The Dark Love (& Matt le jukebox)

Chapitre 3 : Souvenirs éparpillés ooOoo Artus ooOoo

4359 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 21/04/2022 20:49

ooOoo Artus ooOoo

 

 

Au lycée, Cyk et Théo sont sortis du placard comme on dit. Ils ne se cachaient plus dans les cages d’escaliers ou les toilettes. De temps en temps, on les voyait se tenir par la main le matin en arrivant au bahut. Cyk était pudique, pour ne pas dire introverti, voire un peu froid. Ça agaçait pas mal Théo, lui il était beaucoup plus chaleureux et tactile. Il réclamait des marques d’affection et du romantisme. Je l’aimais bien Théo. Lui, par contre, il ne m’appréciait pas beaucoup. Je crois qu’il se doutait qu’il s’était passé un truc entre Cyril et moi sans qu’il le sache. Parfois il glissait publiquement des allusions, j’admets que c’était chiant… J’assumais moins bien que Cyk et lui mes préférences.

 

La vérité c’est que j’ai toujours été lâche. Calculateur et lâche. Dès que je prenais ma guitare, les filles venaient s’agglutiner autour de moi, j’aurais pu annoncer clairement la couleur, mais non. J’aimais bien avoir toute cette attention, ce fan club hystérique à mes pieds. Elles faisaient ma pub gratuitement et je passais pour un mec cool, mystérieux et inaccessible. J’avais plein de copains et de copines, mais dans le fond j’étais un solitaire, ça pesait sur mon moral. Évidemment, je ne laissais jamais rien transparaître, je gardais le smile en toutes circonstances. Le destin m’avait à la bonne, parce que c’est à ce moment-là que je l’ai rencontré : celui qui allait partager ma vie, pour le meilleur et pour le pire.

 

À la rentrée, je n’ai pas vraiment fait gaffe au petit nouveau de la classe. Un mec discret, de ma taille, mais beaucoup plus épais, brun et élégant, comme souvent avec ceux de sa classe sociale. Je ne l’ai su que plus tard, mais il avait atterri chez nous après le divorce de ses parents. Mary, sa mère, travaillait comme experte dans une salle de vente aux enchères et son père, Eliaz Borg, était un artiste, bien côté en plus. J’ai commencé à le regarder sérieusement quand il a débarqué au club de musique, surtout que notre prof était toute guillerette en venant nous le présenter.

 

— Un moment d’attention s’il vous plaît ! Aujourd’hui nous accueillons un nouveau camarade : je vous présente Artus Borg.

— Bonjour à tous, avait-il dit posément.

— Artus est chanteur lyrique.

 

Un brouhaha enthousiaste et intrigué s’est aussitôt élevé de notre petit attroupement de jeunes musiciens amateurs. Moi-même, j’étais aux aguets.

 

— Une démonstration Artus ?

— Si vous voulez… répondit-il, visiblement pris de court. A capella ou vous souhaitez m’accompagner ?

— Oh pas moi non, on va bien trouver un volontaire…

 

J’avais pas attendu qu’elle termine sa phrase, je levais la main à m’en arracher le bras. La prof m’a souri, elle s’y attendait sans doute. J’étais son élève préféré avant qu’Artus débarque.

 

— Merci beaucoup Matthieu. Une suggestion les garçons ?

 

Je me suis approché d’Artus et je l’ai salué d’un sourire amical. Il m’a décortiqué du regard avec ses beaux yeux bleus pénétrants, j’étais ensorcelé, vu de près il était canon ! Avec la politesse et l’humilité des nouveaux venus, il m’a invité de la main à choisir la chanson.

 

— C’est toi qui chante, répondis-je à son geste.

— Can’t Help Falling In Love tu connais ?

— Bien sûr ! Piano ou guitare ?

— Oh, hem, comme tu préfères.

 

Je l’avais étonné en lui laissant le choix de l’instrument. J’ai agrandi mon sourire, content de mon petit effet.

 

— Guitare alors.

