La prophétie de la dernière sorcière - Tome 1 : Résurgence
Chapitre 33 : La traque
Néala se tournait et se retournait dans son lit, incapable de trouver le sommeil alors que Kogan ronflait bruyamment dans le lit voisin. Après avoir raccompagné la petite chez elle, ils étaient retournés sur les lieux du drame. Kogan avait examiné les profondes traces de griffes laissées par la bête dans le sol. Elles apparaissaient à peine estompées par les quelques jours écoulés et les orages de la veille.
Au vu de la longueur estimée des griffes et de la hauteur séparant la surface de l’eau de la berge, il avait déduit que le caïmandile qu’ils recherchaient devait mesurer au moins cinq toises de long ce qui était démesuré, même pour cette espèce de saurien réputée pour sa grande taille et la puissance de sa mâchoire. La petite avait raison : il devait s’agir d’un véritable monstre, probablement un vieux mâle d’environ un siècle. Le fait qu’il ait quitté les douves présupposait une certaine intelligence qui allait vraisemblablement leur compliquer la tâche.
Néala frissonna aux souvenirs de ce qu’avait raconté la petite Alyssa. Une part d’elle persistait à lutter contre l’idée de tuer à nouveau une bête et l’autre se réjouissait que ce monstre disparaisse bientôt du paysage. Elle ne se sentait pas en paix avec elle-même devant cette ambivalence teintée de la peur que les choses puissent mal tourner le lendemain. Elle hésita à laisser Kogan y aller seul mais la perspective d’attendre son retour sans savoir comment cela se passait lui noua les tripes. Elle se sentait piégée par la situation.
La jeune femme frotta ses pieds glacés l’un contre l’autre dans une vaine tentative de les réchauffer. Elle se sentait mal à l’aise dans ce lit et ce lieu inconnus et le confort de la couche ne compensait malheureusement pas la chaleur de Freya qui lui manquait cruellement. Elle se sentait terriblement vulnérable sans cette compagne indéfectible. Elle espérait de tout coeur qu’elle allait bien et qu’elle pourrait la retrouver rapidement, reprochant mentalement à Kogan cette traque qui allait retarder leurs retrouvailles.
Néala soupira bruyamment en se retournant une fois de plus. Elle devait absolument prendre du repos pour ce qui les attendait le lendemain, sous peine de mettre en jeu leur sécurité. Ses yeux persistaient à fixer l’obscurité. Elle s’obligea à les fermer, essayant de ramener son attention sur sa respiration et les battements de son cœur, comme Kogan le lui avait enseigné. C’était peine perdue. Le froid s’insinuait de plus en plus, ses pensées s’éparpillaient et son anxiété grandissait. Elle lui en voulut de ronfler comme un bienheureux juste à côté.
Prise d’une pulsion soudaine, la jeune femme se leva. Se fiant au son des ronflements, elle marcha sur la pointe des pieds jusqu’à la couche voisine et se glissa sous les couvertures. Kogan sourit en sentant son corps glacé se blottir contre le sien. Il referma les bras sur elle et enfouit son nez dans ses courtes boucles, prenant soin de ne pas lui faire sentir l’effet que sa proximité avait sur lui. Enfin au chaud et en sécurité, Néala s’endormit.
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Néala s’éveilla avant Kogan et s’éclipsa discrètement du lit de l’homme, prenant soin de ne pas troubler son sommeil. Elle ne tenait pas à ce qu’il s’imaginât quoi que ce soit sur ce qui l’avait poussée à se blottir contre lui pour la nuit. Pour autant, elle ne regrettait pas sa décision qui lui avait permis un sommeil plutôt serein bien que peuplé de rêves mêlant souvenirs et anticipations du lendemain.
Elle s’autorisa une rapide toilette à la cuvette d’eau fraîche posée sur un coin de table puis enfila ses vêtements d’homme. Démêler ses cheveux ne lui prit qu’un instant. Elle jeta un œil au petit miroir d'étain, appréciant sa nouvelle allure. Comme Kogan l’avait fait dans les bois, elle utilisa un peu de cendre pour durcir ses traits délicats, parachevant sa transformation.
Kogan ouvrit l’œil au moment où la jeune femme franchissait la porte de leur chambre en quête d’un petit déjeuner. Il la rejoignit alors qu’elle était attablée devant une généreuse omelette au fromage de chèvre et aux herbes dont elle savourait le fondant et les arômes. Anticipant sa demande, elle avait commandé de l’eau bouillante et deux tasses. Elle aussi avait pris goût au thé et aimait commencer sa journée avec cette boisson énergisante et parfumée.
