La prophétie de la dernière sorcière - Tome 2 : Vengeance
Chapitre 13 : Les Montagnes Rousses
Sang-Lin et Maroussia échangèrent un regard épuisé. La pyrokinésiste venait d’absorber une fois encore le feu du dragon furieux et incontrôlable depuis la perte de sa compagne et Maroussia était parvenue à l’assoupir, mais pour combien de temps ?
Suite à des accès de rage aveugle où il avait blessé plusieurs personnes, les asrayens avaient dû l’enchaîner en retrait du nouveau village. Kogan avait en effet perdu tout contrôle et passait son temps à se métamorphoser d’une forme à l’autre, s'effondrant dans la tristesse sous sa forme humaine, quand il était mis en contact avec sa lame, pour rebasculer dans la rage du dragon et à nouveau tenter de tout détruire sur son passage. La crise la plus effroyable s'était déroulée sous les yeux des enfants qui se réveillaient maintenant la nuit en hurlant. Depuis, tout le monde était à cran.
Les asrayens qui n’étaient pas occupés à protéger le village caché, ou à occuper les hommes du roi Audric en les entraînant sur de fausses pistes, se relayaient auprès du guerrier pour le contenir mais la situation ne pouvait pas perdurer ainsi indéfiniment. Maroussia et Elzannah avaient essayé à plusieurs reprises de l’apaiser quand il reprenait forme humaine mais l’effet ne durait que le temps qu’il récupère un peu d’énergie en s’assoupissant. Dès qu’il se réveillait, il se remettait à hurler à la vengeance comme un possédé. « Je veux danser sous une pluie de sang ! » affirmait-il en réclamant son sabre. Comme on le lui refusait et qu'on prétendait l'empêcher de partir seul vers leurs ennemis, sa rage le faisait se remétamorphoser et obligeait les jumeaux à l'enchaîner pour protéger les personnes à proximité.
Elzannah rejoignit les deux femmes et regarda le dragon assoupi d’un air désolé. Elle toucha du bout des doigts la chaîne à gros maillons solides qui lui enserrait le cou, œuvre conjointe des frères nains. Posant son front contre celui du dragon, elle sonda ses rêves et projeta son pouvoir pour lui transmettre tout l’amour et la douceur qu’elle pouvait lui offrir. Elle sentit l’esprit bouillonnant se reculer, laissant place à celui torturé de Kogan.
Une larme coula sur la joue de la jeune fille qui vivait avec lui sa souffrance, tout en faisant de son mieux pour l’adoucir, mais que pouvait-on contre un deuil, une énième injustice ?
– Je suis avec toi, Kogan… Je vais partir quelques temps mais c’est pour ton bien et, promis, je reviens dès que possible.
Elle embrassa les écailles tièdes et se tourna vers sa cheffe :
– Je vais partir dès aujourd’hui. Nawa m’accompagnera, comme ça elle n’aura qu’à nous ramener ici, auprès de sa sœur, quand nous aurons ce qu’il nous faut.
– Très bien. Prenez ce qu’il vous faut pour lutter contre le froid et pour vous nourrir. Nous allons gérer au mieux en vous attendant. J’espère vraiment que les Nains Forgerons sont toujours dans les Montagnes Rousses et qu’ils pourront faire le nécessaire pour contenir les pouvoirs de Kogan. Je crains néanmoins que ça n’améliore rien à son esprit…
– Il faut essayer. Je refuse de le voir mourir, lui aussi.
– Elzannah !
– Oui ?
– Emporte le sabre.
– Mais vous n’allez plus pouvoir le ramener sous sa forme humaine…
– Non, mais il ne la garde pas de toute façon. Au moins, tant qu’il reste dragon nous pouvons le garder enchaîné. Tu as vu tout ce qu’il a explosé en se transformant… Je ne veux plus prendre le risque qu’il mutile d’autres d’entre nous ni qu’il persiste à détruire le peu que nous possédons.
