MÉMORIA ZÉRO - TOME 1

Chapitre 1 : POINT ZÉRO

2083 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 13/06/2021 15:49

Empire d’Aïdolara, fin de l’automne 2597

 

 

La sombre forêt de sapins ployait sous les bourrasques d’un vent glacial. L’hiver s’installait peu à peu et figerait bientôt ce monde dans le silence et la solitude. Pourtant, la vie continuait son petit bonhomme de chemin. Dans le ciel gris, un aigle aventureux piaillait en décrivant des cercles tandis que parmi les épais tapis d’aiguilles et de feuilles mortes, progressaient cinq traqueurs lourdement protégés et armés.

L’homme qui menait le groupe se démarquait par une plus grande carrure. Ses épaules ne pliaient pas sous le poids des années, pas plus que sous son imposant lance-grenades. À sa droite, un épéiste ventripotent à la crinière grisonnante scrutait les alentours d’un regard acéré. Derrière eux marchait une jeune femme aux cheveux de jais et aux pommettes hautes. Ses doigts resserrés autour d’un bel arc en métal, elle se retournait de temps à autre pour vérifier l’avancée de ses deux compagnons en contrebas. Moins bien équipé, le premier ne portait qu’un plastron d’acier et le second, un bouclier à l’envergure si grande qu’il le traînait avec toutes les peines du monde. Il allait sans dire que le sol détrempé n’arrangeait rien.

Lorsqu’il déboucha dans une immense prairie, le meneur leva une main et le groupe s’arrêta. Au même moment, le vent souleva une vague fétide. Les visages se renfrognèrent aussitôt de dégoût et l’épéiste referma sa prise sur la garde d’une imposante claymore attachée dans son dos, prêt à la dégainer.

— Restez sur vos gardes.

La petite troupe opina, puis reprit sa marche avec prudence.

Si plusieurs mois auparavant cette étendue herbeuse jouissait d’un cadre idyllique, aujourd’hui, elle ressemblait plus à une scène d’épouvante. Au milieu des graminées décrépites, d’innombrables morceaux de chair et un sombre liquide poisseux recouvraient le sol. Il était impossible de savoir qui de la substance ou des corps dégageait le plus de puanteur. D’après l’avancement de la décomposition, les chasseurs s’accordèrent à penser que le massacre remontait à la semaine dernière. Une triste banalité. Ils en avaient vu des carnages, mais celui-ci était d’un tout autre niveau. Même les corbeaux s’étaient abstenus de festoyer. Malgré son cœur bien accroché, l’archère porta une main à sa bouche, hoqueta, et rebroussa chemin vers les fourrés.

Le chef héla ses acolytes :

— Vous deux, restez avec elle, pendant ce temps, Brett et moi allons quadriller la zone.

Ery et Jérod, ses deux plus jeunes recrues, acquiescèrent puis rejoignirent leur partenaire occupée à dégurgiter derrière un arbre.

Un silence angoissant régnait. Le rapace qui tournoyait quelques minutes auparavant sous le brouillard avait quitté les lieux. Conscients de la présence des nombreux prédateurs qui rôdaient dans ces zones reculées, les chasseurs demeurèrent sur leur garde. Chaque fois qu’il s’aventurait dans une situation périlleuse, Alaric Montallac faisait preuve d’une extrême prudence, car le moindre faux pas pouvait devenir fatal.

Chef d’une guilde réputée pour son efficacité, il avait été engagé afin de rechercher un autre groupe de traqueurs qui avait mystérieusement disparu. Toutefois, plus habitué à réguler les monstres locaux qu’à examiner une scène de crime, le vétéran se retrouva bien vite décontenancé par la macabre découverte. Il scruta les alentours alors qu’il contournait les cadavres, accompagné de Brett.

— Tu reconnais l’un d’entre eux ?

Son acolyte secoua la tête en grimaçant.

— Non... Il y a des morceaux éparpillés partout. C’est presque impossible de les compter, mais à mon avis, ça correspondrait bien à l’alerte de la disparition diffusée il y a huit jours.

