MÉMORIA ZÉRO - TOME 1

Chapitre 2 : DU SANG NOIR... ET DES YEUX ROUGES

4240 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 13/06/2021 09:04

Neuf ans plus tard...

 

Kyeran faisait tournoyer son épée pour bloquer le souffle putride de son adversaire. Face à lui, une vouivre des marais se gonflait dans une posture intimidante. En temps normal, ce reptile aux courtes pattes préférait la fuite au conflit, mais l’étrange mal qui le rongeait brouillait ses sens et le poussait à l’agressivité.

Le lézard géant abattit violemment sa queue au sol. Sous la puissance de l’impact, des éclats de roche et des débris de végétation volèrent en tous sens. Profitant du nuage de poussière, Kyeran esquiva l’offensive d’un bond avant de contre-attaquer. Aussi vif que l’éclair, il sauta sur le dos de sa cible et lui asséna plusieurs coups d’épée. La lame luminescente lacéra le cuir épais et des flots de sang obscur jaillirent des blessures.

La vouivre se tortilla et rugit de douleur. Déséquilibré, Kyeran sentit son pied se dérober et glissa au moment où un souffle froid frôlait sa peau. Sa chute venait de lui éviter de justesse un nouvel assaut du fouet écailleux. Loin de se laisser dominer, il se réceptionna au sol avec habileté et repassa à l’offensive. Les genoux fléchis et les doigts resserrés sur le manche de son arme, il s’élança. D’énormes griffes manquèrent de le faucher, mais, plus agile, il bondit au-dessus de son opposant. Son épée rabattue en arrière, il y concentra son éther. Elle chatoya alors d’une aura bleutée tandis qu’il enchaînait son attaque.

Tout se joua en quelques secondes. La lame fendit l’air à plusieurs reprises et une onde de choc terrassa le reptile en lui tranchant profondément la chair. Le monstre lutta pour se redresser, mais ses forces l’abandonnèrent et il s’effondra dans un gémissement plaintif. D’un nouveau bond, Kyeran atterrit sur son crâne et y planta son épée pour l’achever. La vouivre émit un horrible gargouillis et, un long râle d’agonie plus tard, son corps animé de soubresauts s’immobilisa.

Perché sur sa proie, et à peine éprouvé par la bataille, Kyeran soupira et le halo bleu qui l’auréolait pendant son attaque s’évanouit. D’un geste vif, il retira sa lame du cadavre pour la rengainer dans le fourreau à sa ceinture, puis abaissa ses lunettes de protection jusqu’à son cou. Le calme revenu, il ferma les paupières et profita de ce court entracte pour adresser une prière silencieuse en hommage à la vie qu’il venait d’ôter. Il n’aimait pas tuer pour le plaisir, mais en ces temps, la conjoncture ne lui laissait guère le choix.

— Bravo, Kyo ! Toujours aussi efficace !

Interrompu dans son recueillement, l’intéressé tourna la tête vers la voix qui le complimentait. Un jeune homme blond avait surgi de derrière le tronc d’un imposant sapin. Il s’était mis à l’abri pendant le combat contre la vouivre.

Coursier à son compte, Sköll Hellan empruntait régulièrement cette route de forêt pour son travail, mais elle était devenue peu fréquentable. En effet, depuis l’arrivée du Fléau dans la région, de nombreuses bêtes infectées menaçaient la vie des habitants. La plupart des itinérants payaient alors des exterminateurs pour les accompagner durant leur trajet. Ainsi, grâce à la protection de Kyeran, Sköll effectuait ses livraisons en toute sécurité.

Après avoir épousseté la veste de son uniforme, il s’approcha de la dépouille d’un pas prudent. Il la tapota de plusieurs petits coups de pied avant de courber ses lèvres en un sourire admiratif.

— Sacrée bestiole ! Elle n’est pas près de se relever après ça.

— Je ne fais pas le travail à moitié, se vanta Kyeran.

— Je vois ça. Abattre un tel monstre, ce n’est pas à la portée de tout le monde.

