La Flamme de Mililian - Tome 1 - Partie 1

Chapitre 1 : Un vol audacieux

4568 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 17/08/2022 11:49

            L’océan Mililian s’étendait à l’infini, paisible et silencieux, éternel admirateur du ballet aérien qui s’offrait, chaque soir, aux habitants de Sorena. Dans le calme crépusculaire à peine troublé par le doux chant de l’onde salée, les astres se livraient à une danse complexe, dont la seule récurrence était l’union temporaire de Dryha, la lune des Ténèbres, et du soleil. L’occultation avait déjà commencé ; Dryha, sous les rayons de son amant, se nimbait d’une auréole spectrale aux profondes nuances bleues et violettes. Leur étreinte se reflétait à la surface des flots dans les dernières lueurs du jour, bientôt remplacées par le sombre éclat de la noct-heure. Autour du couple céleste, les étoiles apparaissaient une à une, telles de fragiles ballerines dont l’éclat discret parachèverait la beauté de ce spectacle immuable. 

           Insensible – ou habituée – à cette performance merveilleuse, la petite ville de Khaëlentis fourmillait d’une activité intense. En tant que dernier port toëllien avant la frontière ouest du royaume, ses quais accueillaient bon nombre d’embarcations de tous types et de toutes origines, et ses entrepôts débordaient de marchandises en tous genres en attente de transit. En cette période d’après-guerre, la plus petite minute de lumière naturelle était exploitée pour permettre l’acheminement des matériaux vers leur destination afin de permettre la reconstruction rapide des régions dévastées par les combats. 

           Ce soir-là, cependant, l’agitation qui régnait dans les rues s’avérait bien différente de ce que la cité connaissait habituellement. Aux travailleurs pressés de rentrer chez eux se mêlaient des gardes armés, parfois seuls, parfois en groupe. Les enfants, qui d’ordinaire couraient retrouver leurs parents sur le chemin, se voyaient enfermés chez eux de force par leurs aînés. Les citoyens se retournaient sur le passage des soldats, les vieillards chuchotaient entre eux, tandis que leurs questionnements légitimes ne trouvaient aucune réponse. 

           Des rumeurs commençaient cependant à circuler, puisqu’un complexe de trois bâtiments regroupés autour d’une cour fermée par une haute grille de fer forgée semblait attirer l’attention toute particulière des gardiens de la paix. L’orphelinat Valmaëlën, bien connu en ville grâce aux frasques régulières de ses occupants. Saturé depuis la fin des combats dans la région, il accueillait aussi bien les enfants abandonnés que ceux victimes du conflit. La plupart venaient de familles normales et avaient jusque-là grandi avec insouciance, mais la violence de la guerre avait marqué leurs esprits à jamais. Beaucoup avaient connu une période incertaine d’errance à travers les rues ou la campagne environnante, à esquiver les soldats et les autres victimes des assauts. Certains n’étaient arrivés que depuis peu, une grande minorité avait grandi entre les murs du bâtiment. La quasi-totalité, en revanche, ne tenait pas en place et s’était choisi des exemples à suivre parmi eux. Et ces jeunes gens se servaient de leur influence pour amener leurs admirateurs à commettre des facéties qui viraient parfois au crime.

Posté à la fenêtre d’un bureau, Vanador observait avec attention les allées et venues des gardes dans la cour du bâtiment. Ses sourcils, froncés par la colère, se rejoignaient presque au-dessus de son nez aquilin. Une grimace mécontente déformait ses lèvres fines. S’il n’appréciait guère de passer la noct-heure éveillé, à surveiller les moindres faits et gestes d’une bande de péons inférieurs à lui, il détestait encore plus se faire duper par une bande de futurs malandrins.

Le claquement de la porte dans son dos brisa le silence dans lequel la pièce était plongée depuis son arrivée. Nul besoin de se retourner pour Vanador, qui devina à ses grommellements furieux l’identité de son interlocuteur. Un elfe de feu entre deux âges, vieillissant, placé à la tête de l’orphelinat mais incapable, à ses yeux, de le gérer correctement. Incapable de rien, d’ailleurs. Il savait qu'il ne le verrait pas, dissimulé comme il l'était par un puissant sortilège. Il n’avait d’ailleurs aucune envie de se faire repérer. Ainsi, il pourrait assister à toutes les conversations possibles entre cet homme et ses protégés, s’il lui venait l’idée d’en interroger un, ou de parler au responsable du larcin. 