Alaric opina et continua son observation non sans réprimer un haut-le-cœur face aux viscères répandus sur le sol.

— Oui, ça doit être eux, pourtant, ils n’avaient pas l’air d’être des amateurs, nota-t-il en examinant un fusil d’assaut encore chargé. Ils ont dû être pris dans une embuscade...

— Ça pourrait être une vouivre-tigre, mais en principe, ces saloperies ne laissent jamais traîner un seul morceau de leur proie, souligna l’épéiste avant de s’exclamer : oh ! Regarde ces taches noires !

Intrigué, Alaric s’approcha du cadavre sur lequel Brett s’était penché. Contrairement aux autres, il était moins décharné et des plaques sombres parsemaient sa peau tuméfiée.

— Il est en décomposition, c’est normal, non ?

— Non, regarde bien ces espèces de cloques en surface, tu ne trouves pas ça bizarre ?

Le vétéran frotta sa barbe tout en s’agenouillant. Une main collée sur son nez pour se protéger de l’horrible émanation de chair pourrie, il examina les curieuses dégradations cutanées de la dépouille. Elles formaient des amas d’abcès suppurants d’où s’échappait un liquide noir et visqueux, différent du processus habituel de putréfaction. De la bile lui brûla la gorge lorsque ses yeux s’arrêtèrent sur les orifices grouillants de vers. D’un mouvement vif, Alaric se redressa pour se détourner de cette vision cauchemardesque et réprima juste à temps une nausée. Il resta un instant penché au-dessus de l’herbe pour reprendre son souffle et dissiper son mal-être.

— Contacte la guilde et préviens Gérémy que la mission est un échec, réussit-il enfin à marmonner. Je pense qu’on a affaire à quelque chose d’anormal et je ne veux pas qu’on traîne plus longtemps ici. Ça ne me dit rien qui vaille...

Brett hocha la tête tout en sortant un téléprisme de sa poche et appuya sur son bouton central. Le T019-A1 scintilla d’une lueur verte, puis lévita au-dessus de ses paumes. L’épéiste se concentra pour établir une connexion et bientôt, la voix du dénommé Gérémy retentit dans un grésillement.

— Ah, salut, Brett ! Alors ? Du nouveau ?

— Euh... oui, déglutit-il en jetant un énième coup d’œil sur les dépouilles, on les a retrouvés...

— Ah ! C’est une bonne nouvelle ! Ils sont sains et saufs, j’espère ?

Les deux traqueurs s’échangèrent une grimace avant de répondre :

— Non, pas vraiment...

— Ah ?

— Ils sont tous morts, expliqua Alaric. Quelque chose les a tués, mais je ne saurais pas te dire quoi. C’est un vrai carnage.

Le duo n’entendit plus aucun son en provenance du téléprisme et l’inquiétude commença à le gagner. De longues secondes s’écoulèrent avant que Brett ne relance leur interlocuteur.

— Gérémy ?

Après un léger couinement de surprise, l’intéressé sortit enfin de son mutisme :

— Euh... oui ? Euh... je... je... bégaya-t-il avant de retrouver son assurance, je... vais informer monsieur Bolkiah de la situation. Ne tardez pas à rentrer, on va avoir besoin de vous. À plus...

La communication s’arrêta et la lueur du prisme s’estompa. Brett soupira et se tourna vers son chef d’un air soucieux. Le cœur encore au bord des lèvres, Alaric l’observa en haussant un sourcil.

— Quoi ?

— On aurait peut-être dû emmener le gamin...

— Pour quoi faire ? Kyeran n’est pas encore habilité au terrain et...

— Mais arrête, tu sais que ce gosse a des capacités de dingue et je suis sûr qu’avec son flair, il aurait été capable de savoir ce qu’il s’est passé ici. Après tout, c’est bien un fichu monstre, lui aussi...

— Brett, s’il te plaît… Kyeran n’est pas un monstre, c’est un Dr...