— Avec une bonne formation, n’importe qui peut le faire et je suis sûr que tu réussirais le même exploit en t’entraînant.

— Avec ma magie minable ? grimaça le livreur. Jamais de la vie. Je suis juste bon à faire pousser des pâquerettes. Et puis de toute façon, ça ne m’intéresse pas de tuer ces bestioles.

Kyeran s’esclaffa face à l’attitude défaitiste de son compagnon. Sköll ne manquait jamais de le faire rire et son quotidien se comparait souvent à une tartine qui tombait toujours du côté beurré. En d’autres termes, la poisse suivait le jeune homme comme son ombre et son éther de type végétal ne lui permettait pas d’invoquer des sortilèges suffisamment puissants pour se défendre. Il aurait fait un piètre traqueur.

Perché sur sa proie, Kyeran bâilla quand il sentit la fatigue l’envahir. Ces dernières journées sur le terrain avaient été intenses et le sommeil, relégué au second plan. En effet, même de nuit, il avait dû assurer la sécurité de son ami lorsqu’ils dormaient à la belle étoile. À présent, il n’avait qu’une hâte, rentrer chez lui pour se reposer. Toutefois, il lui restait encore une tâche à effectuer avant de quitter les lieux.

Il se redressa en s’étirant, puis se laissa glisser le long du flanc de la vouivre pour rejoindre ensuite une fourgonnette attelée à deux grands oiseaux aux plumes multicolores. Ils claquèrent du bec et leurs griffes acérées piétinèrent le sol à son approche. Au vu de leur comportement agité, les volatiles s’impatientaient de reprendre la route. Après s’être emparé de son sac posé sur le siège, Kyeran en sortit une trousse en cuir, puis retourna auprès du cadavre sous le regard intrigué de Sköll.

Le spécimen présentait un aspect typique du premier stade de l’infection au Fléau. Ses écailles, auparavant gris-vert, étaient recouvertes à divers endroits de cloques noires et sous la peau atteinte, la chair se désagrégeait. Avec minutie et à l’aide d’un scalpel, Kyeran en découpa de fines bandes et les glissa à l’intérieur d’une pochette transparente qu’il referma. Ensuite, il s’empara de deux tubes pour prélever un peu de sang.

Accroupi à ses côtés, Sköll grimaçait et se pinçait le nez tout en l’observant. L’effluve métallique dégagé par l’animal commençait à devenir insoutenable. Une fois décédés, les individus touchés par le Fléau se décomposaient rapidement.

— Je ne sais pas comment tu fais pour supporter ça, geignit-il d’une voix nasillarde, mais moi, ça fait longtemps que j’aurais gerbé.

— Les humains ont un odorat bien trop délicat comparé aux dragons, se moqua Kyeran.

Sköll leva les yeux au ciel.

— Ah oui, c’est vrai, rien ne t’affecte, ô toi, le puissant Dragyan ! Enfin bref... aux dernières infos, il paraît que ce truc a contaminé presque les deux tiers de la population humaine du pays voisin. Je pensais que ça touchait que les reptiles, mais apparemment non. Tu penses que c’est vraiment une maladie ?

Kyeran resta silencieux et plongea dans les souvenirs de son vécu. Dix ans auparavant, cet étrange mal avait décimé son peuple. Persuadé d’être le seul survivant de ce massacre, il cherchait encore à comprendre ce qu’il s’était passé, mais les réponses tardaient à venir. En attendant, il se pliait aux ordres de ses supérieurs pour atteindre l’unique objectif fixé par le gouvernement aïdolarien : enrayer cette menace, même si cela impliquait des sacrifices parfois inacceptables.

Après avoir rangé ses prélèvements dans son étui, Kyeran lui répondit enfin :

— Malheureusement, je ne suis pas scientifique. Eux seuls nous le révéleront.

Sköll émit un grognement frustré et se contenta de hausser les épaules.

