MÉMORIA ZÉRO - TOME 1

Chapitre 19 : CAUCHEMAR

4698 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 30/10/2020 13:18

La demeure d’Éléonore se situait dans le quartier aisé de Zapornia. Semblable à une maison de poupées, elle était décorée avec goût. Les murs en tapisseries rose pâle du salon contrastaient avec un mobilier de style ancien noir laqué et argenté. Au plafond, un imposant lustre en cristal serti de fausses bougies diffusait une douce lumière, projetant sur les cloisons alentour des reflets miroitants. Ce petit appartement seyait parfaitement à la personnalité fraîche et spontanée de la chanteuse.

Fille du chancelier Ivar Bolkiah, la jeune femme séjournait parfois dans cette résidence secondaire pour se ressourcer et se couper un peu du monde artistique. Harassée de ses nombreuses escales à travers le pays, elle s’affala dans un fauteuil en velours tandis que ses deux couettes aux boucles rose bonbon rebondissaient autour de son visage.

— Qu’est-ce que c’est bon de revenir ici ! J’aime bien rencontrer du monde, mais il faut avouer que le calme de la campagne c’est quand même plus agréable. Enfin... quand il n’y a pas d’horribles monstres noirs qui débarquent de nulle part !

Assis dans le canapé, Kyeran opina d’un sourire lugubre. Il aurait aimé partager son enthousiasme, mais l’inquiétante disparition de Lyria continuait de le ronger et il ne savait pas du tout comment aborder le sujet. Serait-elle jalouse ? C’était bien là l’un des sentiments qu’il redoutait le plus chez les humaines.

— D’ailleurs, avec tous les cas de Fléau de ces derniers jours, tu n’as pas dû chômer, j’imagine, reprit-elle sur un ton plus sérieux.

— Non, en effet, je n’ai pas eu le temps de m’ennuyer... et toi ? Tes concerts se sont bien passés ?

— Plutôt bien, oui...

Sa voix mourut lorsqu’elle remarqua son air contrarié et elle changea de sujet.

— Tu m’as l’air soucieux. Depuis que tu es arrivé, tu sembles ailleurs. Tu as des ennuis ?

Kyeran s’humecta les lèvres avant de déglutir :

— Euh... oui, on peut dire ça comme ça.

La jeune femme se leva de son fauteuil, puis commença à déboutonner sa chemise tandis qu’une étincelle coquine traversait ses yeux bleus maquillés de noir.

— Ça tombe bien, il se trouve que j’ai un bon remède contre les tracas ! Une bonne petite partie de jambes en l’air ! Ça te dit ?

Si en temps normal, il ne refusait jamais les avances de son amie, ce soir, le sujet Lyria lui préoccupait bien trop l’esprit pour se lancer dans des ébats charnels. Il sourit, mais n’esquissa aucun geste tendre ou explicite envers elle.

Éléonore haussa un sourcil face à son impassibilité.

— Tu n’as pas envie ?

Il soupira.

— Non, désolé. En fait... j’aurais un service à te demander.

Si la déception froissait le visage de la chanteuse, cette requête ne manqua pas de l’intriguer. Elle reboutonna alors son chemisier avant de se rasseoir.

— Je t’écoute.

— Je vais aller droit au but. Je sais que tu as pas mal de relations haut placées et je me suis dit que tu pourrais peut-être m’aider à trouver l’emplacement du repaire des Red Skulls.

L’expression de la jeune femme changea et elle poussa un petit cri.

— Quoi ? Les Red Skulls ? Mais pour quelle raison tu veux t’aventurer chez eux ?

— Parce que j’ai toutes les raisons de croire qu’ils retiennent quelqu’un contre son gré.

— C’est jamais bien bon de se mêler de leurs affaires, tu sais, maugréa-t-elle en balayant l’air de sa main, et tu as beau être un Dragyan, ils ne te feront aucun traitement de faveur. Ils se fichent pas mal de s’attaquer à plus gros et plus puissant qu’eux, du moment qu’ils y gagnent un trophée.

— Je sais, mais je n’ai pas le choix, il faut que j’y aille. Donc si tu sais quelque chose, dis-le-moi.

— Personnellement, je ne sais pas où ils se cachent, mais je demanderai à mon entourage.

— Merci à toi, Élie, sourit-il, je te revaud…

— Ne me remercie pas tout de suite, le coupa-t-elle en levant une paume, car quelque chose me dit que je vais encore me fourrer dans les emmerdes ! Cette personne doit être très importante pour toi pour vouloir te jeter dans la gueule du loup, je me trompe ?

