Humiliations

Chapitre 5

Catégorie: M

Dernière mise à jour 10/11/2016 05:48

Chapitre 5

Des gémissements saccadés s'échappaient par torrents de sa douleur et de sa honte, répercutant ses souffrances indicibles, informulables contre les murs défraîchis d'une petite chambre.

Un réveil d'enfant, tristement coloré dans cette pièce si démunie de gaieté, affichait quatre heures du matin. Il lui était impossible de s'endormir, de s'apaiser, de se taire, d'oublier ce qui venait de se produire, de ravaler le goût amer de bile qui sommeillait dans le fond de sa gorge nouée. Il ne pouvait pas comprendre comment il avait pu vivre deux extrêmes en une seule journée. La soirée avait transformé en fiel le goût sucré laissé par Alexa…

Il serra encore les dents, submergé par un énorme sentiment d'injustice : fallait-il que le sort lui reproche toujours chaque instant de bonheur ? Etait-il un voleur qui n'avait pas droit à sa part de joie ? Un bagnard, un exilé qui ne pouvait même pas effleurer du bout des doigts ce que d'autres empoignent sans même se rendre compte de la valeur du trésor auquel ils ont accès ? Méritait-il tant que ça, sans procès ni autres formes de justification, de souffrir par les autres et à cause des autres ?

Qu'avait-il réellement fait pour ça ?

Son corps était parcouru de spasmes incontrôlables et sa tête pleine d'images obscènes, pleine de souffrances et remplie sans cesse par les paroles et les gestes de ses bourreaux lui semblait serrée dans un étau de fer. Ses traits étaient tirés par les bleus et les boursouflures dues aux coups et son corps, prostré sur le lit trop petit, brûlait son esprit et hurlait silencieusement de douleur. Il posa ses mains glacées et rouges d'avoir trop été lavées –pour enlever cette souillure- sur son front moite de dégoût.

Après leur départ, il s'était doucement rhabillé, relevé –physiquement, du moins- et avait rampé tant bien que mal jusqu'au torchon étalé devant l'entrée de la pièce. Il était brisé, pris de nausées et vacillant. A quatre pattes –comme un chien- il avait ensuite ramassé les restes de son dîner, incrustés dans la moquette de la salle, entouré de cris bestiaux et répugnants. Il avait frotté, récuré avec mépris, en pleurant, devant cet horrible spectacle de corps étriqués et emboîtés, le résultat de sa honte. Ensuite, il s'était enfin relevé, le dos courbé par la douleur et les sanglots qui le secouaient violemment. Il était sorti de ce cagibi grotesque qui criait lascivement, avait fermé la porte en tremblant, comme dans un mauvais rêve, en espérant ainsi cloîtrer ses souvenirs. Stupide.

Rien ne pouvait effacer ça.

Il avait redescendu douloureusement les marches, son torchon crasseux et couvert de vomi à la main. Il avait alors fait face à ses propres gouttes de sang sur le sol de l'entrée, comme si un collier pourpre s'était brisé net, laissant s'échapper un flot de perles écarlates sur le sol grisâtre. Comme un automate, ignorant ses pleurs et la douleur physique, ne voyant que cette horrible défaite sur le plancher, il avait rincé vivement le torchon dans le petit évier derrière le comptoir et s'était jeté au sol, comme on se jette sur un ennemi, dans un dernier sursaut avant la mort. Il s'était mis à laver, à diluer ce sang, à gratter chaque poil de moquette… Sans pour autant arriver à faire tout disparaître.

Indélébile.

Découragé, il avait encore craqué. Il s'était mis à gémir, presque à crier tellement ces traces le narguaient, le frappaient encore comme les coups qu'il venait de subir. Il s'était finalement remit debout, tout en fléchissant l'échine, et avait été se poster derrière le comptoir.

C'était là qu'il avait remarqué le vide dans la caisse béante. Hébété, ses pleurs s'étaient d'abord taris. Son regard affolé avait parcouru le sol, comme si un courant d'air avait simplement pu ouvrir le tiroir de la caisse et jeter les billets et les pièces sur la moquette. Il n'y avait évidemment rien. Une profonde panique et un désarroi sans fond avait claqué sur son dos déjà courbé et il s'était une fois de plus laissé tomber au sol en geignant.

Ils l'avaient humilié et pris l'argent de la caisse.

Impossible. Il ne pouvait pas lui arriver un tel cauchemar. Son boulot était le seul moyen qu'il avait pour payer les frais de scolarité, les médicaments de sa mère et les factures… S'il le perdait à cause de ce vol et qu'en plus, il devait rembourser ce qui se trouvait là, il devrait revendre des affaires, des livres appartenant à sa mère, puisqu'il avait déjà donné, pour quelques maigres dollars, le surplus qu'il possédait… Il s'était senti pris au piège, traqué par la malchance, par la douleur.

