La prophétie de la dernière sorcière - Tome 1 : Résurgence
Chapitre 37 : La musique adoucit les moeurs
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Dernière mise à jour 28/07/2021 22:00
Chapitre 37 : La musique adoucit les mœurs
Kogan arriva quelques instants après la dernière plainte de son client, retrouvant Néala là où il lui avait demandé de l’attendre. Enfin presque : alors qu’il escomptait la trouver prête à retourner à leur auberge, il la découvrit appuyée contre le mur de la ruelle, recroquevillée et tremblante. Sans même s’arrêter, il l’apostropha à voix basse au passage :
– Allez, faut pas trainer, j’ai aucune envie de refaire les frais de la « Justice » du coin.
Néala ne réagit pas, hébétée, ce que Kogan ne réalisa qu’après avoir parcouru une vingtaine de pas. Il fit demi-tour en jurant, allongea la foulée et s’accroupit devant la jeune femme prostrée :
– Tu me fais quoi, là ?! On va vraiment avoir des ennuis si on ne met pas les voiles, chuchota-t-il avec agacement.
Déglutissant avec peine, la jeune femme réalisa qu’elle n’arrivait même pas à regarder son compagnon. Elle l’entendit soupirer :
– Bon ben puisque tu veux pas bouger…
Sans ménagement, Kogan la jucha en sac de patate sur son épaule, la sortant alors de son état second. Elle se mit à protester, le martelant de ses poings dans le dos mais il n’en fit aucun cas, se contentant de lui rappeler qu’ils risquaient des ennuis si elle attirait l’attention.
Impuissante à se défaire de son étreinte et soucieuse de ne pas alerter quiconque, Néala se tut, le maudissant intérieurement tandis que le sang lui montait désagréablement à la tête et qu’elle sentait la pression de son bras à l’arrière de ses genoux et son épaule dure lui meurtrir l’abdomen. Il la rapatria ainsi jusqu’à la « Patate Éméchée » et la déposa enfin sur son lit.
Néala recula contre le mur et ramena les genoux sous son menton, s’enroulant sur elle-même. Elle était soulagée d’être dans la clarté et sur le moelleux du lit. Elle espérait que Kogan la laisse en paix mais il se planta devant elle, la dominant de toute sa hauteur, poings sur les hanches et sourcils froncés. Il attendait des explications. Voyant qu’elle se murait dans le silence il la questionna plus séchèment qu’il ne l’aurait souhaité :
– Bon, je peux savoir ce qu’il t’arrive maintenant qu’on est en sécurité ?
– …
– Je rêve où tu évites mon regard ? C’est quand-même pas à cause de ce porc ? Tu sais ce que j’ai subi à cause de lui… Il aurait même mérité la mort pour ce qu’il m’a fait.
– Parce que tu ne l’as pas tué ? demanda Néala d’une toute petite voix.
– Non, je me suis contenté de ma promesse.
– Mais je l’ai entendu crier, frissonna-t-elle.
– Il n’a pas aimé son nouveau sourire.
Néala déglutit avec peine à cette réplique.
– Tu l’as… défiguré ?
– Tu ne veux pas vraiment le savoir. En tous cas on est quitte, affirma-t-il en suivant du doigt la cicatrice qui barrait son visage. Ou du moins on le sera quand il aura été découvert dans toute son humiliation. Je suis vengé de lui et ses autres victimes aussi. Par contre, il faut qu’on quitte la ville dès demain. J’avais espéré voir Amoric mais ça semble trop risqué de l’attendre.
– Tu… Tu ne peux pas faire ce genre de choses devant moi… Je trouve ça trop horrible… C’est insupportable.
– Ne me dis pas ça comme si j’étais un monstre ! C’est lui, ses sbires et tous ceux du même acabit qui font du mal aux innocents ! Moi je fais Justice ! Et d’ailleurs c’est pas pour rien que je t’avais pas conviée ce soir ! J’en reviens toujours pas que tu m’aies suivi !