Elzannah baissa les yeux, Sang-Lin avait raison mais c’était douloureux pour elle de voir Kogan réduit à l’impuissance comme ça. Elle ne reconnaissait plus celui avec qui elle avait grandi, celui pour qui elle avait tant d’admiration enfant, celui pour qui son cœur avait toujours battu secrètement. Elle soupira puis redressa le menton. Elle avait une mission et allait la remplir au mieux.
La naïade avait préparé un traîneau avec leurs effets, elle attendait Elzannah au bord du lac gelé qui reflétait les rayons du soleil. En entendant la neige crisser derrière elle, elle se tourna vers sa compagne de route :
– Les sirènes disent que la glace est suffisamment épaisse par endroit pour qu’on coupe par là. Elles vont nous guider sous la surface et ont proposé de nous fournir du poisson si on les aide à percer la surface, quand il y en aura besoin. Ça nous fera gagner quelques jours de marche.
– Ça me semble bien.
– On y va ?
– On y va.
– Attendez ! Je peux me joindre à vous ? C’est Shen-Lü qui m’envoie. Elle m’a dit qu’un peu de feu pouvait toujours être utile et puis je ne prends pas de place et ne mange presque rien…
Nawa haussa les épaules avec un sourire. Elzannah tendit la main à la petite fée aussi sombre et replète que Zibellule était blanche et fluette. Seule sa chevelure bouclée faisait concurrence à celle de Melvy.
– Merci pour ton aide, Manon, dit-elle en l’invitant à se poser sur son épaule.
Elle se nicha dans son col, lui partageant de la chaleur et la jeune fille fit signe à Melvy qu’elles étaient prêtes. Les cheveux multicolores de la sirène qui les regardait à travers la glace s’étalaient joliment autour de son visage. Elle sourit et ouvrit la voie dans des reflets d’écailles rouges et blancs.
Nawa s’empara de la corde et commença à faire glisser le traîneau sur la surface givrée, Elzannah suivit, tentant de trouver son équilibre sur les lames que Fahlil avait créées pour fixer sous ses bottes fourrées. Bientôt elle prit confiance et glissa avec assurance derrière la naïade.
Sur leur gauche, la cloison semblait dorée de soleil, face à elles, les Montagnes Rousses découpaient l’horizon de leurs sommets vertigineux. Arriver chez les Nains Forgerons, surtout à cette période de l’année, promettait d’être périlleux. Une vague de tristesse étreignit Elzannah à la pensée que Néala aurait détesté entreprendre ce genre d’ascension avec son vertige. Quel gâchis que cette guerre…
Le traîneau chuintait sur la neige épaisse et Elzannah devait lutter à chaque pas contre l’inclinaison de la pente qu’elle gravissait. Ses muscles, endoloris par les courbatures et tétanisés par le froid, protestaient. Son estomac grondait mais il n'était pas encore temps de s'arrêter. Derrière elle, Nawa profitait de la piste de neige tassée pour ne pas s'enfoncer à chaque pas.
Cela faisait quelques jours que l'humaine et la naïade montaient toujours plus haut vers un des sommets. Elles avaient découvert une gorge étroite qui offrait une voie d'accès praticable dans laquelle la neige aidait leur avancée en lissant le terrain rocheux. Elles avançaient en silence, chacune plongée dans ses pensées et Manon se nichait alternativement dans le cou de l’une et l’autre pour leur prodiguer un peu de sa chaleur. Quand la nuit tombait, elle déployait ses ailes de papillon noires ornées d'ocelles rouges et volait devant celle qui tirait leurs affaires, éclairant le chemin de sa belle lumière orangée.
Plus elles montaient et plus la végétation couverte de glace se raréfiait. Leur dernier bivouac ne leur avait offert que peu de repos : il s’était fait sur une zone plane battue par le vent et même blottie toutes les trois, elles avaient grelotté toute la nuit. Elles espéraient donc ardemment atteindre au plus tôt une des ouvertures percées dans la paroi.