Vers 23h, la première vague de clients était enfin sortie, tandis que le garçon se morfondait, à même le sol, caché derrière son comptoir, en se martelant avec rage le crâne de ses fines mains… Il ne pouvait pas se lever, faire face à ces êtres dégoûtants, méprisables avec un visage verni de sang. Il avait alors attendu que le silence revienne et avait ensuite été à l'évier pour rincer son visage difforme. Il se sentait sale

Le reste de la nuit, il avait accueilli les pervers insomniaques, les cheveux devant son visage peint de honte et de coups, pour masquer légèrement les violences qu'il avait subies. Lorsqu'il avait parfois fallu leur rendre de l'argent, il avait sorti quelques pièces qui traînaient dans son portefeuille. Ensuite, une nouvelle attente angoissante avait suivi. Il avait serré un couteau de cuisine entre ses doigts tellement fort et tellement longtemps, le regard fixé sur l'obsédante et effrayante porte à néons, qu'il en avait eu mal aux doigts.

Enfin, les derniers obsédés avaient quitté les lieux effroyables et sinistres. Les barrages de l'attente avaient cédé et il s'était encore retrouvé à terre, secoué de sanglots et de cris effroyables, comme fou. Après cette crise passagère, il s'était traîné jusqu'aux salles de projections et les avaient nettoyées, comme toujours. Même les taches les plus suspectes et écoeurantes… sans vaciller, absent de son corps, réservant ses pensées pour plus tard. Il était rentré à pied, transi d'un froid qui l'avait encerclé et envahi au plus profond de ses entrailles.

Maintenant, couché sur ses draps moites et secoué de tremblements, il revoyait sa soirée défiler… Il tentait de couper des passages, de les revivre autrement, mais rien n'y faisait, la réalité lui crachait toujours en pleine figure… Il effleura alors sa joue grouillante de picotement à l'endroit exact où Rudy lui avait craché dessus. Les larmes redoublèrent d'intensité.

Il avait tout perdu ce soir : sa nouvelle amitié était désormais impossible. Son semblant de dignité et ses derniers remparts avaient sauté. Et il allait sans doute perdre son boulot s'il ne trouvait pas un moyen de remettre de l'argent dans la caisse avant que le patron ne s'en rende compte.

Il n'y avait aucun procès pour les ratés comme lui. Juste des condamnations en chaîne. Mais jusqu'où iraient-elles?

 


 

De la décision de vendre la télé et le meuble croulant qui la soutenait, en passant par les lancements qui émanaient de ses contusions, pour finir à cette léthargie douloureuse et silencieuse, son dimanche s'était lentement écoulé.

Il était une vraie loque, incapable de comprendre ce qui lui était arrivé… Comme un type paumé sur un quai de gare qui aurait vu passer son train et, après avoir tendu les bras pour l'attraper, avait été fauché et repoussé en arrière… Etendu au sol, dans une immobilité torturante, il avait vu chaque wagon s'élancer sur les rails et l'oublier.

Première classe… Rudy, les sportifs, Alexa… Deuxième classe, tous ces étrangers, ces élèves moyens, discrets qui soutenaient les têtes d'affiche, qui babillaient sur les derniers potins et qui étaient heureux, effacés, mais insouciants. Après, la troisième classe : les intellos coincés, les ratés, les type un peu brimés, un peu rejetés, qui animaient la fanfare et les groupes d'intellectuels. Et enfin, lui, la chose cassée, que personne n'aimait, qui répugnait autant les autres que lui-même et qui regardait passer le train. Qui le voyait l'écraser, le broyer.

Sans pouvoir l'arrêter.


Aucune question, juste un regard inquisiteur, fugace et fou. Une crise, encore une. Pas de place pour les questions, les inquiétudes. Elle ne l'aimait que quand elle le reconnaissait. Quelque part, ça empêchait son instinct de mère d'hurler, de poser ces questions qu'il ne voulait pas entendre.

Il était parti tôt, lundi, de peur de la voir se réveiller dans un soupçon de lucidité. Si elle avait vu son visage bleui par les coups, elle n'aurait plus pu gober ses mensonges. Et les mensonges étaient sa dernière protection… L'ultime honte serait qu'elle connaisse sa déchéance… Son fils, l'écrin de sa vie, sa seule fierté… Il ne voulait pas qu'elle sache qu'elle l'avait raté.

Il se déplaçait furtivement dans les couloirs de l'université, comme une ombre fuyant la lumière brûlante qui la poursuit, tout en pensant à ce week-end. Il priait également pour ne pas rencontrer ni Alexa, ni la bande de Rudy : il savait que ce qui s'était passé samedi n'étaient que des préliminaires à côté de ce qu'il allait ensuite endurer.

Tous les regards l'accrochaient, pesaient sur son dos courbé, le fixaient… Les bruits de couloir disaient qu'il avait essayé de draguer la « copine-de-Rudy » et qu'il s'était fait rétamer par celui-ci. Mais il n'avait aucun commentaire à faire à ces visages curieux et pesants de questions. Il ne pouvait rien dire : il savait que ça se retournerait contre lui, de toute manière. Le silence était encore le seul moyen de ne pas se souiller entièrement.