Leur tâche effectuée, les deux hommes quittèrent les lieux. Tout en s’installant sur le siège, Kyeran plaça ses précieux échantillons dans son sac pendant qu’à ses côtés, son partenaire ajustait ses lunettes de conduite. D’un claquement de langue, Sköll ordonna à ses gastérios de se mettre en route. Ceux-ci ne se firent pas prier : leur crête de plumes aux couleurs vives se redressa sur leur crâne et ils poussèrent un cri strident avant de s’élancer sur leurs puissantes pattes.

Ces grands oiseaux terrestres aux ailes atrophiées demeuraient parmi les créatures les plus rapides du continent et servaient très souvent pour le transport de marchandises légères. Toutefois, en raison de leur tempérament carnassier comme en témoignait l’apparence de leur énorme bec très affuté, les professionnels avaient fini par les délaisser suite à de multiples accidents. Certaines entreprises les avaient alors peu à peu remplacés par des véhicules de nouvelle génération fonctionnant grâce à l’éther. Aujourd’hui, Sköll était l’un des seuls itinérants de sa ville à encore en posséder et malgré leurs défauts, il les appréciait beaucoup.

Pendant le trajet, les paupières de Kyeran papillonnaient et la chaleur environnante achevait de le plonger progressivement dans une douce torpeur. Les hautes températures ne le gênaient pas en raison de sa nature draconique, mais ce n’était pas le cas de Sköll qui s’épongeait le front d’un mouchoir. Malgré la vitesse de déplacement de la fourgonnette, l’air peinait à se rafraîchir.

— Foutue canicule, grogna-t-il, exaspéré. Vivement le retour de la pluie, hein ?

À moitié ensommeillé, l’exterminateur ne releva pas sa question et voyant qu’il n’émettait aucun commentaire, Sköll lui jeta un regard en biais.

— Tu as vraiment de la chance de ne pas être affecté par la chaleur.

— C’est un avantage, en effet, réagit enfin l’intéressé en bâillant paresseusement.

— Je donnerai n’importe quoi pour être comme toi.

Kyeran arqua un sourcil et secoua la tête. Les lubies saugrenues de son ami humain ne manquaient jamais de le surprendre. Quelle personne un minimum sensé souhaiterait échanger sa nature contre celle d’un des prédateurs les plus redoutés au monde ?

Alors que le sommeil reprenait possession de son esprit, la voix de Sköll retentit de nouveau. Cette fois, il s’engagea sur un tout autre sujet.

— Au fait, je ne sais pas si ta sœur te l’a dit, mais... je l’ai demandée en mariage.

Kyeran sortit de sa somnolence avec un sursaut et jeta un regard médusé à son ami.

— Comment ça ? Si tôt ? Enfin, je veux dire…

Sköll leva les yeux au ciel.

— Je te rappelle qu’elle et moi on sort ensemble depuis presque deux ans, maintenant. Il serait peut-être temps de t’en rendre compte, mais tu es tellement accaparé par ton boulot que tu ne fais plus attention à rien.

La culpabilité lui serra le cœur. Son ami n’avait pas tort. À cause de sa profession, il n’avait guère le temps de s’intéresser au quotidien de ses proches et cela le déconnectait parfois de la réalité. De ce fait, il négligeait certains événements. Cependant, Kyeran avait beau côtoyer les humains depuis une dizaine d’années, il ne comprenait toujours pas leurs étranges coutumes. Ces créatures s’unissaient à l’aide d’un concept appelé mariage alors qu’elles étaient pour la plupart déjà accouplées. Quelle en était l’utilité alors qu’une union charnelle suffisait ?

Sköll se racla la gorge face à son long silence.

— Je ne t’ai pas vexé, j’espère ? Ce n’était pas du tout mon intention.

Kyeran secoua la tête.

— Non, pas du tout, tu as raison. Je devrais partager un peu plus de temps avec vous en dehors du travail. Je vais essayer de me rattraper. Quand avez-vous prévu de vous unir ?

— Le printemps prochain, avoua le coursier avec un regard brillant qui se ternit aussitôt. Enfin... si le Fléau n’empire pas d’ici là...