Depuis le matin, le calme de la montagne laissait entendre des martèlements réguliers, signe qu’elles approchaient de leur destination.
.oOo.
Gromgur essuya ses mains sur son tablier de cuir et son front trempé de sueur avec sa longue barbe brune. Il baissa les yeux sur son fils. Le gamin au visage rougi par la chaleur de la forge était appliqué dans le martellement du couteau qu'il avait décidé de confectionner. C'était sa première tentative après des années à observer les gestes experts de son père et il s'y prenait plutôt bien.
Une cloche résonna à travers les galeries et Ignil fronça le nez de contrariété.
– Déjà ?! Mais j'ai pas fini…
Son père sourit en entendant son estomac gronder.
– Ça attendra, tu es affamé. Allez, refroidis-moi ça, tu reprendras plus tard.
Le jeune nain soupira en plongeant la lame portée au rouge dans la trempe. Elle siffla dans un nuage de vapeur et il la reposa sur l'enclume avant de suivre son père.
Les tunnels s'animèrent de tous les nains qui répondaient à l'appel du déjeuner. Des parfums alléchants les guidaient, les discussions allaient bon train et les enfants riaient en courant entre les jambes des adultes. Tout le monde se dirigeait vers la salle principale, grotte au plafond haut et scintillant de concrétions cristallisées qui accueillait d'immenses tablées de pierres autour de l'énorme foyer chauffant le lieu.
Des flambeaux et des lanternes éclairaient l'espace, leurs flammes se reflétant à l'infini sur les facettes des cristaux du plafond. Cela donnait au lieu un aspect chaleureux et enchanteur.
Ignil avait pris de l'avance, impatient de raconter à son amie Karmina que son père l'avait enfin autorisé à travailler le fer pour la première fois. Il bouscula des anciens qui discutaient à l'entrée de la salle de banquet, s'excusa à la volée et fonça sur la jeune naine aux longues nattes blondes qui discutait avec animation.
– Papa m’a laissé forger !!! Je vais faire un super couteau pour nos excursions, ça va être trop bien !
– Génial !!! Ch’us contente pour toi depuis le temps que t’attendais ! J’étais en train de dire à Maugs qu’il faut absolument que je vous montre quelque chose après manger !
– Quoi donc ?!
– J’ai trouvé un bouclier dans une des réserves ! Il était plein de poussières et de toiles d’araignées. Je l’ai nettoyé et il est trop beau, et bien assez long pour qu’on s’y mette à trois.
– Pour quoi faire ?
– T’as vu la neige qui s’est accumulée dans la Rougegorge ?
– Oui et ?
– Tu te souviens pas de ce que l’ancienne racontait sur la jeunesse de Belor ?
Ignil marqua un temps de réflexion puis son visage s’illumina :
– Mais oui ! Vache, ça doit trop bien glisser par ce temps. Dommage que nos mères nous laissent pas sortir… T’imagines comme ça serait trop bien ! Je me demande si on pourrait battre le record…
– Justement, souffla Maugs qui n’avait encore rien dit, j’ai une idée pour qu’on puisse être libres tous les trois…
Les trois jeunes nains étaient bien emmitouflés et surexcités. Karmina leur dévoila avec emphase le fameux bouclier qu’elle avait dissimulé près d’une des sorties de service, qui servait aussi de sortie de secours. Elle était reliée à l’entrée principale par un étroit couloir fermé par un rideau de peau pour conserver la chaleur et servait essentiellement pour les actes liés à l’intendance du lieu. L’ouverture naturelle, qui donnait sur une pente douce rejoignant la fameuse Rougegorge, avait été agrandie pour la rendre plus praticable puis dissimulée aux regards extérieurs par le biais d’une porte en trompe l'œil. Seul le peuple troglodyte des Montagne Rousse en connaissait l’existence, seule l’entrée principale, constamment gardée, était laissée visible. Ainsi, les nains pouvaient-ils traiter avec les humains sans trop craindre leur fourberie naturelle.
