Les falaises de Nénucrique (OS)

Chapitre 1 : Les falaises de Nénucrique

3050 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 08/04/2022 16:20

Les falaises de Nénucrique

 

J’ai oublié ton nom.

 

Ça a commencé avec les Pokémon… Comme souvent dans ma vie, mes choix, mes histoires d’amitié, y compris celle-là. J’avais envie de reprendre l’écriture et je me suis plongée dans mes vieilles histoires pour me remettre dans le bain. En redécouvrant la vie des héros que j’ai créés il y a presque vingt ans, je suis tombée sur ton avatar : Alex Koftman.

On ne construit pas une équipe de personnages n’importe comment, il y a des canons à respecter. Il faut un héros ou un anti-héros, une jolie fille - sexisme oblige, un meilleur ami loyal, souvent avec de gros bras, un beau gosse qui peut aussi faire office d’élément comique si on sait bien s’y prendre, et il faut un intello, bien stéréotypé, tout maigrelet avec des lunettes. A l’époque, j’avais récupéré le sprite de l’intello des trois premières générations. Mon cinquième et dernier larron était né, mais il lui fallait un nom, je lui ai donné le tien.

Qui de l’œuf ou de la poule : je ne me souviens plus si c’est simplement le hasard qui a fait de vous des homonymes ou si dès le départ je l’ai appelé comme toi parce que tu étais là au bon moment. Le nom de famille est sans rapport, je l’ai bricolé avec les moyens du bord et on dit merci les crédits des films hollywoodiens.

J’ai donné à Alex un magnéti et un goélise, il devait avoir un polichombr également, mais j’ai interrompu mon récit avant cette étape. Plus important, je lui ai donné une histoire et une personnalité. Elle te doit beaucoup me semble-t-il, j’ai été un peu paresseuse sur ce coup-là. Aujourd’hui, je me demande dans quelle mesure tu as vraiment influencé ce personnage ou si la providence m’a juste montré une personne réelle lui ressemblant. Rien que physiquement, la similitude était évidente et elle s’est renforcée alors que je développais mon story-board.

 


J’ai souri en parcourant ces textes qui m’ont emplie de nostalgie. J’ai fermé l’ordinateur, bien décidée à dormir et j’ai pensé à toi. Dans la pénombre de ma chambre, j’ai attrapé mon téléphone, je voulais faire ma stalkeuse, savoir ce que tu étais devenu en écumant les réseaux sociaux et les torchons de notre cambrousse natale, j’ai voulu googlé ton nom... C’est là que j’ai réalisé que j’avais oublié ton véritable nom.

Ce foutu blanc… Je n’aime pas quand ça fait ça. Quand ça m’arrive, je deviens obsessionnelle. Une question sans réponse, une mémoire faillible, tss… Merde, fait chier.

J’ai allumé la lampe de chevet et je me suis relevée. Bichette dormait déjà depuis un moment, ronflant la bouche ouverte. Je suis montée à l’étage, j’en ai profité pour vérifier que Poupette dormait bien elle aussi et j’ai farfouillé dans mes archives, les réelles cette fois, pas celles du dossier fanfiction. J’ai ouvert le seul rapport en ma possession où potentiellement ton nom apparaissait dans l’équipe. Tous les Alex de la liste je les visualisais bien, tu n’étais pas parmi eux.

J’ai repris mon téléphone et j’ai changé d’approche. On avait trois ans d’écart, mais on est allé dans la même université, alors j’ai épluché l’annuaire des anciens étudiants. Heureusement, je me souvenais de ton cursus. Sur les dates j’avais un doute, je ne comprenais pas trop comment la fac enregistrait les promotions. Mais bon, à deux années près, je pouvais élargir mes recherches, je ne perdrais pas trop de temps. C’est fou le nombre de gars qui s’appellent Alex, Alexandre ou Alexis… Quels prénoms communs, jolis mais communs.

Je tournais en rond, j’ai essayé en utilisant le nom de ton village, mais je confondais celui où tu vivais avec celui où tu descendais quand on prenait le train ensemble. Et tandis que les heures de cette nuit blanche improbable défilaient, je repensais à des tas de détails te concernant, telle la madeleine de Proust.

