La prophétie de la dernière sorcière - Tome 1 : Résurgence
Chapitre 41 : Retrouvailles
Le chariot avançait au pas tranquille de la jument baie cerise à la longue liste blanche. C’était une bête superbe à la robe lustrée et à la crinière tressée qui contrastait avec l’allure déplorable de son conducteur. Amoric semblait bien plus âgé que ses quarante-cinq ans. Il avait maigri au point que son visage paraissait creusé et ses cheveux, autrefois noirs et épais, étaient à présent négligés et parsemés d'innombrables fils d’argent. Ils pendaient jusqu’à ses épaules. Sa barbe avait blanchi, elle aussi, et n’était pas plus entretenue que sa chevelure. Même ses vêtements étaient froissés et tâchés et il se dégageait de sa personne des effluves d’alcool. Il avait d’ailleurs une bouteille à portée de main, déplorable habitude qui lui servait à anesthésier sa tristesse, son anxiété et sa culpabilité depuis la disparition d’Elzannah.
Cela faisait déjà huit mois qu’elle avait disparu. Huit mois qu’il se faisait un sang d’encre. Et sept mois qu’il avait dû rentrer à la Roseraie annoncer cette épouvantable nouvelle à Isadora et leurs fils. Il avait retardé ce moment autant que possible, mettant tout en œuvre pour la retrouver. En vain. En le voyant revenir seul et abattu, Isadora avait aussitôt compris et elle, d’ordinaire si paisible, s’était mise à crier, l’implorant de lui dire où était leur fille. Il n’en savait rien. Il l’avait éloignée de leur foyer pour la première fois et avait failli à sa tâche de père. Il n’avait pas su la protéger.
Lui et sa femme étaient restés prostrés une semaine entière. Ce furent leurs fils qui se chargèrent de faire tourner la maison et de gérer les plantations pendant ce temps là. Puis Jared avait pris les choses en main, le relayant un temps sur ses tournées, laissant les cultures aux bons soins d’Arthur à l’époque la plus importante de l'année en ce printemps florissant. L’adolescent avait noyé sa peine en reprenant les tâches de sa mère et de sa sœur, dont il était très proche. Il soignait les rosiers avec tout le savoir-faire et l’amour appris à leurs côtés.
Amoric finit par reprendre la route, ne supportant pas de voir Isadora dépérir sous ses yeux. Jared rentra donc épauler Arthur à l’exploitation. Malheureusement les affaires pâtissaient de la dépression de leur père qui avait perdu le goût du contact humain et de la négoce nécessaires à son métier. Ses consommations d’alcool achevèrent d’aggraver la situation financière de la famille, tant bien que mal compensée par le travail acharné de ses fils à La Roseraie.
En arrivant à Vieillespierres pour le marché, le marchand fut surpris d’apprendre que ses dettes avaient été épongées par ses neveux. Il n’en avait pas. Griselda qui lui révéla alors le passage de Kogan et de sa mystérieuse compagne ainsi que leur fuite, deux jours plus tôt, vers le Domaine Zenido, suite à la vengeance du jeune homme. Amoric avait justement été mandaté pour aller porter le ravitaillement au domaine, le livreur habituel étant alité depuis plus d’une semaine à cause d’une vilaine fièvre. Savoir qu’il allait y retrouver son ancien protégé lui mit un peu de baume au cœur. Il décida donc de revendre ses marchandises à un confrère et de prendre un court repos pour se mettre en route quelques heures avant le lever du soleil.
Amoric roulait depuis le petit matin, passablement engourdi par le froid de plus en plus piquant de ce début d’hiver. Quittant le grand axe, il avait bifurqué sur un petit chemin de terre mal entretenu. Alors qu’il était secoué par les cahots provoqués par un énième nid de poule, Amoric réalisa une fois de plus avec douleur l’absence de sa fille. Ils auraient dû fêter son seizième anniversaire cet automne là. Ne pas savoir si elle était en sécurité, ou tout du moins en vie, lui était insupportable.
