Sucreries

Chapitre 1 : Sucreries

Chapitre final

2304 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 15/02/2020 23:30

Je goûtai le mélange que je venais de concocter. Ça manquait d’un peu de caramel. Je fis donc fondre deux sucres supplémentaires – qui se délayèrent rapidement – dans la petite casserole brûlante. Ceci fait, j’ajoutais le caramel chaud dans le mélange précédent et goûtai de nouveau : parfait ! Satisfait, je coulai la mixture sur du papier sulfurisé, préalablement posé sur une plaque à destination du four. Je m’amusais presque en créant ses petites flaques gluantes. Ça ne sera pas du grand art, mais le but était de créer tant des choses élaborées que des choses les plus simples, comme ces futures sucettes. Après avoir ajouté un bâtonnet à chacune d'entre elles, je plaçai la plaque garnie pour la cuisson, qui prit fin au bout de seulement cinq minutes.

Je déposais avec précaution la plaque brûlante puis allai m'occuper des mousses au chocolat blanc. Ces petits desserts avaient du succès car, à l'inverse de ce qu'indiquait leur nom, ils étaient d'une couleur rosée, plus ou moins foncée selon les variantes de la recette, améliorée par mes soins. Je me saisis du chocolat blanc que je coupai en morceaux pour le mélanger au beurre quand un bruit sourd me déconcentra. Il venait du sous-sol. Je tendis l’oreille, mais le silence était revenu. Haussant les épaules, je retournai à mes desserts, là où je m’étais arrêté. Je terminai dans le calme. J’en avais fait assez pour une vingtaine de ramequins. Ce n’était évidemment pas assez, cependant en faire si peu était volontaire. Je devais garder de la place en boutique pour les dragées, les nougats, les pralines, les guimauves et ce que j’avais prévu pour ces prochains jours – car, du jour au lendemain, je pouvais m’abstenir de faire quelque chose pour une durée indéterminée, afin de varier les goûts des clients.

J’avais les amandes en main pour les pralines, dans la réserve, quand un nouveau bruit se fit entendre. Il avait été bref, mais assez fort pour me détourner de mon but. Ça commençait à devenir un peu agaçant. Si ça continuait, je devrais aller jeter un œil – bien que le sous-sol ne fût pas mon endroit préféré.

Quand j’avais acheté cette boutique, elle se trouvait en fort mauvais état. Les travaux de rénovation m’avaient coûté une bonne partie de mes économies, toutefois cela en avait largement valu la peine. En tous cas maintenant, car les débuts avaient été bien difficiles.

Je m’étais dit, en débarquant dans cette ville de Louisiane, qu’ouvrir une boutique de confiseries serait une bonne affaire, à condition qu’elle se démarque ; aussi l’idée de ne l’ouvrir que la nuit me semblait intéressante. Dans les environs, les gens vivaient assez tard et il arrivait que des clients passent prendre quelques douceurs, que ce soit pour peaufiner leur soirée plateau-télé ou bien pour leurs enfants, afin de leur faire une surprise pour le lendemain matin. Mais après seulement quelques mois, l’enthousiasme retombé, les affaires avaient commencé à piquer du nez. Il y avait tant d’autres confiseurs avec des horaires mieux adaptés que les miens qu’il ne me restait que les clients noctambules. J’avais déjà une idée pour remédier à tout cela, seulement je voulais retarder le moment où je devrais la mettre en place. J’avais longuement lutté contre elle, avant tout cela, puis le doute était arrivé et, avec lui, la certitude que je n’aurais pas d’autre choix que d’en arriver là.

Ce jour avait fini par se montrer. Après une énième nuit avec seulement deux ou trois clients, je m’étais fait à l’idée.

J’avais tout éteint, fermé à clé puis baissé le store afin de partir me mettre en quête de ce qui allait me faire régresser tout en me faisant aller de l’avant. C’était un pari risqué que je voulais tenter. Je n’avais pas eu beaucoup de temps devant moi ; néanmoins, je m’étais estimé chanceux de mes trouvailles. Cette tâche avait été plus facile que dans mes souvenirs. Les temps avaient-ils donc tellement changé ?

