La Flamme de Mililian - Tome 1 - Partie 1

Chapitre 4 : Quand les alfombres s'allient...

2712 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 17/08/2022 12:04

           Vanador faisait les cent pas dans sa chambre, à la fois furieux et ennuyé. Ses dernières tentatives pour retrouver le gosse humain s’étaient soldées par des échecs cuisants. Les gardes ne parvenaient pas à remettre la main dessus malgré leurs fouilles minutieuses de la ville. Trois jours déjà s’étaient écoulés depuis le vol, et, plus le temps passait, plus le sentiment d’être entouré d’incapables l’envahissait. Il commençait à s’agacer. 

           Ses recherches personnelles, sans l’aide des soldats, se révélaient tout aussi infructueuses. Il avait bien tenté d’interroger les mioches, mais aucun ne semblait connaître assez le petit démon pour savoir où il aurait pu disparaître. Pire, il sentait leur aversion envers lui. Et il savait que la bâtarde n’était pas étrangère à cette coalition. 

           Pendant toutes ses fouilles à l’orphelinat, il avait remarqué qu’elle l’évitait. Dans les couloirs, elle fuyait à son approche et disparaissait dans les pièces avoisinantes, parfois couverte par les gamins qu’elle contrôlait. Et ils ne manquaient pas d’imagination pour lui faire perdre son temps et sa trace. Des bagarres, des accusations, des chutes, des bricolages aussi ridicules qu’inutiles, et même, parfois, l’intervention de bestioles lâchées à l’improviste pour le forcer à reporter son attention ailleurs. Il se sentait presque soulagé de constater qu’aucun d’eux ne maîtrisait la magie, ni ne tentait de s’en servir. 

           Cette pensée le fit grimacer. Aucun d’eux ne pouvait ne fut-ce qu’espérer utiliser, un jour, un parchemin. Loin des grands mages thalëni, avec pour certains du sang humain dans les veines, ils n’étaient pas dignes de s’intéresser de près ou de loin à un art si noble et si puissant. Ils ne possédaient pour la plupart aucune éducation, et beaucoup deviendraient à coup sûr des hors-la-loi. Avec une telle vie, ils n’auraient sans doute jamais le temps – ni la patience, d’ailleurs – de comprendre le fonctionnement des sorts les plus basiques. 

           Pourtant, il ne pouvait s’empêcher de soupçonner la bâtarde à leur tête de posséder une affinité quelconque avec au moins l’un des treize éléments. Son caractère quelque peu affirmé lui rappelait celui de plusieurs confrères, qui portaient dans leur esprit la marque de l’élémentaire feu. Toutefois, quelque chose différait chez elle, outre ses origines honteuses. La façon dont quelques mots de sa part suffisait à enflammer le cœur de ses camarades. Il ne la connaissait pas assez pour savoir si tous lui obéissaient avec la même ferveur, mais ses constatations personnelles l’amenaient à se demander si elle ne manipulait pas l’esprit de ses camarades avec une force plus intangible encore que ses paroles.

           Quoi qu’il en fût, il préférait rester sur ses gardes et ne pas prendre le risque de la sous-estimer. Il restait persuadé qu’elle connaissait l’endroit où l’humain se terrait, et qu’elle le protégeait. Cependant, il ignorait encore si elle agissait de son plein gré ou si le démon la tenait sous sa coupe. Il préférait ne pas tirer de conclusions hâtives de ses réactions ou de ses paroles et attendre que l’un d’eux ne commette une erreur et ne livre son secret. 

           Quelques coups frappés à sa porte le tirèrent de ses pensées. Avant même qu’il n’ait pu ouvrir la bouche, le battant s’ouvrait sur une jeune alfombre vêtue d’une robe simple, mais d’une propreté exemplaire. La couleur indigo du vêtement s’accordait à merveille avec la pince qui maintenait une de ses mèches de cheveux en place, tandis qu’une breloque carmin ornait sa gorge et rappelait la couleur de ses iris. Elle exécuta une salutation formelle un peu maladroite, sans pour autant montrer la moindre gêne.