 

J’ai vu à la tête de la prof qu’elle aurait préféré le piano, mais je n’allais pas m’asseoir sur une occasion de prendre mon instrument de prédilection. Elvis lui-même préférait la guitare. J’ai pris ma propre guitare acoustique que je trainais tous les jours avec moi. Artus m’a regardé m’installer sur le tabouret avec curiosité. On s’est interrogé du regard pour vérifier qu’on était prêts. J’ai commencé à gratter les cordes, je l’ai vu inspirer et expirer profondément, il préparait sa voix. J’ai laissé trainer l’intro le temps qu’il se décide à chanter.

 

Avant même de le connaître, je suis tombé amoureux de sa voix. Elle était mélodieuse, envoutante, mystique presque. C’était un ténor, mais son ambitus était capable d’aller loin dans les aigus, je le devinais déjà sans l’entendre. Je me laissais bercer par sa voix sublime, j’en oubliais même mes doigts qui bougeaient d’eux même dans un automatisme, et sous mon crâne résonnait en boucle son : « Take my hand, take my whole life too. For I can’t help falling in love with you… »

 

Tandis que les autres l’applaudissaient avec un respect et une admiration palpables, il s’est tourné vers moi et il m’a enfin souri. Je lui ai rendu son sourire, j’étais subjugué, sans doute plus que tous les autres, alors que sur mon visage ça ne se voyait pas, je faisais juste ami-ami avec le nouveau. Le courant passait entre nous, c’est comme ça avec les zicos : pas besoin de causer quand tu laisses les notes le faire à ta place. Mais on a quand même causé après. Beaucoup, beaucoup, causé…

 

Je ne l’ai pas lâché d’une semelle, et j’crois que si j’avais essayé de m’éloigner de lui une minute, il m’aurait harponné à son tour. Artus venait d’un collège avec des classes à horaires aménagés, ce qui lui avait permis de consacrer pas mal de temps à la musique et au chant. Il avait une maitrise qu’aucun autre élève n’avait. Même moi, fier de mon p’tit talent, j’étais à des années lumières de son niveau. Il dirait sans doute que j’exagère, car lui aussi sur-kiffait mes aptitudes. Il n’empêche qu’Artus est ce qu’on pourrait appeler un génie vocal.

 

Je l’ai raccompagné chez lui, c’était pas du tout ma route, mais je me sentais prêt à le suivre au bout du monde, un truc qui n’a jamais changé. Il me racontait sa vie et ses rêves sans détour.

 

— Je vise le conservatoire, je voudrais faire une carrière à l’opéra.

— L’opéra ?

 

J’ai eu du mal à me retenir de rigoler, c’était pas commun. Il a haussé un sourcil circonspect et hautain.

 

— Ce n’est pas une blague et ce n’est pas drôle.

— Pardon, ‘scuse-moi. Je ne m’y attendais pas c’est tout. Tu as le talent pour en tout cas.

— Et toi alors ? Que comptes-tu faire ?

— Moi j’veux devenir auteur-compositeur, mais pas pour l’opéra.

— Ça m’aurait étonné, répliqua-t-il avec un rictus.

— Pour être honnête, je cherche encore mon style et je réfléchis à un projet costaud. Pt’être monter un groupe pour commencer…

 

Je tâtais le terrain et lui tendais une énorme perche. Un joyau comme Artus, ça s’trouve pas à tous les coins de rues, son éclat pouvait bien m’accueillir dans son ombre, le temps que je brille à mon tour. Notre rencontre faisait des étincelles, je sentais que le brasier pouvait prendre avec trois fois rien. Il s’était arrêté de marcher devant un immeuble bien hype du centre-ville. Ça puait le flouze à travers les rideaux en satin de la vieille bourgeoise du rez-de-chaussée.

 

— Je serai ton premier fan dans ce cas, finit-il par me dire.

— On est chez toi ?

— Chez ma mère, oui.

— Bon ben bonne soirée hein. On se voit demain ?

— Oui… Attends.

