Divalis : l'éveil

Chapitre 14 : Altruisme.

5745 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 13/12/2022 12:21

J’ouvre lentement les yeux, reprenant doucement mes esprits. Je regarde autour de moi sans vraiment percevoir ce qui m’entoure en cherchant à me redresser, bien que mon corps soit encore engourdi. L’odeur qui flotte autour de moi me paraît familière et à la fois, étrangère. J’ai comme une désagréable sensation d’être tirée vers le sol et ma tête me paraît être si lourde ! Je cligne plusieurs fois des yeux jusqu’à ce que ma vue trouble se décide à détailler les éléments qui forment mon nouveau décor.

Je suis chez un humain ! Mon ventre se tord et mes muscles se tendent alors que je balaie le salon des yeux. C’est une demeure faite de pierre et de bois. Ainsi, je remarque seulement que je suis allongée sur un canapé, mais que j’ai également été soignée.

Un bruit de pas survient et mon oreille se tourne la première avant que ma tête ne la suive. Il était derrière moi, dans la partie salle à manger de la pièce, assis sur une chaise. 

Il s’approche et j’ouvre la gueule dans l’intention de lui montrer mes belles dents, mes oreilles se plaquant sur mon crâne. Je me sens gêné et m’aperçois que j’ai la mâchoire entravée par une muselière. Je tangue un peu et secoue la tête. Il m’a certainement donné des calmants ou quelque chose dans ce goût, pour que je me sente aussi molle. Je me tasse dans le canapé pour maintenir les distances entre nous. Une drôle de sensation soudaine me fait baisser les yeux vers mon postérieur blessé.

Je regarde le bandage en fronçant les yeux… Il y a un problème, mais je n’arrive pas à savoir quoi. Mon cerveau refuse d’en assimiler l’information. Je secoue vivement ma tête, ferme les yeux puis regarde à nouveau ma patte. Mon estomac se noue davantage et ma gorge se serre, réalisant l’inconcevable.

 

–Ta patte brûlait de l’intérieur, je n’en ai pas eu le choix, réplique alors l’humain.

 

Pardon ? Mais, de quel droit ? Comment vais-je retrouver les autres ? Pourquoi me l’avoir coupée ? Et, comment ça, il brûlait de l’intérieur ? Ce n’était qu’une morsure et je suis tombée dans l’eau ! 

Je secoue ma tête puis le regarde en grondant, pour ensuite fixer mon membre perdu et de nouveau, m’énerver contre lui, qui ne bouge pas d’un poil. 

Prise d’hystérie, je tente d’arracher la muselière. Mon corps tremble et ça me fait mal quand je respire. L’humain se précipite sur moi et me plaque violemment contre le divan. J’ai des vertiges et la chute me donne le tournis. Je n’arrive pas à me redresser et encore moins à lui résister. Je me sens mal et nauséeuse, en plus, il met son poids sur moi.

 

–Oh, tu te calmes ou je te redonne un sédatif, tu as compris ? Ça m’a pris du temps pour te raccommoder alors reste sage et ne rends pas mon travail inutile !

 

Sa voix est si rude que cela me fige sur le coup, mais ce n’est pas cela qui me fait reprendre mon calme. Il s’appuie sur mon ventre et j’ai une envie vraiment pressante.

Je descends ou plutôt tombe du sofa, aussi vite rattrapée par l’humain. Il me maintient tout d'abord au niveau de la lanière de la muselière et passe ensuite le bras sous mon ventre pour me soulever. Je me contracte, mais trop tard... Il me pose et s’écarte précipitamment en laissant s’échapper un simple « ah ». 

Il s’éloigne pour aller s’équiper d’un seau, d’un torchon et revient nettoyer le carrelage. Tout en ce faisant, il remonte les yeux vers moi, qui détourne la tête gênée. Bon d’accord, je lui en veux pour ma patte, mais… Enfin, personnellement, c’est la honte. Finalement, ma colère s'est un peu dissipée.