Le directeur de Valmaëlën s’assit à son bureau, non loin de la fenêtre devant laquelle Vanador se trouvait. Celui-ci pivota dans sa direction pour l’observer, sans un bruit. Plus petit que lui – et que la plupart des alfombres, d’ailleurs –, il ne semblait guère taillé pour un poste si important. Pas épais, ni même musclé, sans le moindre charisme. Son visage, malgré les quelques rides venues altérer ses traits, ne présentait que douceur et fatigue, ainsi qu’un peu de malice, sans doute à cause de la couleur orangée de sa peau. Comme beaucoup d’elfes de feu, il possédait de nombreuses taches de rousseur sur les joues et le nez, et ses cheveux grisonnants restaient parsemés de mèches d’un roux éclatant. Rien d’impressionnant, ni d’exceptionnel.

L’alfombre pinça les lèvres. Il ne comprenait pas comment un homme si banal pouvait gérer, à lui seul, une structure aussi essentielle que celle-ci. Cependant, face à lui, il saisissait mieux l’origine des comportements facétieux de certains pensionnaires. Il ne présentait aucun signe de sévérité, et, d’après l’une des orphelines sous sa tutelle, il ne punissait que rarement les fauteurs de trouble. A sa place, il aurait déjà fait couper langue et mains aux agitateurs afin de maintenir l’ordre et les garder sous contrôle. 

Par conséquent, le laxisme du directeur invitait les gosses à poursuivre dans la voie du crime. Dans de telles conditions, et même si avoir été la cible de l’un d’eux lui déplaisait fortement, Vanador ne s’étonnait guère de voir de jeunes marmots essayer de dérober des objets de valeur à plus nobles qu’eux. Et surtout lorsque le coupable n’était autre qu’un humain. 

Car c’était l’un de ces vils démons qui avait tenté de s’en prendre à lui. Il l’avait bien sûr sous-estimé et sans doute imaginé que personne ne l’aurait remarqué, mais l’une des pensionnaires de Valmaëlën avait pu assister à son larcin et le dénoncer. Une alfombre, de sang pur, bien sûr. Jeune, un peu vulgaire, mais à la peau bien noire, au visage en cœur, avec de hautes pommettes saillantes et des yeux d’un rouge profond. Khassendrah, avait-il retenu. Une belle jeune femme, de dix-sept ans, qui aurait presque pu devenir son apprentie si son éducation avait été plus stricte. Elle lui avait tout raconté, de l’instant où elle l’avait vu se faufiler hors de son lit à celui où il y était revenu, un objet brillant entre les doigts. Elle l’avait vu le glisser sous son matelas et avait tenté de lui parler, mais le mioche s’était alors enfui, sans sa prise. Une grossière erreur, puisque le bijou avait été retrouvé par la suite et restitué à Vanador. 

Sa main se referma sur la broche accrochée à son épaule, comme pour s’assurer qu’elle n’en avait pas bougé. Ses doigts caressèrent avec douceur le métal et les pierres froides. Ce gosse qui qu’il fût, allait payer pour cet affront. 

Des pas dans le couloir le tirèrent de ses pensées. Des gardes, reconnut-il au lourd son de bottes sur le parquet. Un instant plus tard, un poing massif s’abattait contre le battant pour y frapper trois coups sonores, puis la porte s’ouvrit sur un alfombre à la carrure impressionnante. Une gamine le suivait, vêtue d’une simple nuisette longue, pieds nus et cheveux en bataille. Elle avança d’une démarche assurée en direction du bureau, sans paraître le moins du monde gênée par la fraîcheur de l’air nocturne. Vanador fronça les sourcils, quelque peu dégoûté à l’idée qu’elle puisse supporter une étoffe si rêche sur sa peau. Lui-même ne dormait que vêtu d’une délicate parure de soie et de velours, douce, et bien plus belle que ce vulgaire morceau de tissu grossier. 

