La Fuite

Chapitre 5 : Coming-Out

3166 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 20/09/2021 13:40

Jour : 2 septembre 2209

Lieu : Europe Unie – Région de l’ancienne France – Appartement de Niella.

 

Je suis allongée sur mon lit dur et moisi, somnolente et rêveuse. Cela fait un mois que mon monde morose et terne a pris la teinte d’un filtre brillant et pétillant. Cela fait maintenant un mois que je fréquente régulièrement Soa. Parfois elle vient dans mon appartement miteux et nous parlons pendant des heures avant de finir dans mon lamentable lit. Elle n’a fait aucun commentaire sur mon lieu de vie. Je ne suis encore jamais allée chez elle, mais j’imagine qu’elle a une vraie chambre avec un matelas confortable et un oreiller moelleux.

Une fois, nous sommes entrées clandestinement dans une chambre d’hôtel au centre de la ville, chez les riches et nous avons fait l’amour dans ce lit King-size et bu chacune une coupe d’une bouteille de champagne laissée dans un petit réfrigérateur. Soa a la rage de vivre, elle me fait faire un millier de choses que jamais je n’aurais vécu seule. Elle ne se pose pas la question « est-ce que nous devons le faire ? » mais se dit toujours que si elle en a envie, alors elle doit le faire. Nous sommes allées dans des musées regarder des œuvres des dessinateurs et peintres préférés de Soa. Nous avons tagué notre amour passionnel sur un mur d’une rue abandonnée du quartier le plus craignos de la ville. Nous sommes restées après le couvre-feu dans un parc pour jouer sur les installations d’enfants.

Jamais je ne me suis sentie aussi bien qu’avec elle. Nous parlons que très peu de nos vies, de nos familles, mais je dirais qu’elle est la personne qui me connait le mieux.

Deux gros coups se font entendre sur ma porte. Je sursaute et sors de ma torpeur. La voix rauque de la concierge beugle alors :

- COURRIER ! Je crois que tu as des emmerdes avec le proprio !

Nous sommes le 2 septembre. Ils n’ont pas tardé. D’un pas trainant, j’avance jusqu’à ma porte et l’ouvre. La concierge est déjà en train de frapper chez ma voisine, son amie. Étrangement, sa voix de fumeuse parait plus douce quand elle s’adresse à celle-ci. Ma lettre est au sol et je comprends que la fumeuse l’a déjà ouverte. Bien qu’elle ait tenté de la recoller, son travail bâclé laisse apparaitre deux vulgaires points de glue.

- Hé Régina ! Tu veux que je te pète la gueule ?

- Qu’est-ce que t’as ?

- Tu le sais très bien. C’est la dernière fois que je t’y reprends.

- De toutes manières, c’est la dernière fois que je vois l’une de tes lettres ici.

La fumeuse se retourne vers son amie, celle-ci chuchote et les deux pouffent de rire. Je referme ma porte violemment pour montrer mon agacement. Toujours debout j’ouvre mon enveloppe et y sort le fameux papier bleu. Je l’attendais. Plus de doute possible à présent. Ils ne m’ont pas oubliée. J’ai exactement trois jours pour faires mes affaires et quitter cette piaule miteuse. Je n’ai pas besoin d’autant de temps. Mes vêtements entrent largement dans mon gros sac à dos et tout le reste appartient à la résidence.

Ce n’est pas de la tristesse que je ressens à l’idée de devoir quitter ce lieu horrible, mais il restait un toit, j’avais un lit, une gazinière, un lavabo et un réfrigérateur. Il me reste quoi à présent ? Que vais-je devenir ? Cela recommence comme la toute première fois où j’ai mis quelques vêtements dans mon sac. Cela recommence comme le jour où Niella Royce, fille du Fascinateur, est devenue Ravenna Smit, fille orpheline. Ce jour hante de nouveau mon esprit.

 

____

 

- Tu rigoles j’espère, hurlais-je. Tu veux vraiment interdire chacune de mes passions ! Mes tatouages sont une partie de moi !

- Niella, fit la voix toujours posée de mon père. La loi est la loi. Il est interdit, à partir de ce jour, de se tatouer.

- Et tu comptes faire quoi des gens qui, comme moi, sont déjà tatoués ? On représente quarante-cinq pour cent de la population !