Perdu dans mes souvenirs, un nouveau bruit me sortit de ma torpeur. Irrité, je pris le chemin du sous-sol, après avoir reposé le bocal où se trouvaient les amandes. Les vieilles marches en bois, que j’empruntai avec précaution, se plaignaient sous mon poids. J’allais devoir mettre un nouvel escalier avant que celui-ci ne cède. Une fois en bas, j’allumai la petite ampoule en tirant sur sa chaînette afin d’y voir quelque chose. Je jetai un coup d’œil circulaire et compris enfin d’où venaient ces satanés sons. Je commençais à m’exaspérer. Je m’approchai d’un pas décidé d’une des cages qui se trouvaient contre le mur du fond, puis m’accroupis devant elle. L’homme qui se trouvait dedans recula contre les barreaux, les yeux exorbités de terreur. J’étais pourtant persuadé que nous en avions fini avec lui ! Un objet brillant était abandonné au sol, juste devant mes pieds et je compris : il avait trouvé le moyen de retirer l’aiguille qui avait été plantée dans sa jugulaire. La poche de sang, accrochée à une potence, n’était pas encore pleine. Il s’agissait de la troisième, le concernant. Maigre comme il l’était, je n’aurais jamais cru qu’il trouverait encore la force de vouloir sortir.

Je courus presque à l’autre bout de la pièce, où se trouvait un homme, assit à un bureau envahit par une centrifugeuse, un microscope, des tubes à essais, seringues, pipettes, entonnoirs et autres accessoires plus ou moins imposants avec lesquels travaillait ce chimiste dont personne, à part moi et les personnes qui passaient dans cette cave, ne connaissait l’existence. En me voyant, il tenta de se justifier.

— Je me fiche que vous ayez beaucoup de travail, Mike. Je vous ai embauché pour vos compétences et aussi pour garder un œil sur les ingrédients. L’un d’eux a trouvé le moyen de retirer la seringue ! Ne vous avais-je pas demandé de vérifier régulièrement le sparadrap ?

Mike hocha vigoureusement la tête.

— Bien. Alors, arrangez-vous pour la lui remettre. Et sa poche n’est pas encore pleine. Quand elle le sera, vous veillerez à en remplir une quatrième.

Je regardais attentivement les mains de Mike, grâce auxquelles il m’apprit que cette future poche ne serait peut-être pas totalement remplie car, quand j’avais amené l’homme ici, quelques jours plus tôt, je l’avais déjà bien amoché et, de ce fait, il avait déjà perdu beaucoup de sang.

— Faites au mieux, dans ce cas.

Il m’indiqua qu’il y avait autre chose : l a vieille femme, que j’avais enlevé la veille, était morte d’un arrêt cardiaque, seulement quelques minutes après que sa langue eut été arrachée. Il suggéra que c’était peut-être la raison qui avait donné la force à l’homme, qui se trouvait dans la cage voisine, de chercher à sauver sa propre vie. Je soupirai.

— Comment les faire taire autrement ? Bien. Je m’en chargerai tout à l’heure.

Puis je ris, en ajoutant :

— Nous allons avoir les alligators les plus gros de tous les bayous !

Mike se contenta de sourire. Je fis demi-tour, passai devant la dizaine de cages alignées les unes à côté des autres, en profitai pour donner un avertissement aux plus téméraires. Tous se contentèrent de hocher la tête – même le petit farceur qui tenait l’aiguille, qu’il avait lui-même retiré, en main. Je me demandai, l’espace d’un instant, s’il n’allait pas la remettre tout seul.

— Dites-vous que vos morts ne seront pas vaines. Vous êtes comme des collaborateurs, au même titre que Mike, mais pour une durée plus déterminée.

Une femme enceinte éclata en sanglots. Je ne comprenais pas pourquoi. Je l’avais appâtée en lui faisant croire que je possédais de la cocaïne et, vu son état de manque, elle ne s’était pas faite prier. Et la voilà qui pleurait ? Elle aurait sûrement fini par mourir alors, autant que son existence, et celle de son enfant qui ne verra jamais le jour, servent à quelque chose.