Une demi-heure plus tard, les deux jeunes gens marchaient au bord du canal. Kogan portait dans son dos son précieux sabre dont le fourreau était toujours noué à l’aide d’une corde autour de sa taille et, comme lui, Néala arborait un couteau de chasse à sa ceinture tout en espérant ne pas avoir besoin de s’en servir. Kogan avait également sur l’épaule un sac de jute contenant un généreux morceau de viande que lui avait cédé Hagred en guise d'appât.
Tous deux le remontaient vers la Traversière, supposant que le grand saurien devait avoir choisi une plage de galet de la rivière pour ses bains de soleil, les berges du canal n’offrant pas d’espaces pour monter facilement. L’astre diurne était justement de la partie, le mauvais temps ayant décidé de leur laisser du répit suite aux violents orages de l’avant-veille.
Les deux compagnons frissonnèrent, l’une de peur et l’autre d’excitation, en voyant le vieux caïmandile qui somnolait sur les rochers. Il était absolument gigantesque avec une gueule démesurée qui aurait pu happer, à défaut d’un cheval comme l’avait affirmé la fillette, un petit poney. Aucun doute qu’il lui serait aisé de saisir Kogan tout entier sans qu’il ne dépasse rien de lui ni en longueur, ni en largeur.
– Tu imagines si on avait traversé à gué ici ? chuchota Néala.
– Ça aurait été une rencontre très déplaisante, confirma Kogan. Mais pour le coup nous avons l’avantage de la surprise.
– Essayons de le garder… Elle a dit qu’il était très rapide.
– Oui et ses mâchoires sont redoutables. Quoi qu’il arrive, il ne faut pas qu’il les ferme sur l’un d’entre-nous. Tu as pris la corde que je t’ai demandée ?
– La voici, qu’est-ce que tu comptes en faire ?
– Il faut que je trouve le moyen de lui entourer le museau. Si la gueule est neutralisée, je n’aurais plus qu’à me méfier de la queue.
– Tu as vu les pointes dont elle est ornée ?
– Oui, elles ont l’air tranchantes. Et vu le nombre de cicatrices sur son corps, il a dû se battre à de nombreuses reprises avec d’autres mâles voire même d’autres créatures. Nous avons clairement affaire à un vétéran. Je m’attends à ce qu’il me donne du fil à retordre.
– Et ça te réjouit ?!
– Bien-sûr ! Ça promet d’être un combat intéressant. Tu vas avoir un aperçu des fruits de mon entraînement.
– J’en déduis donc que tu n’as pas besoin de mon aide ?
– Pas de triche magique en tout cas, répondit crânement Kogan. Je t’ai laissée m’accompagner mais c’est entre lui et moi. Je vais lui faire payer de s’en être pris à des enfants.
– Comme tu voudras, concéda Néala.
– Va te mettre en sécurité mais d’abord prends ça.
– Ton sabre ?
– Oui. Il va me gêner plus qu’autre chose. Mon couteau de chasse suffira.
– Tu es sûr ?
Kogan lui lança un regard éloquent, levant les yeux au ciel avant de lui désigner un promontoire rocheux en retrait de la rive. Elle pourrait y voir ce qui allait se passer sans risquer un mauvais coup. Néala s’y installa en poussant un soupir, soulagée de ne pas avoir à participer à la mise à mort de la créature. Même si elle se trouvait complice d’y assister, la décision de Kogan d’agir seul la mettait plutôt en paix avec son ambivalence. Elle se prépara néanmoins à recourir à un de ses pouvoirs si cela devait s’avérer nécessaire.
Kogan avait décidé de s’arranger pour éloigner le caïmandile de l'eau dans laquelle il aurait tous les avantages. Il se faufila discrètement de façon à arriver derrière la bête avant de sortir la viande du sac pour la déposer à quelques pas du saurien, vers les terres. Il connaissait l’ouïe fine et l’odorat développé de ce type de créature. Aucun doute que l’animal avait repéré sa présence mais il espérait que son terrible dernier déjeuner soit suffisamment ancien pour qu’il soit tenté par cette nourriture facile. Il prépara un nœud coulant sur la corde et la suspendit de façon à ce que le caïmandile soit amené à passer le museau dans la boucle pour se saisir de la viande. Le piège était rudimentaire mais devait faire l’affaire. L’homme s’installa sur une légère hauteur et attendit.
