Le Fantôme du Péloponnèse

Chapitre 6 : Συμπόσιον – Sympósion : le banquet

2098 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 20/04/2021 21:37

Je n'ai pas de mot pour décrire le banquet qui se prépare sous mes yeux sur la place centrale du village : on y a apporté une quantité phénoménale de mobilier. Non loin des tables les plus richement garnies en victuailles, je découvre une douzaine de klinai, des sortes de divans, sur lesquels prendront place les hôtes de marque. Je m'approche de l'un d'entre eux, étant impressionné par sa facture. Ses quatre pieds en bois sculptés sont garnis par endroit de nacre. Le haut du klinê, quant à lui, est recouvert par des coussins confortables aux ornements éclatants. Leurs broderies, finement réalisées, représentent le duel entre Bellérophon chevauchant Pégase et la Chimère ou un des douze travaux d'Héraclès. Je ne peux m'empêcher de caresser certains motifs.

– Eh ! tonne une voix derrière moi. On ne touche qu'avec les yeux !

Je me retourne, penaud. Une femme, passablement énervée, me foudroie du regard avant de continuer son chemin, les mains encombrées d'une amphore. Je m'éloigne un peu plus des klinai, observant la horde d'humains qui courent dans tous les sens et espèrent terminer leurs tâches à temps. De loin, on dirait une multitude de fourmis stressées qui œuvrent ensemble à l'élaboration du banquet dans un grand chaos organisé.

Tout le monde s'active : des tables mobiles sont déployées ainsi que nombre de couvertures et de vaisselles. On prépare les hydries, grands vases servant au transport de l'eau, ainsi que les dinoi et les cratères qui sont de gigantesques céramiques permettant la préparation de gros volumes de vin mélangé à de l'eau et à des épices. Vraisemblablement, les Lacédémoniens s'installeront confortablement sur les klinai tandis que les autres villageois et visiteurs de passage pourront se déplacer entre les différents plats tout en restant debout.

J'ai peine à croire que Filisia soit une communauté hilote, étant donné la richesse du banquet. Des mets rares sont mis à la disposition des convives. On peut y trouver des plats de grives, de pinsons et de lièvres issus de la chasse mais aussi du mouton et des chèvres qui ont été abattus rituellement en l'honneur de Déméter.

Au bout d'un moment, les Spartiates, le chef du village et quelques représentants de la communauté s'allongent sur les klinai. Le banquet va pouvoir commencer. Il se déroulera en deux temps : on mange d'abord puis on boit. Les convives piochent directement dans les plats à l'aide d'une galette de céréales pour attraper la nourriture. Je ne me fais pas prier : j'ai une faim de loup et je n'ai encore jamais assisté à un pareil déploiement de victuailles durant ma courte existence. Certains mets en sauce sont si bons que les larmes me viennent aux yeux.

– Je ne pensais pas qu'un banquet vous ferait un tel effet, Diodotos, déclare une petite voix moqueuse sur ma droite.

Je me tourne vers mon interlocutrice. Briséis me fait face, tout sourire. Elle termine tant bien que mal sa part de grive entourée de galette.

– Je n'ai jamais mangé quelque chose d'aussi délicieux, dis-je en toute sincérité.

La jeune fille émet un petit rire avant de répliquer :

– Je vois... Tous ces efforts n'étaient donc pas si inutiles, après tout !

– Vraiment, renchéris-je, j'insiste : vous, et les autres femmes du village, êtes des cuisinières exceptionnelles.

– Merci, je… je ne sais que dire…

L'adolescente détourne le regard tout en rougissant à vue d’œil. Comme c'est mignon. Je vais peut-être m'appliquer à l'embêter un peu plus mais elle ne m'en laisse pas l'occasion.

– Ah, j'ai failli oublier, m'annonce-t-elle. Je dois aller me préparer pour le symposion.

– Comment ça ?