Le souffle de Keyi, qui se mit à renâcler en tentant de reculer, tira l’homme de ses sombres réflexions. Il héla la jument mais elle refusa d’avancer. Le marchand sauta sur le sol pailleté de givre et alla caresser sa bête pour l’apaiser. Il aperçut alors ce qui la rendait inquiète : les restes d’un de ses congénères, vraisemblablement attaqué par un prédateur de grande taille. Amoric frissonna et revint flatter la jument, l'attrapant par le harnais pour l’inciter à avancer en lui parlant avec douceur. Elle roulait des yeux, dévoilant leur blanc tant elle était apeurée. En désespoir de cause, il lui couvrit la tête pour lui faire enfin reprendre le pas. Ils s’éloignèrent ainsi de la source de sa terreur.
Amoric, rajusta son cache-col et reprit une lampée d’alcool. S’il en croyait les informations qu’on lui avait données, il lui faudrait au moins six jours pour atteindre sa destination. Encore une bonne journée coincé à ce rythme et à subir l’état déplorable du terrain et ils atteindraient la route permettant de rallier le Domaine Zenido. Il pourrait alors faire prendre le trot à sa jument et espérer gagner un peu de temps.
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Amoric déposa son trognon de pomme sur son siège et héla Keyi pour qu’elle s’arrête. Il avait besoin de se dégourdir les jambes et tous deux de se reposer. Il lui offrit à la jument ce qu’il restait de son fruit et elle le remercia d’un son doux des naseaux. Il lui caressa le chanfrein, dont la blancheur contrastait avec la teinte chaleureuse de sa robe, et entreprit de la libérer de ses entraves pour lui permettre d’aller brouter.
L’herbe scintillante de givre se faisait rare. Les champs autour d’eux étaient déserts. Amoric servit une ration d’avoine à Keyi avant de s’éloigner. Il était ankylosé par les heures passées sur le banc du chariot. Face à lui, une petite colline se découpait sur le ciel flamboyant. Il décida de la gravir d’un pas chancelant. Le vent lui fouetta le visage arrivé au sommet. Le soleil couchant lui révéla la silhouette du mur d’enceinte du domaine au loin. Il arriverait enfin le lendemain.
Amoric entreprit de faire un petit feu de camp et mit à chauffer un peu d’eau dans laquelle il jeta quelques légumes et des morceaux de viande séchée. Il déboucha une nouvelle bouteille de vin avec ses dents et en but une généreuse rasade avant de s’essuyer la bouche d’un revers de manche. Une vingtaine de minutes plus tard, il plongeait sa louche dans le plat pour en récupérer sa pitance. Il en apprécia la chaleur à défaut d’en percevoir les saveurs. Le visage de sa fille le hantait encore. Il essaya de lutter contre les émotions douloureuses en essayant de se remémorer celui de Kogan. Avec un peu de chance, il serait encore au domaine quand il arriverait.
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Le Roi Audric La Poigne sortit de la tente où il avait passé la nuit. Il remonta son col de fourrure aussi noir que son armure de cuir. Ses yeux vairons cherchèrent le corbeau qui l’avait attiré dehors par ses croassements. Il était perché sur la branche d’un charme déplumé. Audric tendit son poing ganté et le volatile se posa aussitôt, le laissant délier le document fixé à sa patte. Il se saisit de sa récompense et reprit son envol pour la savourer en hauteur.
Le roi prit connaissance de la lettre qui lui était adressée et un sourire vint illuminer brièvement son visage. Son instinct ne l’avait pas trompé : l’homme qu’il recherchait depuis maintenant dix ans était enfin localisé. Mieux, il n’était vraisemblablement qu’à une grosse demi-journée de cheval de sa position. Audric lança le signal pour lever le camp, renvoyant la plupart de ses hommes vers le campement devenu permanent aux abords de Valperdu. Il ne garda avec lui que son homme de main, garde du corps au visage disparaissant sous une toison roux sombre qui ne laissait apparaître que ses yeux bleu pâle comme un ciel d’hiver.
Dimit hocha la tête en réponse à l’injonction de son seigneur, laissant d’autres hommes s’occuper de la tente pendant qu’il préparait leurs chevaux. Il pansa d’abord la splendide et solide jument noire, la sella et y attacha les fontes contenant les effets personnels du Roi, fixant son grand arc à portée de main grâce à la couroie de cuir prévue à cet effet. Audric ne le portait dans son dos que quand il était à pieds. L’homme de main s’occupa ensuite de son propre hongre alezan. Audric fixa son carquois dans son dos et vérifia le bon coulissement de sa large épée dans son fourreau sur sa hanche gauche avant de se mettre en selle. Dimit en fit autant après avoir vérifié la bonne installation de sa lourde hache de guerre et de son arbalète. Tous deux se mirent en chemin vers le Domaine Zenido, lançant leurs montures au petit trot vers le soleil levant.