Kyeran acquiesça d’un air penaud, mais au vu du regard suspicieux que lui lançait son amie, il devina qu’elle exigeait des explications plus concrètes. Il n’eut d’autre choix que de lui révéler sa rencontre avec Lyria, et alors qu’il s’attendait à voir son visage se teinter de jalousie, les prunelles d’Éléonore brillèrent d’une curiosité empreinte de joie.

— Mais c’est dingue, cette histoire ! s’extasia-t-elle. Si je comprends le concept d’imprégnation, ça veut dire que vous êtes des âmes sœurs ? Un peu comme les loups-garous ?

Une drôle de sensation noua le ventre de Kyeran et il se gratta la tête avant d’entrelacer ses doigts dans un geste nerveux.

— Ça y ressemble, en effet, mais c’est plus complexe que ça. Mon corps et mon esprit la désirent, mais le problème... c’est que mon cœur refuse de les suivre.

Éléonore grimaça et se redressa d’un bond en le fusillant du regard.

— C’est encore à cause de ce fichu serment que tu t’interdis d’aimer ?

Kyeran opina doucement.

— Entre autres... en tant qu’exterminateur, je n’ai pas le choix que de me plier aux règles, mais... il y a aussi mon passé qui...

— Au diable toutes ces conneries ! l’interrompit-elle. Presque aucun exterminateur ne respecte ce serment à la noix et crois-moi, je suis bien placée pour le savoir. Une de mes cousines s’est mariée en secret à l’un d’eux il y a trois semaines et apparemment, ce ne sont pas les seuls.

Kyeran ne sut quoi répondre, mais resta méfiant. Enfreindre le serment était passible de plusieurs mois d’emprisonnement. Le gouvernement aïdolarien demeurait très porté sur l’obligation et le respect des règles. Quand un volontaire s’engageait, c’était comme s’il vouait sa vie à Dieu.

L’humaine a raison, grogna son dragon, tu es au-dessus de tout cela. Tu n’as pas à obéir à ces stupides lois ni à t’empêcher de revendiquer ce qui t’ait dû. Un Dragyan ne se laisse pas asservir.

Kyeran serra discrètement les poings. Si sa conscience demeurait enchaînée, elle était toujours aussi déterminée à combattre ses vieux démons.

Éléonore avisa l’horloge et s’installa face à sa coiffeuse. Elle dénoua les rubans noirs qui maintenaient ses couettes et, penchée vers son miroir, elle se saisit d’un coton pour se démaquiller. Le Dragyan l’observa avec un air intrigué. Il n’avait jamais compris cette coutume qu’avaient les humaines de se recouvrir la peau de ces étranges crèmes et poudres colorées appelées maquillage ou encore de se teindre les cheveux. N’étaient-elles pas plus belles au naturel ? Pourquoi s’encombraient-elles de tous ces artifices inutiles ?

Concentrée dans sa tâche, la jeune femme continua tout de même son sermon :

— Concernant ton passé, j’ignore ce que tu as vécu, mais si tu veux un conseil, je pense que tu devrais arrêter de le ressasser et aller de l’avant. Tu as de la chance d’avoir trouvé une fille de ton espèce, alors ne la laisse pas te filer entre les doigts. Ce serait dommage de passer à côté d’un bonheur que tu mérites autant que quelqu’un d’autre.

Kyeran ne savait plus quoi répondre et resta bouche bée. Après Hayato, c’était au tour d’Éléonore de le pousser au vice. Pendant un court instant, il laissa son esprit vagabonder et s’imagina alors la vie merveilleuse qu’il pourrait partager avec Lyria, entouré de leur progéniture, mais les visages de son frère et de sa sœur se rappelèrent à sa mémoire pour venir le frapper en plein cœur. Après ce qu’il avait fait, l’espoir ne lui était pas autorisé.

— Malheureusement, ce ne sera pas aussi simple, déglutit-il.

Éléonore l’observa d’un air pensif tout en grattant un de ses ongles vernis, puis se leva pour se diriger vers sa chambre.

— Je comprends, il te faudra du temps... On devrait aller se coucher, il est plus de minuit. De toute façon, je ne pourrai pas commencer mes recherches avant demain, donc une bonne nuit de sommeil ne nous fera pas de mal. Tu viens dormir vers moi ?

Il secoua la tête.

— Non, je vais rester ici, j’ai besoin de réfléchir un peu.