– Je ne vais rien dire. Ce serait dommage de gâcher la surprise, me répond-elle en souriant avant de disparaître aussi vite qu'elle était apparue au milieu des convives

Je pousse un soupir tout en levant les yeux à la voûte céleste. Le ciel bleu vire progressivement au noir à mesure que le soleil se couche. Encore un peu et je devrais pouvoir observer les premières étoiles. Je jette alors un coup d’œil aux Spartiates : la plupart d'entre eux semblent déjà repus. La deuxième partie du banquet, le symposion, va débuter. Très vite, les villageois remplacent les tables sur lesquelles la nourriture était présente par d'autres où l'on trouve, cette fois, une grande quantité de kylix. Ces coupes, richement décorées, sont utilisées pour déguster le vin. Visiblement, le village possède plusieurs artisans talentueux. Les serveurs apportent ensuite des tragémata, des friandises à grignoter. Je me saisis à mon tour d'un kylix avant de le remplir de vin à l'aide d'une louche dans le cratère le plus proche.

A peine ai-je fini de déguster ma coupe que j'entends des exclamations derrière moi. Des danseuses et des musiciens ont pris place au milieu des klinai. Je reconnais l'une d'entre eux. Maquillée, Briséis entame un chant tout en jouant de la lyre. Elle est rejointe peu après par une flûte et un tambourin. Les danseuses se mettent alors à se mouvoir. Tous les yeux se fixent sur les artistes. L'ambiance change radicalement : la musique entraînante rend les convives de bonne humeur tant et si bien que ces derniers accompagnent le rythme des musiciens en tapant dans les mains.

Briséis, continuant son chant accompagnée de sa lyre, parcourt l'ensemble des spectateurs du regard. Ses yeux finissent par croiser les miens. Elle m'adresse un sourire, penche légèrement la tête puis recentre son attention sur son instrument. Décidément, cette adolescente est pleine de surprise. Le morceau se prolonge quelques instants avant de finir sur une figure finale des danseuses. Les convives applaudissent avec enthousiasme. Puis, une autre musicienne débute un second morceau avec une paire d'auloi, un instrument à vent ressemblant à la flûte mais dont le son est totalement différent.

Petit à petit, les convives reprennent leurs conversations et enchaînent les coupes de vin. Soudain, on me tapote l'épaule. Je me retourne. Le jeune Démophon, en état d'ébriété manifeste, tente tant bien que mal de rester debout. Il déclare d'une voix forte :

– Voyageur ! Je… Je te défie au kottabos !

Incrédule, je reste silencieux un court instant avant de lui répondre :

– Tu es sûr, Démophon ? Tu es ivre et je ne le suis pas : ce ne serait pas équitable.

– Équitable ? reprend-t-il, Équitable, tu dis ? Même en… en étant ivre, je vais prouver à... à tous, et surtout à Briséis, que je peux te battre ! A moins que… que tu ne sois trop lâche pour m'affronter !

C'est donc ça ? pensé-je avant de pousser un profond soupir et de répliquer :

– Je ne cherche pas à séduire Briséis, si c'est cela qui te préoccupe. Je ne vais pas te la prendre.

– Me crois-tu idiot, voyageur ? Crois-tu que… que je n'ai pas remarqué… la manière dont elle te regarde ?

Je pousse un nouveau soupir. Je sens que si je n'accepte pas son stupide duel, ce jeune homme va être sur mes talons toute la soirée. Je finis par dire :

– Très bien, Démophon. Qu'on en finisse !

Dans mon ancien village, on organisait aussi occasionnellement des banquets, bien que frugaux, afin d'honorer certaines divinités. Je connais donc bien le principe du kottabos. Il s'agit d'un jeu d'adresse où l'objectif est de jeter le peu de vin qu'il reste au fond de notre kylix dans un bassin posé par terre ou sur une table. Je regarde ma propre coupe que je n'ai pas remplie à nouveau depuis l'entrée en scène des musiciens et des danseuses. Il reste encore quelques gouttes.

Sans un mot, Démophon me montre une céramique posée à même le sol dans laquelle certains convives essayent, de temps à autre, d'y jeter leur látax, leur fond de vin. Rares sont ceux qui y parviennent, étant donné la distance d'une vingtaine de pieds séparant le récipient des joueurs.