– Mais j’t’ai pas suivi ! Tu n’rev’nais pas alors j’ai décidé de prendre l’air, c’est la musique qui m’a attirée…
– Alors c’est que t’es encore plus inconsciente que je le croyais ! Petite chose naïve ! Sortir seule en pleine nuit ! Tu aurais pu te faire agresser, détrousser, enlever, voire pire ! Tu as eu de la chance que j’intervienne tout à l’heure ! Tu aurais fait quoi si elle avait découvert que tu étais une femme ? Elle aurait forcément fait le lien avec les avis de recherche placardés ici aussi et vu la récompense promise…
Vexée, Néala se renfrogna mais ne répondit pas. Elle se contenta de se déchausser et se glissa dans les draps toute habillée, lui tournant ostensiblement le dos. Elle l’entendit soupirer de contrariété et se préparer pour la nuit à son tour. Bientôt il ronfla tandis que la jeune femme, hantée par les images de la soirée, peinait à s’endormir. Elle ressassait, oscillant entre sa compréhension des motivations de Kogan et son dégoût viscéral de ses actes qui n’étaient pas du tout en accord avec ses valeurs. Pétrie de culpabilité, elle se jugea complice de n’avoir rien empêché de ce qu’il s’était passé.
.oOo.
Kogan et Néala s’éveillèrent le lendemain au son déprimant de la pluie. Ils s’adressèrent à peine un regard et remballèrent rapidement leurs affaires. Kogan entreprit de raser son affreuse petite moustache, à laquelle Néala commençait tout juste à s’habituer, se contentant de la repousse de barbe qui envahissait son menton. Il sortit quelques minutes puis revint portant de grossiers habits de paysan par-dessus les siens. Il lança un paquet sur le lit de Néala :
– Tiens, Griselda m’a donné un châle pour cacher tes cheveux et cette jupe bleue assortie pour toi. Elle va être un peu grande mais ça fera l’affaire. On n’est plus frères. Tu es ma femme, Méloë, jusqu’à nouvel ordre et tu m’appelleras Aïmiro. Je te laisse t’habiller et te maquiller un minimum. Rejoins-moi au petit déjeuner.
Néala n’eut même pas le temps de répliquer quoi que ce soit qu’il avait déjà tourné les talons et claqué la porte. Elle sentit la colère lui échauffer les oreilles. Pour qui il se prenait avec ses ordres ?! Allait-elle vraiment supporter un tel comportement plus longtemps ? Déjà qu’elle lui en voulait de lui avoir imposé le spectacle de sa vengeance et maintenant ça ?!
Elle s’obligea à respirer profondément, tentant de se raisonner en se raccrochant au fait qu’elle n’était pas censée assister à ses actes de la veille. Cela n’excusait néanmoins rien. La vengeance ne peut conduire qu’à plus de souffrance puisque la violence appelle la violence. Elle secoua la tête et se résigna à faire ce qu’il lui avait demandé, obéissant uniquement parce qu’il était question de leur sécurité.
Elle le retrouva attablé devant son thé et mordant dans une tartine généreusement garnie de fromage de chèvre. Elle vit une petite lueur apparaître furtivement dans ses prunelles quand il l’aperçut mais il détourna vite le regard. Il lui tenait rigueur de lui avoir gâché le plaisir de sa vengeance et avait été blessé de lire du jugement dans ses yeux.
Néala ne dit rien. Elle se contenta de plonger le nez dans la tasse qu’il avait préparée à son égard et de manger du bout des lèvres le pain garni. Profondément contrariée, elle n’apprécia pas à sa juste valeur les arômes du pain moelleux à la croûte généreusement croustillante ni la saveur du fromage affiné rehaussé de miel et de thym.