 

Avec curiosité, je l’ai regardé farfouiller dans la poche de sa veste en feutre. Il m’a tendu une feuillette colorée. J’ai résisté à l’envie d’effleurer ses doigts en l’attrapant.

 

— Je participe à un spectacle avec ma chorale samedi. Viens me voir si ça te branche. Et n’hésite pas à passer en coulisses, je te présenterai aux autres, tu vas leur plaire.

 

Il est rentré par la porte de sa résidence sécurisée avant qu’elle ne se referme sur mon nouvel ami m’adressant un p’tit coucou sympathique. J’ai regardé le flyers dans ma paume, ce petit bout de papier de rien du tout me retournait l’estomac, et j’avais un tambour à la place du cœur. Mes mains étaient moites, mes aisselles aussi. Je n’avais jamais expérimenté ça avant, mais je savais que j’étais en train de tomber amoureux, c’était évident.

 

Artus s’est très vite intégré au lycée, et moi je me suis très vite intégré à sa bande de copains venus des quartiers chics et de la chorale de son ancien quartier. Dans un sens comme dans l’autre, on nous considérait un peu comme des singes savants ou des phénomènes de foire. Peu de gens avaient déjà entendu une voix aussi angélique que celle d’Artus ; quant à moi, je jonglais entre la guitare et le piano en balançant tout ce qui me passait par la tête pour épater la galerie.

 

Parfois le vendredi soir, on se réunissait à une dizaine dans un café pas loin du bahut. Le patron nous avait à la bonne ; certes on n’était qu’une bande de sales gosses braillards ne consommant que des softs, mais à chaque fois que je sortais ma guitare, je rameutais la moitié des clients des bars voisins. Au début, Artus n’osait pas venir chanter avec moi. À mon avis il avait peur de déranger. Moi je mourais d’envie de lui demander de m’accompagner, mais je faisais un blocage quand il y avait trop de monde. J’avais peur que les autres se rendent compte que je l’aimais. De temps en temps, j’avais des petites angoisses qui montaient, elles redescendaient aussi vite parce que j’étais pas nerveux de nature, mais c’était quotidien. Je devais juste apprendre à apprivoiser le sentiment amoureux. Mine de rien, c’est pas évident à gérer cette merde.

 

— C’était cool Matt. Tu as un don pour mettre l’ambiance.

— C’est pas comme à l’opéra c’est ça ? répliquai-je avant de m’installer en bout de table à côté d’Artus.

— Tu as fini de te moquer de moi avec ça ?

— J’me moque pas de toi… Ah merci !

— Tu sais comment on l’appelle entre nous ? lâcha joyeusement le serveur qui venait de déposer mon coca sur la table. Matt le Jukebox, parce qu’il sait jouer n’importe quoi !

— Ah ah ! Faut pas pousser !

 

J’ai ri, mais en vrai j’adorais ce genre de compliment.

 

— Mais si sérieux ! C’est pas vrai peut-être Cyk ?

— Si si… répondit distraitement Cyril assis près de nous.

— Matt le Jukebox, ça sonne bien je trouve ! me railla Artus.

— Tu pourrais jouer une de tes compos persos ? proposa Hélène, une copine batteuse.

— Entre nous ouais, mais pas ici.

— Pourquoi pas ? demanda Artus.

— Parce que je n’ai rien d’abouti et rien de transcendant.

— Ça c’est à nous de juger non ?

— Oh oui ! Artus a raison ! Moi je trouve tes musiques très belles !

— Et tu es vachement doué pour écrire des paroles ! ajouta la flûtiste de notre groupe.

— Maddie m’a raconté que tu avais gagné un concours de poésie au collège, c’est vrai ? reprit Artus.

— Yep.

— Et après tu te fous de ma gueule parce que je veux devenir chanteur à l’opéra ?

— J’vois pas le rapport.