— Ahal Vanador, déclara-t-elle d’une voix empreinte de respect. 

— Qu’est-ce que tu me veux, toi ? 

Malgré les intonations irritées qu’il employait, il ne pouvait s’empêcher de sentir une certaine curiosité à l’égard de cette demoiselle. Certes orpheline, et plus encore élevée en compagnie de bâtards à moitié humains, elle brillait néanmoins par sa connaissance des coutumes thalëni et se montrait bien plus coopérative que la plupart des autres habitants de cette ville. Lorsqu’elle releva la tête, un sourire jubilatoire étirait ses lèvres. 

— Je crois que j’ai trouvé une solution pour obtenir la localisation d’Ayrik, affirma-t-elle.

Il l’invita à poursuivre d’un geste de la main. Enfin une information intéressante. Il devait admettre que sa connaissance de l'orphelinat et de ses camarades se révélait bien plus utile que l'attitude des soldats. C'était elle qui avait retrouvé la broche, et, si ses informations s'avéraient aussi intéressantes que ce qu'elle prétendait, alors elle dépasserait ses espérances. Elle ne se fit pas prier pour obtempérer, avec un sourire malicieux : 

— Il se trouve que j’ai entendu deux gamins parler d’un oiseau qu’ils auraient trouvé dans l’un des quartiers en ruine de la ville. Ils comptent y retourner cet après-midi afin de retrouver ses parents. Ce serait l’occasion de leur tendre un piège et de les forcer à parler. 

L’Ahal se caressa le menton, pensif. Un plan simple, peut-être trop. 

— Et comment comptes-tu t’y prendre ? 

— J’ai des amis qui pourraient nous aider. Vous n’auriez qu’à vous cacher, si vous ne souhaitez pas être associé à leur disparition. Je me chargerai moi-même de leur faire cracher le morceau. Je sais comment faire. 

La lueur d’assurance dans ses iris fut remplacée, un court instant, par quelque chose de plus sombre. Une sorte de sadisme teinté de vengeance. Ou de jalousie. Vanador s’en sentit presque amusé. Elle ne souhaitait ni lui plaire, ni obtenir ses faveurs. Non, il avait bien deviné qu’elle cherchait surtout à exterminer sa rivale, et ce, par tous les moyens. Il ne pouvait lui en vouloir : cette hybride refusait de plier face à sa supériorité naturelle. Si elle avait besoin d’un peu d’aide pour rétablir l’ordre, il ne voyait pas pourquoi il la lui refuserait. Elle, une alfombre de sang pur, qui se montrait aimable, polie et coopérative, bien qu’un peu vulgaire et mal élevée. Ce seul défaut était compensé par sa froide détermination et les efforts qu’elle faisait pour comprendre ce qu’il lui expliquait. Et, en plus, il devait bien avouer que sa silhouette ne manquait pas de charme. 

— Je serais bien curieux de voir cela, déclara-t-il d’un ton intéressé. Dis m’en plus. 

Le sourire de la jeune femme s’élargit, pour révéler ses dents blanches, parfaitement alignées. Elle s’avança de quelques pas pour le rejoindre. Ses longs cheveux noirs flottaient derrière elle, semblables à un voile de ténèbres à la fois léger et opaque. Elle croisa les bras, le menton appuyé sur son index. 

— Je vous révèlerais bien mon plan… minauda-t-elle. Seulement, j’aimerais vous demander quelque chose, avant. 

— Quoi donc ? s’enquit-il, les lèvres pincées. 

