Divalis : l'éveil

Chapitre 13 : L'asocial

4934 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 10/11/2022 18:38

Un bruit strident me vrille les oreilles. J’abats mon bras sur la boîte noire posée sur la table de chevet chargée de me réveiller tous les matins à six heures. Je soupire tout en me redressant nonchalamment pour quitter le confort de mon lit. Je me frotte les yeux et m’étire dans un râle étouffé et quitte le matelas pour me diriger vers la salle de bain d’un pas lourd et flegmatique. J’ouvre la porte qui, comme à chaque fois, se claque contre le mur à cause d’un élan de motivation zélé de ma part et maugrée de mon propre manque de délicatesse. Comme les jours précédents, je me dirige avec peu d’allure vers le miroir dans le reflet duquel je constate l’état de ma chevelure noire et blanche : trop emmêlée à mon goût.

 

Je jette un œil hésitant à la brosse posée sur le meuble à ma droite. Allez, je ne vais pas aller bosser avec cette dégaine tout de même. Les picots se glissent avec difficulté dans les mèches bicolores qui arrivent au niveau de mes omoplates. Je me rafraîchis le visage, l’éponge puis enfile les vêtements que je me suis préparé la veille. Un simple jeans bleu et un tee-shirt blanc.

 

Les murs vibrent… Ils s’impatientent en bas. Je descends les marches d’un pas rapide et saute presque dans la salle à manger pour rejoindre la cuisine, enclenche la machine à café et me rends directement dans le jardin. J’y rejoins les stalles accolées au mur de la maison où les affamés attendent leur déjeuner. Je charge le chariot de viande, les râles rauques disgracieux de Fafnir m'accompagnent.

 

Le morfal se jette sur sa pitance, se fichant complètement que je claque ma main sur le bois de la paroi pour qu’il ne défonce pas une nouvelle fois son auge. Silva, la femelle proteste, lui râlant dessus pour qu’il ne lui pique pas sa ration. Je les observe un instant, avant de faire demi-tour pour revenir chez moi déjeuner. Un café bien noir et corsé pour m’aider à me réveiller, un croissant enfourné en vitesse, mon badge autour de mon cou et me voilà paré pour ma journée. Je sors cette fois par la porte de devant où Fafnir et Silva m’attendent dans le passage qui relie ma maison au chemin de terre pour rejoindre le village plus bas. Je ferme la porte à clé et me retourne sur la créature pour la chevaucher, du moins jusqu’à ce que je m'aperçoive que Fafnir est couvert de terre.

 

–Je rêve ? Où es-tu encore allé te rouler ? Je vais arriver en retard, lui soufflé-je.

 

Il descend sa tête au niveau de la mienne en renâclant, son souffle chaud soulève ma chevelure. Bien sûr, cela l’amuse… Les Ecolyns sont des créatures reptiliennes appartement à la famille des drakes, cousins des dragons et wyvernes, néanmoins ceux-ci sont terrestres. Ils ont une tête fine et allongée, portée sur une épaisse et longue encolure garnie d’une double crête se rejoignant sur le garrot. Cette double crête reprend au niveau de la croupe et s’achève sur la fin de la queue sur laquelle elle se rassemble. Ils sont massifs avec une carrure éclatée, ils se tiennent sur des pattes robustes et puissantes. Malgré leur allure massive, ce sont des créatures rapides qui se déplacent avec aisance sur tous les terrains. Les mâles avoisinent les deux mètres cinquante pour deux mètres pour les femelles. Exception faite pour Fafnir qui est un des seuls à atteindre les trois mètres. Sa robe est de couleur verte striée de blanc et ses iris sont jaunes. Silva est noire, striée de blanc et a les yeux bleus.

Les drakes sont donc des cryptides domestiqués, mais pour une raison inconnue depuis qu’ils ont accepté de se soumettre à l’homme, ils ont perdu leur capacité à prendre une apparence humaine. Ils ne sont plus aptes à la parole, bien qu’ils nous comprennent mieux que les simples animaux.