— « Mignonne, allons voir si la rose qui ce matin avait éclose, sa robe de pourpre au soleil, a point perdu ceste vesprée… »

 

Artus arrêta là ses vers, il était plié en deux sur sa chaise dans un fou rire. J’adore son rire, il est tellement narquois et grinçant, complètement différent de sa voix de ténor sensationnelle. Je l’ai frappé du poing dans l’épaule, c’était la première fois que je le touchais. Je recommençais dès que j’en avais l’occasion.

 

— Bon ben j’y retourne avant qu’Artus ne s’en prenne à Verlaine…

— Attends.

 

Artus s’est levé, m’a souri et m’a tapé sur l’épaule avant de se diriger vers le micro posé sur un trépied près de ma guitare et du tabouret. Il l’a regardé un instant entre ses mains après avoir réglé la hauteur, il avait eu une bouffée d’audace qui était en train de retomber comme un soufflet. J’ai pas laissé filer l’occasion, je me suis précipité sur ma guitare. En y repensant, les autres ont bien dû le voir que j’étais complètement euphorique en sa présence, on n’peut pas être aveugle à ce point. Pour une fois mon sourire radieux était on ne peut plus sincère.

 

— Dis-moi ce que je dois jouer.

— C’est vrai que tu es Matt le jukebox, plaisanta-t-il. Castle on the Hill.

— Et c’est parti pour une balade dans le Yorkshire !

 

On n’a pas vu les heures s’écouler. On a enchainé I Still Haven’t Found What I’m Looking For, Wonderwall, Hotel California, Knockin’ On Heaven’s Door, Paradise, Sky Full Of Stars, Over My Shoulder, Beautiful Day, Wherever You Will Go… Ouais, j’me souviens parfaitement de toute cette putain de playlist !

 

Mes parents et Mary étaient en panique, ils n’ont pas arrêté de nous appeler, mais nos téléphones étaient en mode silencieux au fond de nos sacs. Quand ils ont débarqué, on ne les a pas grillés tout de suite, parce que le café était blindé de chez blindé. Tout le quartier s’était pointé pour écouter Artus chanter. À la fin, j’me suis lâché, j’me suis mis à jouer Feel Good Inc alors que c’est une galère sans nom quand t’es tout seul avec une guitare acoustique ! Et quand Artus m’a réclamé Fix You, il m’a secoué comme un prunier jusqu’à ce que je chante en duo avec lui. Les clients nous applaudissaient et nos darons avec. Artus était survolté. Pour la première fois, je l’ai vu complètement sortir de sa coquille. Il m’a attrapé par le bras et il a salué la foule en éclatant de rire.

 

— Tu es un magicien Matt !

— C’est toi qui es magique.

 

Il m’a jeté un coup d’œil en biais, l’espace d’un instant je l’ai troublé. Moi j’ai pas cillé, pourtant mon cœur allait exploser.

 

— Moi, j’suis un jukebox.

 

Les jours et les semaines s’écoulaient et je passais tout mon temps avec Artus. Au grand dam de mes parents, je délaissais les cours pour me consacrer de plus en plus à la musique, mes résultats scolaires étaient en chute libre. Artus était plus studieux que moi, il tenait absolument à entrer au conservatoire et il ne laissait rien ni personne nuire à ce projet, même pas moi. Surtout pas moi.

 

Dès que j’étais seul, j’en profitais pour composer. Les covers ça va bien cinq minutes, si j’voulais sortir Artus de son délire d’opérette, il me fallait du béton armé. J’me suis arraché les cheveux sur mes feuilles et la peau des doigts sur mes cordes des nuits entières. J’avais les yeux bousillés à force de rester scotché soit sur Auto-Tune, soit aux touches blanches et noires du piano. Et finalement, un matin, après une nuit sans dormir, ma mère m’a gueulé dessus, mais j’étais ready. J’ai foncé au bahut pour chopper Artus à l’entrée de la salle de classe.

 

— Il faut que j’te fasse écouter un truc ! criai-je.

 

Pour une fois j’avais du mal à garder mon flegme. J’avais travaillé comme un taré sur cette chanson, elle était pour lui, dans tous les sens du terme. J’en étais très satisfait, mais comme on dit, on ne peut pas s’évaluer soi-même et j’étais encore un gamin.