Avec une assurance étonnante, Démophon tente sa chance. L'adolescent tient l'anse de son kylix avec deux doigts. Puis, par un mouvement de rotation ample de sa couple de vin, il jette son látax. Le geste est souple et ressemble à un lancer de javelot. Tout en effectuant ce mouvement, le jeune homme crie à pleins poumons « Briséis ! ». Il aurait pu m'impressionner s'il avait visé juste. Malheureusement pour lui, non seulement il n'a pas atteint sa cible, mais en plus, l'inertie de son geste lui a fait perdre l'équilibre. Il s'en est fallu de peu qu'il ne tombe de tout son long : un autre joueur, moins ivre que les autres, a eu le réflexe de le rattraper avant qu'il ne se fasse mal. Je me retiens de rire.

L'adolescent me jette un regard noir. J'ai compris. Je m'avance à mon tour, prends position pour lancer mon fond de vin avant de déclarer :

– A la mémoire de la douce Aspasia !

Sous le regard médusé des autres convives, mon látax s'engouffre dans la céramique. Je me retourne vers Démophon :

– Satisfait ? lui dis-je avant de partir sous les clameurs des joueurs, le laissant dans un état mêlant rage et surprise.


Alors que je me rapproche d'un cratère afin de me resservir du vin, deux Spartiates, ayant quittés leur kliné, attirent mon attention. Ils se sont mis un peu à l'écart du banquet et semblent plongés dans une conversation animée. Cela dit, ils sont trop loin et la foule est trop bouillante pour que j'entende quoique ce soit... Que peuvent-ils bien manigancer, ces deux-là ? Piqué par la curiosité, je me rapproche discrètement de leur position. Puis, au bout d'un moment, je finis par percevoir leurs paroles :

– Calme-toi, Ampélidas. Bois et profite de la fête, conseille l'un.

– Que je me calme ?! tempête le dénommé Ampélidas. Comment veux-tu que je me calme ?! Regarde autour de toi ! Depuis quand permet-on aux hilotes d'afficher une telle richesse ?

– Ce n'est pas ton kléros. Ce ne sont pas tes affaires. Seul Laphilos est maître de ces terres.

– Mais enfin, Eccritos, ces affaires deviendront les miennes quand on devra mater une nouvelle révolte !

– Chut ! Ne parle pas si fort ! Tu vas nous attirer des ennuis…

– Je n'en ai cure, Eccritos. Laphilos est trop tendre avec ses hilotes. Il leur permet de facilement s'enrichir, de racheter sans peine leur liberté et de faire du commerce avec des étrangers ! Si j'étais éphore, je le mettrais aux fers.

– Mais tu ne l'es pas, Ampélidas. Et je te conseille très fortement de ne pas te frotter à Laphilos. Cet homme a des amis haut placés. Tu t'y casserais les dents.

Sur ces dernières paroles de son ami, le Lacédémonien émet un grognement. Il agite sa tête avec des mouvements exagérés, tel un acteur de théâtre. Il finit par ajouter :

– Dans ce cas, Eccritos, je demanderai aux kryptoi revenus à Sparte pour faire leur rapport de surveillance de venir s'occuper de ce foutu village ! Il faut réapprendre à ces hilotes quelle est leur place.

– Ça ne va pas plaire à Laphilos, prévient le second Spartiate.

– Peut-être. Mais il ne pourra pas s'y opposer.

Voyant qu’Ampélidas m’a repéré, je fais mine de regarder ailleurs tout en effectuant quelques pas de travers, à la manière d'un homme ivre. La stratégie fonctionne : le Spartiate détourne son attention de ma personne. Je ne force pas ma chance et retourne vers la foule rassemblée pour le symposion en feignant de tituber. Mon cœur bat la chamade : enfin, Artémis a répondu à mes prières ! Encore un peu de patience et le gibier que j'attends depuis si longtemps viendra se placer de lui-même au devant de mon arc. Alors que je me ressers une nouvelle fois du vin dans un dinos, je ne peux m'empêcher de sourire.

Je sens que la chasse va être bonne.


Laisser un commentaire ?