 

– Heureusement que c’est du carrelage.

 

Ai-je dormi si longtemps pour que cela soit aussi urgent ? Qu'est-ce qu’il sent l’ammoniaque ce mec ! J’espère qu’il ne travaille pas pour la fondation ou toute autre organisation que je préfèrerais éviter. Il est trop calme, il a certainement compris que je suis un cryptide, mais ce n’est pas une raison pour être aussi serein à côté d’une bête qu’il ne connaît pas. À moins qu’il m’ait donné quelque chose qui coupe les capacités surnaturelles de certains de mes congénères ?

Il est parti ranger son matériel et ne tarde pas à revenir dans le salon. Il m’aide à retourner sur le divan et s’assied face à moi, son visage à la hauteur de ma gueule. J’en plaque les oreilles sur mon crâne, tout en grondant. 

 

*Mec, ne soit pas aussi franc !*

 

C’est une idée ou il est vraiment grand ? Il a des épaules plutôt larges et je pensais qu’il avait fait une teinture, mais les mèches blanches dans sa chevelure noire sont naturelles. Son visage est fin avec une mâchoire peu marquée.

 

–Je t’enlève ta muselière, mais abstiens-toi de me mordre ou tu vas amèrement le regretter.

*L’amabilité semble être une de tes qualités… En plus de couper des pattes.*

 

Il ôte mon bâillon et j’ouvre ma mâchoire avec exagération pour en détendre les muscles. Il a toujours son regard froid sur moi, ne prenant pas plus de précautions alors que je ne suis plus entravée. Avec ces yeux violets, je me demande également s’il ne serait pas un cryptide ? Son odeur me perturbe, mais je dois avoir les sens un peu embrouillés par les médicaments et l’ammoniaque.

Il se redresse et disparaît dans une autre pièce qui n’est pas à portée de vue. Je me retourne de ce fait vers la baie vitrée et regarde la montagne au loin. La fenêtre est entrouverte.

Je saute au sol, titubante. Mon cerveau n’arrive pas à accepter le fait qu’à présent, il me manque un point d’appui. J’étais loin de m’imaginer que cela serait aussi compliqué de courir. Enfin, ma patte arrière doit à présent supporter, seule, mon poids. J’ai atteint l’orée du bois qui doit être à un bon cinq cents mètres, à vue de nez, de chez lui et m’écroule derrière le premier arbre que je rencontre.

Consciente que je ne suis pas assez loin et qu’il peut me voir d’ici, je reprends mon souffle et dans un dernier effort, me redresse pour continuer.

Dans mon envie de fuir, je n’ai absolument pas pensé au fait que je serais totalement à la merci des prédateurs du coin. C’est idiot de ma part de partir ainsi et pourtant, il le faut. Je veux retrouver les autres.

Un bruit sourd dans mon dos me fait faire volte face et je me jette à terre. Je roule sur mon flanc gauche, côté de la patte absente, pour projeter l’autre vers la créature et tenter de le retenir. Je lui montre les crocs, l'antérieur gauche contre le sol et le droit, contre son poitrail. Heureusement que les analgésiques font effet !

Nos mâchoires se cognent et claquent plusieurs fois dans le vide dans un grondement sinistre, avant de s’immobiliser, à seulement garder nos babines retroussées. Il appuie de sa patte sur mon épaule, à moitié au-dessus de moi. Mon cœur palpite et ma gorge se serre alors que mon estomac se tord. Une sensation de faiblesse que je n’avais encore jamais ressentie et qui, je dois l’avouer me déplait fortement, m’envahit tout entière. Ce mâle est beaucoup trop lourd et il me domine complètement. J’aurais dû le réaliser… Dire qu’il est sous mes yeux depuis le début. Je ne suis même pas capable d’identifier l’un des miens.