Sans surprise pour l’alfombre, les atours disgracieux de la gamine complétaient une apparence affreuse. Bâtarde à moitié alfombre, à moitié elfe de feu, elle ne possédait aucune des caractéristiques des deux peuples. Sa peau noire luisait d’étranges reflets orangés, des mèches rousses parsemaient sa chevelure sombre et coupée de manière irrégulière, et de minuscules taches rougeoyantes piquetaient ses iris de feu. Elle était assez petite, pas très épaisse ni très gracieuse. Plutôt sauvage, même. 

Sa première impression fut aussitôt confortée par le sourire moqueur qu’elle adressa au directeur. Vanador ne pouvait que lui donner raison, l’homme avait tout d’un épouvantail qui se serait enflammé. Tout de même, elle aurait dû faire preuve de davantage de respect envers lui. 

— Bonsoir, monsieur, lâcha-t-elle. Vous avez l’air fatigué. 

Son interlocuteur balaya sa raillerie d’un geste agacé de la main. Ses yeux orangés semblèrent la transpercer tant la colère le consumait de l’intérieur.

—Tu ferais mieux de te taire, Raeni. Ta bande et toi êtes dans un sale pétrin. 

La gamine lui jeta un regard interrogateur. 

— Ce n’est pas parce que j’ai séché le dernier cours de cuisine que vous m’avez convoquée ? 

— Silence ! Je ne veux plus t’entendre jusqu’à ce que l’Ahal Vanador soit présent. Peut-être que tu te souviendras de la raison de ta convocation lorsque ce sera lui qui t’interrogera. 

L’intérêt de Vanador s’éveilla. Malgré la fureur apparente du directeur – quoi de plus normal, après qu’il l’ait fait réveiller durant la noct-heure pour lui apprendre que les morpions dont il avait la charge s’adonnaient à des larcins nocturnes ? –, sa voix restait douce, et il ne criait pas. Comme s’il craignait d’effrayer la bâtarde en face de lui. 

Celle-ci, cependant, semblait surtout perplexe. Soit elle possédait de véritables talents de comédienne, soit elle n’était réellement pas impliquée dans l’affaire. L’alfombre penchait plutôt pour la première option, d’après la description que Khassendrah lui avait donnée d’elle. 

— Allez chercher l’Ahal, réclama l’elfe de feu au garde. 

— Ce ne sera pas nécessaire. 

Sous les yeux médusés – et un peu effrayés – de l’homme et de la gamine, il décida de dissiper le sort qui l’entourait. Un miroitement bleu sombre l’enveloppa durant une fraction de seconde avant qu’il ne soit à nouveau visible par les deux autres elfes. Sans se soucier de leur mine stupéfaite, il jeta un ordre au soldat toujours posté à la porte : 

— Vous pouvez nous laisser. 

L’alfombre opina d’un geste sec, puis disparut dans le couloir avant de fermer la porte. Déjà, Vanador avait reporté son attention sur l’adolescente. Il espérait l’avoir intimidée avec son apparition. Il avait l’habitude d’inspirer la crainte et le respect. Avec un peu de chance, cette mioche hideuse serait assez impressionnée pour se montrer coopérative. Et si cela ne suffisait pas, il était prêt à utiliser des méthodes plus extrêmes pour la faire parler. 

Pourtant, elle semblait s’être déjà reprise. Ses iris ne présentaient plus qu’une vague lueur d’inquiétude, dissimulée derrière une expression qu’elle voulait nonchalante. L’Ahal, pourtant y perçut un défi : ses yeux restaient rivés sur les siens, comme si elle cherchait à l’analyser. Il pinça les lèvres. Cette gamine semblait ne pas vouloir courber l’échine devant lui, ni lui témoigner le moindre signe de respect. En était-elle seulement consciente ? Le directeur avait, par deux fois, énoncé son titre de manière claire. Elle avait sans doute assimilé l’information. Elle savait ce qu’elle faisait, Vanador en était presque certain. Et il comptait bien la remettre à sa place, si elle pensait pouvoir se moquer de lui impunément. 