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Au Domaine Zenido, Kogan, Néala et Freya avaient confortablement dormi devant la cheminée de la crypte. Ce furent leurs estomac qui les tirèrent du sommeil. Kogan remit la marmite sur le feu pendant que Néala pestait de n’avoir pas pensé à se mettre un autre bol de côté avant que Jimbo n’y adjoigne la viande. Elle refusa la nourriture offerte par son ami, décidant de se couvrir pour aller à la surface. Freya lui emboîta aussitôt le pas, la suivant dans la lueur de la torche.
Néala traversa les caves, suivant le souffle frais qui lui indiquait l’escalier vers l'extérieur. Elle cligna des yeux, éblouie par le ciel laiteux. La bise lui glaça le visage et elle rajusta sa cape. Elle resta quelques instants immobile parmi les ruines avant de se décider à aller rendre visite à Jimbo. Elle le trouva dans sa cabane en train de rassembler ses affaires : ses vêtements, plusieurs carnets noircis de notes et de dessins, ses quelques outils et armes…
– Bonjour ! Avez-vous besoin d’aide ?
– Cela devrait aller. Ah si, voudriez-vous vous occuper de la poule ? Vous pourriez la mettre dans ce panier.
– Avec plaisir, accepta Néala en saisissant l’objet.
– Néala ?
– Oui ?
– Gardez les œufs pour vous, s’il y en a. J’ai cru comprendre que vous évitiez de consommer de la viande…
– Autant que possible, oui… Surtout présentement : je n’arrive pas à me résoudre à l’idée de manger un cousin de Freya, expliqua Néala avec un haut-le-cœur. Merci, Jimbo.
– C’est tout naturel.
Sans se hâter, Néala s’éloigna vers le poulailler.
Elle revenait avec la volaille malingre et son unique œuf dans le panier quand elle aperçut le chariot qui était en train de passer le portail d’accès du domaine. Elle hâta le pas pour prévenir Jimbo de la visite mais Kogan et lui étaient déjà postés, une main en visière, en observation.
– Ce n’est pas l’attelage habituel mais ce doit être le ravitaillement, indiqua Jimbo.
– Parfait pour notre départ mais je ne sais pas si on va pouvoir tout emporter à pied.
– J’avais pensé prendre une des brouettes qui me servent pour les récoltes.
– Toutes vos affaires vont avoir du mal à y tenir, objecta Néala en désignant la pile d’objets.
– Malheureusement… reconnut Jimbo, mais je pense en stocker une partie dans la crypte. D’ailleurs à ce propos, il faudrait trouver le moyens de la sceller afin que les biens de ta famille restent en sécurité, Kogan.
– J’ai ma petite idée. Nous verrons ça après avoir accueilli notre invité et nous être restaurés.
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Amoric descendit lentement du banc de conducteur, les mains levées pour montrer qu’il n’était pas armé. Face à lui, deux hommes impressionnants et une jeune femme menue dont l’allure délicate et la rousseur, certes plus flamboyante, lui rappelèrent douloureusement Elzannah. Le plus grand des deux jeunes hommes présentait de très larges épaules qui contrastaient avec son visage imberbe, presque poupon, surmonté d’une chevelure dorée et bouclée. Il tenait nonchalamment une arbalète à la main. Amoric attarda son attention sur Kogan, qu’il reconnut aussitôt avec un élan de joie douloureuse. Le petit lui avait manqué. Il n’avait d’ailleurs pas tellement changé en six ans, juste pris quelques rides et paraissait plus guerrier que jamais.
Kogan garda un instant la main posée sur la garde du sabre accroché dans son dos tout en le dévisageant et Amoric vit passer une émotion sur son visage.
– Amoric ? souffla Kogan, estomaqué par son état lamentable. C’est vraiment toi ?