Il dépasse Vlase de pas grand-chose, peut-être un peu plus massif que le renard, mais il l’est moins que Dagan. Il arbore un pelage blanc en grande partie, avec le haut et le bas de son corps ainsi que ces pattes sombres. Il a une longue crinière noire, méchée de blanc, qui retombe devant ces yeux violets. Haut sur patte, il tient sa queue redressée, qui forme un pont derrière lui.

J’essaie de planter mes griffes dans son poitrail. En revanche, l'épaisseur de sa fourrure le protège mieux que la mienne et me débattre est inutile, même en tentant de lui donner des coups de queue, il se place dans ma longueur, en appuyant de son genou sur ma cuisse ce qui restreint encore mes mouvements.

 

–Lâche-moi !

–Je me suis fait chier pour te soigner, alors arrête de faire l’idiote ! Me crie-t-il en utilisant le même langage que moi.

–Je t’ai rien demandé !

–Tu ne peux pas survivre dans ton état !

–Qu’est-ce que cela peut te faire ?

–Tu crois être en position de discuter ?

–Je fais encore ce qu’il me plait, enfoiré !

 

Je claque mes mâchoires juste devant la sienne et me débats de nouveau. Je me relève, même si je suis en dessous de lui et recule pour me faufiler entre ses pattes arrière. J’espérais le déstabiliser comme je suis plus petite, mais ma croupe rencontre bien évidemment son bassin. Me voilà à me le trimballer sur le dos à reculons. Le bicolore veut se dégager dans un premier temps, quelque peu perturbé par ma manœuvre, puis se laisse tout bonnement tomber sur moi, puisque je ne l’écoute pas, alors qu’il me demande de m’arrêter.

 

–Mais lève-toi ! T’es lourd, bordel !

–Arrête de te débattre imbécile, tu n’es ni en état de me repousser, ni de fuir ! Qu’est-ce que tu espères faire seule ?

–Parce que laisser un inconnu qui n’hésite pas à me broyer les côtes pour me tenir sur place, c’est une meilleure option pour toi ?

 

Il se redresse et me laisse respirer, pour simplement s’asseoir face à moi, le regard, mauvais. Épuisée, je reste allongée sur mon flanc, haletante. Je remonte les yeux vers lui, couchant les oreilles tout en faisant claquer ma queue contre le sol. La sienne, toutefois, oscille lentement derrière lui alors qu’il se tient bien droit. 

–Tu veux réellement repartir ?        

–Pourquoi je ne le ferai pas ? Mon clan m’attend.

–Ah bon ? Je n’ai pourtant entendu aucune réponse quand tu as appelé.

–Ils me cherchent, je peux te l’assurer !

–Tss… J’essaie d’être sympa avec les autres et voilà comment je suis remercié. Fais comme tu veux, si tu préfères risquer ta vie.

 

C’est vrai, je lui en veux pour ma patte, mais il m’a avant tout soignée, je dois le reconnaître. Alors qu’il fait demi-tour, je secoue nerveusement ma tête et me redresse à mon tour, l’équilibre incertain.

 

–Excuse-moi. Je ne comprends juste pas pourquoi tu as fait ça.

–Tu es de mon espèce, ça me paraissait logique.

 

Il s’est immobilisé, sa tête est légèrement tournée pour me regarder. Je soupire et détourne les yeux et m’assois, rester statique sur trois pattes me paraissant à présent franchement compliqué.

 

–Je te suis reconnaissante, mais j’aimerais retrouver mes amis.

–C’est normal, néanmoins tu n’iras pas loin dans ton état. Tu étais trempée quand je t'ai trouvée, je suppose que tu as été emportée par le courant. Ils sont peut-être trop loin pour t’avoir entendue.

Je grimace tout en me tournant vers la montagne. Effectivement, les odeurs qui y flânent ne me disent absolument rien. Nous ne sommes pas encore venus de ce côté, mais ce n’est qu’une histoire de patience, je sais qu’ils me cherchent… Je l’espère.

–Fais comme bon te semble. Tu peux partir ou tu peux rester. Si tu me le demandes poliment, j’accepterai même de t’aider à retrouver ton clan.