           Une fois les pas du garde évanouis dans le couloir, il dégrafa la broche d’un geste précautionneux sous le regard perplexe de la bâtarde. Il la lui présenta dans sa paume ouverte, attentif à ce qu’elle ne puisse le toucher. Il s’agissait en effet d’une somptueuse pièce d’orfèvrerie : la tête de sang-noir – ces impressionnants loups géants à la dangerosité extrême – sculptée dans l’or teint à l’aide de cristaux d’obsidienne avait été ciselée avec tant de finesse que les poils apparaissaient, aussi légers et précis que sur une véritable fourrure. Les deux yeux de rubis taillés avec précision s’enchâssaient à la perfection dans les orbites métalliques, et le créateur de la broche avait même réussi à leur insuffler la vie. Noblesse et menace s’en dégageaient en effet, pareilles aux impressions que laissaient les véritables créatures à ceux qui avaient la chance unique de les croiser. Ou la malchance, car chacun savait que rares étaient ceux à survivre après avoir rencontré l’une d’elles. 

— Je suppose que vous reconnaissez ceci ? demanda l’Ahal à la gamine. 

Celle-ci tendit le cou pour observer l’objet, sous le regard inquisiteur de son propriétaire. Rien dans son attitude ne lui laissa penser qu’elle l’avait déjà vu. Ses yeux brillèrent d’admiration, un petit sifflement impressionné lui échappa, mais sa réaction semblait naturelle, typique d’une roturière à laquelle on présentait un merveilleux ornement. La convoitise en moins, peut-être. 

— Beau bijou, fit-elle remarquer. Mais non, il ne me dit rien du tout. Pourquoi cette question ?

Vanador pinça les lèvres. Son interrogation, associée à son ton innocent et à la perplexité qui éclairait toujours ses traits difformes, semblait indiquer une certaine forme de sincérité. Elle ne reconnaissait pas la broche. L’émerveillement qui avait illuminé ses prunelles en témoignait. Se pourrait-il que cette Khassendrah se soit trompée ? Que la bâtarde ne soit pas impliquée dans cette affaire ?

— Il m’a été dérobé il y a à peine quelques heures, déclara-t-il en réponse. 

Il le replaça à sa place, accroché à ses vêtements au niveau de son épaule. La gamine suivit ses gestes des yeux, les sourcils soudain froncés.

— Vous me pensez coupable ? s’insurgea-t-elle. Je… 

— Elle a été retrouvée dans les affaires de l’un de vos camarades, la coupa-t-il. 

Elle referma la bouche, le teint soudain livide. Si un instant plus tôt elle semblait prête à s’enflammer, Vanador comprit qu’elle appréhendait la suite. Le nom de son camarade, qu’il n’avait pas pris la peine de retenir. 

— Cet enfant serait d’origine humaine, acheva-t-il avec lenteur, sans la quitter du regard. 

— Ayrik est innocent. 

Ayrik. Cela lui revenait, maintenant. C’était bien ce nom-là que Khassendrah avait prononcé, lorsqu’elle lui avait révélé ce qu’elle avait vu. Toutefois, comme l’orphelinat n’accueillait qu’un humain, quelle importance ? Tant qu’ils savaient de qui il voulait parler, son nom ne présentait pas la moindre utilité. 

           En revanche, la réaction de la bâtarde le surprit. Cette fois, elle avait serré les dents et sa réponse avait fusé avant même qu’il n’ait pu refermer la bouche. Tous ses muscles s’étaient tendus. A la lueur qui brillait désormais dans ses iris, Vanador comprit qu’il avait touché un point sensible. Elle était sur la défensive. Prête à protéger le petit démon qu’il venait d’accuser. 

— Il n’aurait jamais osé voler quoi que ce soit à qui que ce soit, poursuivit-elle aussitôt. Il refuse déjà d’emprunter des craies dans les réserves de l’orphelinat, alors dérober un bijou… 

— N’oubliez pas qu’il s’agit d’un humain, rappela-t-il, les paupières plissées. Un être vil et retors, de la même engeance que ceux qui nous ont déclaré la guerre et vous ont sans doute conduite ici, pauvre idiote. 

— Ayrik n’a rien à voir avec les soldats qui ont attaqué Khaëlentis il y a cinq ans, siffla-t-elle. Ce n’est qu’un enfant, comme tant d’autres ici, qui ne demande qu’à être aimé. Ce que personne ne semble capable de faire, ajouta-t-elle ensuite avec une moue dédaigneuse. 

— Raeni… tenta le directeur. 

— Laissez, réclama-t-il. J’aimerais entendre ce qu’elle a à dire. 

En réalité, il voulait surtout entendre de sa bouche ce qui, selon elle, le rendait innocent. Toutes les preuves l’accablaient. Même avec un argumentaire digne des meilleurs orateurs thalëni, il lui faudrait de véritables preuves pour prouver sa non-implication dans le vol. 

