La prophétie de la dernière sorcière - Tome 2 : Vengeance
Chapitre 12 : L'exode
Hamil couvait du regard les petits dont il avait la charge. Il bougonnait mais au fond de lui ça l’arrangeait bien d’être là plutôt qu’exposé sur le front. Il fallait dire que ses courtes pattes de bouc et sa petite stature ne jouaient pas en sa faveur pour se battre ou prendre la fuite. Par contre, les enfants l’appréciaient et il le leur rendait bien.
Le groupe avançait en grelottant sur la piste creusée dans la neige épaisse qui formait une gangue autour des arbres immenses. Le silence feutré n’était troublé que par les claquements de dents et les petites avalanches provenant des cimes alourdies. Un bambin de deux ans environ se figea soudainement, croisant les bras sur sa petite poitrine dans une attitude butée.
– Ethan, c’est pas l’moment d’bouder !
Les autres enfants se retournèrent au chuchotement du faune et une fillette à peine plus âgée retourna sur ses pas pour tendre la main au garçonnet.
– Nan ! J’en ai marre, il fait froid, je veux rentrer à ma maison !
– Ça va être ici notre maison…
– Je veux paaaaaas !!! Je veux mamaaaaan !!!
– Chutttt !
Hamil s’empressa de bâillonner l’enfant de sa main tout en le serrant contre lui. Il fit signe aux aînés de reprendre le chemin, les plus jeunes ouvraient des yeux tristes et inquiets, il leur fit un clin d’oeil et murmura à l’oreille d’Ethan :
– Je sais qu’tes fatigué et qu’t’as peur mais ça va aller. Tonton Hamil va te porter et bientôt on s’ra au chaud. Y a une belle maison qui nous attend et d’la bonne soupe.
Le petit se blottit dans le cou du faune qui sentit ses larmes couler dans son cache-col. Il rajusta sa cape autour de l’enfant et accéléra le pas, jetant un œil inquiet derrière lui. Il fallait se dépêcher d’entrer dans la zone protégée par Sahlinka en espérant qu’aucun ennemi n’aurait été alerté par le cri de l’enfant. La survie de tous dépendait de leur discrétion et de la diversion offerte par les guerriers.
Sur leur droite, le lac gelé reflétait le ciel blafard. Ils étaient presque arrivés. Il restait encore une centaine de pas en le contournant et ils pénétreraient dans le camp qu’avaient préparé en secret les personnes maîtrisant la terre, le feu et la croissance végétale. Leur nouveau refuge était là, leur nouvelle maison.
Hamil ressentait lui aussi ce pincement depuis qu’il avait quitté Asraya ce jour-là. Cette fois, c’était les six derniers enfants, il n’aurait plus de raison de retourner sur l’île où la noirceur continuait de s’étendre inexorablement. La plage était condamnée depuis plusieurs jours et l’arche voyait son périmètre sain se réduire dangereusement. L’évacuation avait donc commencé en début de semaine pour se terminer ce jour-là.
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– Levez le bouclier et maintenez-le redressé avec les étais ! Arbalétriers, à vos postes !
Les chaînes grincèrent autour des poulies actionnées par les soldats. L’épaisse planche de bois recouverte de métal riveté s’éleva sous le regard satisfait d’Audric et Nikushi. Les boules de feu projetées par leurs assaillants heurtèrent la surface sans l’altérer.
– Kahlil, Fahlil et Jahlil, à vous de jouer ! ordonna Sang-Lin tout en embrasant en vol le carreau qui lui était destiné.
D’autres furent déviés par une large bourrasque et allèrent se planter dans le sol. Les nains forgerons se consultèrent du regard, les mains tendues vers l’avant.
– C’est pour moi, indiqua Fahlil, mais si vous pouvez rapatrier les jumeaux par ici, du soutien ne serait pas de refus.
Il entreprit de faire pression par le biais de la masse métallique de façon à faire peser le bouclier sur les hommes cachés derrière. Les étais craquèrent mais tinrent bon, Nikushi offrit un sourire confiant à Audric. Il avait pallié cette éventualité en créant son dispositif de protection. Constatant que cela ne bougeait pas, le nain changea de stratégie, faisant sauter les rivets un à un pour dénuder le bois.
– À vous, cheffe !
Le feu crépita et ça commença à sentir le roussi. Nikushi sourit de plus belle et Audric invita une nouvelle salve de carreaux. Sang-Lin fronça les sourcils, elle avait beau déchaîner toute sa puissance, le bois prenait des nuances verdâtres mais ne s’enflammait pas. Elle sentait son énergie diminuer dangereusement.
Une agréable sensation entre ses omoplates l’informa qu’elle avait le soutien de Maroussia, elle la remercia d’un mouvement sec de la tête.