L’exterminateur partagea son ressenti. À cause de cette menace, se projeter vers l’avenir devenait de plus en plus difficile, car personne ne savait comment la situation évoluerait. Sköll était le portrait typique du garçon gentil, attentionné et mignon avec lequel n’importe quelle fille aurait rêvé de sortir. Angélina n’aurait pu mieux choisir et Kyeran espérait sincèrement que la situation actuelle leur permette de vivre quelques instants de bonheur. Il faisait pleinement confiance à son ami humain depuis leur rencontre et la fierté gonfla son cœur à l’idée qu’il devienne bientôt le compagnon de sa cadette.

L’image d’une personne vint cependant s’afficher dans son esprit, puis il ricana.

Sköll haussa un sourcil.

— Qu’est-ce qui te fait rire ?

— Et bien... en parlant de mariage, j’espère que tu es conscient que ce n’est pas à moi que tu vas devoir demander ta bénédiction.

Le visage de son partenaire changea de couleur et il se renfrogna.

— Ouais, je sais... ton père...

— Tu es un homme, maintenant, plaisanta Kyeran en lui tapotant l’épaule, ça ne sera peut-être pas facile de le convaincre, mais si tu réussis à passer l’épreuve du boss, alors tu auras tout mon respect.

— Et... c’est censé me rassurer ?

Kyeran s’esclaffa face à sa grimace. Il savait à quel point Borys Estieral pouvait se montrer terrifiant quand il était question de sa fille, mais il connaissait le coursier depuis sa tendre enfance et l’appréciait beaucoup. Il accepterait de lui donner la main d’Angélina sans hésiter.

— Au fait, tu seras là pour la Fête des Illuminations ? reprit Sköll. Je comptais emmener Angel au feu d’artifice. Tu pourrais venir avec nous, ce serait l’occasion de se faire enfin une soirée ensemble et...

Bercé par les vibrations du véhicule, Kyeran ne l’écoutait plus. Ses paupières se fermèrent pendant que sa tête se balançait au rythme des imperfections de la route. Puis, les ténèbres le submergèrent.

 

***

 

— On est arrivés.

Kyeran battit des paupières lorsque la main de Sköll tapota son épaule. L’esprit encore embrumé, il bâilla à s’en décrocher la mâchoire, puis en scrutant les lieux, reconnut les rues de Zapornia. Enfin de retour ! Sa bonne humeur retrouvée à l’idée de regagner le calme de sa chambre, il s’empara de son sac et rejoignit d’un bond la terre ferme.

Étonné, son ami l’interpella :

— Tu ne veux pas que je te dépose devant chez toi ?

— Non, je vais marcher un peu, ça me fera du bien.

— Très bien, comme tu voudras.

— Contacte-moi dès que tu retournes en livraison, reprit Kyeran, enfin, si je ne suis pas dépêché pour une mission d’ici là.

— Pas de problème ! Je ne repars que dans deux ou trois jours, je compte prendre un peu de repos.

— Ah ? Alors, viens boire un coup ce soir.

Sköll secoua la tête d’un air navré.

— Désolé, mais je vais aller me reposer, moi aussi je suis crevé. Je passerais plutôt demain.

— Tu as intérêt, car tu me dois une tournée, je te signale.

— Et toi, tu m’en dois deux, renchérit le livreur. Bon, j’y vais. Passe le bonjour à Hayato et fais un baiser de ma part à l’amour de ma vie.

Kyeran grimaça à l’idée d’embrasser sa propre sœur et rétorqua :

— Je me contenterai juste de lui passer le message... je ne voudrais pas être responsable d’un quiproquo.

Sköll s’esclaffa et, un claquement de rênes plus tard, redémarra en saluant son ami d’un signe de la main. Kyeran le regarda s’éloigner avec un sourire et s’étira avant d’entamer le chemin en direction de son domicile.

Pendant qu’il marchait, un ronronnement sourd attira son attention et une ombre masqua le soleil. Un navire d’acier aux ailes membraneuses voguait en direction de Lyumara ou de Nyìrka, deux importantes métropoles situées plus à l’est. De grosses hélices fixées à l’arrière de la coque poussaient cette incroyable technologie à travers les cieux dans un battement audible à plusieurs centaines de mètres alentour.