Le silence, habituellement confortable, s’imposa entre eux pesant, malaisant. C’est Griselda qui le brisa en venant les resservir :
– Cette tenue vous va très bien ma chère. Le vert de vos yeux ressort superbement avec ce bleu ardoise, s’exclama-t-elle avant d’ajouter à voix basse : Je sais que vous vouliez voir Amoric mais j’ai entendu dire que deux individus qui se prétendent frères sont recherchés pour l’agression d’un aubergiste. Mon frère est sur le point de prendre la route avec son attelage. Il est d’accord pour vous emmener sur quelques lieues. Il vous attend devant la Tour. Vous ne pouvez pas le louper : il a deux énormes bœufs blancs. J’informerai Amoric que vous vous rendez au Domaine et que tu aurais aimé le voir.
– Merci Griselda. Je te suis une nouvelle fois redevable… Si un jour je peux faire quoi que ce soit...
– Je sais que je pourrais compter sur toi. Allez, souriez les amoureux ! Vous avez l’air d’être en pleine scène de ménage ! pouffa-t-elle avant de les serrer furtivement dans ses bras en guise d’adieux.
Les deux jeunes gens terminèrent rapidement leur collation, emballèrent ce que la femme leur avait apporté en plus, réglèrent leur note et se mirent en route. Kogan se chargea de la totalité de leurs bagages, à l’exception de la sacoche de guérisseuse de Néala. Il lui tenait fièrement le bras mimant le mari intentionné qui évite à sa fragile épouse le risque de glisser sur les pavés mouillés.
La jeune femme, dont les courts cheveux roux étaient à présent dissimulés et protégés de la pluie par l’étoffe bleue était à la fois contrariée et rassurée par ce contact un peu trop rapproché à son goût. Elle avait beau se répéter que Kogan était un homme bon, elle persistait à être hantée par la jubilation malsaine avec laquelle il s’était vengé de son ennemi.
L’homme la sentit frissonner à son bras et son cœur se serra. Avait-elle peur de lui ? Il avait craint qu’elle parte quand il lui avait révélé son passé mais elle ne l’avait pas fait et maintenant qu’il croyait avoir acquis sa confiance percevoir de la défiance dans ses yeux lui faisait beaucoup de peine et le mettait en colère. Elle n’avait pas à le juger. Elle n’avait pas souffert comme lui. Elle ne pouvait pas comprendre. Il se tendit à son bras. Néala ressentit sa colère et s’exclama, outrée :
– Eh ! J’y suis pour rien de tout ça !
– Tu me juges !
– Pas toi, tes actes.
– C’est pareil.
– Pas à mes yeux, affirma-t-elle avant d’ajouter : Nous en parlerons plus tard, cher époux, nous voilà arrivés à notre moyen de transport.
Effectivement, au pied de la Tour du Dragon, devant laquelle trônait toujours la tête du caïmandile dont l’odeur et les bourdonnements incessants précédaient maintenant la vue, un chariot couvert les attendait. Comme le leur avait indiqué leur hôtesse, deux superbes bœufs blancs dotés d’immenses cornes y étaient attelés. Le conducteur les héla, les conviant à monter à l’arrière où ils seraient protégés de la pluie qui continuait de tomber. Il s’y réfugièrent avec satisfaction et Néala entreprit aussitôt de les sécher.
Les deux jeunes gens quittèrent ainsi Vieillepierres sans être inquiétés, prenant ensuite congé de l’homme serviable quand il s’engagea sur la route menant à Cité Centrale qui était située à l’opposée de leur destination. Ils reprirent alors la marche, protégés par la magie de Néala qui regrettait déjà le confort de l’auberge et ce répit de trop courte durée.
S’orientant à l’aide de sa carte, Kogan les amena à tourner sur un petit chemin de boue entre les pâtures et les champs déserts qui entouraient les villages isolés mais liés administrativement à Vieillespierres. Les différents espaces qui s’offraient à leur regard étaient délimités par des bosquets et des haies vives qui structuraient le paysage légèrement vallonné.