La jeune femme se pinça les lèvres et disparut derrière sa porte après avoir lâché un bonne nuit à peine audible. Kyeran perçut dans son regard une lueur de tristesse. Il sentait qu’Éléonore voulait son bonheur et son cœur se serra à cette idée. Il ne pouvait pas changer le passé. Juste vivre avec, ou l’oublier. La deuxième option était difficilement envisageable, car malgré les années qui s’écouleraient, sa rédemption ne viendrait peut-être jamais.

Exténué, il s’étendit sur le canapé et laissa une petite lampe d’appoint allumée près de la fenêtre. Dès le lever du jour, il repartirait à la recherche de Lyria. Malgré la fatigue, le sommeil ne l’emporta pas immédiatement. Ce fut au bout de longues minutes à cogiter qu’il s’endormit, l’esprit habité par un cauchemar sinistre.

 

***

 

Plongé dans les ténèbres, Kyeran peinait à respirer. Ses jambes, ses bras ainsi que son cou étaient entravés par des sangles en cuir sur une table d’examen. Des bruits de pas résonnèrent, puis une porte s’ouvrit. La clarté apparut, fulgurante, et agressa ses pupilles. Quand sa vue s’habitua à la forte luminosité, des humains en blouses blanches étaient réunis autour de lui tandis qu’en arrière, stationnés de part et d’autre du sas, deux soldats Dragyans montaient la garde. Derrière de grandes baies vitrées surplombant la salle, Lamyria, la reine-douairière l’observait, le visage fermé et ses mains entrelacées sur son ventre.

Kyeran serra les poings lorsqu’il croisa son regard. C’était à cause d’elle qu’il se trouvait sur cette table et rien ne l’avait préparé à la pure horreur des laboratoires souterrains de Kaldia. Si dans la partie haute de l’établissement, les chercheurs créaient la vie, ce n’était pas le cas ici.

Lorsqu’un des scientifiques armés d’une lame en dragonium de belle longueur s’approcha de lui, son cœur s’emballa et ses membres tremblèrent. Kyeran ne connaissait que trop bien la souffrance qu’il allait endurer et avant même que l’homme l’atteigne, il hurla et se débattit avec violence. Plusieurs paires de bras le maintinrent fermement plaqué à la table tandis qu’une main l’empêchait de crier.

— On aurait dû lui redonner un sédatif, fit remarquer l’un des hommes.

— Inutile, répliqua un autre. Ça ne sera pas long.

Le couteau entailla sa chair. Depuis la clavicule, il traça une ligne droite jusque vers la hanche opposée. Une douleur aiguë et insoutenable irradia dans tout son corps. Kyeran avait l’impression de brûler tout entier. Les larmes ruisselèrent de ses yeux exorbités et il manqua de perdre connaissance lorsque des filets bleu pâle et chauds coulèrent le long de sa peau.

En état de choc, il trembla et haleta, pendant que ses tortionnaires reculaient pour le regarder saigner. Deux d’entre eux sortirent un calepin et rédigèrent des notes. Kyeran les haïssait. Ces soi-disant scientifiques humains venus pour étudier la capacité de régénération des Dragyans n’étaient rien d’autre à ses yeux que des barbares de la pire espèce. Certains semblaient même prendre un plaisir malsain d’évaluer sa réaction à la douleur. Kyeran se demandait parfois s’il n’était pas mieux de mourir pour que tout s’arrête.

Une porte à l’étage s’ouvrit brutalement et une voix familière résonna.

— Mais qu’est-ce qui se passe, ici ? Qui sont ces gens ?

Il tourna la tête en direction de la mezzanine et en dépit de sa vision floue, il reconnut très vite l’intruse qui venait de surgir. Une femme à la longue chevelure écarlate, l’expression horrifiée, s’agitait et pointait Lamyria d’un doigt accusateur avant de dévier son regard en contrebas. Malgré l’épaisseur du verre, Kyeran entendait nettement leur conversation.

— Votre Majesté ! Vous n’avez aucun droit d’être ici et encore moins de vous servir du futur roi pour vos expériences sordides ! Je vais en avertir mon père ainsi que le Haut Conseil sur le champ et vous devrez rendre des comptes ! Libérez Kyo immédiatement !

— Léona... répondit calmement la souveraine. J’aurais dû me douter que vous viendriez fouiner par ici. Malheureusement pour vous, j’ai tous les droits sur ce laboratoire, vous ne pourrez rien y faire. Quant à cet enfant, il ne représente rien à mes yeux, si ce n’est la cause de la mort de ma très regrettée Hélaéna.