Kyeran fronça les sourcils face au blason doré gravé sur le ballon du dirigeable : celui d’une maison noble. Ces vaisseaux se démarquaient par leur aspect raffiné et ancien à l’inverse de ceux de l’armée, plus sobres, mais plus aérodynamiques. Seuls les membres de la haute société comme les hommes politiques ou encore l’empereur lui-même voyageaient dans ces aéronefs. Si à l’inverse des humains, il n’avait pas besoin d’un tel engin pour conquérir le ciel, leurs inventions toutes plus folles les unes que les autres ne finissaient jamais de l’étonner. Il continua de l’admirer jusqu’à ce qu’il soit hors de vue et reprit sa route.

En rejoignant l’artère principale de la ville, Kyeran observa les lieux d’un air préoccupé. En raison d’une canicule installée depuis plusieurs semaines, les espaces verts et les jardins privés autrefois luxuriants de Zapornia souffraient du manque d’eau. L’herbe des pelouses était grillée et les arbres épuisés de lutter contre la sécheresse arboraient déjà les couleurs d’un automne précoce. Même les oiseaux avaient abandonné l’idée de chanter.

Au détour d’une rue déserte, il croisa des soldats en patrouille qui le saluèrent d’un hochement de tête cordial. Vêtus de leurs uniformes gris décorés du phœnix – l’emblème de leur patrie – et munis de fusils à balles d’éther, ils surveillaient les alentours. À cause de la chaleur, mais aussi depuis que le Fléau avait débarqué dans la région, les résidents se terraient à l’intérieur de leurs maisons et ne sortaient que pour effectuer les achats de grande nécessité. Les militaires en profitaient alors pour contrôler leurs allées et venues.

En guerre depuis quelques mois contre la République d’Illurion, l’armée impériale avait investi les campagnes proches de la frontière du pays adverse afin de protéger le peuple d’une éventuelle invasion ennemie. Kyeran comprenait difficilement la haine qui animait Aïdolara envers son voisin depuis des siècles. Ces deux nations avaient toujours été en conflit et malgré les quelques entractes de paix, le répit ne durait guère longtemps. Aussi la région tranquille d’Aerendal ne faisait-elle pas exception.

Néanmoins, en dehors du contexte actuel et de son inhabituel aspect de ville fantôme, Zapornia restait tout de même agréable à visiter. Nichée au fond d’une combe escarpée, cette charmante agglomération touristique de deux mille cinq cents habitants séduisait par un patrimoine médiéval parfaitement conservé. Kyeran ne se lassait jamais d’explorer ses ruelles tortueuses, presque labyrinthiques, qui sinuaient entre les vieilles façades en pierre gris cendre. Cela lui rappelait parfois ses excursions d’enfance lorsqu’il jouait à cache-cache dans les étroites venelles d’Extalia, sa cité natale.

Le tintement solennel d’une cloche brisa le silence et son écho se perdit dans la vallée en contrebas. Dominant fièrement la ville depuis son surplomb rocheux, la citadelle de Beslan sonnait quinze heures. Cet édifice historique aux hautes murailles imprenables abritait le pénitencier ainsi que le tribunal depuis plusieurs siècles. Kyeran appréciait cet endroit pour son belvédère au magnifique panorama. De là, il admirait les sommets abrupts de la chaîne montagneuse des Atalantes dont certains pics restaient enneigés toute l’année et bien souvent, il emportait avec lui un carnet pour y composer quelques proses. Comme lui, bon nombre d’artistes – peintres, photographes et bien d’autres encore – trouvaient de l’inspiration auprès de ce paysage idyllique et il n’était pas rare d’en croiser lors de la belle saison.