Pour la plupart des buissons, il ne subsistait que des branchages bruns ou noirs, voire rouges quand il s’agissait de cornouiller, et des baies colorées. Seuls les houx offraient leurs feuillages verts et luisants. Aucune habitation à l’horizon, juste l’herbe des pâtures, la terre nue des champs et le chemin boueux et tortueux censé mener à une route plus large permettant d’atteindre le Domaine Zenido.
Néala et Kogan marchaient dans un silence maussade, plongés dans leurs sombres pensées et pestant intérieurement contre la boue qui rendait leur avancée difficile. Ils furent surpris par l’envolée soudaine d’une nuée de corbeaux croassant. Ils les avaient dérangés dans leur festin qui s’avèra être les restes difficilement reconnaissables d’un équidé. Kogan quitta le chemin pour pénétrer dans la pâture en se faufilant entre deux arbustes en partie piétinés. Il s’approcha de la dépouille, dont les os étaient visibles parmi les lambeaux de chair faisandée, examina les indices de ce qui avait causé la mort de l’animal et pâlit. Sa réaction inquiéta Néala qui l’avait suivi.
– Qu’est-ce qui l’a tué ?
– Un gros carnivore.
– Genre loup ?
– Non, plus gros et doté de griffes en plus des crocs. Une sorte de félin…
– Un lynx peut-être ?
– Néala… soupira Kogan, en matière de lynx tu devrais être assez experte pour voir que la bête qui a laissé ces marques est beaucoup plus grosse que Freya…
– Oui, j’ai vu... J’espérais… Enfin bref, faut s’inquiéter ?
– On va garder l'œil ouvert mais vu l’âge de la carcasse la bête doit être loin. Regarde, les empreintes ont été quasiment effacées par la pluie.
Comme pour le faire mentir, les buissons les plus proches se mirent soudainement à s’agiter. Kogan fit chanter son sabre hors du fourreau, se plaçant entre Néala et la source du bruit. Un grand soupir lui échappa quand il reconnut les yeux dorés de la compagne de Néala.
– Freya ! Ma belle, comme tu m’as manqué !
Néala s’élança et se laissa tomber dans la boue pour serrer dans ses bras l’encolure dégoulinante de son fauve qui se mit à ronronner, gardant ses yeux mi-clos sur un Kogan assez soulagé de la voir. L’homme espérait que sa présence garderait l’autre prédateur à distance.
.oOo.
Kogan, Néala et Freya suivirent le chemin tortueux et isolé de toute proximité humaine, mais portant d’autres traces de la présence du fauve non identifié, pendant quatre longs jours avant d’arriver à la route menant au domaine Zenido, qu’ils parcouraient depuis la veille. L’humidité avait rapidement laissé place au gel ce qui avait facilité leur avancée mais avait procoqué un inconfort, certes moins pénétrant mais contre lequel le pouvoir de la jeune femme ne pouvait rien.
Pour lutter contre le froid grandissant, Kogan mettait dans leur thé du matin une petite pincée de piment feu-de-dragon. Il en limitait drastiquement la consommation, faute d’avoir pu se réapprovisionner. Pour compenser la disparition progressive des effets de l’épice, les compagnons de route jouaient sur les superpositions de vêtements et partageaient leur chaleur la nuit. Néala acceptait dorénavant de se blottir, en sécurité, entre Kogan et Freya.
Le malaise entre Kogan et Néala s’était petit à petit estompé suite à une initiative musicale de Kogan. Ayant constaté que la jeune femme, qui d’ordinaire fredonnait sans cesse, restait murée dans le silence, l’homme avait pris le parti d’apprendre à jouer de la mesariya. Il avait sorti l’instrument de ses bagages dès le premier soir et en avait méthodiquement exploré la palette sonore avant d’essayer d’assembler ces harmoniques en un semblant de mélodie.