De son côté, Kogan souriait de toutes ses dents. Face à lui, un groupe de soldats le croyant esseulé prétendait l’encercler. Il les attirait tranquillement à l’écart, s’assurant que Néala et Elzannah, qui devaient sortir parmi les dernières d’Asraya, soient en sécurité pour franchir l’arche.
– Prenez place, Messieurs, Kogan, pour vous servir !
– Kogan Zenido ? Tu es exactement celui qu’on nous a envoyé chercher. Je pensais pas que ce serait si facile de te trouver ! Ben c’est parfait, le roi va être content. Il aura plus qu’à mettre la main sur son dragon.
– Souvenez-vous qu’on a pas le droit de le tuer, chef.
– C’est intéressant à savoir, dommage pour vous que je n’aie pas les mêmes restrictions !
– Ça m’aurait arrangé que tu fermes ta gueule. Si tu t’en sors, ça va être corvée de latrines pour toi !
Le soldat fautif changea de couleur et serra les dents, prêt à rattraper son erreur. Derrière Kogan, Néala venait de sortir de l’arche et avait entendu sa remarque. Elle ne put s’empêcher de lancer à son égard :
– Kogan ! N’oublie pas que toutes les vies sont précieuses !
Il leva les yeux au ciel, agacé par la définitive mièvrerie de la jolie rousse. Un des soldats profita de cette diversion bienvenue pour tenter de le frapper au crâne avec son gourdin. Il ne rencontra que le vide et, emporté par son élan, fit un tour sur lui-même. Décidé à s’amuser, le guerrier riposta de sa lame sans prendre la peine de la sortir de son fourreau. Il claqua le séant du soldat maladroit avant d’éviter les coups suivants.
Au lieu de suivre Elzannah qui était d’emblée partie vers le Nord, Néala ne put s'empêcher de couver Kogan du regard, observant la vivacité de ses mouvements tandis qu’il tournait en ridicule ses assaillants. C’était réjouissant de le voir fanfaronner et s’amuser au dépend de ses adversaires. Qu’il ait retrouvé Elzannah, puis Jimbo et Amoric vivants, lui avait rendu une forme de joie de vivre, malgré la difficulté du contexte, et cela allégeait le cœur de Néala qui en oubliait presque qu’ils étaient en guerre.
Un grognement à sa droite lui rappela où elle était. Freya la bouscula, lui faisant éviter de justesse un projectile qui lui était destiné. Le cri qu’elle laissa échapper, provoqua un regard de Kogan qui jura. Deux des soldats se détachèrent pour s’élancer vers son amie. Freya, complètement hérissée, tenta de s’interposer mais prit un vilain coup sur le crâne et Néala lui cria de se mettre à l’abri.
– Utilise ton don ! lui cria le guerrier en dégainant enfin sa lame pour abréger son combat.
La jeune femme éleva les mains devant elle et ferma les yeux en invoquant l’eau du corps de l’homme le plus proche. Des larmes coulèrent sur ses joues, elle l’entendit s’affaisser et l’autre soldat crier. La jeune femme sentit son estomac se révulser. Un vertige la fit vaciller. Elle se força à rouvrir les yeux pour réitérer son geste sur le deuxième soldat qui, remit de sa surprise, s’élançait vers elle avec une épée à la main. Elle lut l’incompréhension dans son regard quand l’eau s’échappa de son corps, le transformant subitement en une momie fripée.
Kogan exécuta les soldats les plus proches et s’élança vers Néala en lui criant de courir. Elle, livide et bras ballants, restait sidérée par les actes qu’elle venait de commettre. Son coeur battait dans ses oreilles, tout semblait flou autour d’elle, sauf les yeux vitreux de sa seconde victime. Elle entendait derrière elle les asrayens qui battaient en retraite dans la forêt mais elle n’arrivait pas à sortir de sa torpeur. Elle avait ôté deux vies.
Le corps de Kogan la percuta et elle se sentit soulevée et projetée sur son épaule. Elle ballottait inerte, secouée par les mouvements de sa course. Kogan jura et quelque chose vint les frapper violemment l’arrière du corps, s’enroulant autour d'eux. Ils tombèrent vers l’avant. Le crâne de Néala heurta durement le sol et elle laissa échapper une plainte.
– Bien joué ! Je savais que notre association serait fructueuse mais pas à ce point ! Je te laisse t’occuper de la rouquine mais, s’il te plaît, ne l’abîme pas. J’ai encore des projets pour elle.
Nikushi regarda avec une satisfaction mêlée de frustration Kogan qui était empêtré avec Néala dans le filet, les jambes immobilisées par les bolas qu’il avait lancées. Tout s’était passé trop facilement. Certes, la plupart des démons dotés de magie avaient fui en causant beaucoup de dégâts parmi les soldats du roi mais, au fond, ce n’était pas son problème. Tout ce qui l’intéressait c’était sa vengeance et tout s’était passé bien trop rapidement à son goût.