– Oui… Je suis venu porter le ravitaillement. Le coursier habituel est malade et Griselda m’a dit que j’avais des chances de te trouver ici. Tu m’as tellement manqué… Pourquoi donc es-tu parti ainsi ? Nous étions heureux tous ensemble…
– Oui… C’était certainement une des plus belles époques de ma vie. Mais je ne pouvais pas rester, pas après l’avoir perdue…
– Malyäli, souffla Amoric, je suis désolé, fils. J’aurais dû te prévenir que votre amour n’avait pas d’avenir mais tu avais l’air si amoureux, si heureux… Je ne voulais pas te priver de ça. Je ne sais pas ce qu’elle t’a dit mais elle n’avait pas le choix. Elle était promise à un seigneur en paiement d’une vieille dette de son père.
– Je ne comprends rien à ce que tu dis ! Promise en paiement ? Comme une marchandise ?! Mais ça n’a aucun sens ! Elle aurait dû me le dire ! On a toujours le choix ! J’aurais travaillé dur pour payer ses dettes !
– Tu n’aurais rien pu faire, sauf être tué. Crois-moi, fils, elle a fait ce qu’il fallait pour vous protéger, toi et les siens.
Néala, percevant la rage et la détresse croissantes de Kogan, posa une main délicate sur son bras et lui murmura de sa voix envoûtante :
– Oui, c’est injuste mais le passé est passé, Kogan. Seul compte l’instant présent. Laisse-toi le temps de digérer ces informations et de voir plus tard ce que tu peux en faire.
– Tu as raison, souffla-t-il en essayant de se relâcher. Nous avons plus urgent à faire et des choses à préparer avant de partir. D’ailleurs tu n’as rien mangé, Néala. Tu dois avoir faim, non ?
– Ça tombe bien, vu mon chargement. Qu’est-ce qui vous ferait plaisir, Mademoiselle ? Un fruit, du gâteau au miel ?
À l’évocation de la pâtisserie, une expression gourmande s’afficha simultanément sur le visage des trois jeunes gens, entraînant le rire du marchand. Il se sentit parallèlement traversé par une vague de tristesse.
– Vous me faites tellement penser à mes enfants, avoua-t-il d’une voix brisée.
– Griselda m’a dit pour Elzannah... Nous allons justement vers Valperdu. Je veux retourner aux Montagnes Rousses. Je te promets de tout faire pour la retrouver.
– Je l’ai cherchée pendant un mois… Je ne sais même pas si elle est encore en vie.
– S’attendre au pire ne le rend pas moins douloureux, murmura Néala. Gardez espoir. Je m’engage, moi aussi, à tout faire pour retrouver sa trace.
– Et moi de même, renchérit Jimbo. D’ailleurs, votre arrivée tombe à pic puisque nous étions sur le point de partir. Par contre, je ne sais pas si nous allons pouvoir emporter tous les vivres que vous nous avez ramenés… Est-ce qu’on prend deux brouettes, Kogan ?
– J’ai une meilleure idée, l'interrompit Amoric, laissez-moi vous accompagner. La route va être difficile avec le froid qui s’installe. Le chariot nous offrira un abri à tous et nous pourrons nous reposer à tour de rôle pour aller plus vite. Je me suis assez lamenté sur mon sort. Il est plus que temps que je retourne là où elle a disparu et que je retrouve ma fille. Je fais le serment de ne pas rentrer avant de savoir ce qu’il lui est arrivé.
– Et Isadora, Jared et Arthur ? s’enquit Kogan.
– Les garçons feront le nécessaire pour maintenir l’affaire à flot. Quant à ma femme, sa voix se brisa, je ne supporte plus de la voir dépérir. Je dois lui ramener Elzannah, ou tout au moins des réponses...
Jimbo alla chercher une planche pour agrandir sa table et disposa autour plusieurs caisses pour s’asseoir. Amoric fouilla dans son chargement pour y dénicher le fameux gâteau au miel. A son invitation, Néala sélectionna de quoi enrichir leur maigre soupe de la veille. Elle en profita pour mettre de côté de quoi se cuisiner un plat consistant et revigorant. Elle rassembla des carottes, des pommes de terre, des poireaux et des navets ainsi que des haricots rouges qu’elle emporta aussitôt chez Jimbo où le feu crépitait encore joyeusement dans la cheminée, les déposant sur la table qui occupait désormais quasiment tout l’espace disponible. Elle hésita un instant puis décida de prendre le seau pour aller chercher de l’eau.