 

Fafnir est décrotté, je prends place sur son dos et Silva est prête à nous suivre. Si les autres meneurs utilisent des selles pour monter sur leurs Ecolyns, je n’utilise jamais la mienne, et ce, pour une simple raison… J’ai la flemme de le harnacher !

Ici dans le village, il est normal de voir les drakes se déplacer librement. Des abreuvoirs sont disposés un peu partout dans les rues et il ne sert à rien de tenter de voler le drake d’une autre personne, ils n’acceptent qu’un seul cavalier.

Nous sommes arrivés devant la clinique vétérinaire. Je retrouve le sol et laisse les reptiles partir de leur côté.

J’entre dans la salle d’attente de la clinique vétérinaire et passe l’accueil en ignorant, comme tous les matins, le regard foudroyant de la secrétaire et me dirige directement vers le bureau d’Ulrick. J’ouvre la porte et me glisse dans la pièce sans même frapper, rejoignant mon mentor au fond de la pièce . Celui-ci ne fait que relever les yeux vers moi en esquissant un petit sourire amusé. Il me glisse l’agenda du jour que j’attrape pour le consulter… 

 

–Bonjour Aziel ! Et, la politesse mon cher ? Je t’ai mieux éduqué que cela !

–Bonjour Ulrick. Il n’y a que trois visites aujourd'hui ? S’il y a des appels d'urgence, donne-les-moi.

–D’accord, mais tu sais que c’est à Irina de le faire ?

–Mouais…

–Tu ne fais pas des masses d’efforts pour arranger les choses, Aziel.

 

Je relève les yeux vers Ulrick à ces mots et soupire. C'est un homme quelque peu grassouillet, faisant un petit mètre septante. Il est brun de cheveux malgré son âge mûr, avec une longue barbe entretenue. Ses yeux noisette, son visage rond et son sourire chaleureux ne peuvent pas tromper sur sa gentillesse. J’ai de la chance qu’il m’ait pris sous son aile. C’était le seul vétérinaire d’Ecolyne, jusqu’à maintenant. Je viens d’obtenir mon diplôme et puisqu’il est inutile de créer un second cabinet indépendant, nous avons donc ouvert une clinique principale. M’enfin, il n’avouera pas que c’est surtout pour avoir un œil sur moi…

 

Mon premier patient ne devrait pas tarder à arriver. Je me pose contre la table élévatrice, en y claquant les doigts sur le métal froid, d'impatience. Elle doit-être agacée, la secrétaire donne les rendez-vous sans préciser chez qui ils vont aller. Bien sûr, ils préféreraient tous aller chez Ulrick et c’est justement la raison pour laquelle, il ne leur propose plus la possibilité de choisir le vétérinaire. Irina donne le rendez-vous et c’est au petit bonheur la chance s’ils ne se retrouvent pas avec ma tronche.

La première cliente, c’est Camille, une fille dont nous suivons les chiens depuis quelques années maintenant. Voilà quelques semaines que je ne suis plus l’assistant, mais bon sang, qu’est-ce que je peux rester nerveux quand je reçois la première personne de la journée. Pourtant, tout le monde se connaît dans le village. M’enfin, j’ai toujours été nerveux de toute façon. Je regarde ma montre… Elle ne devrait plus tarder à arriver avec ces molosses. Ce n’est qu’une visite de routine pour le plus vieux qui est atteint de dysplasie de la hanche et un rappel de vaccins pour le monde… Sauf la propriétaire bien sûr. 

Ici en Roumanie, les cane corso sont catégorisés comme dangereux. Mais, le caractère d’un animal n’est dû qu’à l’éducation que lui donne son maître. Ces trois-là n’ont jamais posé de problème.