–Pourquoi tu ferais ça ?

–Il faut une raison pour aider ?

 

J’en place les oreilles vers l'arrière, me redressant alors qu’il revient vers moi, puis soupire en m’affaissant. Je le cherchais de toute manière et je dois voir les choses en face, je vais avoir besoin d’aide.

Il m’attrape par la peau du cou et me tire pour me ramener jusque chez lui. Toujours sur mon flanc, je relève juste les pattes pour me laisser traîner comme un gros bébé sans lui faciliter la tâche, bien entendu. Il n’a qu’à être plus aimable.

Il rentre par la baie vitrée et de nouveau me tracte jusqu’au divan où il me laisse. Couchée sur le ventre, genre posture de sphinx, je l’observe alors qu’il recule tout en récupérant ses vêtements au sol dans, non sans râler par la même occasion, pour ensuite se déporter hors de ma vue. 

C’est drôle quand il marche, il a vraiment un mouvement souple, voire gracieux. Ensuite, le bruit caractéristique d’os qui craquent me fait alors grincer des dents et ravive en moi, un lointain souvenir. 

Aziel vient de reprendre sa forme humaine. Je n’ai jamais pensé à le faire. Même si je ne l’ai fait qu’une seule fois, je me rappelle la douleur engendrée et de l’épuisement qui survient après. Comment arrive-t-il à enchaîner ces transformations en si peu de temps ?

J’ai détourné les yeux par respect alors qu’il se rhabille. Ses mouvements délicats ayant quelque peu attiré mon attention. Il vient s'asseoir, ou plutôt, devrais-je dire, se laisser tomber dans le fauteuil comme une pierre dans une flaque… La prestance qu’il dégageait vient de s’envoler en un instant. Je le regarde en levant un sourcil, alors qu’il prend de longues inspirations. Ben oui, tu m’étonnes que tu en sois épuisé.

Il est quelque peu déroutant ce mec. Il ne s’est pas présenté et il me fait froid dans le dos, pourtant il m’aide et je ne perçois pas de réelles menaces émanant de lui. J’ai plusieurs questions qui me viennent en tête parce que je trouve son comportement louche.

Il tourne son regard sur moi qui en aplatis les oreilles et agite nerveusement la queue en léchant mon museau de stress. Il tient sa tête dans sa main, son coude posé sur le repose-bras du canapé. Ces iris sont allés des miennes à ma queue, avant de revenir à mes yeux. Discrète ta manière de me reluquer. Tu me prends pour un sujet d’étude ou quoi ?

 

–D’où viens-tu ?

           

Sa voix est agressive, toutefois il ne parle pas fort. Je détourne la tête, boudeuse. Puis je soupire et soutiens son regard pour lui répondre :

 

 De Finlande.

–Vous êtes nombreux dans ton clan ?

Je ne suis pas certaine que cela te concerne.

 

Il fronce les sourcils, puis sourit, sarcastique.

 

–Je réitère ma question. Tu en as vu d’autres comme nous ou je suis le premier ?

Tu es le second que je croise.

–Depuis la Finlande ?

A vrai dire, j'ignorais ce que j’étais, avant d’avoir rencontré l’autre divalis. D’ailleurs comment sais-tu que je suis de ton espèce ? Oui… Question con… On se ressemble.

–C’est lui le nouvel alpha ?

 

Je me crispe à cette phrase. Comment est-il au courant ? Il me regarde, mais je n’arrive pas à décrypter son expression. Même son odeur, je peux ressentir quand les autres sont nerveux, angoissés ou tristes. Enfin, je peux sentir les changements hormonaux, ce n’est pas qu’il n’en dégage pas, mais, c’est comme s’il manquait d'émotion. Ou alors, il en a un bon contrôle.

 

L’alpha de mon clan n’est pas de mon espèce et comment sais-tu cela ?

–Qui t’en a parlé ?

Dagan m’a dit ce que lui savait.

–Et d’où viennent ces connaissances ?