De son côté, Kogan dételait Keyi, retrouvant les gestes répétés tant de fois avec Wikan. Il flatta la jument, qui se frotta contre son épaule, puis l’entraîna vers la rivière pour qu’elle puisse boire. Néala leur emboîta le pas, son lourd seau au creux du bras.
– Pourquoi tu t’embêtes à trimballer ça alors que tu pourrais invoquer l’eau en toute simplicité ?
– Je n’ai pas l’habitude de faire ça en public…
– Ce sont des personnes de confiance, tu sais ? Je mettrai ma vie entre les mains d’Amoric sans sourciller, il est un père pour moi. Il m’a soutenu dans les moments les plus douloureux de ma vie. Quant à Jimbo, je retrouve notre amitié et notre complicité intacte malgré les années. Il connaît de toute façon mon plus intime secret maintenant.
– J’y réfléchirai pour la prochaine fois.
– C’est entendu mais dans ce cas, prends la jument et laisse-moi porter le seau, tu veux ?
Néala haussa les épaules. Elle se savait bien assez forte pour le faire elle-même mais décida de mettre sa fierté de côté en laissant son ami s’en occuper pour elle, tandis qu’elle caressait l’épaule de la jument qui buvait à long traits.
C’est à ce moment-là que Freya décida de les rejoindre, un lapin dans la gueule. Keyi voulut prendre la fuite, soulevant Néala au bout de sa longe dans un élan de panique. Elle roula des yeux effrayé et piaffa et rua, entraînant la jeune femme. Ne voulant pas risquer de perdre leur monture, Néala prit d’instinct une impulsion sur le sol au moment où la jument la soulevait de nouveau de terre en se cabrant. Elle se laissa alors retomber sur le dos large de Keyi qui se mit à caracoler, galopant en crabe pour s’éloigner du prédateur tout en le gardant à l'œil. La jeune femme serra tant bien que mal ses petites jambes tout en s’agripant à l’épaisse crinière noire tressée pour ne pas se laisser désarçonner. Elle reprit son souffle et usa de sa voix pour calmer la jument paniquée.
Kogan rejoignit Amoric et Jimbo qui assistaient inquiets à la scène. Amoric avisa soudainement la femelle lynx à l’origine de la situation et voulut s’élancer vers le chariot pour y récupérer son arbalète. Son ancien protégé le stoppa d’une main ferme.
– Tout va bien, elle est avec nous. C’est elle qui a effrayé ta jument mais Néala va vite la calmer. Regarde, la voilà qui s’arrête de danser.
Néala caressa longuement la jument sans cesser de fredonner à son égard puis se laissa glisser jusqu’au sol. Elle appela Freya tout en gardant Keyi sous son pouvoir. La pauvre bête frissonnait mais ne pouvait se soustraire à la voix qui la gardait immobile. Néala la guida pour l’amener à tendre ses naseaux frémissants vers le terrifiant fauve qui se contenta d’y frotter sa joue. Néala caressa ainsi la jument jusqu’à ce qu’elle se fit à la présence du lynx. Enfin, elle la libéra de son emprise et revint vers les hommes.
Kogan avait laissé ses deux amis, fascinés par le spectacle, pour préparer les légumes, faisant un plat exempt de viande pour sa compagne. Il déposa la marmite, qu’il avait remontée de la crypte, et une cocotte en fonte sur la table et invita chacun à venir se restaurer. Ils rentrèrent tous avec satisfaction profiter de la chaleur du lieu et de la douceur des mets.
Le repas leur laissa le temps d’échanger des informations sur leurs vécus respectifs et de rassembler des échos sur les disparitions d’adolescents comparables à celle d’Elzannah. Elle n’était visiblement pas un cas isolé.
– Des chants envoûtants aux abords de l’eau, des feux follets dans la forêt… Pensez-vous que ça puisse être en lien avec la Prophétie de Mina Achinala ? demanda Néala.
– Concernant le retour de la magie ? C’est une légende, un conte pour enfants, répondit Jimbo la bouche pleine.
– J’en doute, renchérit Kogan. Remémore-toi ma situation. Qu’est-ce que tu en penses, Amoric ?
– Ça se pourrait… J’ai bien vu des naïades autrefois et d’autres choses encore… Mais si les humains étaient à nouveau dotés de magie, ça se saurait, non ?