           La bâtarde releva la tête pour croiser son regard. Ses iris immondes se plantèrent dans les siens, brillants d’assurance et d’une honnêteté toute relative. Elle ne manquait pas d’audace, il devait bien l’admettre. Une audace qui lui serait fatale si elle continuait à le provoquer comme elle le faisait. 

— Ayrik est innocent, répéta-t-elle, en articulant chaque syllabe. Il est tout petit, il a peur de tout, et, surtout, il n’a aucun pouvoir magique. Et en plus, il n’aime pas les sang-noirs.

 — Il n’empêche que la broche a été retrouvée dans ses affaires, soutint l’Ahal, guère convaincu. Si ce n’est pas lui, alors qui aurait… 

— Khassendrah, lâcha-t-elle aussitôt. 

— Raeni… tenta une nouvelle fois le directeur. 

Il jeta un regard à Vanador, sans doute pour obtenir son autorisation de continuer. Au moins, si la bâtarde se montrait irrespectueuse, lui présentait un minimum d’éducation et de bon sens. Dommage qu’il n’ait su transmettre ces valeurs à ses pensionnaires, songea l’Ahal avec une légère moue dédaigneuse. Il lui signifia cependant son accord d’un signe de tête à peine perceptible, curieux d’entendre ce qu’elle aurait à dire au sujet de Khassendrah. 

— Je sais bien que ta camarade n’est pas un modèle d’honnêteté, poursuivit l’elfe de feu, mais Ayrik a lui aussi commis plusieurs infractions graves qui nous permettent de croire qu’il a commis ce crime. 

— Ayrik ne ferait pas de mal à une mouche ! s’exclama-t-elle, furieuse. Vous devriez le savoir, à force ! Il est déjà incapable de récupérer sa peluche quand une fillette de quatre ans la lui vole, alors dérober un bijou de valeur à un Ahal, c’est impensable !

Elle marqua une courte pause, puis reprit : 

— A chaque fois qu’il a des ennuis, c’est moi qu’il vient voir pour les résoudre. Il essaye de les éviter, ce n’est pas pour aller en créer. 

— Chaque fois, c’est sur toi que retombent les ennuis, Raeni, soupira le directeur. Ayrik le sait et en profite pour te manipuler. 

— C’est vous qui êtes manipulé, siffla-t-elle, à la limite de perdre son sang-froid. Par cette garce de Khassendrah. 

Son regard se reporta sur Vanador. 

— Ayrik est innocent, répéta-t-elle pour la troisième fois. En revanche, si une personne dans cet orphelinat a pu organiser un tel vol sans que personne, vous compris, ne se doute de rien, c’est bien elle. 

— Il se trouve que j’ai eu le loisir d’échanger quelques mots avec cette charmante demoiselle, déclara-t-il. Elle m’a tout l’air saine d’esprit, ou, du moins, préservée de cette gangrène qui pourrit le vôtre. Votre tuteur a raison. Cet humain vous…

La gamine lui coupa la parole.

— C’est vous qui vous êtes fait retourner la tête. Elle vous a donné quoi, en échange de votre protection ? Un peu de son temps ? Un bijou ? 

— Raeni ! s’exclama le directeur, choqué par ses propos. 

La rage déforma les traits de Vanador. Elle venait de dépasser les limites. D’un pas rageur, il s’approcha d’elle pour la corriger à sa manière. Un tel manque de respect ne pouvait rester impuni. Qu’elle ne s’incline pas face à lui, il pouvait encore le concevoir. On n’apprenait pas aux roturiers bâtards la politesse. Mais sous-entendre que lui, l’un des plus respectables Ahals de la société thalëni, ait pu partager le lit d’une catin ? Non, il ne pouvait laisser passer cet affront. 

           En deux pas à peine, il fut sur elle. Il eut tout juste le temps de remarquer la soudaine terreur qu’il lui inspirait avant de lui asséner une violente gifle. La bâtarde émit un petit couinement de douleur, chancelante, tandis qu’il la sermonnait : 

— Si nous étions à Drahlmahë, ce serait le fer rouge et la langue fendue que tu aurais reçu ! Petite impertinente… Tu mériterais une bonne punition thalëni pour t’apprendre le respect et les bonnes manières ! 