Je remontai les escaliers grinçants puis retournai dans la réserve pour récupérer les amandes que j’avais dû laisser pour aller jeter un œil aux autres ingrédients. Je comptais sur Mike pour faire son travail – à savoir fractionner les globules du plasma, ce dernier ne m’étant d’aucune utilité. Dans le frigidaire, je repérais le bol de sang que mon associé avait préparé quelques heures plus tôt. L’odeur métallique me monta jusque dans les sinus. Je mis une casserole sur le feu, y versai de l’eau, du sucre en poudre et le contenu rouge du saladier. Une fois celui-ci vidé, je le portai à mon visage puis y passai goulûment la langue, comme l’aurait fait un enfant s’il s’était s’agit de chocolat. Je sentis le liquide épais couler dans mon œsophage avant qu’il n’aille se perdre dans l’estomac. Je souris de satisfaction, exhibant des canines plus longues que la moyenne.

Mike connaissait ma nature mais, évidemment, il était le seul – en tous cas, encore en vie. Pour obtenir ses services, j’avais voulu me montrer honnête. Le fait qu’il avait eu les cordes vocales sectionnées dans un accident, plus jeune, le rendant ainsi muet avait également été un avantage. Lors de ma révélation, il avait souri, ne croyant pas un mot de ce que je venais de lui raconter. Il pensait que j’étais atteint d’une maladie rare et accepta de travailler pour moi, ajoutant que la cave était un endroit parfait. Néanmoins, quand il avait vu les cages et les premières victimes qui s’y trouvaient, il avait alors réellement saisi en quoi son nouvel emploi allait consister. Je pense qu’il est resté parce qu’il avait trop peur de terminer saigné, comme les autres. Cependant, je me demandai si, après tout ce temps, il ne me considérait pas seulement comme un illuminé psychopathe – ce qui ne saurait pas une mauvaise chose pour sa santé mentale, déjà bien mise à rude épreuve.

En ce qui concernait les clients et autres personnes que je côtoyais, j’étais atteint de porphyrie, ce qui expliquait la difformité de mes dents, ma force pilosité et surtout la raison pour laquelle je ne sortais jamais quand le jour était levé. Évidemment, je ne resterai pas éternellement dans cette ville, autrement cette explication rationnelle perdrait son sens.

La clochette de l’entrée tinta alors que je passai un second coup de langue sur le rebord du saladier, que je posai à la hâte. J’essuyai ma bouche d’un revers de manche et allai au comptoir. Une petite fille métisse, d’une dizaine d’années, des dreadlocks rassemblées en queue-de-cheval, se tenait devant un présentoir où se trouvaient des sucettes noires. Elle me salua en me voyant. Je lui rendis son salut et lui demandai ce que je pouvais faire pour elle.

— J’en voudrai une comme ça, s’il vous plaît, monsieur.

Celles-ci étaient les préférées des enfants. Je ne savais pas pourquoi, pourtant j’étais fier de leur faire découvrir une saveur complètement différente de celles qu’ils connaissaient habituellement. En effet, ces sucettes-là n’avaient qu’un seul ingrédient qui leur donnait un fort goût de cuivre et finissaient, à force de patience, par se détendre, comme du caramel. Contrairement aux autres douceurs que j’alternais, je ne stoppais jamais ces bonbons-là. Moi-même, parfois, me laissai aller à en manger une. C’était presque aussi bon que de lécher un saladier...

— Attention, tu dois bien choisir laquelle tu désires ! Vois-tu, elles n’ont pas toutes la même forme.

La petite fille se concentra, prenant très sérieux ce que je venais de lui dire, puis me montra celle qui ressemblait vaguement à une poire. Je la pris et lui tendis. En échange, la petite me tendit un billet que je rangeai dans un bocal, sous le comptoir.

— Je peux la manger maintenant ? Ma maman ne voudrait pas, car je me suis lavé les dents et il est tard, mais...

— Ta maman te laisse sortir aussi tard ?

— Elle est juste en face, à la pharmacie de garde. Mon papa a très mal à la tête et il lui faut des médicaments. Elle m’a permis de venir ici en l’attendant, à condition que je ne mange pas de bonbons, conclut-elle, avec une moue.

— Je vois. Dans ce cas, ça sera notre secret, lui assurai-je.

Soulagée, elle porta la sucette à sa bouche et se mit à la lécher avec délectation. Je n’en ferais pas trop en disant qu’elle salivait littéralement, vu qu’un filet de salive teinté rose coula le long de son menton. Elle trouva tout de même le moyen de ralentir la cadence pour me demander si la sucrerie était ce qu’on appelle « artisanale ». Je lui répondis, en souriant :

— Bien sûr. À sang pour sang.

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