- Le détatouage sera gratuit et obligatoire. Chaque citoyen qui a marqué sa peau de ces monstruosités y sera obligé.

- Gratuit et obligatoire ? Tu te prends pour qui maintenant ? Tu oses prononcer les mêmes mots que Jules Ferry ?! Ce sont des tatouages, merde ! Ils n’ont aucun impact sur ta petite vie misérable !

- Allons, allons, Niella, intervint ma mère. Tu vas être l’une des premières à découvrir l’avancée de nos technologies. La détatoueuse est ultra rapide et indolore. Tu devrais être fière des progrès qui ont lieu sous le gouvernement de ton père !

- Mes tatouages resteront là où ils sont. Jamais l’un d’entre vous n’y touchera. Plutôt mourir. Papa… Qu’es-tu devenu ? Toi qui avais des idées révolutionnaires, modernes, voire futuristes. On retourne à l’ère de quel siècle là ? Au vingt-et-unième où l’on devait les cacher pour trouver un emploi ? Le tatouage est une forme d’art et mon corps est ma toile. Tu me dégoutes, toi, tes idées régressives et tes mensonges. Tu vas créer le pire gouvernement que l’Europe Unie ait connue.

 

On tambourinait à ma porte depuis cinq minutes en me priant d’arrêter quand finalement je concédais à la déverrouiller. Ma mère et mon père entrèrent en se précipitant vers moi. Le sol et les meubles sont recouverts de mon sang. Mais je souris, satisfaite de ce que mon père allait considérer comme une exaction. Ma puce dans la paume de ma main je laissais mes parents analyser l’entaille imprécise dans ma nuque. Plus jamais je ne voulais être à leur merci.

Ma mère passa de nouveau devant moi et me gifla. Ce fut la première fois qu’elle leva la main sur moi. Ses yeux laissaient apparaitre des larmes de rage et d’appréhension.

- D’abord, déclara mon père de son timbre de dictateur, tu te permets de juger la qualité de ma vie, maintenant tu me fais l’affront de détruire des années de travail en déconnectant la puce qui allait te permettre d’être la femme la plus respectable qu’il soit… Quelle est la prochaine étape ?

- Je crois que le moment est venu, déclarais-je d’une voix pleine de défi, pour vous annoncer mon homosexualité.

Mon père laissa tomber ses bras croisés le long de son corps, désemparé.

- Est-ce une bravade lancée sans réfléchir ?

- Oh non, père, j’aime les chattes.

- Comment peux-tu le dire ? Tu n’as jamais…

- Veux-tu vraiment le savoir, père ?

Ma mère avait lentement desserré son emprise autour de mon bras et me regardait de plus en plus avec cet air de dégout. Je savais ma mère homophobe. Elle usait sans cesse de ces termes dégradants : tarlouze, pédé, infamie, œuvre de Satan. Je savourais cet instant où je cessais d’être sa fille. Peut-être m’imaginait-elle entre les cuisses d’une femme ? Son bras droit se tendit vers la porte d’où ils avaient débarqué, inquiets, quelques minutes auparavant.

- Pars, fut la seule chose qu’elle réussit à prononcer.

- Carola…, hésita mon père. On peut toujours corriger cette maladie.

- Louis. La maladie a même rongé les entrailles de notre fi…

Je pris alors le sac que j’avais préparé des mois plus tôt, sachant qu’un drame allait rapidement se produire. Sans un dernier regard envers mes parents je quittais la chambre luxueuse et avançait vers une vie de débauche, mais une vie où je serai libre d’être celle que je suis. Ravenna Smit était née au moment où ma mère avait cessé de considérer Niella Royce comme étant sa fille.

 

____

 

Je suis plantée devant le petit portillon, sac sur le dos, hésitante. Jamais Soa ne m’a fait entrer chez elle. J’ignore pourquoi, mais cela me gêne de briser la seule règle qu’elle a posée. J’aurai pu l’appeler, la prévenir de ma venue, mais j’ai erré dans la ville et j’ai fini devant ce petit portillon.

Les passants m’observent d’un drôle d’œil. Ce n’est pas un quartier chic, mais il n’a rien à voir avec l’endroit où je vivais. Ici, les enfants jouent dans la rue. Les voisins et voisines se saluent en demandant des nouvelles du chien se trouvant depuis une semaine chez le vétérinaire. Quand une femme inconnue aux cheveux rouges pétant reste bloquée devant la maison d’un footballer célèbre et décédé d’une terrible manière, forcément on se demande ce qu’elle veut et à quel point elle est saine d’esprit.