Sur la rive, le caïmandile surveillait les deux humains de son œil jaune et fendu. Il les avait vus se séparer et l’individu mâle avait déposé de la viande. Ça sentait bon, il n’avait pas vraiment faim mais ça pouvait être intéressant. La présence des humains l’incitait néanmoins à la prudence. Il les connaissait bien depuis le temps : goûtus mais dangereux. C’est la raison pour laquelle il préférait la chair tendre des jeunes. Oui, cette viande était tentante mais il n’était pas pressé. Il ferma les yeux et reprit sa somnolence, profitant de la chaleur des rayons du soleil.
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Néala s’éveilla en sursaut, ankylosée. Depuis combien de temps attendaient-il après ce fichu saurien ? Elle ne comprenait même pas que Kogan, impulsif comme elle le connaissait, n'ait pas encore agi pour faire bouger les choses. Elle tendit le cou pour voir ce qui l’avait tirée de sa torpeur. Le caïmandile était toujours au même endroit mais quelque chose s’agitait là où Kogan avait déposé la viande. Elle découvrit, le cœur serré, qu’un jeune renard était pris au collet et tirait sur la corde, paniqué.
L’agitation de l’animal pris au piège attira également l’attention du monstre qui somnolait au bord de l’eau. Il ouvrit un œil puis tourna lentement la tête vers la proie vivante qui s’agitait. De la viande vivante en plus de la morte, voilà qui devenait intéressant. Il avait bien fait de ne pas se précipiter. Le caïmandile fit tranquillement demi-tour pour se diriger de son pas pesant vers le renard empêtré.
Kogan assistait impuissant à la scène. Il savait qu’il ne devait pas bouger sous peine d’échouer à tuer le saurien mais était déchiré de voir le jeune renard en danger de mort. Il lui rappelait terriblement la petite créature qui l’avait sauvé de la famine et lui avait apporté la douceur dont il avait besoin quand il errait dans la forêt. Il s’obligea à garder le silence et l’immobilité, laissant le caïmandile s’approcher toujours plus de l’animal devenu appât.
Le cœur battant, jeune renard luttait pour se débarrasser de la corde qui lui enserrait de plus en plus le cou. Il entendit le grognement caverneux derrière lui et se tétanisa. Cessant de tirer sur le lien, il se recroquevilla en tremblant. Un prédateur arrivait sur lui, la gueule grande ouverte dévoilant d’énormes dents coniques. Le goupil se rencogna aussi loin que le lui permettait le piège qui l’étouffait, se glissant entre deux rochers. Claquement sec de mâchoires : l’énorme museau essaya de le saisir dans son refuge.
C’est l’instant que choisit Kogan pour bondir sur la nuque, heureusement dépourvue de pointes, du caïmandile qui se mit aussitôt à se secouer violemment. Le guerrier serra les genoux autour du cou de la bête pour ne pas être désarçonné. Le saurien leva la tête en rugissant et agita nerveusement la queue. Il se cabra puis s’enroula, tentant de se débarrasser de l’homme qui, son couteau de chasse à la main, attendait l’opportunité de frapper la zone entre ses deux yeux.
Néala assistait au rodéo avec inquiétude. Kogan apparaissait tout petit sur le dos du monstre. Dans sa folle agitation pour se débarrasser de l’homme, elle le voyait l’entraîner de plus en plus vers son élément, l’eau. Si le caïmandile arrivait à regagner la rivière, Kogan serait vraiment en mauvaise posture réalisa la jeune femme qui, agrippée à ses propres vêtements, se rendit compte qu’elle était en apnée. Elle s’obligea à se relâcher et à respirer. Il sait ce qu’il fait. Fais-lui confiance. Il va le vaincre, se répéta-t-elle comme un mantra.
Kogan était balloté dans tous les sens, il s’agrippait désespérément mais n’en menait pas large et commençait à regretter d’avoir refusé le concours de Néala. Les violents soubresauts de sa monture l'obligeaient à mettre toute son énergie à ne pas se laisser éjecter, ce qui ne lui permettaient pas d'abattre sa lame. Il savait d’ailleurs que s’il se loupait, non seulement il risquait de tomber mais en plus il n’aurait pas de deuxième chance puisqu’elle resterait vraisemblablement plantée dans le cuir et l’os. Il voyait en sus, dans le flou ambiant, la rivière se rapprocher dangereusement et sentait la fatigue commencer à s’installer. Il devait agir vite.