– Néala, tu es avec moi ?
Elle hocha la tête avant de souffler :
– J’ai mal partout, je peux pas bouger.
Kogan se contorsionna pour regarder derrière lui, incapable de se retourner sans écraser Néala. Il croisa les visages hilares de plusieurs soldats qui lorgnaient sur le corps saucissonné de sa compagne. La rage qui l’habitait déjà lors de son combat monta encore d’un cran. La chaleur familière, insoutenable coula dans ses veines. Il serra les dents et essaya de lutter contre le phénomène.
– Faut que tu arrives à bouger, Néala, je vais me transformer, je peux pas l’empêcher.
C'était impossible, le moindre mouvement entortillait davantage le filet. La jeune femme voulut recourir à sa voix pour l’aider à s’apaiser mais sa gorge serrée ne laissa échapper qu’un faible son discordant. Contre elle, le corps de Kogan devenait de plus en plus chaud et elle le sentait vibrer. Elle savait que bientôt il se mettrait à convulser. Elle pria Inati, mère de toutes les mères de la protéger.
Kogan poussa un hurlement en se transformant. Son corps s’agita, se déforma et commença à enfler sous les regards inquiets.
Nikushi cacha sa satisfaction de voir son ennemi reprendre du poil de la bête. Il allait pouvoir l’affronter vraiment.
Néala, douloureusement comprimée entre Kogan et le filet, était secouée par ses spasmes. Elle sentait les liens s’enfoncer dans sa chair à travers ses vêtements. Cisaillée, elle laissa échapper une nouvelle plainte. La pression augmenta insupportablement, des craquements sinistres se firent entendre quand plusieurs de ses côtes cédèrent, les solides écailles qui se formaient sur le corps de Kogan s'enfoncèrent dans la chair tendre de la jeune femme.
Elle hurla de douleur, respirant par à-coups. Une sensation chaude et poisseuse lui indiqua que le filet avait eu raison de sa peau. La douleur enfla de plus belle.
Kogan poussa un hurlement bestial en achevant sa transformation. Le filet rompit brusquement, libérant Néala de la pression brûlante de son corps contre le sien. Projetée au sol, elle atterrit brutalement. Un voile rouge lui brouilla la vue. Elle savait qu'elle devait s'éloigner du dragon furieux mais la douleur insoutenable tétanisait la totalité de ses muscles.
Consumé par la rage, le dragon se mit en mouvement vers ses ennemis. Son esprit confus hurlait à la vengeance et la destruction. En lui, Kogan assistait à la scène, conscient de ce qu'il se passait mais impuissant, incapable de contenir sa part dragon qui avait pris le dessus. Les deux s'accordaient néanmoins sur le fait qu'ils devaient protéger Néala.
Une sphère vola au-dessus de la tête de Néala : les bolas qui entouraient les jambes de Kogan avaient cédé et se retrouvaient projetées vers l’attroupement qui s’était formé. L’une heurta un soldat à l’abdomen, il laissa échapper tout son air et fit tomber deux personnes avec lui. L’autre atterrit dans les genoux d’un deuxième homme dans un craquement sinistre qui accompagna son hurlement de douleur.
– Restez concentrés, les enfants. C’est là que ça devient intéressant. Utilisez vos boucliers, la technique yazulienne a fait ses preuves avec les lanceurs de feu, voyons un peu si c’est aussi efficace avec les dragons.
Faisant écran de son corps pour protéger Néala, le dragon projeta son souffle brûlant sur les soldats qui s'étaient empressés de suivre les ordres de leur roi qui, Nikushi à ses côtés, gardait une distance prudente avec la créature. La flamme enveloppa le groupe roussissant ce qui dépassait de la dérisoire protection.
La queue hérissée de piquants du dragon siffla au-dessus de la tête de sa compagne et faucha le groupe de soldats provoquant leur désorganisation. Empalé au niveau de la cuisse, un homme servit de bélier contre ses pairs avant d'être projeté. Il atterrit sur Néala dont le cri aviva encore la rage du dragon.
– Protégez la fille, je la veux vivante ! Je t'avais demandé de ne pas l'abîmer, Nikushi, c'est pour le moins raté.
– Navré, Sire. Je vais voir pour la séparer du dragon et vous la récupérer. Pour Kogan, il faut qu'on arrive à l'empêcher de se transformer ou que je fabrique un dispositif plus solide pour l'emprisonner sous cette forme.
– Fais donc ça. Il n'y a que le dragon en lui qui m'intéresse.
– J'ai bien une idée, sourit Nikushi en armant son lance harpon, mais il va me falloir solliciter les nains forgerons.