– Du coup on fait comme on a dit ? On fait un essai d’ici et on enchaîne sur la Rougegorge ? demanda Ignil
– Ouais ! Qui monte devant ?
– C’est ton idée, non ?
– Ouais mais c’est Maugs le plus petit. Je me mets au milieu.
– Donc moi derrière, d’accord. Ça va pour toi, Maugs ?
– Heu… T’as pris des piolets pour freiner ?
– Tadaaaam !
– Heu, d’accord, mais si je crie de freiner, tu freines, hein ?
– Sur la tête de Belor !
– Allez les garçons, c’est partiiiii !
.oOo.
La piste avait tourné et l’entrée que Nawa, Manon et Elzannah avait repérée n’étaient plus en vue depuis des heures. Elles commençaient à douter d’arriver un jour et craignaient de se perdre. Même Manon commençait à souffrir du froid et de la faim à force de donner sa chaleur à ses compagnes dont les extrémités commençaient à devenir douloureuses.
Nawa, qui tirait le traîneau depuis le midi, sentait la fatigue altérer sa concentration. Elle secoua la tête pour garder les idées claires. Avancer coûte que coûte, sans quitter la piste des yeux au risque de se perdre dans la blancheur alentour.Sur son épaule, Manon somnolait. Derrière elles, Elzannah suivait en grelottant, le regard vide, les bras croisés contre sa poitrine. Les émotions de ses compagnes, lassitude, fatigue, froid, doute, accentuaient les siennes sans qu’elle parvienne à leur insuffler le réconfort qui lui faisait défaut. Elle se répétait mentalement qu’elle faisait ça pour aider Kogan, pour qu’il surmonte sa peine et la voit enfin elle.
– Attentiooooooon !!!
– Mamaaaaaaaan !!! Freeeeine, Ignil, FREINE !!!
– Aaaaaaaaaaaah !!!
Ignil planta les piolets dans la neige de toutes ses forces mais elle était tellement épaisse qu’ils s’y enfoncèrent sans grand effet. Il cria de plus belle tandis que Maugs s’agrippait au bord du bouclier en fermant les yeux, les genoux de Karmina lui serrant les flancs comme un étau. Ignil releva les piolets et essaya de nouveau de les freiner.
Nawa et Elzannah restèrent sidérées devant l’attelage qui fonçait à toute allure sur elles. Ce fut la jeune fille qui reprit ses esprits la première, fouettée par la peur qui émanait des trois jeunes nains. Elle bouscula sa compagne pour la sortir du centre du chemin. Le traîneau ne suivit pas et le bouclier entra en collision avec lui, projetant ses occupants dans la poudreuse tassée. Ils roulèrent sur quelques pas puis s’immobilisèrent.
Le silence s’installa un instant. Elzannah, Manon et Nawa retenaient leur souffle. Un des corps se mit à tressauter et la petite fée vola jusqu’à lui.
– Vous allez bien les gars ? Rien de cassé ? demanda Karmina en s’asseyant.
– Ahahaha ! J’ai cru que j’allais me faire pipi dessus mais c’était trop bien !!! Ça va Maugs ?
– C’est la dernière fois que je vous suis tous les deux ! J’ai cru mourir !
– Alleeeez ! Avoue que c’était drôle !
– Et puis normalement y aurait dû y avoir personne ici. Vous êtes qui, vous ? Et qu’est-ce qui est arrivé à votre peau, Madame ? Et c’est quoi le papillon qui vous accompagne ?
– Ma peau ?
– Ben oui, elle est verte, Madame, c’est pas normal, ça, insista Ignil.
– Et c’est moi que tu prends pour un papillon ? Je suis une fée ! s’indigna Manon.
Karmina leva les yeux au ciel et donna une tape derrière la tête de son ami :
– Mais heu ! Qu’est-ce qui t’prends ?