La porte d’entrée de la petite maison s’ouvre et une dame faible sort d’un pas extrêmement lent. Malgré la faiblesse, certainement due à la maladie, qui marque son visage je reconnais rapidement les traits de Soa. J’ai honte de moi. J’ignorais totalement que la mère de Soa est malade. La dame s’approche de moi, son pas est tremblant, ses appuis incertains. Mais je reste immobile, je la fixe et attends la suite.

- Bonjour. Je suis Alyssa. Je t’ai vu de nombreuses fois devant ce portillon avec ma fille.

- Je suis Ravenna Smit, une amie de Soa.

- Une amie ? J’aurai dit plus. Entre, Soa ne devrait pas tarder.

- Soa n’est pas ici ?

- Dire que je croyais votre génération plus connectée ! Non, elle et Alec sont partis faire des courses !

- Alec ? demandé-je, perdue.

- C’est mon fils. Et vous vous dites amie de Soa !

La surprise est grande. Je savais que Soa était la fille du défunt Jonathan Lundor, mais j’ignorais tout du reste, même qu’elle ait un frère. Je me laisse alors guider par la mère fatiguée, l’aidant dans cette traversée de jardin.

 

J’entends les clés tourner dans la serrure. La porte s’ouvre brusquement cognant le mur. Au lourd pas je comprends que les deux jeunes adultes ont les mains chargées de victuailles, mais je ne me lève pas, effrayée d’imaginer la future réaction de Soa. Une voix masculine agacée s’élève :

- Maman ! Tu n’imagines pas combien le prix des bananes est élevé ! 12 Coin ! On a donc pris plus de pommes.

Les deux enfants commencent à ranger la nourriture et Alyssa me fait signe de l’aider à se lever et je vois qu’elle a compris que je ne voulais pas annoncer ma présence à sa fille, mais je saisis qu’elle ne me laissera pas me dérober. Je place donc son bras sur le mien et je la laisse me guider à l’aide de petits mouvements de la tête au travers de la petite maison vers la cuisine où Soa range les packs de lait. Nous nous arrêtons dans l’encadrement de la porte et lentement je vois Soa se retourner et son visage se décomposer. Sur celui d’Alec une petite grimace apparait. Les enfants d’Alyssa ne semblent pas ravis de ma présence et la honte de m’introduire dans l’intimité de celle que j’aime m’envahit.

- Soa, je suis déso…

- Soa ! J’ai invité ton amie à entrer ! Elle n’osait pas le faire d’elle-même.

J’ai beau avoir 26 ans et Soa seulement 19 ans je me sens comme une enfant venant de se faire prendre en train de mentir. Soa fait deux grandes foulées avant de m’atteindre et me prend brusquement le bras pour me tirer dans la pièce faisant face à la cuisine. Au lit d’hôpital je devine qu’il s’agit de la chambre d’Alyssa. La fille de cette dernière claque la porte et se retourne vers moi. Son visage est rouge de colère, mais sa voix ne s’élève pas plus que cela. Je comprends qu’elle chuchote pour ne pas se faire entendre par son frère et sa mère, mais la haine la ronge profondément.

- Es-tu stupide ? Tu sais dans quelle merde tu vas nous mettre ? Tu entres chez moi, sans même te demander ce qui pourrait se passer pour ma famille ! Tu crois quoi, qu’on va t’accueillir les bras grands ouverts et t’inviter à dîner ? On a eu notre dose de soucis. Tu dois savoir que je suis la fille de Jonathan Lundor, alors tu dois savoir ce qu’on a déjà traversé. Depuis on est sans cesse sous surveillance. Que crois-tu qu’il se passera si on découvre que je suis lesbienne ? C’est interdit par la loi, Raven ! Ma mère est déjà bien détruite, tu veux qu’on souffre encore plus que cela ?! Hein, réponds Raven !

- Soa… Je ne voulais pas. Je ne sais pas ce qui m’a pris. J’ai perdu mon logement et en errant dans les rues j’ai atterri ici. Je vais partir. Maintenant.

