La Dame en roux

Chapitre 1 : La Dame en roux

Chapitre final

3291 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 29/04/2024 23:28

La Dame en roux

 


Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum Fanfictions.fr :

Mon animal-totem (mars – avril 2024)

 

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– I –

« Avant-hier, j’ai vu un lapin. »

 

« Molly ! »

La voix rauque du Récupérateur – c’était le surnom qu’elle avait fini par lui attribuer en voyant ses bagages composés de bric et de broc – fit sursauter l’enfant. Son soupir de surprise s’étouffa dans le lourd masque qu’elle gardait sur le visage.

« Je pars pour la nuit, annonça l’homme. N’oublie pas de prendre tes médicaments.

— Oui, je sais ! » répondit-elle du plus fort que sa petite voix le lui permettait, sans recevoir de confirmation que son message était bien parvenu aux oreilles de son gardien.

Le brouhaha du titanesque sac à dos qu’il gardait sur son dos résonna longtemps. Depuis son perchoir, une épaisse planche de bois fixée aussi bien à leur cabane qu’à l’arbre voisin, la fillette le regarda s’en aller d’un pas lourd. Elle reconnut le petit jouet à ressort en forme de grenouille dont il tentait de se servir pour capturer des animaux, bien qu’elle n’eût jamais vu jusqu’alors la moindre trace d’une de ces pauvres créatures. Vraisemblablement, ça ne devait guère marcher.

La lune avait commencé son ascension et berçait la forêt de sa pâle lueur. C’était l’un des rares aspects de la Nature que l’Homme n’avait encore pu souiller. De ce que lui avait raconté le Récupérateur, le monde était autrefois luxuriant, les animaux gambadaient partout et l’air comme l’eau étaient d’une pureté inégalée. Désormais, les forêts disparaissaient, décimées par les bûcherons en quête de ressources ou par les feux de forêt, comme celui qui avait illuminé les environs quelques semaines plus tôt. Molly avait admiré le spectacle à travers les lunettes de son masque anti-gaz. Des dizaines d’oiseaux s’envolaient désespérément, les ailes en feu. Des cerfs et des lapins s’étaient enfuis tant bien que mal, leurs fourrures elles aussi recouvertes de braises. Du haut de sa cabane, elle avait été bien à l’abri – ça s’était passé à une bonne distance de chez elle, après tout.

Le Récupérateur affirmait avoir aperçu une renarde cette nuit-là. Il répétait qu’elle était bien grosse, et qu’elle devait assurément porter des petits. Il lui avait laissé un peu de temps pour mettre bas et, depuis, tentait de trouver chaque nuit sa tanière dans l’espoir de mettre la main sur un renardeau, qui se vendrait à prix d’or pour quiconque voudrait l’acheter.

On disait que cette espèce était devenue terriblement rare. Beaucoup la croyaient éteinte, même. À dire vrai, Molly ne l’avait rencontrée qu’à travers quelques rares livres illustrés en bon état qu’ils avaient pu déterrer dans les décharges à ciel ouvert.

Elle les avait tous dévorés, jusqu’à la dernière page. Elle aimait beaucoup cet animal. La fillette avait imaginé une créature agile au poil doux, suffisamment intelligente pour déjouer les pièges et atteindre ses objectifs. Elle s’était alors figuré qu’elle y ressemblait quelque peu. Après tout, elle-même avait dû se faufiler à travers les décombres et les dangers pour se sauver, et elle avait dû lutter et ruser pour survivre, avant de rencontrer le Récupérateur…

Un coup de feu fut tiré. Le bruit assourdissant résonna à travers la rivière et la forêt. Au loin, un hibou paniqué s’envola en hululant. Le bruissement de ses ailes agitées susurra entre les cimes des hauts pins. Le ventre de la fillette gargouilla. Il devenait de plus en plus difficile de se procurer de la nourriture et des médicaments. Tout en se disant cela, elle sauta de son lit et se rapprocha de la commode où le Récupérateur lui avait laissé une carafe d’eau filtrée du mieux qu’il leur était possible, ainsi qu’un verre. Elle engloutit le comprimé en grimaçant ; le goût amer et pâteux n’avait rien d’agréable, mais c’était mieux ainsi. Mieux valait le prendre et faire la moue que de ne pas en avoir du tout.

Tout en se disant cela, l’enfant s’en alla fermer la fenêtre de sa chambre, baissant le store branlant et tirant le rideau. À l’abri dans l’enceinte de son havre, elle se permit d’ôter le masque. La fraîcheur de l’hiver avait rafraîchi la pièce et changé l’air, au détriment de sa température corporelle. Blottie sous la couette, elle rapprocha la lampe à huile artisanale de son chevet afin de pouvoir se plonger une fois de plus dans sa lecture préférée, peuplée de fûtés canidés roux.