Brusquement, un poing s'abattit sur sa joue et projeta son visage déjà amoché contre le mur. La douleur le fit pousser un cri surpris et étranglé. Ses yeux s'étaient automatiquement fermés quand cette violence l'avait heurté et il ne vit pas un homme nerveux et trapu crier hystériquement.

-Monsieur Clints ! Lâchez-le !

Rudy, surpris, enleva ses mains déjà posées sur le cou de Spencer d'un air innocent.

-C'est un jeu Monsieur… C'est pas c'que vous croyez

Le préfet, fonça sur le garçon sonné, à terre et le releva. Il le prit par le bras et lui ordonna d'un ton sec.

-Suivez-moi. Vous, monsieur Clints, dégagez le couloir immédiatement.

Il entraîna un Spencer encore vacillant jusqu'à son bureau, sous le regard assassin de Rudy. Le garçon trop grand et trop maigre semblait paniqué malgré son regard un peu perdu et dans le vague. L'homme remarqua rapidement les nombreux bleus sur le visage de l'élève et sentit une pointe de culpabilité l'envahir… rapidement diluée par le souvenir du dernier chèque des parents de Rudy Clints.

-Asseyez-vous.

Il obéit en tremblant et remarqua qu'il saignait légèrement du nez.

-Je pense que nous avons un problème, mon garçon.

Spencer savait sciemment que s'il se plaignait, ce serait bien pire pour lui… Mais il était rassuré à l'idée que le préfet fasse peut-être quelque chose pour l'aider, pour le protéger… Il se tut donc et le laissa continuer, tout en essuyant le filet de sang qui couronnait ses lèvres.

-Beaucoup d'élèves sont victimes de brimades et je le sais… mais il faut que vous appreniez à régler ça par vous-même. Les jeunes doivent apprendre à se défendre contre ce genre de brutes. Ca fait partie des épreuves de la vie…

Il se frotta l'arête du nez, fier de sa phrase insipide, sous les yeux embrumés de l'élève.

-Vous devriez tenter d'arrêter d'énerver vos camarades… Vous intégrez, ne plus contredire vos professeurs. Je suis certain que vous vous feriez rapidement des amis.

Sa façon de lui déballer ses conseils sonnait comme un reproche… Comme s'il méritait les coups reçus, les moqueries qu'on lui jetait à la figure et les humiliations qui l'avilissaient de plus en plus souvent. Sa respiration était coupée, sous le choc. Personne ne le défendrait jamais… Et tout le monde pensait qu'il avait cherché tout ça… Dans le fond, il se demandait vraiment s'il n'était coupable de sa perte. Une grosse boule acide était calée dans sa gorge.

-Vous savez, monsieur Clints est quelqu'un de très bien… Je connais ses parents : des gens extraordinaires. Je pense que vous devriez l'éviter et ne plus le… euh… l'inciter à faire ce genre de choses.

Il tombait de haut. Il cherchait dans sa tête un seul instant où il aurait nargué Rudy, une seule seconde où il l'aurait cherché… Il ne voyait pas… A part sa récente amitié, évidemment. Etait-ce donc sa faute ?

-Enfin, si vous avez encore des problèmes, vous pouvez toujours m'en parler…

Mais il ne ferait rien. Spencer acquiesça, raide et glacé.

-D'accord…

Il n'avait pas envie de remercier cet homme satisfait de lui mais il était trop poli, trop gentil et sans doute, malgré son QI, trop con.

-Merci pour ces conseils…

Il se leva et sortit sans rien ajouter de plus, le cœur au bord des lèvres. Il voyait des regards circonspects converger vers lui. Il était jugé et condamné. Il avait mal à la tête, le corps en feu, l'âme gelée. Tout le monde pensait qu'il avait balancé… Il le sentait dans ces yeux inquisiteurs. Maintenant, il aurait préféré cafeter, en fait, plutôt que d'avoir subi ces paroles.

Ses pas s'accéléraient entre ces corps inertes, incompréhensifs, qui le méprisaient. Il se mit à courir, à bout de forces, à court d'haleine et secoué de nausées. Il ouvrit la porte des toilettes qui s'effaça bruyamment, accompagnant les bourdonnements qui grouillaient dans sa tête, et se retrouva la tête devant une cuvette en train de vomir. Et quand il semblait ne plus rien pouvoir dégueuler, il enfonçait ses doigts dans le fond de sa gorge, dans une tentative désespérée de cracher sur l'émail grisâtre ce qui clochait chez lui, la chose qui se nourrissait de son être, qui grossissait toujours plus en lui, qui bloquait sa respiration, qui le changeait en cible humaine pour toutes les moqueries et les coups.

La gorge en feu, un goût de bile en bouche, et de plus en plus mal, il se laissa glisser sur le sol, tremblant de la tête aux pieds, à côté du WC.

Comment avait-il pu être heureux il y deux jours et se sentir si mal aujourd'hui ? La question lancinante martelait douloureusement son crâne.

Et dire qu'il avait cru que tout irait mieux… Tout était bien pire.

A suivre…

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