Mais aujourd’hui, il ne se sentait pas d’humeur à écrire. Bien trop obnubilé par l’idée de se reposer, il renonça à y monter. Il passa à proximité de la place principale, puis emprunta une nouvelle rue. Une trentaine de mètres le séparait à présent de son objectif. Quelques rares citadins le saluèrent poliment alors que d’autres changeaient de trottoir pour ne pas le croiser. Si les premiers l’appréciaient pour ses excellentes capacités magiques ainsi que pour ses prouesses culinaires à la Vouivre d’Argent, ce n’était pas le cas des seconds. Cette deuxième portion de la population le considérait comme un être sans humanité à cause de sa profession ou le craignait en raison de sa nature draconique.

Malgré un accord de paix établi entre les deux espèces, les humains continuaient de considérer les dragons comme de la vermine, mais Kyeran se moquait bien de ceux qui le traitaient de paria. Les humains n’étaient pour lui que des êtres inférieurs et insignifiants qui ne méritaient aucun intérêt de sa part. Le simple souvenir de ce que lui avait fait subir une poignée d’entre eux par le passé renforçait ce ressentiment. Cependant, ils n’étaient pas tous à jeter dans le même panier. Si certains faisaient preuve d’une barbarie de la pire espèce, d’autres savaient se montrer tolérants et aimants, comme la famille qui l’avait recueilli quelques années plus tôt. Les Estieral se fichaient de ses origines et l’avaient accepté parmi eux comme un membre à part entière.

Lorsque le blason du restaurant lui apparut, Kyeran pressa le pas, mais alors qu’il s’égarait dans ses pensées, le paysage devant lui vacilla soudain à grande vitesse. Quelque chose venait de le percuter de plein fouet et dans le choc, il perdit l’équilibre avant de tomber assis sur le sol en grommelant.

— Bon sang, mais qu’est-ce que...

Ses mots moururent entre ses lèvres quand il leva les yeux. Une jeune femme au corps et au visage dissimulés sous une cape sombre lui tendait la main pour l’aider à se relever.

— Désolée ! Je n’vous avais pas vu.

Kyeran hésita avant d’accepter sa paume, puis une sensation étrange se produisit alors qu’il s’en saisissait. Ses terminaisons nerveuses s’éveillèrent et une subite fébrilité envahit tout son être. Des picotements affluèrent sous ses doigts et remontèrent dans ses bras pour se poursuivre le long de son échine.

Le temps parut s’arrêter et l’air se figer autour de lui.

Elle, murmura une voix rauque dans sa tête.

Perturbé par cette soudaine émotion, il retrouva un semblant de lucidité et retira sa main avant de s’écarter de la belle inconnue. Ses yeux s’écarquillèrent lorsqu’il rencontra son regard cramoisi tandis que son cœur manquait un battement. Face à lui se tenait une femelle Dragyan de petite taille et aux longs cheveux brun-rougeâtre. Comment était-ce possible ? Il crut rêver, mais son odorat acheva de le convaincre de la réalité de cette rencontre. Une fragrance épicée et entêtante caressa délicieusement ses narines.

Tout aussi choquée, la demoiselle le fixait de ses pupilles reptiliennes pendant que son nez en trompette frémissait pour humer son odeur. Son expression changea. Son regard s’illumina et ses lèvres se courbèrent en un sourire rayonnant.

— Je l’savais ! Je n’suis pas seule ! s’exclama-t-elle alors.

Kyeran resta trop hébété pour répondre à son euphorie. Il ne réussit qu’à bégayer maladroitement :

— Lé-Léona ? Ce... c’est toi ?

La Dragyanne sourcilla et secoua la tête.

— Désolée, mais j’crois qu’tu me confonds avec quelqu’un d’autre. Je n’m’appelle pas Léona.

Confus, il cligna des paupières et se les frotta du bout des doigts.

 Espèce d’idiot, tu sais très bien qu’il est impossible que ce soit elle !

Léona était décédée depuis de longues années, mais cette jeune femme lui ressemblait trait pour trait. Submergé par une vague de honte brûlante, il voulut s’excuser pour sa maladresse, mais des cris lointains en provenance de la rue voisine l’interpellèrent et lorsque ses yeux se rouvrirent, la jolie Dragyanne avait disparu.


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