Si elle pensait qu’elle pourrait jouer avec lui, elle se trompait lourdement, songea-t-il. Il ne se laisserait pas manipuler par une gamine, aussi ravissante et ambitieuse soit-elle. Il ne supportait pas que quelqu’un puisse lui poser des conditions, surtout dans une situation aussi délicate que celle-ci. Son aide, quoique précieuse, ne lui paraissait pas indispensable. Il trouverait d’autres moyens de remettre la main sur le démon hérétique qui avait osé lui dérober l’un de ses bijoux les plus précieux. Mais il souhaitait tout de même entendre ce que Khassendrah avait à lui demander. 

La jeune fille sembla jubiler. Elle adopta une pose aguicheuse, son regard planté dans celui de l’Ahal. Malgré l’absence de crainte dans ses yeux, il pouvait y lire un profond respect et une immense détermination. 

— Si je vous aide à prouver la culpabilité de Raeni et que vous retrouvez Ayrik, je veux être celle qui tiendra le fouet pour la punir, réclama-t-elle. Et je souhaiterais aussi que vous m’aidiez en retour. 

La première partie de sa demande lui semblait légitime. Il connaissait la rivalité entre les deux filles, qui ressortait dans chaque accusation qu’elles portaient l’une envers l’autre et dont leur tuteur lui avait parlé. Il ne pouvait qu'approuver sa requête. En revanche, l'autre condition qu'elle posait lui arracha une moue désapprobatrice. 

— Ce ne sera pas grand chose pour vous, s'empressa-t-elle de poursuivre. Je veux juste quitter cette ville. 

Vanador haussa un sourcil interrogateur. Sa requête sonnait à la fois comme un ordre et une plainte. L’inquiétude qu’il lisait soudain dans ses yeux suffisait à lui prouver à quel point elle avait réfléchi avant de lui poser cette demande.  

— Je déteste Khaëlentis et ses habitants, expliqua-t-elle d’une voix sourde. Leur fichu concept d'égalité et d'entraide ne me plaît pas. Ils favorisent trop ces… ces moins que rien à moitié humains ! 

Elle glissa un regard noir en direction de la fenêtre. L’Ahal, lui, ne la quittait plus des yeux. Il remarqua le léger tremblement de ses mains, qu’elle tenta de dissimuler en serrant les poings. De la colère, devina-t-il à la façon dont elle crispait la mâchoire et fronçait les sourcils. De la colère, mais aussi de la haine. 

— Leur gentillesse les a tous pourris jusqu'à la moelle, gronda-t-elle. J'étais là, quand la ville a été assiégée par les humains pendant la guerre. Ils se sont certes battus pour les empêcher de prendre Khaëlentis, mais, une fois le chaos semé depuis la mer, une fois ces chiens entrés en conquérants entre nos murs, ils n'ont plus rien tenté contre eux. Personne n'a plus voulu leur rappeler leur place de démons. Ils les ont laissés s’installer dans nos maisons, prendre nos vivres et boire notre eau. Sans parler de toutes celles qui ont préféré leur donner leur corps en échange de quelques pièces ou d’une nuit à l’abri du chaos… 

La rage qu'elle contenait à peine frappa Vanador de plein fouet lorsqu’une minuscule perle rubis coula le long de son annulaire. Elle s’écrasa au sol dans le plus grand silence, sans que Khassendrah ne la remarque. Emportée par son ressentiment, elle semblait détachée de ses sensations physiques au point de ne pas ressentir la douleur générée par ses ongles fichés dans ses paumes. Il crut même apercevoir, un court instant, une larme au coin de ses yeux, dont le regard perdu dans le vague traduisait un retour de son esprit dans le passé. Pourtant, elle s’exprimait d’un ton clair, bien que sa voix tremblât sous l’effet de la fureur qui bouillonnait en elle. 

— Ils m'ont pris le peu que je possédais à l'époque, fulmina-t-elle, et ont assassiné plusieurs alfombres pluricentenaires. 