– Hem, rougit Néala, seulement s’ils osaient révéler un tel secret… Quand on connaît l’Histoire de Midrilemi et ce qu’il s’est passé pendant la Grande Épuration, difficile de prendre le risque de finir sur un bûcher…
– L’avantage c’est que toi tu pourrais l’éteindre, sourit Kogan.
– Ça ne me protégerait pas pour autant d’une flèche ou d’une lame…
– Je te protègerai, je t’en ai fait le serment et je le réitère devant témoins. Tu acceptes de leur montrer ?
Néala acquiesça timidement et, devant l’air médusé d’Amoric et émerveillé de Jimbo, elle fit léviter une sphère d’eau au-dessus de la paume de sa main puis lui fit tracer des motifs autour d’eux. Elle la renvoya dans le seau puis invita du regard Kogan à déposer lui aussi son secret à son père de cœur.
– Néala maîtrise l’eau et charme par sa voix. Moi… Il semblerait que les émotions intenses, vraisemblablement la rage, me fassent changer de forme.
– Changer de forme ?
– Oui. À l'instar du Dieu Sokar, qui soit dit en passant semblerait être mon aïeul, je me change en dragon.
– En dragon ?!
Amoric marqua un temps d’arrêt. Des émotions contradictoires se bousculaient en lui, hésitant entre incrédulité, émerveillement, peur et compassion. Kogan le connaissait suffisamment bien pour deviner ce qui le traversait.
– Oui. J’apprivoise encore cette réalité. Je l’ai découverte très récemment et n’ai, pour l’heure, aucun moyen de contrôle là-dessus. J’ignore combien de fois je me suis métamorphosé. Je n’ai aucun souvenir de ces moments. Apparemment, mieux vaut ne pas être dans les parages quand ça arrive...
– Sous sa forme animale, sa personnalité humaine semble, pour l’heure, complètement inaccessible. Seul son instinct sauvage de prédateur prédomine, expliqua Néala, et vu sa taille et sa propension à cracher le feu, c'est effectivement dangereux de le côtoyer ainsi. Par chance, ma voix a fait son œuvre et m'a évité de finir rôtie…
– Ta voix et ta maîtrise de l’eau.
– Oui. Et c’est pour ça que nous irons voir les Nains Forgerons des Montagnes Rousses pour leur demander de créer un médaillon pour Kogan. A en croire le journal de Sokar et la lettre de son père, c’est la seule chose qui peut permettre de contrôler les métamorphoses, indiqua Jimbo.
– La lame de son sabre forgé là-bas a permis qu’il reprenne forme humaine. J’ignore si c’est le métal ou les runes qui ont cet effet là mais il ne peut pas toujours l’avoir sur lui, ajouta Néala. C’est pourquoi, en attendant d’avoir ce médaillon, il semble primordial de parfaire ton entraînement en matière de gestion d’émotion, Kogan.
– Parfaire sa gestion d’émotion ? Es-tu donc resté aussi impétueux que dans ta jeunesse, fils ?
– Hem, pas totalement, heureusement. Mais tu me connais… Je ne supporte pas les injustices.
– C’est certain. Et tu as pu le prouver à de nombreuses reprises, confirma le marchand en lui donnant une tape dans le dos. Allez, finissons de manger puis chargeons vos affaires. Nous avons de la route jusqu’à Valperdu, conclut-il.
Le marchand vida son gobelet de vin du domaine et se resservit aussitôt, proposant de remplir les autres verres. Néala préféra décliner, se concentrant sur la saveur délectable du gâteau au miel qu’elle laissait fondre avec amour sur sa langue gourmande. Il terminèrent ainsi de se sustenter puis firent les derniers préparatifs préalable au départ.
Tout était chargé et Néala était assise à l’arrière du chariot quand Kogan arriva en courant à petites foulées. Il lui tendit un lien de cuir :
– Est-ce que tu veux bien le porter pour moi ?
L’homme avait soigneusement enchâssé la clé de rubis dans le cuir, la transformant en bijou. Néala acquiesça et le laissa nouer le pendentif à son cou. Il disparut dans son corsage, se nichant confortablement entre ses deux collines délicates. La crypte des Zenido était désormais scellée.