Ton sac de voyage ressemblait au mien, ils se ressemblaient tellement qu’une fois dans le train j’ai failli me tromper et prendre le tien, j’aurais eu l’air fine avec tes slips. Je me souviens de l’épaisseur improbable de tes verres de lunettes. Gros délire d’adolescents bigleux : s’échanger les paires de lunettes pour regarder la vue de l’autre. Jamais connu des yeux aussi pourris que les tiens, il doit exister des aveugles mieux dotés que toi.

J’ai une excellente mémoire des visages, le tien s’est longtemps confondu avec d’autres qui te ressemblaient et je ne possède aucune photo de toi, pourtant je me souviens très bien de certains détails de tes traits, comme la forme et la couleur de tes yeux, avec ces immenses pupilles noire de myope cachant tes iris clairs, ou l’implantation de ta chevelure brune légèrement ondulée qui annonçait dès l’âge de dix-neuf ans que tu serais chauve avant la trentaine.

J’ai abandonné mes recherches vers trois heures du matin, mais je n’ai pas arrêté de penser à toi le lendemain. Alors j’ai repris mes recherches, encore et encore. J’ai bien dû me rendre à l’évidence : j’avais oublié ton nom. Foutue mémoire… L’espace d’un instant, je me suis dit que peut-être je ne l’avais jamais su, mais évidemment que si, si je l’ai su, forcément. J’ai renoncé, du moins j’ai renoncé temporairement à chercher par moi-même.

 


Quelques semaines plus tard, j’ai revu un ancien camarade commun dans une réunion de mon association. C’était un gros coup de bol, il n’était pas censé être là. J’ai sauté sur l’occasion et je l’ai interpellé.

« Tu vas me prendre pour une folle, mais il y a une question qui m’obsède depuis quelques semaines…

- Tu veux connaître la taille de mon sexe ?

- Non… C’était quoi le nom de famille de Wizard ? Je me demandais ce qu’il était devenu et j’ai réalisé que j’avais zappé son nom.

- Ouh là ! Je l’ai su mais c’est vieux tout ça… Son nom m’échappe. Mais il est mort il y a au moins dix ans.

- Qu… Quoi ?!? »

Mon cri l’a perturbé, il a perturbé les autres aussi. Monsieur Phallus a écarquillé ses grands yeux bleus hébétés.

« Bah ouais ! Il a sauté de la falaise. J’pensais que tu le savais. »

Mon ancien chef s’est mêlé à la conversation :

« Ah oui ! Je m’en souviens bien de cette histoire. Un maigre à lunettes c’est ça ? Il était complètement ravagé celui-là !

- Ouais, il a toujours été bizarre. »

La discussion s’est poursuivie sur autre chose, mais moi j’étais sous le choc. Tu es mort et je ne me souviens toujours pas de ton nom. Je me suis demandé si mon vieux camarade n’avait pas raison, si ça se trouve je savais que tu étais mort et mon esprit avait choisi de l’oublier, comme ton nom… Ça me paraissait insensé et même impossible, sordide aussi, pourtant cette histoire de falaise me disait vaguement quelque chose.

Je me souviens distinctement de la dernière fois où je t’ai aperçu, de loin à la caisse du supermarché alors que je faisais des courses un midi avec mon chef. Tu étais beaucoup trop loin pour que j’aille te saluer. J’ai croisé ton regard, tu regardais dans notre direction, sans surprise tu étais presque chauve. Est-ce que tu nous as reconnu ? Probablement, mais je n’en suis pas sûre. En quelle année c’était ? Combien de jours es-tu resté en vie après cette étrange rencontre qui n’avait pas eu lieu ? Que ce serait-il passé si j’avais fait un détour pour te dire bonjour ?

 


De retour chez moi, j’ai pleuré, un peu, trois fois rien. C’était dérisoire par rapport à la réalité de mon trouble. J’ai repensé à notre première rencontre, c’est toi qu’on avait collé à la visite de présentation pour les deux gamines qui venaient de débarquer. Nous étions trop jeunes pour intéresser les prédateurs qui trainaient dans les parages, du coup on nous avait envoyé le boloss de service. Tu n’as pas refusé la corvée, tu aimais bien t’écouter parler. Je me suis rappelé ces anecdotes débiles que tu racontais sur les ruines et tu les disais fièrement en plus, entre l’hippopotame qui n’a jamais existé et la jeune femme des thermes qui faisait des drôles de trucs sur la reconstitution 3D.