Alors, là, ça va être compliqué. Je n'ai moi-même pas tout compris à son histoire. Il a été caché dans une autre dimension par l’ancien alpha de sa génération et c’est en m’aventurant là où elle avait ouvert la porte, que je l’ai libéré. Ne me demande pas comment c’est possible, parce qu’il y a une histoire d’entité, d’accord entre l’alpha de Dagan et Kochtcheï et… Je n'ai toujours rien compris à tout son charabia.

           

Il cligne des yeux tout en me dévisageant. Je crois que je l’ai perdu, là. Il semble pensif, puis de nouveau rabat son regard froid sur moi.

 

–Je ne suis pas certain d’avoir compris, mais en gros ce Dagan est de l’ancienne génération ?

C’est ça.

–Est-ce que ta transformation a eu lieu il y a six ans ?

Oui ?

–Comme pour mon frère et moi… Tes parents, ils se sont transformés ?

 

Je lui fais non de la tête en baissant les oreilles. Il se frotte la tempe, analysant les informations.

 

–Les miens non plus.

Qu'est-ce qu’ils en pensent ?

–Ils sont décédés.

 

Sa voix redevenue agressive me fait me raidir de malaise, mais…

 

Les miens aussi.

 

Ces yeux reviennent sur moi, il expire par le nez qu’il se gratte, avant de reprendre la conversation.

 

–Dagan, c’est d’origine Hébraïque comme moi. Aziel.

Je m’appelle Aéon.

–Aéon ? Ce n’est pas finlandais.

Dagan m’a donné ce nom. J’ai renié mes origines.

 

Il ne répond rien, son regard se perd dans le salon derrière nous. Il se lève et s’en va vers la table ou y est posé un ordinateur portable. Il y a des meubles, une table avec quatre chaises, le tout en bois de pin. Je vois la cuisine d’ici, le mur est ouvert. Il saisit l’appareil et me le pose devant moi, sur la petite table qu’il me rapproche de ce fait, se devant de la mettre de travers à cause de ses longues jambes.

 

–Tu sais lire ?

 

J’opine de la tête et il ouvre un fichier texte et m’en donne la souris. Heureusement que nos pattes ressemblent à des mains comme les rongeurs ou les reptiles, sinon je ne suis pas certaine de pouvoir manipuler ce genre d’objet.

 

 –C’est que j’ai pu trouver comme info. C’est une archive d’un ancien cryptozoologiste.

Où as-tu trouvé ça ? Je me suis infiltrée dans des bibliothèques pour me renseigner, et je n’ai jamais rien déniché.

–Tu n’aurais pas pu dénicher les archives sur les cryptides éteints, ils ne sont pas à la portée du public, peu importe le pays.

Comment tu as fait pour les avoir ?

–Les vétérinaires spécialisés dans les cryptides y ont accès.

Tu es un vétérinaire spécialisé ?

–Tu n’as pas vu ce qui se déplace dans le village ?

 

Je lui fais non de la tête.

 

–Tu es à Ecolyne.

Le village des drakes coureurs ?

–C’est ça.

Je ne pensais pas m’être autant rapprochée du mont Rodna.

–Tu es cultivée.

Pour une sauvage ?

–C’est toi qui le dis.

Mais tu le pensais. On regardait toujours les courses à la télévision avec ma mère et ma sœur. Nous étions de ferventes supportrices de Camélia Stat et Silva, l’intrépide !

 

J’en balance ma queue de gaieté, d’anciens souvenirs de ma famille me revenant soudain. Son expression est plus douce ou c’est une idée ? En tout cas, c'est le premier sourire, certes narquois, mais sourire quand même, que je lui vois. 