Le caïmandile essaya une nouvelle fois de lui asséner un coup de tête et de le désarçonner en se cabrant. Kogan vit enfin l’occasion de frapper : avec un cri de rage, il asséna son coup pile à l’endroit choisi, entre les deux yeux. Il y mit toute sa force afin percer le cuir épais et pénétrer la boîte crânienne jusqu’à la cervelle. La bête poussa un rugissement de douleur avant de s'effondrer en partie sur l’homme. Kogan se dégagea, tirant péniblement sa jambe coincée qui roula douloureusement sur les galets. Par chance il n’était pas blessé.
Tout en reprenant son souffle, il contempla un instant le monstre inerte, un grand sourire aux lèvres. Le sang gicla quand il récupéra sa lame. Il la rinça aussitôt dans la rivière puis l’essuya soigneusement avant de la ranger dans son étui. Il s’essuya le front d’un revers de manche. Son coeur reprenait un rythme plus tranquille mais il était fier de sa victoire.
Il leva les yeux vers l’endroit où aurait dû se trouver Néala pour partager ce moment avec elle et s’étonna de ne pas la voir. L’inquiétude l’étreignit un court instant mais fut vite chassée par la voix mélodieuse. Il sourit et se dirigea lentement vers le son. Comme il s’y attendait, elle était occupée à apaiser le jeune renard afin de le délivrer. Il regarda, ému, la douceur de ses gestes tandis qu’elle défaisait le piège tout en gardant le lien par le chant.
Quand elle le vit arriver, elle lui lança un regard peu amène qui doucha un peu sa satisfaction. Il y répondit par un geste d’impuissance :
– Tu sais bien que ce piège ne lui était pas destiné…
– Tu aurais pu le libérer…
– Crois-moi, si j’avais pu le faire sans mettre en péril notre chasse, je l’aurai fait. Mettre hors d’état de nuire ce monstre était une priorité… Comment est-ce qu’il va ?
– Je ne suis pas sûre d’avoir envie de te répondre, grommela Néala en caressant le cou meurtri du petit animal tremblant. Il reprend son souffle, il est à demi asphyxié. Quelques minutes de plus et il y passait.
– Pauvre petit… Je suis vraiment désolé, s'attrista Kogan en tendant la main pour caresser le jeune renard. J’espère que tu vas vite te remettre de tes émotions. Je dois beaucoup à une de tes congénères, tu sais ?
L’animal acheva de s’apaiser au contact de l’homme qui raconta alors à sa compagne sa rencontre avec la jeune renarde bien des années plus tôt. Cette histoire permit à Néala de réaliser que Kogan aurait effectivement préservé le goupil s’il l’avait pu. Elle radoucit donc à son égard :
– Tu as fait ce que tu pouvais. Regarde, le voilà prêt à repartir, indiqua-t-elle, chantant au renard la possibilité d’emporter la viande.
– Au revoir petit, prends soin de toi et méfie-toi des humains… souffla l’homme en le regardant disparaître tirant avec peine son butin chèrement payé dans les fourrés.
Kogan tendit alors la main à Néala qui la regarda un instant avec perplexité avant de réaliser qu’il souhaitait son sabre. Elle le lui rendit et l’attendit en retrait, s’épargnant la vue de la décapitation et du dépeçage du caïmandile géant. Kogan revint un long moment après avec la peau de l’animal et quelques-uns de ses crocs et griffes :
– Il va nous falloir une charrette pour récupérer la tête, elle est bien trop lourde pour que je la transporte sur une telle distance. Allons prévenir les habitants du faubourg que le caïmandile est mort ce soir. Nous reviendrons chercher le trophée demain pour l’amener à Vieillespierres. Nous verrons pour y vendre la peau : nous devrions en tirer un bon prix ce qui nous permettra d’acheter ce dont nous aurons besoin pour la suite de notre voyage.
– Bonne idée. Rentrons vite, tu dois te sentir fatigué.
– J’en ai vu d’autres, tu sais.
– Je me doute, mais quand-même, c’était impressionnant à voir… J’ai cru qu’il allait t’entraîner dans la rivière…
– Je l’ai crains aussi, j’avoue. Mais bon, je suis coriace !
– J’ai vu ça ! sourit Néala en lui emboîtant le pas sur le chemin du retour.