Léona afficha un visage consterné et serra les poings.

— Comment pouvez-vous dire une chose pareille ? Kyo n’y est pour rien dans la mort de votre sœur !

— Si vous le dites... mais je reste persuadée que si cet enfant n’était pas venu au monde, elle serait encore en vie, aujourd’hui. Cependant, vous n’avez pas d’inquiétude à vous faire. Je ne compte pas tuer le prince, j’ai besoin de lui pour un futur projet.

Kyeran les écoutait, les larmes aux yeux. Si seulement Léona pouvait le sortir d’ici, mais que pouvait faire la pauvre scientifique dragyanne face à la reine et ses gardes ? Elle était venue seule... ou presque !

— Mais qu’est-ce qu’ils foutent ici, ces gosses ? vociféra l’un des humains. Comment sont-ils entrés ?

Kyeran tressaillit et un mauvais pressentiment l’envahit lorsqu’il reconnut les voix de Kézyan et Anoria. Il tenta de bouger, mais son torse douloureux lui arracha un râle de souffrance. Les mâchoires serrées et la respiration haletante, il laissa retomber sa tête, puis dut se contenter d’écouter l’agitation. Les deux coquins s’étaient infiltrés dans le laboratoire et l’expression horrifiée de Lamyria ne tarda pas à le lui confirmer. Ce fut à ce moment que Léona bondit sur la souveraine et la projeta au sol. Un garde pénétra dans la pièce. Un court instant de lutte s’écoula, puis un coup de feu retentit. Il voulut hurler, mais ses cordes vocales trop engourdies par son récent état de choc ne laissèrent échapper qu’un cri étouffé.

Seule Lamyria se releva en époussetant sa robe immaculée tachée d’un liquide bleu pâle, puis ordonna :

— Sortez mes enfants d’ici ! Conduisez-les à l’étage !

Plusieurs soldats attrapèrent les jeunes Dragyans qui protestèrent. Kyeran ne prêtait plus attention au tumulte environnant. Les yeux voilés par le chagrin, un grondement monta en puissance dans ses entrailles. L’air autour de lui se suspendit et la température chuta. Une douleur atroce l’envahit. Ses muscles se bandèrent et les sangles qui le maintenaient prisonnier cédèrent. Mu par une rage sourde, il se redressa sur la table d’examen tandis que des écailles recouvraient sa peau et que des ailes jaillissaient de son dos.

— Merde ! Il se transforme ! hurla un des scientifiques. Évacuez la salle ! Vite !

Alors que les hommes couraient vers le sas, Kyeran fondit sur eux et d’un coup de griffes, il envoya l’un d’eux percuter un mur avant d’en faucher d’autres d’un puissant coup de queue. Des hurlements de terreur et de douleur retentissaient aux quatre coins de la grande salle.

— Il a perdu le contrôle ! Abattez-le ! ordonna la reine.

Les gardes se précipitèrent face à lui, fusils en main, et le visèrent. Une pluie de balles s’abattit sur lui, mais elles ricochèrent sur ses écailles. Submergé par la fureur, Kyeran poussa un rugissement si fort que toutes les cloisons du bâtiment tremblèrent. Tétanisés par la supériorité du jeune Alpha, les soldats s’enfuirent. Une confusion indescriptible régnait. Des corps se faisaient piétiner ou déchiqueter, des meubles ou autres appareils médicaux volaient en éclats. Quand toute trace d’hostilité fut anéantie, Kyeran se tourna vers les baies vitrées. Il ne restait plus que Lamyria. Elle tremblait tellement qu’elle se retrouva incapable de bouger. Il déploya ses ailes et ses mâchoires s’écartèrent sur un flot de flammes bleues.

Enfin, les ténèbres recouvrirent tout.

Lorsque ses paupières se rouvrirent, Kyeran avait repris son apparence humaine. Complètement déboussolé, il se redressa et survola du regard l’étendue des dégâts avant de tituber à travers les débris de verre et de métal éparpillé au sol. Autour de lui, ne restaient que des machines cassées et des corps mutilés. Des étincelles jaillissaient d’un câble arraché dans un crépitement irrégulier, troublant le silence mortel. Puis, un objet attira son attention et il se pencha pour le ramasser : la peluche de Kézyan. Le petit Dragyan ne s’en séparait jamais.