Les drakes coureurs d’Ecolyne sont les seuls drakes domestiques en Europe et Asie. Il y a une autre espèce plus grosse, mais qui vit en revanche en Amérique. À Ecolyne, lors des courses, les concurrents doivent traverser la chaîne de montagnes et passer une multitude d’obstacles avec des allures imposées pour montrer la bonne cohésion entre le meneur et le drake. En Amérique, seuls l’endurance et le physique de la créature comptent. Je dévisage Aziel qui se relève pour aller dans la cuisine. Lui non plus ne tient pas en place. Mais encore une fois, le déclic se fait seulement maintenant.

 

Tu es apparu à ses côtés lors des interviews. J’aurais dû le remarquer. Des caractéristiques physiques comme les tiennes, ce n’est pas commun.

–J’avais les cheveux plus courts à douze ans, mes mèches blanches se remarquaient moins.

Parce que la couleur de tes yeux est banale, peut-être ?

*Par-contre, je ne t’avouerais pas que j’étais aussi fan de toi…*

 

Il est dans la cuisine, mais tourne les yeux vers moi quand je lui parle. Mon attention revient sur les notes du cryptozoologiste et je continue de lire ce qui ressemble un peu à un carnet d’étude. Apparemment, cet humain a vécu un petit moment avec la dernière meute, donc ces juvéniles auxquels il fait allusion… Est-ce qu’il y aurait Dagan parmi eux ? 

D’une certaine façon, il est un peu étrange de lire ça et de se dire : cela me concerne.

 

Notre espèce c’est éteint pour cette raison ?

–Notre espèce est visiblement mal foutue, répond Aziel.

 

Je soupire face à cette réalité que l’on ne peut nier. Chaque année, il y a de moins en moins de cryptides. Ils ne se reproduisent pas assez. La maturité d’un cryptide arrive entre dix et vingt ans pour la plupart. Les femelles ont un et deux petits et elles ont rarement plus de deux portées au cours de leur vie…

Vu les bruits de plats que j’entends, je suppose qu’il se prépare à manger, ou il essaie de tuer une araignée sur son plan de travail. Je me redresse, posant la souris à côté de l’ordinateur et en tournant la tête vers lui.

 

Eh, tu es sûr d’avoir lu la même chose que moi ? On est censé être pacifiste et ce n’est pas ce que tu m’as montré dans les bois.

–Parce que tu trouves que ta réaction était placide, toi ?

Ouais, lui répondis-je en fanfaronnant.

 

Pourquoi est-ce que je réagis de la sorte ? Il revient avec des plats qu’il pose, puis se dirige vers son meuble se figeant devant quelques instants, avant de revenir par ici. Il pose deux assiettes sur la table, les remplit et en place une devant moi, sur le sofa.

 

–Évite de salir le canapé, il est chiant à nettoyer.

 

Fichtre, cela faisait longtemps que je n’avais pas mangé un plat humain. Du poulet, des légumes et du riz froid. Je regarde l’assiette puis je me tourne vers la montagne, baissant alors les oreilles alors que mon ventre se tord.

 

Aziel, cela fait combien de jours que tu m’as ramassée ?

–Trois jours.

Je pensais n’avoir dormi qu’une nuit.

–Les tiens vont prendre du temps à te retrouver s’ils ne te pensent pas noyée.

C’est ce qui me fait peur. Même si je hurle, je ne suis pas certaine qu’ils me reconnaîtront.

–Pourquoi ?

Je ne l’ai jamais fait.

–Tu ne perds rien à essayer. Ici, tu es en sécurité, s’ils t’entendent, ils te reconnaîtront. 

Ma présence ne te posera pas de problème ? 

–Personne ne vient chez moi.

 

Je relève ma tête vers lui, sa voix est si agressive.

 

Ils savent ce que tu es ?

–Non, mais ils se doutent que je ne suis pas humain.

Tu avais quel âge quand tu t’es transformé ?

Douze ans.

Tu as deux ans de plus que moi.

–Tu fais plus jeune.

Tu dis ça à cause de ma taille ?

–Tu as vraiment lu les notes ? Il te manque au moins dix centimètres pour être dans les standards.

Tu me les as piqués, t’es une perche, même pour un humain.