Cette fois, ses yeux brillaient de terreur lorsqu’elle les releva vers lui. Enfin ! Avec un peu de chance, elle comprenait à qui elle avait affaire, désormais. Peut-être même qu’elle y réfléchirait à deux fois, à l’avenir, avant de l’insulter ouvertement. Toutefois, Vanador ne comptait pas la laisser s’en tirer avec une simple marque rouge sur la joue. Au contraire, il souhaitait mettre sa menace à exécution, même s’il n’avait pas le matériel adéquat sous la main pour la punir. A moins qu’il n'utilise la magie… 

Alors qu’il levait la main pour l’entourer de chaînes d’ombre solidifiées, capables de lui infliger de terribles tourments, l’elfe de feu vint se placer entre sa victime et lui. Son visage, bien qu’irradiant de peur, montrait une grande détermination, qui l’agaça. 

— Vous ne toucherez pas à cette jeune fille, déclara-t-il d’un ton catégorique. 

— Ecartez-vous, imbécile. 

Le directeur secoua la tête. 

— Je fais peut-être la plus terrible erreur de ma vie, poursuivit-il, mais cette demoiselle est sous ma protection. Tant qu’elle le sera, vous avez interdiction d’appliquer vos méthodes de torture barbares sur elle. N’oubliez pas que vous êtes un étranger pour Khaëlentis. Vous devez respecter nos lois. 

Leurs regards s’affrontèrent. Vanador ne s’avouait pas vaincu. Même s’il devait reconnaître qu’il se trouvait en effet hors de l’empire thalëni, il refusait de céder ainsi. Il savait que ses pouvoirs dépassaient de loin ceux des dirigeants de la ville. Il lui suffirait de quelques mots pour leur forcer la main. Personne, pas même ce directeur de pacotille, n’était en droit de lui dire ce qu’il devait faire.  

— Je vous le répète, écartez-vous, insista-t-il, les sourcils froncés. Vos supérieurs n’apprécieraient pas qu’on leur apprenne votre complicité dans cette affaire. 

— Mes supérieurs se méfient des mages aux pouvoirs d’ombre, répliqua-t-il. La population n’apprécie guère les frasques de Raeni et de sa bande, mais ils haïssent encore plus les étrangers qui pensent pouvoir faire régner l’ordre chez nous comme ils l’entendent. Nous en avons eu assez d’une invasion, durant la guerre. Essayez de faire du mal à Raeni, et vous aurez aussitôt la ville sur le dos. Et je peux vous assurer que, tout Ahal que vous puissiez être, c’est noyé dans les eaux du port que vous finirez. 

Vanador le foudroya du regard, les mâchoires serrées. S’il croyait qu’un groupe de paysans armés de fourches et de cordages allaient l’effrayer, c’était mal le connaître ! Il se sentait capable d’affronter une centaine de ces gens à lui seul s’il le fallait. Sa maîtrise de la magie, et même des arts les plus obscurs, lui permettrait de triompher sans le moindre souci. 

Cependant, les flammes qui semblèrent un court instant animer les yeux du directeur lui rappelèrent que ce peuple, tout armé de fourche et de cordages qu’il fût, possédait un héritage magique plus important que le sien. Même parmi les orphelins, certains savaient manier le feu avec plus d’aisance que n’importe quel pyromage thalëni vétéran. Si la ville entière se retournait contre lui, il ne doutait pas un seul instant de risquer le bûcher. Et quand bien même il s’en sortirait vivant, le carnage qu’il laisserait le ferait aussitôt tomber en disgrâce auprès des siens.

— Sale gamine… grinça-t-il entre ses dents. Tu ne perds rien pour attendre. 

Son regard croisa celui, toujours effrayé, de la bâtarde. Il se détourna cependant d’elle pour gagner la porte. Il n’avait plus rien à faire ici. De toute évidence, il allait devoir se débrouiller autrement pour coincer le coupable. 

— Cette entrevue est terminée, lança-t-il à l’elfe de feu, ses iris brillants de haine. Mais ne comptez pas vous en sortir si facilement, ni l’un ni l’autre. 

Sans attendre de réponse, il sortit et claqua la porte derrière lui, furieux de la tournure qu’avaient pris les évènements. 


Laisser un commentaire ?