En relevant les yeux, un hoquet d’effroi le saisit et son sang se figea dans ses veines. À moins de trois mètres, les corps sans vie de ses cadets gisaient dans une mare bleutée juste sous celui d’un soldat qui avait tenté de les protéger.

Un éclair de douleur le traversa et il se laissa tomber à genoux avant de hurler jusqu’à l’extinction de voix.

Les enfants étaient morts, il les avait tués.

 

Kyeran se réveilla en sursaut et inspira brusquement. Quand il réalisa qu’il était plongé dans l’obscurité, un étau lui comprima la poitrine et la panique s’empara de lui. Pantelant, il se recroquevilla sur lui-même avec un gémissement tandis que des larmes incontrôlables dévalaient ses joues.

La pièce s’éclaira, l’aveuglant presque, et deux mains chaudes se posèrent sur lui.

— Hé ! Kyeran ? Ça va ? Qu’est-ce qui se passe ?

La voix d’Éléonore tentait de percer le brouillard de la douleur qui l’envahissait, mais elle résonnait en un écho lointain. Il secoua vivement la tête, le souffle entrecoupé.

— Je les ai tués, je les ai tués, répéta-t-il en se balançant sur lui-même.

— Mais qui donc ?

Encore submergé par son cauchemar, il ne put lui répondre. Des bras l’enlacèrent et peu à peu, la chaleur d’une peau douce réussit à l’apaiser.

— Ça va aller, je suis là, murmura Éléonore en lui caressant les cheveux.

Elle fredonna et le berça comme un enfant. Câliné par son amie, Kyeran finit par se sentir en sécurité et ne tarda pas à replonger dans un sommeil profond.

 

***

 

L’aube pointait quand Kyeran se réveilla. Grâce à la présence d’Éléonore, il n’avait pas refait de cauchemars. Cependant, il s’étonna de ne pas la voir dans le canapé à ses côtés jusqu’à ce qu’un toussotement attire son attention. Elle était assise à sa table de salon et dégustait un thé tout en écoutant la radio. Avec un soupir de soulagement, il s’étira et se leva pour la rejoindre. Un bon déjeuner ne lui ferait pas de mal. Il s’empara d’abord de la carafe d’eau et s’en servit un grand verre qu’il but d’une traite pour rafraîchir sa gorge sèche.

— Ça va mieux ?

Il dévisagea la jeune femme d’un air penaud et hocha la tête en silence.

— Tu m’as fichu une de ces trouilles, cette nuit ! De quoi as-tu rêvé pour te mettre dans un état pareil ?

— Désolé... ce sont des cauchemars récurrents dont je ne préfère pas parler...

Éléonore soupira et fronça les sourcils.

— Je ne suis pas psy, mais si ça a un rapport avec ton passé, il va peut-être falloir que tu te livres un jour à quelqu’un. Déballer ce qu’on a sur le cœur parfois, ça peut faire du bien.

Cette réplique le poussa à la réflexion, Éléonore n’avait pas tort. Garder éternellement ce fardeau pour lui seul ne l’aiderait jamais à apaiser son âme ni à s’amender. Il en parlerait à Angélina et Sköll, mais comment ses plus grands confidents réagiraient-ils face à ce lourd secret ? Continueraient-ils à le traiter comme leur égal malgré les meurtres qu’il avait commis ? Un frisson lui parcourut l’échine lorsque la part la plus obscure de sa conscience le rabroua de nouveau.

Même la personne la plus compréhensive de cette planète ne pardonnera jamais tes actes.

Alors qu’il se morfondait, les mots laboratoire et explosion crachés par le haut-parleur de la radio le sortirent de ses songes. Il releva les yeux vers Éléonore et croisa son regard incrédule.

— Encore un, souffla-t-elle avant de boire une nouvelle gorgée de son infusion.

— Oui... cette fois, c’est celui de Liatov...

Le duo continua d’écouter les mauvaises nouvelles dans un silence religieux. Un deuxième établissement de recherche sinistré s’ajoutait au précédent alors que le Fléau poursuivait ses ravages dans le sud et l’est du pays. Si l’ouest restait calme pour l’instant, cette accalmie ne durerait pas. Toutefois, ce qui interpella Kyeran, c’était surtout les circonstances de ce drame. Une explosion accidentelle au sein d’un laboratoire pouvait arriver, mais deux en si peu de temps ? Les pistes de l’attentat commençaient à devenir plausibles, mais qui incriminerait-on ?

— C’est très étrange tout ça, déglutit Éléonore. Les scientifiques essaient désespérément de trouver un moyen d’arrêter le Fléau, mais j’ai l’impression qu’on fait tout pour les en empêcher...