 

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– II –

« Hier, c’était un cerf. »

 

Les rayons de la pleine lune printanière vinrent éclairer la façade de la bicoque faite de matériaux de récupération. Molly s’étira et contempla son immense domaine, peuplé de géants de bois aux si hautes cimes obscures. Un jour, elle irait explorer bien au-delà de ces environs. Un jour, elle ferait ses bagages et découvrirait le vaste monde à la recherche d’un endroit sans pollution aucune, où l’air serait plus pur encore que celui de la forêt, et où elle pourrait courir pieds nus sans la crainte de voir sa peau tranchée par des débris de verre.

Dans ce monde idéal qui l’attendait au lendemain ou au surlendemain, elle pourrait admirer de beaux renards au pelage vermillon, dont le blanc du poitrail viendrait refléter la lune qui, là haut dans le ciel, se balançait nuit après nuit, hors d’atteinte, muse de beaux rêves. Elle connaissait bien ceux de ses livres, mais qu’en était-il des véritables, ceux qui allaient et venaient dans les sous-bois ?

Quelquefois, les rayons du projecteur que transportait le Récupérateur éclairaient les arbres voisins. Il allait et venait, guettait quelque chose, le fusil armé et prêt à tirer. Molly l’avait un peu observé plus tôt, mais il lui avait fait signe de rester discrète. Alors elle était restée sur son lit à lire et relire, et à dessiner sur les murs de sa chambre quelques figures abstraites comme figuratives.

Un coup de feu fut tiré. Le bruit assourdissant résonna à travers la pièce et la cabane. Molly sursauta et se précipita à la fenêtre. Ce qu’elle vit la stupéfia.

Sur la planche qui reliait le rebord de sa fenêtre à l’arbre voisin s’avançaient, dans sa direction, deux renards. Une mère et son petit.

Elle se hâta de tirer de sa sacoche un petit fruit qu’elle avait dérobé au dîner pour le déguster lorsqu’elle aurait faim, et fit signe aux deux animaux. Ils s’avancèrent d’un pas méfiant, l’adulte en premier et le renardeau en second.

« Allez, venez, appelait-elle doucement. Venez, venez manger… »

Elle fit rouler la baie jusqu’à eux. Le petit la renifla, avant de commencer à la manger. La mère, quelque peu méfiante, vint approcher son museau de la main de la fillette. Comme l’envie de la caresser se faisait pressante ! Elle lui imaginait un pelage doux comme la laine des moutons à partir de laquelle étaient faites les écharpes qu’ils portaient l’hiver. Était-ce réellement le cas ? Elle désirait tant le vérifier par elle-même…

Un boucan se fit entendre. Le Récupérateur était rentré en toute hâte, et hurlait le nom de l’enfant, un air soucieux dans sa voix grave. Molly chassa d’un léger mouvement des mains le duo de renards et se dépêcha de descendre de son perchoir. Mieux valait rassurer l’homme et lui montrer qu’elle était indemne.

Tout de même… Elle avait rencontré une renarde... ! L’espèce n’était donc pas éteinte !

 

Songeant encore à la merveilleuse rencontre qu’elle avait faite l’avant-veille, l’enfant contempla sa boîte de crayons reconstituée à partir de pastels gras reconstitués par des camarades du Récupérateur. Les couleurs n’étaient pas parfaites, mais cela suffirait. Elle prit le vert, et commença à tracer une robe sur son portrait de famille. Enfin, de famille, ça n’en avait pas réellement l’air. En jaune, dans son épaisse combinaison – d’ordinaire noire, mais elle n’avait pas de crayon de cette couleur – souriait le Ravageur. Son visage dénudé était sommaire, d’un marron commun aux trois personnages, et souriait agréablement. Sa barbe et ses cheveux se mêlaient à l’épaisse écharpe rouge qu’il gardait nouée autour du cou pour affronter la fraîcheur des nuits.

À droite, une femme vêtue de blanc et à la coiffure décorée par un béret bleu rapiécé çà et là. Sa robe était pourtant toujours tachée de suie et de boue, tout comme son couvre-chef qui abritait ses cheveux châtains, mais Molly avait souhaité la représenter dans ses plus beaux atours dont elle avait toujours été fière. C’était une amie, une mère de substitution comme une grande sœur. Ensemble, elles avaient passé tant de bons moments… Jusqu’à ce qu’elle ne fût portée disparue. Elle partait toujours en même temps que le Ravageur le soir, mais il y eut une fois où elle ne passa pas le seuil de la porte. L’homme, quant à lui, gardait le visage grave, sans rien dire. C’était une nuit glaciale d’hiver, deux ans auparavant, où Molly avait frissonné de tout son corps. Les extrémités de ses doigts avaient bleui et son visage s’était paré de la couleur des roses de ses livres illustrés – ces fleurs avaient disparu il y avait de cela bien longtemps.