Je relève la tête vers la porte où l’on frappe et me redresse pour aller ouvrir à la propriétaire et aux canidés. Ils sont bien remontés ! Elle tente de sortir les carnets de son sac tout en essayant de tenir les trois laisses sans lâcher les chiens.

 

–Tu peux les lâcher, je vais les peser.

 

Elle a sursauté quand j’ai ouvert la bouche… J'essaie pourtant de ne pas donner l’impression que je vais les manger. Je tire sur la balance pour faire monter les chiens, qui se ruent sur la planche. 

Non, mais un après l'autre ! Je demande au plus vieux de rester et les deux autres descendent en se chamaillant. La propriétaire jette un regard vers moi qui fait semblant de rien… Prends garde, bordel, après, tu t’étonnes que les gens te trouvent chelou. Je peux communiquer d’une certaine façon avec les animaux. Ce n’est pas comme une parole, mais plutôt quelque chose d’intuitif et les animaux réagissent simplement aux phéromones que je produis. C’est une discussion silencieuse qui, quand je ne la dissimule pas assez, sème le trouble chez les propriétaires et les gens en général. Les chiens sont pesés, je n’ai plus qu'à préparer les doses. Ils ne se rendent même pas compte que je les pique.

En jouant, le vieux atteint de dysplasie vient à tomber à plat sur le sol, sa propriétaire se hâtant précipite vers lui, mais bien que j’aie été plus rapide.

 

–Voilà ce que tu gagnes à faire l’idiot, dis-je en le redressant.

 

Je l’attrape au collier et manipule ses pattes et son bassin, l’animal se plaignant d’avoir mal. Camille rattrape les deux autres chiens qu’elle rattache pour les calmer.

 

–Ça lui arrive de plus en plus souvent. Je me demande si ton traitement est encore assez fort ? Me dit-elle, inquiète.

–Il n’est plus tout jeune, mais il est en forme. Continue le traitement, je vais te prescrire des cachets avec de l'harpago. Un seul cachet quand il a une crise.

 

Elle hoche la tête et je prépare une ordonnance et l’accompagne tout de même jusqu’à la porte. Je lui ouvre même poliment, pour qu’elle ne se cogne pas dedans, entraînée par la puissance de ses chiens. Doucement les gars… 

 

Je patiente jusqu'à l’arrivée des deux autres propriétaires… C’est une journée plutôt calme. Ecolyne compte à peu près cinq cents personnes. Par conséquent, nos journées ne sont pas spécialement chargées. 

Midi sonne et j’ai les crocs ! Mon dernier patient parti, je rejoins Ulrick et Irina à la salle de pause, Ulrick a pris l’habitude de nous apporter de quoi manger. Il adore cuisiner et nous sommes ses cobayes préférés. Je réchauffe mon plat au micro-ondes. L’odeur me fait déjà saliver. L’appareil sonne et je viens m’asseoir à côté de l'homme, Irina, en face de lui, m’ignore.

Elle a quatre ou cinq ans de plus que moi. Elle est du genre coquette. Ces yeux bleus ressortent avec sa chevelure noire et son maquillage. Elle est là depuis deux ans, mais avec les rumeurs qui me suivent depuis mon adolescence, on ne s'est jamais entendu. J’ai essayé d’être gentil, mais il n’y a rien à faire, elle reste persuadée que je suis un malade mental. J’y suis habitué, je suis singulier. J’ai les cheveux noirs avec plusieurs mèches blanches, cela pourrait être dû à du vitiligo, mais j’ai également des yeux violets. Des anomalies génétiques qui les effraient. Bon, je dois dire que je suis le seul dans le village à dépasser le mètre quatre-vingts, je fais un mètre nonante-six. Je suis svelte avec les épaules plutôt larges et… D’accord, j’admets avoir un caractère particulier et je suis impulsif.