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Étonnée de ne plus avoir Néala sur ses talons, Elzannah se retourna à son hurlement de douleur et tomba à genoux submergée par les émotions de ses deux amis. Elle suffoqua. Zibellule se percha sur son épaule absorbant sa souffrance. Sa lumière gagna en intensité.
– Va chercher de l'aide, souffla la jeune femme, Kogan et Néala sont en danger.
La petite fée hocha la tête et s'envola. Elle prit de la hauteur pour évaluer la situation et fonça vers les jumeaux et Maroussia qui avaient battu en retraite. Dès qu'elle les eût sollicités, elle retourna observer la bataille du dragon contre les soldats.
Il protégeait de sa grande carcasse sombre le corps inerte et ensanglanté de Néala. Seule sa respiration courte et saccadée attestait qu'elle était toujours en vie. Le dragon ne pouvait se résoudre à s'éloigner, malgré les soldats qui l'entouraient et le harcelait de toute part. Ils s'en prenaient une fois encore à ses ailes délicates. Deux harpons reliés à des cordes avaient réussi à les transpercer et le gardaient cloué au sol. Le moindre de ses mouvements déclenchait des éclairs de douleur.
Le dragon claqua des mâchoires broyant sous ses dents l'armure et la cage thoracique d'un de ses agresseurs.
– Ne relâchez pas vos efforts ! Il me le faut absolument ! cria Audric à ses hommes qui faisaient mine de reculer.
Leur réaction offrit au dragon l'opportunité de sectionner d'un coup de croc l'un des filins qui l'entravaient. Un mouvement derrière lui le fit se retourner vivement vers ce qui menaçait son amie. Emmuré dans la bête, Kogan vit l'homme qui tendait les bras vers Néala. Il crut le reconnaître sans parvenir pour autant à l'identifier. Une drôle de sensation le traversa en croisant son regard vert.
Nikushi resta un instant saisi par l'échange de regard avec le dragon. Les émotions qui le traversèrent étaient contradictoires, mélange de haine et d'amour, d'exaltation et de culpabilité. Il chassa cette dernière et attrapa vivement Néala sous les épaules et les genoux pour l'emporter.
Furieux, le dragon projeta sa flamme sur son ennemi. L'instant d'après il ne restait que la zone carbonisée. À l'intérieur du crâne du dragon, le hurlement de Kogan le tétanisa et provoqua son retour à la forme humaine. C'est à ce moment-là que les jumeaux déboulèrent. Ils renversèrent les soldats en conjuguant leurs pouvoirs puis, aidés de Maroussia et Zibellule, firent léviter Kogan, toujours en cours de métamorphose, à leur suite. Tous disparurent dans la forêt.
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– Les enfants, vous faites silence et vous ne bougez pas. Je reviens.
Le faune sortit de la maison végétale et se hâta vers la source de l'agitation.
– Qu'est-ce qu'il se passe bon sang ?! Vous êtes en train de faire peur aux p'tits ! Tout le monde va bien ? Bordel de merde !
La scène le laissa coi : maintenu par le pouvoir des jumeaux, dont l'effort mental se lisait à leur visage perlé de sueur, Kogan, nu comme un vers, se débattait comme un beau diable en vociférant.
– Néalaaaaa ! Laissez-moi y retourner ! Elle est blessée par ma faute ! Je peux pas la laisser comme ça !
– Maroussia, il faut que tu le calmes ou je l'assomme, gronda Sang-Lin.
La femme brune s'approcha et posa les doigts sur les tempes du guerrier qui lutta encore un instant avant de s'apaiser sous l'action du pouvoir. Elle recula et Zibellule se posa alors près de lui et lui murmura à l'oreille :
– Tu ne peux plus rien pour elle… Ta flamme les a enveloppés tous les deux…
Kogan secoua la tête pour chasser les mots de la petite fée albinos mais les images et les sensations lui revinrent : l'homme qui avait pris Néala dans ses bras, la fureur du dragon, la brûlure du feu dans sa gorge et lui qui avait assisté à ça, impuissant, hurlant depuis l'intérieur.
Il suffoqua, son cœur pris dans un étau, et se recroquevilla sur le sol. Un hurlement de rage et de détresse surgit de sa bouche béante et fit dresser les poils de toutes les personnes alentour.
Sang-Lin fit à nouveau signe à Maroussia d'intervenir et la guérisseuse envoya une puissante charge anesthésiante à Kogan. Il lutta encore puis céda et se laissa sombrer dans l'inconscience. Elle se laissa tomber au sol, épuisée et laissa les larmes ruisseler sur ses joues, rejointe par Elzannah qui vint la prendre dans ses bras. Elles ne l'avaient pas côtoyée longtemps mais sa gentillesse et bienveillance allaient leur manquer.