 

Il grommelle et enfourne son morceau de viande en bouche, en se penchant vers l’avant pour ne pas le faire tomber à terre. Cela ne doit pas être pratique d’être aussi grand.

 

–Mange, je t’aiderai à retrouver ton clan.

 

Je souris nerveusement à ces paroles et mon corps en tremble sans que je comprenne pourquoi.

 

–Ne t’en fais pas. J’ai l’habitude que l’on n'ait pas confiance en moi. Je suis sincère quand je te dis vouloir t’aider.

Si tu es sincère, je n’ai aucune raison de m’en faire. Sauf s’il te reprend l’idée de me couper une patte.

 

Il souffle du nez, son regard se tournant brièvement sur moi.

 

Parfois, je me demande si l’ancien alpha n’aurait pas mieux fait de laisser notre espèce s’éteindre quand je vois ce que cela a entraîné.

–C’est instinctif. Le but de chaque espèce, c'est de prospérer.

Aziel… Tu n’as fait aucune remarque là-dessus, mais, tu le sais que ce n’est pas Dagan, le nouvel alpha ?

–Non, mais sans savoir si tu avais des connaissances sur notre espèce, j’ai préféré ne rien dire. Je suis déjà effrayant ainsi, alors si en plus, je commence à te parler des caractéristiques de l'alpha, je pense que tu serais réellement parvenue à me fuir, même sur trois pattes.

Dagan n’a pas eu peur de le faire.

–Et tu l’as bien pris ?

Pas vraiment.

–Ce qui est logique. Tu m’as dit qu’il était coincé dans un autre monde, est-ce juste ?

Oui, la dimension de Kochtcheï.

–Il a fait comment pour survivre ? D’après les rapports et les comptes sur Kochtcheï, c’est un lieu sans vie.

Il buvait dans la rivière de sang, de ce qu’il nous a expliqué.

–Il n’a pas eu du mal à se réadapter ?

Il n’arrivait pas à manger normalement au début.

–S’il est de l’ancienne génération, cela fait près d'un siècle qu’il est seul, non ?

           

J’opine du chef alors qu’il me regarde visiblement perdu dans ses pensées.

 

–Il ne montre pas de soucis mentaux ?

Il ne me semble pas. Enfin, on dirait qu’il a le même âge que moi. Il a une drôle de façon de raisonner, mais je pense qu’il y a aussi l’éducation qu’il a reçu de Kochtcheï qui entre en jeu.

–À vrai dire, je m’attendais à ce que tu sois plus sauvage et que tu n’aies pas un vocabulaire aussi… Riche. Cela se voit que tu as été humaine. Ce Dagan, lui, ne l’a jamais été. Peut-être que son comportement te paraît étrange à cause de cela ?

Non, Vlase, Abysse, Sansa et Buntar sont sauvages comme tu le dis, mais ils conversent comme nous le faisons ainsi que Dagan. C’est plutôt dans sa manière de penser. Nous avons eu un différend qui s'est envenimé et nous avons laissé notre folie parler…

 

Il a toujours les yeux sur moi, sans changer d’expression. J'ignore s’il ne fait que m’écouter ou s’il me juge.

 

–Je sais que la folie est l’une de nos bêtes noires, mais de là à ce qu’une dispute vous y entraîne ?

C’est ma faute, je pense l’avoir induit en erreur parce que je ne connais pas les mœurs de notre espèce.

–Que s’est-il passé si n’est pas indiscret ?

Il m’a parlé de l’esprit de ruche et du fait que mon futur compagnon pourrait le partager par imprégnation. J’ai refusé ses avances et il l’a très mal pris, mais j'ignore si je dois lui en vouloir ou non.

 

Aziel vient à tiquer, ce qui me fait dévier les yeux de honte. Je n’aurais peut-être pas dû repousser Dagan, ou du moins en parler un peu plus avec lui, peut-être.

 

–Non. Même en tant que divalis, cela ne se fait pas. Il y a une éclipse de lune prévue pour demain, il a probablement anticipé tes chaleurs.