 

Je m’étire et me motive pour les visites à domicile. Faire entrer un drake dans la clinique, n’est pas chose aisée, c’est souvent pour eux que nous nous déplaçons. Cela fait quelque jours que je surveille une drakinne qui doit mettre bas. Le souci, c’est que la propriétaire est la mère d’un mec avec qui je me suis déjà pris plusieurs fois la tête. J’appelle Fafnir pour qu’il vienne sur le côté du bâtiment et le fait entrer dans le hangar. Bien sûr, aucun véhicule n'existe à Ecolyne, nos montures nous aident aussi dans nos déplacements. La clinique possède une sorte de sellerie pour les équipes avec du matériel, comme l’échographe que je charge sur son dos via un bât qui se place sur sa croupe. Prêt, je peux lui monter dessus pour me diriger vers les hauteurs du village. Silva ne se laisse pas manipuler, mais elle suit toujours Fafnir. Et, par ce terme, je devrais plutôt dire qu’elle refuse de se laisser chevaucher depuis que j’ai perdu ma mère.

 

J’approche du ranch où j’aperçois la mère de famille à l’entrée de l’écurie. En passant la jambe par-dessus Fafnir, je glisse plus vite que prévu sur le sol, manque de me retrouver avec l’arrière-train au sol. Je me tourne brièvement sur le drake, grimaçant sur le fait qu’il aurait pu attendre que je sois à terre pour vocaliser avec les drakes de la propriété. Il m'ignore totalement. 

Je me dirige vers la femme qui me guide jusqu’au box, bien que ce soit la quatrième fois que je viens. Elle me colle au train, signifiant bien qu’elle me surveille. Le chemin me paraît long jusqu'au box de la drakinne. Quand j’y parviens, je me penche en m’appuyant sur la porte pour observer la créature qui est allongée et qui respire vite. Ce qui est plutôt habituel dans son état.

 

J'entre dans le box et elle ronfle pour manifester son mécontentement. La drakinne se relève et je m’écarte pour la laisser se retourner et se rallonger. Ça, par contre, ce n’est pas normal. Inquiet, je grogne et repars vers Fafnir prendre l’appareil. J’ai déjà assisté Ulrick lors d'une mise bas, mais je ne l’ai encore jamais fait seul. De retour avec l’appareil, je vérifie la position du drakon, celui-ci se présente correctement et ne semble pas plus gros que la moyenne. Elle devrait naturellement l'expulser. La créature continue de ronfler, les yeux rivés sur Régine, la propriétaire. Je vois…

 

–Il faut la laisser tranquille.

–Quoi ? Mais, tu es vétérinaire, fais quelque chose !

–C’est ce que je fais en te disant de lui foutre la paix !

–Je vais ap…

–Bordel Régine, sort de l’écurie ! Crié-je en frappant du poing contre la charpente.

 

La créature se relève d’un coup et me gronde dessus. Régine quant à elle court se cacher dans sa demeure, effrayée par le bicolore.

 

Putain, Aziel, tu as encore foiré ! Me dis-je en me massant les tempes.

 

Je m’éloigne aussi pour ranger l’échographe. Un bruit significatif m’interpelle et je me retourne sur la drakinne : elle se décide enfin à laisser sortir sa progéniture… Le coup de stress a dû l’y aider.

Le petit se débat et couine sur le sol. Il remue avec maladresse alors qu’il fait connaissance avec sa mère et son nouvel environnement. Les femelles produisent un son particulier qui ressemble à un genre de couinement aigu, uniquement quand elles s’adressent à leurs petits. Mais, dans quelques jours, on lui enlèvera son petit, qu'elle ne pourra plus qu’entendre, sans pouvoir le materner. En effet, les jeunes drakes sont nourris par l’homme, afin que les mères puissent reprendre l'entraînement, ce qui a inhibé l’instinct maternel des drakinnes. Souvent, les jeunes mères lèchent les petits, mais ne les incitent pas à se lever. Le pire, c’est quand elles refusent de les laisser téter.