Au milieu, Molly, la seule et l’unique. Elle était fière de son œuvre. Sa robe couleur pomme striée de vert plus foncé avait fini par être trop courte pour elle, et elle avait cessé de la porter. Elle la contemplait quelquefois dans sa chambre, se prenant à rêver d’une époque pas si lointaine, mais toutefois pas si proche. Des cœurs et des étoiles agrémentaient le haut de son dessin tandis que des petites fleurs bleues, dont elle s’imaginait un parfum qui n’avait assurément rien à voir avec celui des pneumatiques en feu, parsemaient le bas.

Tout en traçant ces formes disgracieuses qu’elle aimait tant, elle chantonnait. Elle avait déjà entendu de la musique, une errante allait et venait avec un drôle d’outil – elle appelait ça une guitare – dont elle tirait des notes. Sa petite chanson fut rejointe par un glapissement. La mère renarde était de retour, accompagnée de trois petits. Molly reconnut celui qui avait dévoré sa baie. Lui et ses semblables se portaient bien, elle était heureuse. Mieux qu’elle, cela allait sans dire.

La fillette au visage radieux sous son lourd masque anti-gaz s’approcha doucement afin de ne pas effrayer les animaux, et sortit de sa petite sacoche plusieurs petites baies. Elle en gardait toujours sur elle au cas où, depuis deux jours. Oh, comme elle avait espéré revoir cette renarde et son petit ! Savoir qu’ils étaient une famille de quatre étira davantage encore son maigre sourire.

Elle tendit ensuite la main en direction de la mère qui tentait de la renifler. Si l’animal eut un premier mouvement de recul, les oreilles inclinées en arrière dans un signe de frayeur, il finit pourtant par approcher davantage, et se laisser caresser. Molly passa ses doigts rachitiques sous le menton et derrière les oreilles, grattant chaque parcelle de fourrure à laquelle elle pouvait accéder.

Le pelage du renard n’était pas aussi doux que ce qu’elle avait pensé, mais c’était toutefois une agréable expérience. Sa peau glissait, s’accrochant parfois dans des nœuds ou des poils collés par des giclures de boue. S’il était quelque peu rêche, il semblait particulièrement chaud. Cela devait être terriblement rassurant de se blottir contre elle et de s’endormir…

La mère recula, Molly l’imita. Dans un timide regard, ses yeux foncés semblèrent tenter de percer les épais verres fumés du masque de l’enfant. À quoi pouvait penser un animal face à une créature aussi étrange qu’un être humain ?

En silence, les quatre renards s’en allèrent, galopant dans les sous-bois.

Jusqu’à ce que leurs silhouettes ne se fussent soustraites à sa vue, Molly agitait sa main pour les saluer.

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– III –

« Et aujourd’hui, toi. »

 

Assise à même le sol encore boueux de l’avant-veille, Molly compressait son flanc droit dans l’espoir que cela atténuât la douleur. C’était le seul moyen qu’elle avait trouvé pour soulager sa peine, mais son corps semblait refuser de s’apaiser cette fois-ci. Elle refusait de geindre, de pleurer ou encore de se plaindre – elle savait combien c’était difficile, et combien le Récupérateur mettait tout en œuvre pour tenter de trouver une solution.

Il lui avait montré le renardeau qu’il avait capturé. Un beau petit, au poil brillant. Il affirmait pouvoir en tirer un bon prix, et pouvoir négocier pour qu’ils obtinssent plus de médicaments. La boîte de la fillette était vide depuis une semaine et demie et, jour après jour, elle ressentait les effets néfastes de l’absence de traitement.

Ce devait être dû à la pollution, à la surabondance de pesticides et autres particules dans l’air et dans la nourriture, ou quelque chose d’autre encore, elle l’ignorait. Tout ce dont elle était sûre, c’était que le verdict n’était pas joli à entendre, et la vérité dure à accepter. Le Ravageur la regardait constamment avec ces yeux tristes comme si on lui avait raconté une histoire qui finissait mal. Mais rien de ce qu’elle pouvait dire ou faire ne lui redonnait le sourire, bien au contraire.

Ce soir-là, en s’en allant chasser, il l’avait serrée dans ses bras. Son corps avait tremblé, et il était parti sans un mot. Molly avait constaté que son épaule était un peu humide. L’homme avait pleuré.