 

— Ok, tout à l’heure, là on a cours…

— Non ! Maintenant !

 

Artus était perplexe. Il hésitait. Les bras et les jambes écartés devant la porte, je lui bloquais le passage de toute façon, je bloquais le passage pour les autres aussi.

 

— Bouge de là Matt ! Moi non plus j’aime pas la philo, mais faut bien y aller ! beuglait Yann.

 

C’est la seule fois de sa vie où Artus a séché un cours. Il m’a suivi jusqu’à la salle de musique, hypnotisé par mon charisme, enfin j’l’ai vécu comme ça. Le matin y avait jamais personne là-bas, y avait que les élèves dans not’ genre pour passer de temps en temps, pendant les perm. Je me suis installé devant le piano en faisant craquer mes doigts, c’qu’il faut jamais faire, mais rien à foutre, j’étais trop dans le délire ! Je m’suis éclairci la voix, puis je m’suis lancé.

 

Parmi toutes les voix, c’est la tienne qui reste.

Elle guide aveugle chacun de mes gestes.

Je me demande pourquoi,

Tous mes charmes te laissent froids.

Je devrais t’avouer ces choses que je pense de toi,

Mais évidemment, je ne le ferai pas.

Tu es trop beau, bien trop précieux pour moi…

Nous sommes tels des âmes sœurs séparées,

Nous sommes ce que l’on n’a jamais révélé,

Mon son et mes notes sont pour toi…

Et les tiennes me portent à bout de bras.

Et quand je pense à ta prestance divine,

Sais-tu qu’en secret je devine :

Ta force, ton esprit et tes tourments,

Tu n’aurais pas pu vivre autrement.

J’aime la façon dont tu me souris,

Sans toi je ne sais plus qui je suis.

Tu es ma force, mon ami, mon courant,

Je n’aurais pas pu vivre autrement.

Dis-moi si l’on peut vivre autrement ?

C’est le destin qui nous a fait nous rencontre,

Je rêve de gloire et de liberté.

Sans toi je n’y parviendrai pas,

Sans toi je n’irai jamais où que ce soit.

Nous sommes tels de vieux partenaires égarés,

Nous sommes ce que la chance nous a donné,

Ma mélodie t’appartient à jamais,

Et la tienne continue de m’inspirer…

Et quand je pense à ta prestance divine,

Sais-tu qu’en secret je devine :

Ta force, ton esprit et tes tourments.

Tu n’aurais pas pu vivre autrement.

J’aime la façon dont tu me souris,

Sans toi je ne sais plus qui je suis.

Tu es ma force, mon ami, mon courant,

Je n’aurais pas pu vivre autrement.

Dis-moi si l’on peut vivre autrement ?

 

Quand j’ai levé la tête pour le regarder j’étais confiant, emporté par ma propre musique et heureux, mais je n’étais pas préparé à sa réaction. Il était ému, mais genre vraiment ému. Il était en train de mordre sa main et ses yeux brillaient comme s’il allait se mettre à chialer. Mon sourire s’est transformé en grimace, je pensais qu’il serait enthousiaste, pas qu’il allait faire sa diva.

 

— C’est toi qui as écrit ça ? réussit-il à articuler péniblement.

— Bah ouais.

 

Il a écarquillé les yeux, j’ai vu une larme perler, puis il a éloigné sa main et sa figure s’est fendue du sourire le plus merveilleux que j’avais jamais vu.

 

— Roh Matt, c’est… Elle est géniale. Je savais que tu avais du talent, mais pas à ce point ! C’est magnifique !

 

J’ai retrouvé mon sourire aussi et j’ai soufflé un grand coup, il m’avait fait peur l’espace d’un instant.

 

— Elle n’est pas si géniale que ça, parce que ce n’est pas toi qui la chante.

— Plait-il ?

— Je l’ai écrite pour toi, pour que tu la chantes.

 

Artus a été obligé de se baisser pour s’appuyer sur ses genoux, il s’est mis à rire joyeusement avec beaucoup d’émotion.