 

Les drakes de Ecolyne sont ovovivipares : les œufs éclosent dans le ventre de la mère qui allaitent les bébés une fois sortis du ventre. Le plus ridicule dans cette histoire, c’est que les propriétaires doivent traire les drakinnes pour nourrir les petits. 

Ulrick a déjà insisté pour lutter contre cette tradition cruelle, mais toutes les familles ne sont pas prêtes à changer leurs habitudes. Il faut dire qu’une drakinne suitée n’est plus en phase avec son meneur et parfois, elle devient caractérielle. 

 

J’observe le nouveau-né qui s’est levé sur ses pattes tremblantes et il tète… 

En sortant, j'aperçois Hector, le fils de Régine, arriver d’un pas furieux.

 

–Et connard ! Tu as frappé ma mère ?

–J’ai frappé dans le bastaing, pas sur ta mère.

–Je m’en fous, tes crises de colère, tu évites de te les taper devant elle !

 

Je passe à côté de lui pour remettre en place la machine. Hector s’énerve et vient pour m’empoigner, mais Fafnir s’interpose. Hector caresse le haut de son crâne tout en le repoussant doucement. Non pas par gentillesse envers la créature, mais par méfiance de celle-ci. Les drakes sont d’ordinaires placides, bien qu’ils peuvent se montrer dangereux pour protéger leur propriétaire. J’ai déjà vu un drake casser un bras d’un seul coup de mâchoire.

Je remonte sur Fafnir et fais demi-tour, toutefois Hector, qui veut avoir le dernier mot, me lance :

 

–Et Stats ! Tu le vis comment d'être rejeté par tous ? Même le drake de ta mère te refuse, ricane le garçon.

 

Mon sang ne fait qu’un tour et heureusement, Fafnir désamorce tout risque de bagarre en partant rapidement en courant en ligne droite… Je m’accroche à sa crête, refoulant une nouvelle fois ma colère. 

 

De retour à la clinique et le matériel rangé, je vais à la salle de pause me préparer un café. Ulrick entre soudain dans la pièce et me pousse mine de rien et me pique ma tasse.

 

–Le chef en premier !

–Je pensais que tu n’aimais pas le café instantané.

–Non, mais j’ai oublié de prendre le mien, ajoute-t-il avec un clin d’œil

 

Il va s’asseoir le temps que je fasse chauffer l’eau pour me préparer mon café. Je connais ce regard… Je soupire en détournant les yeux, comme si cela allait m’éviter la réprimande.

 

–Aziel…

–Je sais, j’ai merdé.

–Tu dois te contrôler, mon grand. Tu es de plus en plus à fleur de peau ces derniers temps.

–Ce n’est pas moi qui cherche les problèmes.

–Tu sais comment ils sont. Tu veux savoir ce qu'il te manque ? Une petite copine… ou un petit copain, plaisante l’homme.

 

Je prends une gorgée de mon café. Infect et pourtant, je continue de le boire. Je garde les yeux sur Ulrick qui a toujours ce sourire enfantin, alors qu’il me tend une lettre.

 

–Ça vient d’arriver.

 

Je regarde le document. Ce sont les résultats de mon concours d’orthoprothésiste, celui que j’ai passé une fois que j’ai réussi l’examen théorique vétérinaire. J’ouvre la lettre… Je suis diplômé. Je regarde Ulrick qui sourit à pleines dents face à mon regard. J’en relis la lettre pour m’assurer d’avoir bien compris son contenu.

 

–Tu pourrais sauter de joie pour changer ! Viens, fêtons ça !

 

Je suis Ulrick jusqu’à son bar préféré, Irina ne partageant pas notre joie bien entendu. Ça a son avantage de vivre dans un petit village, Ulrick a tendance à adapter ses horaires selon ses envies. Je ne suis pas spécialement à l’aise dans ce genre d’endroit. J’ignore ostensiblement les personnes qui ne sont jamais ravies de me voir, même s’ils ne disent rien devant Ulrick. Par-contre, je sais que j’ai une bonne tolérance à l’alcool. Toutefois, je ne suis pas certain que ce soit une bonne idée d’essayer de me saouler. Je garde les yeux sur le verre, tout en faisant tourner le liquide.