Lolo était ton maître à penser : un baratineur fainéant, tu parles d’une figure à suivre, mais tu m’as dit un jour que tu voulais juste une vie pépère alors le choix se justifiait bien. Tu voulais trouver un job d’informaticien, ce serait facile parce que ça recrutait beaucoup, et si je résume ton ambition : métro-boulot-jeux-vidéos-dodo. Ma copine t’a catalogué direct, tu n’étais pas son genre. Moi c’était autre chose, j’ai toujours aimé les marginaux, surtout ceux plus malins qu’ils en ont l’air.

Les autres ne t’aimaient pas, tu étais trop différent d’eux je crois. Peut-être que tu étais vraiment un connard comme le prétendaient certains et certaines, personnellement je ne partageais pas cet avis, même si tu faisais preuve d’un certain égoïsme, mais à seize ans j’avais déjà assimilé qu’être différent justifiait à peu près toutes les exactions des uns et des autres. Ce qu’on ne comprend pas est forcément mal, celui qu’on n’aime pas est forcément un ennemi. Ça m’a rendu asociale très tôt, ça m’a poussé à m’intéresser aux gens dans ton style, tu as été l’un des premiers d’une longue liste.


On ne se connaissait pas au final, on n’était pas amis, on n’était même pas copains, on n’était que des connaissances, mais je t’aimais bien, surtout depuis cette nuit-là. Une de mes premières soirées. J’étais super jeune et dans un environnement totalement nouveau, une sacrée épreuve pour mes nerfs. J’ai fait des efforts : j’ai joué au caps, j’ai fait la conversation ou du moins j’ai essayé... Je n’étais pas toute seule, mais c’était tout comme, vu que ma copine se faisait draguer et qu’elle voulait être draguée. Toi tu étais assis au bout du banc avec ta Game-Boy Advance entre les mains, à mes yeux tu rayonnais comme le messie. Il y avait au moins une personne dans la pièce avec qui je pouvais avoir un semblant de discussion sincère !

Je me suis installée à tes côtés et je t’ai demandé à quoi tu jouais. Tu m’as regardé vite fait, j’ai senti que je te dérangeais. Tu m’as avoué être en train de jouer à Pokémon Saphir, sur un ton laissant clairement entendre que tu savais que les moqueries allaient fuser. J’avais reconnu le jeu sur l’écran avant que tu me le dises, j’étais euphorique, aujourd’hui encore Pokémon Saphir est un de mes jeux favoris. Tu m’as dit n’avoir jamais joué à un jeu Pokémon avant Saphir. J’étais plus jeune que toi, mais sur ce point, j’étais plus avancée, puisque j’avais commencé à onze ans avec Bleu, puis enchainé avec Argent avant d’atterrir sur Saphir. J’étais une pokémaniac, selon la définition standard. Si moqueries il y avait, elles ne sortiraient pas de ma bouche.

Tu t’es détendu après ça. On était dans notre monde, je me sentais enfin bien et toi tu te montrais aimable, presque sympathique pour une fois. Je t’ai demandé si je pouvais t’emprunter ta console, tu n’as pas osé me la refuser. J’avais à peine touché les boutons que la copine de Lolo a débarqué et me l’a arraché des mains, tu as eu un petit mouvement de panique.

« Ah non hein ? Pas de jeu-vidéo en soirée ! » Avait-elle crié avant de te rendre ta Game Boy.

Ce que les gens peuvent être cons…


D’autres nuits blanches ont suivi quand j’ai essayé de retrouver ton nom via la rubrique nécrologique. Mon enthousiasme avait disparu, il ne me restait que la tristesse et l’amertume… J’ai de la rancœur personnelle pour ces gens que nous avons côtoyés tous les deux pendant des années. Ce ne sont pas de mauvaises personnes, mais ils ont fait beaucoup de mal autour d’eux, en se contentant d’être eux-mêmes, d’être humains. Ils m’ont nui, mais je ne suis pas à plaindre, je m’en suis bien sortie et j’ai beaucoup appris grâce à eux. Toi en revanche, maintenant que je sais comment tu as fini, je me demande : sont-ils responsables ? Au moins en partie ? S’ils avaient été plus cools avec toi, serais-tu encore en vie ?