La femelle lynx s’était montrée intriguée par les sonorités de l’instrument, se mettant à miauler et roucouler systématiquement en écho tout en essayant de coller son nez contre la partie charnue de la calebasse. Ce comportement incongru fit rire aux éclats Kogan et Néala. L’ambiance s’en trouva considérablement allégée et leur complicité se ranima pleinement quand la jeune femme se décida à fredonner elle aussi en écho, cherchant des paroles pour accompagner la mélodie.
La musique libéra les mots et ils s'autorisèrent alors à exprimer leurs ressentis respectifs.
– Je déteste la violence… avoua Néala. C’est quelque chose qui me met profondément mal à l’aise et qui me terrifie.
– Tu sais pourtant que je ne serais jamais violent avec toi, non ?
– Oui, pas volontairement du moins, mais ça a été terrible pour moi de te voir à l'œuvre… Je sais que tu es quelqu’un de bien mais… ce que tu as fait… la vengeance… ça ne correspond pas à mes valeurs… C’est à l’opposé de ma nature de guérisseuse…
– Tu ne peux pas comprendre. Je suis un guerrier. J’ai été formé à protéger les faibles, je me bat pour la Justice.
– Oui, je partage cette valeur de Justice et je comprends ton besoin de vengeance… C’est comme si en punissant ceux qui t’ont blessé ou humilié ça venait un peu… réparer l’image que tu as de toi, compenser ce qu’ils t’ont fait, je me trompe ?
– Il y a de ça, oui… Et les empêcher de nuire impunément. Il y a beaucoup trop d’injustices dans ce monde, trop de forts qui abusent des faibles. Si j’en avais le pouvoir je changerais ça, sois-en certaine. Et, d’accord je comprends que pour quelqu’un comme toi ça soit dur à voir mais il n’y a que comme ça qu’on peut rééquilibrer un peu les choses et je ne compte pas changer mes méthodes. Hors de question de rester bras croisés face à des monstres de ce type.
– C’est ta nature et j’accepte de faire avec si je ne suis pas mêlée à ces situations et si tu me promets de ne verser le sang qu’en dernier recours.
– Je verrai ce que je peux faire mais je ne peux rien te garantir…
– J’ai confiance en toi.
Kogan accueillit cette dernière affirmation avec surprise et gratitude. La froideur silencieuse de Néala depuis la veille l’avait terrifié plus qu’il ne voulait se l’avouer. Il avait peur de la perdre, peur qu’elle l’abandonne, le rejette. Peur de se retrouver une fois de plus seul, d’autant plus qu’en se vengeant de l’aubergiste il venait de rayer son dernier nom de sa liste.
Kogan réalisa alors que, non seulement il ne se sentait pas plus heureux maintenant qu’il s’était vengé de ses principaux agresseurs, mais en plus il n’avait plus de but. Tout ce qui lui restait était ce lien, encore fragile, avec la jolie rousse et cette interrogation effrayante sur ce qu’il était vraiment. C’est sur ces réflexions que l’homme glissa dans un sommeil peuplé d'ennemis qu’il brûlait à son souffle ardent.
.oOo.
Leurs réserves pourtant soigneusement constituées en ville, s’étaient d’autant plus vite amenuisées qu’il n’y avait plus rien à glaner, ou presque. Même Freya, qui disparaissait parfois de longues heures, peinait à trouver des proies pour se nourrir. Les petits animaux semblaient avoir fuit les environs, peut-être en lien avec le grand prédateur dont ils avaient de nouveau trouvé des traces de passage.
Cela faisait déjà trois jours qu’ils n’avaient plus de pain, de pommes, ni de viande séchée. Ils trompaient la faim en infusant leurs herbes agrémentées des champignons déshydratés qu’ils avaient achetés en bonne quantité à Vieillespierres. Ce succédané de nourriture comblait leurs estomacs mais compensait mal l’énergie qu’ils dépensaient chaque jour à marcher en luttant contre la bise glacée. La fatigue et la lassitude commençaient à se faire cruellement sentir.