 

–Tu ne pourrais pas être fier de toi pour une fois ? Tu as passé tes journées à étudier, ton travail a payé, souris un peu bon sang !

–Je le suis et j’ai hâte de recevoir les plans pour commencer le travail.

 

Le couple assis à côté, vient de tourner les yeux sur nous, Ulrick en profite pour leur annoncer la nouvelle. Il me félicite sans réelle motivation… J’ai beau essayer de m’adapter, de faire des efforts en leur souriant, comme je viens de le faire, en les remerciant pour leurs compliments. Le couple détourne vite les yeux pour m’ignorer. Ce qui me fait soupirer et Ulrick m’en donne une tape amicale dans le dos.

 

Je préfère rentrer chez moi, je commence à avoir faim. En sortant dans la rue, je m’étire, m’apprêtant à retourner à pied, mais je m’aperçois que les drakes m’ont attendu. Fafnir s'approche, baissant sa tête à hauteur de la mienne en expirant. Je monte la main pour gratter le haut de sa tête écailleuse, avant de monter dessus et rentrer.

 

La maison de mes parents est un peu à l’écart du centre-ville, en flanc de montagne. Ici, toutes les maisons sont faites de bois et de vieilles pierres. La plupart ont des stalles pour héberger leurs drakes.

 

J’ai faim, mais je ne sais vraiment pas quoi me préparer ce soir. Je vais déjà commencer par nourrir Fafnir et Silva et j’aviserais pour moi. Les drakes sont carnivores et comparés à d’autres animaux, ils n’en consomment pas tant que cela et se contentent de rongeurs, lapins, fouines, renards… De chats. Ils les gobent d’un coup. Il y a un élevage de volailles, lapins et furets pour les nourrir. J’ai un grand bahut ou je conserve les carcasses que je dégèle chaque soir pour le lendemain. J’apporte une brouette remplie de poulets. Les drakes hument l’air, impatients d’avoir leur pitance que je sépare dans les gamelles. Habituellement, Silva attend que je m’éloigne pour venir manger. En revanche, ce soir, elle vient attraper une carcasse juste à mes côtés, je tente de la caresser. Elle renâcle et reprend vite ses distances en secouant nerveusement sa tête. Je soupire, déçus. Je n’arrive pas à savoir si elle est toujours en deuil après tant d’années ou si le courant ne passe simplement pas avec moi. Quand ma mère était encore là, avant que je n’aie Fafnir, elle me prenait souvent avec elle sur Silva pour faire le tour de la montagne. La drakinne était sociable à cette époque. Après l’incident, elle ne m’a plus adressé la parole, je n’arrive pas à savoir pourquoi elle agit comme cela.

Fafnir, renifle les carcasses et bien qu’il les gobe d’un coup, il arrive encore à trouver l’occasion de râler.

 

Encore du poulet ? Tu n’as pas envie de changer le menu pour une fois ? 

–Arrête de te plaindre, vous ne sentez même pas le goût de la viande.

L’odeur oui.

–Je vous les ferai frire la prochaine fois.

Garde tes recettes d’humain, je préfère encore manger de l’herbe !

 

Je souris aux remarques de Fafnir alors que j’entends Silva soupirer dans son coin.

Je m’apprête à rentrer alors qu'un hurlement plutôt proche happe notre attention. Ce ne sont pas des loups. Je fronce les sourcils, observant la montagne, pris d'une drôle de sensation, puis finalement soupire et retourne à l’intérieur. Les verres d’alcool me restent sur l’estomac. J’ouvre mon réfrigérateur, sors les restes de brochettes de la veille tout en cherchant après un film à regarder avant d’aller me coucher.