Les larmes sont devenues incontrôlables. J’ai encore une fois fait tout foirer. C’est décidemment un talent chez moi. La porte de la chambre s’ouvre de nouveau et Alyssa entre avec difficulté. Soa vient immédiatement l’aider et l’accompagne vers le lit pour qu’elle s’y assoit.

- Ravenna, s’adresse-t-elle à moi, j’ai entendu votre discussion. J’ai une idée.

- Maman, on ne peut…

- Soa ! Ecoute-moi. On a qu’à dire que Raven, tu m’autorises à t’appeler ainsi ? J’ai entendu Soa t’appeler ainsi avec Alec… On a qu’à dire que Raven m’aide dans mes soins. En échange je t’offre le logis et le couvert. Mais il va falloir aussi que tu trouves un travail. Je te laisse une semaine, sinon tu pars. On ne peut pas nourrir une quatrième personne sans un troisième salaire. Mais toi et Soa vous ne devez plus apparaitre hors de cette maison ensemble, ou alors seulement en tant que simples amies. Je n’ai pas de problème avec qui ma fille aime, seulement le gouvernement n’a pas la même opinion.

- Merci, madame.

- Appelle-moi Alyssa. Bienvenue chez nous, Raven.

 

____

 

- Qu’est-ce que tu fais ? me demande Alec.

Cela fait maintenant une semaine que je vis chez les Lundor. Hier j’ai fait ma première journée en tant que fleuriste dans le magasin du quartier. Je ne pensais pas me reconvertir là-dedans. Certes, il s’agit toujours de la vente, mais cela n’a rien à voir avec la vente du cannabis. Quoi qu’il s’agisse toujours de plantes… Ma patronne m’a engagée après avoir pleuré vingt bonnes minutes devant moi. Il se trouve que mes cheveux rouges lui rappellent ceux de sa fille, elle se serait enfuie en Grande-Bretagne il y a quelques années. Pour moi, tout ce qui compte, c’est que j’ai un travail et donc que je peux rester chez Soa. Sa famille est vraiment accueillante et ouverte d’esprit. Rien à voir avec la mienne. Alyssa, bien qu’affaiblie, se démène sans cesse pour ses enfants. Alec travaille dans le bâtiment et sur ses jours de repos retape la maison qui commence à se fragiliser. Quant à Soa, dès qu’elle finit son travail à l’hypermarché, s’occupe à temps plein de sa mère.

C’est reposant de vivre ici. L’ambiance chaleureuse qui règne dans le foyer est quelque chose de nouveau pour moi. Même lorsque je vivais chez mes parents, jamais il n’y avait de moments d’amour. Mon père était toujours rendu à ses rendez-vous politiques et ma mère ne me laissait pas souffler entre mes leçons scolaires et de bienséance. Ici, on se demande si l’autre va bien, on se taquine et s’écoute. J’envie Soa d’avoir cette vie, mais je suis heureuse de pouvoir la partager.

- J’écris sur notre vie.

- Comment ça ?

- Je me dis que la période sombre dans laquelle on vit sera plus tard, peut-être dans cent ans, profondément étudiée par des historiens. J’aimerai que mes écrits les aide. Alors je décris nos vies de la manière la plus objective possible. En ce moment je suis sur le chapitre qui traite de l’organisation de notre société avec les différents rôles que les citoyens ont.

- Et comment sais-tu tout ça ? Il jette un regard sur ma pyramide sociétale. Je veux dire, comment sais-tu que les espions mélangés au peuple s’appellent « protecteurs », ou bien que les religieux aient pour mission de créer la « génération pure » ?

- Ce sont beaucoup de recherches.

- Si tu veux, je peux t’aider.

Je souris. Bien évidemment je mentais. Je ne pouvais décemment pas dire à Soa et sa famille que je suis la fille du dictateur et que toutes ces informations je les ai obtenues grâce à mon père, grâce à Louis Royce, auto-surnommé le Fascinateur. Parfois je me demande ce qu’il devient. Exceptée sa politique, j’aimais mon père. Je le sais souvent seul, bien qu’entouré de ses ordonnateurs et ordonnatrices, ou ce qu’on pourrait appeler les hommes et femmes riches et avides de pouvoir.

Dans la famille Lundor, tout cela sembla loin… Si seulement ils savaient que le plus gros danger qui planait sur leur tête c’était moi.

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