité en face. Il n’est pas fait pour toi. Tu ne seras jamais heureuse avec lui.

— Qu’est-ce que tu en sais ?! rétorqua-t-elle avec colère. Tu ne sais rien de lui ! 

— Rena, s’il te plaît, sois raisonnable, supplia Lysandre en la prenant par les épaules. Regarde-moi. Tu ne ressens vraiment rien pour moi ? Tout ce qu’on a partagé, ça ne signifie rien pour toi ?

— Tu me dégoûte, cracha en Rena avec mépris. Pousse-toi !

Elle l’obligea à lâcher prise, ramassa ses chaussures qui traînaient par terre, puis quitta la chambre en claquant la porte derrière elle. Elle était folle de rage et de désespoir. Elle ne savait pas qui elle haïssait le plus : Lysandre ou Ezarel ? Les deux méritaient la mort, mais c’était vers l’elfe que ses pas la menaient inconsciemment. Tétanisée par la peur et la colère, elle resta un long moment plantée devant la porte de sa chambre. Elle se tenait encore là, parfaitement immobile, le regard perdu dans le vague, lorsque le Capitaine de l’Absynthe ouvrit la porte. 

— Rena, fit-il avec étonnement. Qu’est-ce que tu fais-

La yôkai le gifla avec toute la force dont elle était capable. Ezarel porta une main à sa joue rougie, abasourdi par le geste aussi violent que soudain de sa collègue. Il n’eut pas le temps de répliquer qu’elle l’avait saisi par le col et le secouait comme un prunier. 

— Je vais te tuer ! hurlait-elle en lui martelant la poitrine. Comment tu as pu… Comment tu as pu… Je te hais… 

Elle s’effondra, le corps secoué de violents sanglots. Encore sous le choc, Ezarel s’agenouilla à côté d’elle pour la prendre dans ses bras. Il la serra fort contre lui, le visage enfoui dans son cou. Lui aussi pleurait. 

— Je suis désolé, murmura-t-il faiblement. Je n’aurais jamais dû… Pardonne-moi, Rena. 




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