 

Je me tends pour le coup… Mais, cela veut aussi dire que Kochtcheï va certainement se manifester. Le garçon m’observe, puis se met doucement rire en se grattant la tête.

 

–Excuse-moi, je ne voulais pas être déplacé.

Ce n’est rien, je devrais en avoir l’habitude. Il n’y a pas ce genre de pudeur chez les lisiis non plus.

–Les autres membres de ton clan sont des lisiis ?

Oui, père, fils et filleul et une coïste qui me prend pour sa mère.

–Comment cela se fait qu’une coïste vous ait rejoints ?

Elle a été abandonnée quand elle était bébé. Elle a les yeux de la même couleur que son corps.

–C’est une anomalie génétique qui arrive de temps à autre. J'ignorais qu'ils rejetaient leur petit pour cette raison. Et, les lisiis ? Comment tu es parvenue à t'en approcher ?

Je me suis aventurée sur leur territoire. À ce moment-là, je n’avais aucun instinct de survie. J’ai croisé Vlase et disons que j’ai eu la chance de tomber sur un renard sympathique qui m’a laissé rejoindre sa meute… Avant qu’il ne la perde à cause de la rage.

–C’était sa meute ? Nous nous sommes rendus sur place avec Ulrick, on a dû brûler la zone. Cette saloperie se répand vite et il y a de nouvelles mutations plus agressives encore.

L’une des renardes du clan est subitement devenue agressive et elle s’est retournée contre nous. Ceux qu’elle a mordus n’ont pas tardé à imiter son comportement. Ça ressemblait plus à un virus du genre zombie qu’autre chose.

–Tu as été mordue ?

Non, mais Vlase oui et j’ai léché ses plaies en sachant que c’était dangereux. À vrai dire, j'ignorais pourquoi nous avions survécu, jusqu’à ce que tu me montres le rapport.

–Tu l’as inconsciemment sauvé. Nous avons sans doute des comportements mémoire. Il serait intéressant de lui faire un prélèvement sanguin, il a peut-être développé des anticorps.

Hum… Je ne suis pas certaine qu’il acceptera, mais je lui en parlerai. Et moi ?

–Le souci avec nous, c’est que nos anticorps n’en sont pas. Nous nous adaptons en modifiant notre code génétique pour que le virus ne soit plus dangereux pour nous, mais nous ne développons pas d’antigènes.

 

Le téléphone sonne soudain ce qui me fait sursauter. Aziel se lève pour aller répondre à son interlocuteur, il raccroche et revient vers moi, débarrassant la table.

 

–C’est mon chef qui m’appelle, il a une urgence au bloc. Je ne ferme pas la maison et si tu as une fringale, il y a des bonbons et des biscuits dans cette armoire, me lance-t-il en la désignant du pied.

 

Il fait la vaisselle à toute vitesse et remplit un seau d’eau qu'il dépose au pied du canapé. Avant de repartir vers la porte où il attrape un badge perdu au porte-manteau, qu’il passe autour de son cou et s’en va sans rien dire de plus. Je regarde vers l'extérieur et soupire pour relâcher un peu de cette pression montée en moi. Je ferme les yeux en serrant les dents, puis secoue ma tête et inspire un bon coup. Quel bazar… Je n’ai aucune idée de ce qu’annonce l’avenir. Évidemment, je ne resterai pas ici longtemps. Dès que je serais apte à courir sur trois pattes, j’irais chercher les autres.

Je m’allonge et enroule ma queue autour de moi en logeant ma tête dessus. J’ai beau retourner la situation dans tous les sens, j'ignore comment arranger les choses. Que ce soit avec Dagan ou que se soit le fait de retrouver le clan… Est-ce les antidouleurs qui m’assomment ainsi ? Le stress de me retrouver seule chez un inconnu, même si de mon espèce. Cette patte manquante… Peut-être aurais-je dû crier ma colère, pour m'empêcher de dormir.

 

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