Elle sembla soudain revenir au présent, car l’éclat de ses iris se ravivait en une flamme brûlante de vengeance inassouvie et de volonté froide. Elle releva le menton et redressa les épaules. Sa voix, un instant plus tôt à peine audible, résonna alors avec une telle force dans la pièce qu’il crut un instant qu’elle avait crié : 

— Je veux quitter cette bande de sauvages ignorants et découvrir la civilisation, la vraie. Emmenez-moi avec vous à Torfrirta. 

Son ton sonnait davantage comme une supplication que comme un ordre, mais elle dégageait une telle détermination qu’il la sentait capable de tout faire pour parvenir à son objectif. Un demi-sourire étira ses lèvres. 

— Tu as réussi à survivre jusque-là. Pourquoi aurais-tu besoin d'aide aujourd'hui ? 

— Parce que je ne peux aller nulle part seule. J'ai besoin d'un guide, de quelqu’un capable de m'apprendre à vivre en société, loin de ces barbares à moitié possédés. 

Elle releva le menton, un air de défi dans le regard. 

— Je ne suis certes qu'une gamine, orpheline de surcroît, mais, vous l'avez dit vous-même, j'ai su me débrouiller pour rester en vie. J'ai appris beaucoup de choses seule, mais mes connaissances sont imparfaites. Vous, vous êtes sage, puissant, et de loin le plus vieil alfombre que j'aie pu rencontrer. Je ne vous demande pas de me prendre sous votre aile. Je veux juste que vous m'offriez un aller simple pour Torfrita. Et le privilège de montrer à cette bâtarde qu'elle aurait dû apprendre à me respecter. 

En un instant, l’accès de faiblesse de Khassendrah s’était dissipé pour laisser à nouveau la place à la jeune femme autoritaire qu’il connaissait. L’Ahal la contempla quelques instants en silence, puis effectua un pas dans sa direction. Elle baissa à peine le regard, juste ce qu’il fallait pour ne pas paraître effrontée. Sa posture, toutefois, lui indiquait que sa détermination ne faiblissait pas. 

Il ne lui fallut qu’un pas supplémentaire pour la dominer de toute sa hauteur, sans savoir quoi lui répondre. Il devinait qu’elle ne cherchait pas à attirer sa pitié. Depuis le début, elle se montrait trop intelligente pour s’abaisser à un comportement si puéril. De plus, elle n’avait cessé de lui montrer de la haine et un désir de vengeance ardent. Elle avait réussi à survivre jusqu’à l’âge adulte malgré les combats qu’elle avait pu connaître. Et, malgré l’éducation qu’elle avait pu recevoir, elle restait profondément ancrée à ses racines thalëni. Son cas se révélait bien plus intéressant que ce qu’il avait pu imaginer de prime abord, lorsqu’elle avait émis l’idée qu’il puisse lui venir en aide. En fait, elle l’intéressait. Elle se montrait très prometteuse, tant dans ses connaissances de leur société que dans son caractère. Peut-être ferait-elle une bonne apprentie, une fois revenue à la civilisation. 

Toutefois, un problème de taille se posait à lui. Il l’appréciait pour ses qualités évidentes, chose honnie par son peuple au vu de son rang, qui pourrait lui causer de nombreux problèmes par la suite. Non, il devait trouver autre chose pour la satisfaire, sans risquer cependant de nuire à son image. Et une idée commençait à poindre dans son esprit. 

Ses doigts glissèrent sous le frêle menton de la jeune fille. Leurs regards se croisèrent. 

— Que dirais-tu plutôt de purifier cette ville de la vermine qu’elle abrite ? proposa-t-il, un sourire carnassier aux lèvres. 

           Celui qu’elle lui servit en réponse suffit à lui faire comprendre qu’elle devinait ses pensées. Il la relâcha, sans pour autant la quitter des yeux. Il décela dans ses iris une nouvelle lueur, mêlée à la vengeance qu’elle couvait : une soif de pouvoir naissante, qu’il se ferait une joie d’assouvir. 


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