Je les entends encore dire que tu n’es qu’un con et que tu es bizarre… Et même après ton décès, dans leurs propos c’est toi qui n’était pas d’aplomb, eux les gens « normaux » - ah ah, très drôle - n’y sont pour rien. Et moi, qu’est-ce que j’aurais pu faire ? Et si je t’avais dit que tu me plaisais ? Et si je t’avais embrassé ? Ce n’était pas à moi de faire tout ça, j’étais trop jeune, j’apprenais, j’avais peur de tout et je ne comprenais rien.

Maintenant je suis en colère. Je suis triste et en colère. Je regarde Bichette, je regarde Poupette, ils vont bien, toi tu es mort. Tu as sauté dans le vide, peut-être que tu étais lucide, peut-être que tu étais dans un état second. A mon avis tu n’étais pas ivre, tu ne buvais pas d’alcool. Tu m’avais dit que tu étais agressif quand tu buvais de l’alcool, alors tu t’abstenais. Est-ce que tu as regretté ton choix avant d’atteindre les récifs ? Est-ce que tu es mort sur le coup au moins ? Comment tes parents et ton petit frère arrivent-ils à vivre avec ça ?

J’ai grandi au bord de la mer et je ne l’ai jamais aimée. Elle m’angoisse, elle me rend mélancolique, il n’y a rien de plus triste que l’océan. Je le vois comme l’allégorie de la Mort, c’est un sentiment que j’ai depuis très longtemps et que je n’ai jamais su justifier. Désormais, j’ai l’impression d’avoir vécu dans le désordre, j’ai vu un danger qui n’était pas encore arrivé.

 


J’ai ressorti mes fanarts d’Alex Koftman. Que reste-t-il de toi en lui ? La chemise à fines rayures déjà. Alex Koftman est intelligent, calme, peureux mais relativement courageux, acerbe, antipathique, nombriliste, misanthrope et geek. Geek ça tu l’étais, sans nulle doute, tu étais même une caricature de geek : binoclard chétif, no-life introverti, informaticien de profession, accro aux cartes Magic et aux jeux-vidéos. Du peu que je me souvienne pour le reste, tu étais plutôt taciturne mais assez affirmatif dans tes propos. Je crois que tu te protégeais des critiques derrière une petite barrière d’orgueil décomplexé. Je te connaissais à peine, mais tu m’as marqué et j’ai pris plaisir à parler avec toi.

J’ai laissé de côté mon quintet d’autrefois : Sylvain, Florine, Seb, Greg et Alex, pour privilégier d’autres personnages. Le temps n’est plus à reprendre leurs aventures de jeunesse, ils ont grandi et vieilli en même temps que moi, mais je suis heureuse qu’ils soient encore là avec moi, en moi. J’ai offert une happy-ending à Florine et Seb, c’est ma façon d’exprimer ma foi en l’amour. Je voudrais faire la même chose pour Alex.

Je sais qu’un jour, j’aurai l’inspiration. Un jour, j’allumerai mon PC, j’ouvrirai le dossier « Fanfic POK », je cliquerai sur un brouillon qui date des années 2000 et je retrouverai Alex Koftman. Il sera au bord de la falaise de Nénucrique. Il aura le vague l’âme, il sera seul et en plein doute, il contemplera le vide, mais il ne sautera pas. Parce que je suis là, parce que cette fois c’est moi qui décide. Quelqu’un quelque part aura besoin de lui, il repartira à Safrania, dans les ruines Alpha ou je ne sais où. Ses amis l’attendront toujours au Bourg Palette et il trouvera un sens à son existence.

 


Sir Terry Pratchett disait : « a man's not dead while his name is still spoken. »


J’ai oublié ton nom, je ne peux donc pas le prononcer.


J’ai oublié ton nom… Mais il me reste Alex Koftman et Pokémon Saphir.

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