Le sol était maintenant couvert d’une fine couche de givre pailleté et le vent glacé, qui soufflait sans discontinuer, les avait tourmentés toute la nuit. Ils s’étaient levés passablement las mais avaient eu un regain d’énergie en découvrant, après avoir gravi une petite colline, les vestiges du mur d’enceinte délimitant le domaine Zenido à quelques lieues de là. Ils touchaient enfin au but.
Un pied de cucurbitacée qui semblait avoir poussé spontanément leur offrit l’heureuse et inespérée découverte d’une courge qui avait survécu au gel. C’était un légume charnu et lourd que Kogan décida de cuisiner de suite, saisissant l’occasion d’un repas nourrissant avant leur arrivée au domaine. Néala utilisa son pouvoir pour remplir la cocotte pendant que Kogan coupait la courge en morceaux, après avoir préparé le feu pour la faire cuire. Il ne fallut que quelques minutes d’attente pour déguster cette nourriture chaude et consistante, autrement plus savoureuse que les champignons réhydratés qu’ils ingurgitaient depuis quelques jours :
– Ça fait du bien, soupira Néala.
– D’accord avec toi. Je crois que j’avais sous-estimé le temps de marche. La carte ne doit pas être à l’échelle…
– Au moins une fois chez toi on aura de quoi se réchauffer et se sustenter !
– Hem… Tu oublies qu’il y a dix-neuf ans que j’ai été arraché à cet endroit et que quand je l’ai vu pour la dernière fois il était dévoré par les flammes… J’ignore ce que le domaine est devenu après la disparition de ma famille…
– Je n’avais pas pensé à ça… Du coup c’est quoi ton plan ? On meurt de faim ?
– On avisera sur place. On pourra toujours chasser le cas échéant.
– Tu sais que je déteste qu’on tue les animaux…
– Evidemment. Mieux vaut mourir de faim.
– C’est pas ce que j’ai dit. En parlant de chasser, tu as vu comme Freya a du mal à trouver des proies ?
– Oui… Elle part de plus en plus longtemps et a perdu du poids… D’ailleurs, comment tu supportes qu’elle tue pour se nourrir ?
– C’est dans l’ordre des choses. Je suis d’ailleurs étonnée qu’elle ne soit pas partie en chasse ces derniers jours…
– C’est qu’il y a de plus en plus de traces de cet autre félin. Elle se méfie peut-être…
En écho à leur échange, l’estomac de la femelle lynx gronda et elle posa le museau au sol en soupirant. Kogan lui tendit un cube de courge qu’elle renifla avec dédain avant de détourner la tête.
– Va chasser ma belle. Il fait jour, la vue est dégagée, je chanterai si nécessaire et puis Kogan a son sabre. Nous sommes en sécurité, affirma Néala.
Freya sembla hésiter puis s’éloigna à contre-cœur.
Provisoirement repus, Kogan et Néala reprirent la route après avoir soigneusement emballé les restes de leur repas. Ils marchèrent jusqu’à arriver au grand portail de fer forgé à la tombée de la nuit. Il était rouillé mais grand ouvert. Fatigués, et préférant examiner les lieux de jour, il décidèrent de bivouaquer à l’extérieur de l’enceinte, contre un pan de mur encore intact.
Kogan, assailli par ses souvenirs et stressé par ce qu’il allait trouver le lendemain, resta silencieux, comme figé. Néala respecta son besoin de recueillement, se contentant de préparer de quoi les réchauffer. Ils mangèrent sans appétit les restes de la courge accompagnés d’une infusion puis elle se blottit contre lui pour la nuit, profitant de sa chaleur et du son apaisant des battements de son cœur. L’homme ferma les bras autour d’elle, acceptant le réconfort qu’elle lui offrait.