Leur conversation s’interrompit lorsque le vent tourna. Un effluve de mort envahit l’atmosphère et les deux hommes se raidirent. Un silence oppressant s’installa, comme si la nature retenait son souffle, et Alaric sentit un désagréable frisson lui parcourir l’échine. Il tressaillit quand un rugissement glaçant en provenance du ciel résonna dans les montagnes environnantes.

Aussitôt, la voix de Jérod suivit l’écho de cet avertissement sinistre.

— Dégagez de là !

Les traqueurs coururent aussi vite qu’ils purent et évitèrent de peu une salve enflammée. Grâce à son bouclier, leur équipier avait matérialisé juste à temps un immense dôme lumineux au-dessus d’eux et bloqué l’attaque. Le groupe se reforma autour de lui, prêt à riposter, et Alaric releva la tête.

— Bordel ! C’est quoi, ça ? éructa-t-il.

Brett se plaça immédiatement devant l’archère et blêmit à son tour.

— Sofia, reste près de moi.

La jeune femme opina en silence alors que ses yeux s’écarquillaient. Face à eux, la grande faucheuse venait de surgir sous la silhouette d’un dragon plus proche de la mort que de la vie. Chaque battement de ses ailes en lambeaux soulevait une puanteur abominable.

Alaric parcourut d’un regard mi-fasciné, mi-effaré, le hideux reptile dont l’apparence rappelait celle d’un monstre réanimé grâce à de la nécromancie. À certains endroits de son corps, la livrée obscure de ses écailles laissait place à de la chair pourrie d’où dépassaient parfois des os saillants. Bien qu’il demeure de stature modeste, l’animal restait suffisamment imposant pour causer d’importants dégâts. Ses pattes avant aux griffes acérées étaient juste à la bonne taille pour faucher un homme. Ses deux prunelles d’un rouge intense, noyées au sein de ses cavités orbitaires creuses, fixaient les cinq humains comme s’ils étaient d’insignifiants insectes. Ses mâchoires mises à nu aux crocs aussi longs que des poignards ne tardèrent pas à se rouvrir et une lueur menaçante émana du fond de sa gorge.

— Attention ! Il va attaquer ! aboya Alaric.

 Les muscles crispés par l’effort, Jérod puisa dans ses ressources pour maintenir son bouclier magique et bloquer la nouvelle salve de flammes noires dévastatrices. Le vétéran déglutit, mais il se devait de garder son aplomb. Ses compagnons comptaient sur lui pour mener le combat et ils ne pouvaient plus reculer. Désormais, la fuite était devenue inenvisageable.

— Bon sang ! On aurait dû emmener Hayato, gronda Sofia tout en encochant une flèche à son arc. Ery n’a pas de magie de guérison, si jamais on est blessés, on est mal !

— On n’a pas besoin du clebs dans notre équipe ! vociféra Brett sur un ton condescendant, on peut s’en sortir sans lui !

Pour toute réplique, la jeune femme lui jeta un regard noir pendant qu’Alaric avisait le contenu de son sac d’une main fébrile. Ne s’y trouvaient que quelques potions de guérison et des anti-altérations préparés par leur ami. Sofia avait raison : en cas de blessure grave, la bataille virerait au cauchemar. Malheureusement, l’urgence de la situation ne leur laissait pas d’autre alternative. Au-dessus d’eux, le dragon s’acharnait à essayer de percer une faille dans la défense de Jérod. Le jeune homme résistait, mais pour combien de temps ?

— On n’a pas le choix, on doit combattre, gronda Alaric. Cette crevure nous a pris en chasse et elle ne nous lâchera pas la grappe.

Ses équipiers acquiescèrent d’un hochement de tête résigné, puis se mirent en position d’attaque. Jérod renforça son bouclier d’éther et Brett empoigna à deux mains sa claymore photonique auréolée de vert. Ery invoqua aussitôt des sortilèges de soutien sur le groupe tandis que la flèche de Sofia se teintait d’un éclat rougeoyant, prête à transpercer sa cible. Les mains tremblantes et le front fiévreux, Alaric arma son lance-grenades. Il ferma brièvement les paupières et pria pour que ce jour ne devienne pas leur dernier.


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