— En effet, ça commence à devenir de plus en plus louche cette histoire... répondit-il tout en se dirigeant vers un buffet où s’entassaient des journaux

— Au fait, je me demandais... si un jour je contracte cette saloperie, tu me tueras ?

Kyeran se raidit et se retourna vivement vers Éléonore. Sa main, posée sur les vieilles gazettes qu’il avait commencé à feuilleter, se crispa et déchira par mégarde une des pages jaunies. Il croisa son regard chargé de doutes tandis que ses lèvres tressaillaient.

— Ce... c’est une question que je ne me suis jamais posée, et pour être honnête, je ne sais pas comment je réagirais si le cas venait à se présenter. J’ose simplement espérer que ce ne sera pas à moi de le faire.

Éléonore baissa la tête comme si elle s’était résignée à un avenir funeste et but une gorgée de son thé en silence pendant qu’il reportait de nouveau son attention sur les journaux. Quelques-uns d’entre eux ne tardèrent pas à l’intéresser.

— Je vois que tu continues de collectionner les vieux articles. Comment tu as fait pour te procurer ceux-là ? Certains datent d’il y a plus de seize ans.

La chanteuse retrouva une meilleure humeur et ses lèvres se courbèrent en un sourire malicieux.

— On n’arrête pas une passion du jour au lendemain ! J’ai juste eu à fouiller dans les archives de mon père. Même s’il n’est plus journaliste, il a tout gardé, alors je pioche de temps en temps dedans.

Kyeran haussa un sourcil.

— Je croyais que tu étais en froid avec lui.

— Toujours, affirma-t-elle, le regard sérieux, mais je m’arrange à chaque fois pour venir quand il n’est pas là.

— Je vois... En tout cas, c’est impressionnant de voir à quel point sa carrière s’est envolée. Passer de journaliste à chancelier, c’était improbable.

— Pas tant que ça. Tu ne le sais pas, mais mon père a toujours eu un pied dans la politique et c’est un fervent manipulateur. Je dirais même qu’il excelle dans le domaine...

— Tu ne l’apprécies vraiment pas !

— Disons qu’il a toujours fait passer sa profession avant sa famille... alors, il ne faut pas s’étonner.

Kyeran remarqua à sa mine rembrunie qu’elle ne souhaitait guère argumenter sur cet épineux sujet. Il retourna alors à son occupation jusqu’à ce qu’une date précise l’interpelle : le huit nova deux mille cinq cent quatre-vingt-huit. Une photo en noir et blanc couvrait la première page du journal et le titre imprimé en grosses lettres capitales le fit aussitôt frémir.

— Mémoria Zéro, un projet de clonage qui pourrait bien changer l’avenir de l’humanité dans les prochaines années... lut-il tandis que ses entrailles se nouaient.

Sur le cliché, posaient fièrement huit personnes toutes vêtues de blouses blanches, dont quatre humains. Au centre du petit groupe, Kyeran reconnut son frère aîné, Adryan. Âgé à l’époque de cent cinquante-deux ans, ce brillant scientifique avait consacré une partie de sa vie à la recherche sur sa propre espèce. À sa gauche, se tenait un grand Dragyan au regard sévère : Ukthar Warhaltia, le dirigeant du laboratoire de Kaldia et bras droit du chef de clan des Alphas rouges. À sa droite, sa fille, Léona.

Son cœur se serra alors qu’il caressait de son doigt le visage de la jolie femme-dragon. Elle paraissait tellement heureuse sur cette photo. Jamais il n’aurait pensé revoir un jour son doux sourire et une larme perla au coin de son œil malgré lui. Puis, un des humains postés juste à côté d’elle attira son attention : un homme de petite taille et au faciès familier encadré de deux grandes mèches châtain. Il laissa échapper un hoquet de surprise et se frotta les paupières pour être certain de ne pas rêver. Cet individu ressemblait trait pour trait à Allister Lomassac, à la différence que sa version plus jeune se portait bien.

— Élie, tu connais cet événement ? déglutit-il en montrant le journal à son amie.

Éléonore plissa les yeux pour examiner l’article.

— Oui, il paraît que ce projet a été un fiasco total quelques années après, mais ils n’ont jamais dit pourquoi ni ce qu’il s’était passé. C’est resté tabou.

— Et peux-tu me dire qui est l’homme à droite de cette femme ?

— Bien sûr, c’est le professeur Anthonis Mazen !


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