Elle avait trouvé refuge près du vieux bateau de son gardien. Il avait tenté de leur faire traverser le cours d’eau avec. Lui, le renardeau et elle. Le courant les avait renvoyés là d’où ils venaient, et l’épave gisait là, près d’un pont de fortune. Au moins, les autres réfugiés, comme ils se surnommaient, avaient formé une communauté vivante et soudée. Personne ne savait, pour la fillette, ou bien tous faisaient mine de ne pas savoir. La veille encore, autour du feu, la vagabonde chantonnait en jouant de la guitare pendant qu’ils faisaient griller les maigres poissons pêchés dans la rivière pour se rassasier.

Molly repensait souvent à la renarde et à ses renardeaux. Il était certain que celui qu’avait capturé le Récupérateur était le quatrième petit de la mère qu’elle avait croisée. Peut-être le cherchait-elle désespérément, dans l’espoir de le retrouver vivant et en bonne santé. L’animal mangeait peu, mais gardait ses forces. Pour combien de temps ? Molly l’ignorait, mais elle espérait de tout cœur que l’homme changeât d’avis et rendît à sa mère son rejeton. Ce serait son dernier souhait…

L’aube se levait, instant après instant. Le soleil montrait ses rayons et éclairait les environs. La terre désolée luisait sous sa lumière et le ciel, bien que gêné de voir combien la nature avait été violée, ne se cachait pas derrière ses nuages. Blanchi par l’aurore, cet azur s’étirait à l’infini, sans jamais trouver de fin où que Molly posât ses yeux.

Un timide glapissement l’arracha à sa contemplation. L’espace d’un instant, elle était parvenue à oublier la douleur, mais voilà que celle-ci revenait à l’assaut. Dans une grimace, la fillette tourna le regard en direction de la renarde. Elle était revenue…

La mère était bien maigre. La chasse ne devait pas être bonne ces temps-ci. Au moins, ses renardeaux semblaient être en pleine forme – ils avaient même grandi depuis la dernière fois qu’ils s’étaient vus. Toujours timorés, ils attendaient le signal de leur mère pour s’approcher de l’étrange bipède qu’ils constataient. Leurs yeux brillaient, autant de curiosité que d’inquiétude. Peut-être avaient-ils croisé des Hommes malfaisants qui, peut-être, les avaient blessés. Rien qu’à cette pensée, l’enfant sentit une faible révolte gronder en elle.

Molly plongea sa main dans sa petite sacoche, mais elle la ressortit vide. Il n’y avait plus rien à manger – ni pour elle, ni pour la renarde. Ses sourcils s’affaissèrent, tout comme ses épaules, et elle renifla. Des larmes commençaient à affluer en même temps que sa souffrance s’intensifiait. Elle n’avait plus rien ; ni nourriture, ni médicaments. Elle allait mourir, elle le savait, rien ne pourrait être fait pour elle dans ce monde en ruines.

Ses espoirs de liberté s’écrasaient comme les gouttes salées qui ruisselaient le long de ses joues avant de heurter la terre meuble. Elle qui se pensait rusée et agile, elle qui pensait qu’elle pourrait arpenter librement le vaste monde, voilà qu’elle se retrouvait clouée là, impuissante, impotente.

La renarde s’avança, reniflant sa main puis son visage. Sa truffe chatouilla la joue de Molly qui, si elle n’avait pas été autant affaiblie par la douleur, aurait bien voulu rire face à ce contact humide. L’enfant se pencha en avant, entourant de ses bras le cou de l’animal, et l’enlaça du plus fort que son petit corps le lui permettait. Autour d’elles, les renardeaux s’avançaient et semblaient se blottir contre ses jambes nues.

Lorsque la renarde se libéra de l’étreinte et secoua sa tête comme dans un geste amical, Molly lui adressa timidement un aurevoir du bout de la main.

Lorsque la renarde reprit sa route, probablement pour rentrer dans sa tanière pour la journée, Molly la suivit du regard jusqu’à ce que sa silhouette ne se dérobât à sa vue.

Lorsque Molly pressa un peu plus son flanc afin de contenir la douleur lancinante, un sourire se dessina entre ses larmes.

Au moins, elle avait pu enlacer la renarde. Peut-être pourrait-elle recommencer la prochaine fois qu’elle la verrait.

Si toutefois il y avait une prochaine fois…

 

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Les titres des sous-parties sont une référence à The Dandelion Girl, de Robert F. Young. La citation originale est « Day before yesterday I saw a rabbit, and yesterday a deer, and today, you. »

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