 

— Tu n’as vraiment pas envie que j’aille à l’opéra !

— Non, répondis-je avec bonne humeur. Je veux que tu restes avec moi et que tu chantes avec moi.

 

Il s’est pincé l’arête du nez le temps de parvenir à se calmer pour pouvoir me parler sérieusement. Il s’est redressé et a posé une main sur mon épaule, ça m’a électrisé.

 

— Si c’est réellement ce que tu veux, il faudra plus d’une chanson pour me convaincre.

— Il t’en faut combien ?

— Autant que tu pourras en écrire en trois ans, le temps que je termine le conservatoire.

— Ça marche, mais en échange, promets-moi de me suivre où que j’aille.

— Tu as ma parole.

— Au fait : samedi, toi et moi on va au bar et on joue ma chanson.

— Tu pourrais me laisser le temps de l’apprendre non ?

— T’as jusqu’à samedi, t’es large.

— Tu es dingue…

— Et toi t’as une voix de dingue.

 

Je lui ai collé la feuille sur laquelle j’avais copié les paroles et la partition entre les mains. Musicalement parlant, je l’avais séduit… Nan, je l’avais conquis ! Il était à moi désormais, c’était mon chanteur et j’étais son compositeur attitré, plus rien ne changerait ça. À ce moment-là, aucun de nous n’aurait osé imaginer qu’on irait aussi loin, mais on avait déjà confiance dans nos capacités respectives, et l’un en l’autre.

 

— Il nous faut un nom de scène, lui dis-je sur le chemin de la cantine.

— Matt le jukebox c’est bien non ?

— Sauf que Matt c’est moi, or on est deux maintenant.

— Dans ce cas, disons : « Mate le jukebox » avec un « e », du verbe mater.

 

J’ai haussé un sourcil, c’était un nom bizarre, le sourire enjôleur d’Artus a fini par me faire céder.

 

— Eh ben va pour Mate le jukebox alors.

 

Artus s’est mis à me frapper fraternellement dans le dos, j’ai imité son geste en me retenant de rigoler. On s’est retrouvé chez lui le samedi suivant après notre représentation au bar, on avait fait un carton ! On a discuté de notre projet une grosse partie de la nuit. Dimanche matin, je devais rentrer chez moi avant de me faire démonter par mes parents. Tout était planifié, on avait un avenir tout tracé sur au moins quatre ans, mais un truc me turlupinait depuis un moment… Au lieu de lui dire au revoir simplement, j’ai décidé que c’était la bonne occasion pour lui en parler.

 

Mon cœur battait la chamade, j’étais mort de trouille… Les vrais gros moments de flippe dans ma vie, j’peux les compter sur les doigts d’une main. Celui-là fut le tout premier. Je savais que je ne devais pas laisser planer le doute. Si je voulais que ce groupe marche, je devais tout dire à Artus, et tout, ça commençait par ça :

 

— Au fait, j’aime les garçons.

 

J’avais un nœud dans la gorge et un glaçon dans le dos, tout aurait pu s’écrouler comme un château de cartes après cette phrase toute con, mais comme d’hab je gardais mon attitude décontractée et posée. Je n’osais pas trop sourire par contre, c’était mal venu, cette discussion devait rester sérieuse et sincère. Artus me regardait fixement, au bout d’un moment, ça m’a foutu hyper mal à l’aise. J’ai fourré mes mains dans mes poches et je me suis senti obligé de révéler ma pensée profonde.

 

— Je te le dis au cas où ça te poserait un problème.

 

Il a cligné des yeux. Je suis persuadé qu’il était vexé. Il a fini par hocher la tête.

 

— Non. Bien sûr que non. Je suis content que tu sois dans ma vie, Matt.

 

Il m’a tendu la main et il m’a souri. Je l’ai prise et serrée avec reconnaissance. J’étais soulagé, mais aussi un peu amer… J’avais compris depuis un moment déjà, qu’il n’était pas comme moi : lui, il aimait les filles.

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