 

Le lendemain matin, je reste chez moi, car nous manquons de consultation, Ulrick m’appellera s’il y a une opération à faire ou une urgence. J’allume mon ordinateur pour voir si j’ai reçu les programmes de conception des prothèses. Il n’en existe pas pour les drakes. Comme nous sommes le seul village à en élever de ce côté-ci du globe et parce que jusqu'à maintenant, lorsqu’ils ont des blessures trop lourdes, ils sont euthanasiés.

Créer un prototype qui pourra soutenir le poids et la pression qui supportera le poids d’un drake. Les nouveaux types de prothèses fonctionnent avec les impulsions électriques envoyées par les nerfs. C’est sur ces versions que je travaille. Problème ? Trouver des fonds pour la fabrication d’un prototype est difficile, quand il s’agit d’un animal, qui perd sa valeur en perdant un membre.

 

Le téléphone sonne brusquement et je me lève pour décrocher. C’est Ulrick qui me propose de venir manger chez lui. Chose que je refuse simplement. Sa fille et sa femme ne m’aiment pas, je sais qu’elles se plaignent quand il m’invite. Ulrick et mes parents ont toujours été très proches, c’est pour cela qu’il m’a pris sous son aile. Sa fille est un peu plus vieille que moi et même si nous avons grandi ensemble, l'entente a toujours été difficile.

 

Je me tourne vers la fenêtre et regarde la montagne en soupirant. Énervé, je me décide à sortir, pour me changer les idées. En passant devant le chemin qui mène à la maison, les drakes qui sont allongés sur l’herbe, se redressent pour m’emboiter le pas. Et me voilà parti en pleine forêt avec, pour seule mélodie, le chant des oiseaux et le chuintement du vent qui se glisse entre les feuilles. Je force sur mes jambes jusqu’à ce que je n’en puisse plus et me pose au pied d’un saule avec Fafnir dans mon dos. J’écoute les bruits de la forêt et le souffle de Silva couchée un peu plus loin. Je respire enfin.

 

Plus tard, toujours assis sur l’herbe haute, je garde les yeux sur le feuillage du saule qui se balance au gré du vent. Il me semble que le hurlement d’hier venait aussi d’ici. Je soupire et remue de malaise alors que je sens mon cœur s’affoler sans aucune raison. J'appuie mon bras contre ma poitrine pour essayer de faire passer cette sensation désagréable. Silva et Fafnir se redressent brusquement tout en grondant contre l’animal qui vient d’apparaître parmi les buissons.

 

J’imite les créatures, continuant à tenir mon tee-shirt, alors que mon cœur continue à me faire mal. J’ai les yeux figés sur la bête qui reste sur place. Elle ressemble à un genre de loup doré, mais maigre et gravement blessé. Sauf qu’il ne s’agit pas d’un simple animal, mais d’un cryptide.

 

–Qu’est-ce que tu fous, là !

 

Je ne comprends pas pourquoi je m’énerve autant à sa vue. Les drakes ne font que la surveiller, confus par ma réaction. La cryptide vacille et je me jette sur elle sans retenue, l’attrapant à la gorge comme le ferait un animal et la retourne sur le flanc pour coincer ses pattes, au cas où elle se défendrait… Elle ne le fait pas. Je tremble d’anxiété et me tourne vers le village, en secouant nerveusement ma tête.

 

Calme-toi, le village est trop loin…

 

Mes mains relâchent difficilement sa gorge et j’inspire profondément pour me reprendre. Elle était à bout de force. Elle n’a même pas lutté. 

Les drakes s’approchent de moi, observant la créature. Je ne comprends pas ce qu’il vient de se passer, c’était instinctif. Pourtant, je ne me suis pas senti menacé par cette bête. Il ne faut pas que les villageois la découvrent ! 

Je me tourne sur Fafnir qui m’observe et sans que j’aie à le lui demander, il s’incline pour me présenter son dos, prêt à embarquer un passager en plus.

Laisser un commentaire ?