– Ta mère serait pas contente de t’entendre poser des questions pareilles. Bonjour, excusez Ignil, il oublie parfois de réfléchir avant de parler. Moi c’est Karmina et lui c’est Maugs. Désolés de vous avoir fait peur. Est-ce qu’on peut vous aider ?
– Enchantée, Karmina. Je m’appelle Elzannah, voici Manon et notre compagne Nawa. C’est une naïade, ce qui explique son teint, ajouta-t-elle avec un clin d'œil à l’intention d’Ignil. Nous avons besoin de l’aide des Nains Forgerons et je crois que nous nous sommes perdues. Ça fait des jours que nous marchons, nous sommes épuisées et gelées…
– Ah ben vous êtes presque arrivées. On va vous montrer le chemin mais faut rien dire pour la glissade, hein ?
Elzannah sourit en pensant à ses propres bêtises d’enfance.
– Promis !
– On peut mettre notre bouclier sur le traîneau ?
– À condition que vous le tiriez, souffla Nawa, épuisée.
– Bien-sûr !
Maugs bomba le torse fièrement. Il était certes le plus petit mais aussi le plus costaud et il adorait rendre service. En entendant l’estomac des femmes grogner, un grand sourire illumina son visage. Il fouilla dans ses poches et dit :
– Tenez, c’est des beignets de ma oma. Ils sont frais de ce matin et fourrés à la confiture d’airelles. Ça va vous donner de l’énergie.
Nawa et Elzannah enlevèrent leurs gants pour manger et la jeune fille déchira un morceau pour Manon qui était revenue se nicher contre elle. La pâtisserie était grasse et moelleuse sous leurs doigts. Le goût sucré ravit leurs papilles et leur arracha un petit cri d’extase qui fit rire les jeunes nains. La saveur de la confiture ramena, une fois encore, Elzannah à son enfance, à l’époque insouciante où Kogan vivait avec eux et qu’ils étaient tous heureux. Requinquées par la collation, les femmes indiquèrent à leurs hôtes qu’elles étaient prêtes à reprendre la marche.
Les regards des adultes pesèrent sur Ignil, Karmina et Maugs quand ils arrivèrent par l’entrée principale, suivis de leurs invitées surprise. Gromgur croisa le regard de son fils et afficha cette moue paternelle caractéristique qui disait « on va devoir parler toi et moi ». L’enfant baissa les yeux en rougissant jusqu’aux oreilles. Karmina se racla la gorge :
– Heu, on a rencontré ces personnes qui ont besoin d’aide du coup on leur a montré le chemin. La dame blonde c’est Elzannah, celle qui a la peau verte, c’est parce que c’est une naïade, c’est Nawa et c’est pas un papillon mais une fée sur son épaule, Manon. Moi je croyais que c’était que dans les contes, les fées et tout ça.
– C’est une longue histoire, indiqua la naïade.
Manon confirma de la tête.
– Et nous sommes passablement épuisées et gelées. Accepteriez-vous de nous donner l’hospitalité ? demanda Elzannah. Nous pourrons alors vous raconter d’où nous venons et pourquoi nous avons besoin de votre aide.
Elzannah était émerveillée par la cité troglodyte, le contraste entre le fait de se savoir à l’intérieur de la montagne tout en ayant une incroyable sensation d’espace. La roche qui les entourait variait de couleur selon la veine, les inclusions ou les concrétions et cela l’émerveillait. Elle aurait pu passer des heures à regarder les scintillements au gré de la danse des flammes.
Un solide nain équipé d’un plastron de métal leur ouvrait la voie et leur avait fait traverser le réfectoire vide à cette heure-là pour les amener dans la salle du conseil où le doyen aimait étudier au calme. Torrirend Cromrok leva les yeux de ses parchemins et fixa les étrangères par-dessus ses lunettes. Une subtile élévation de ses sourcils blancs et broussailleux révéla sa surprise.
– Asseyez-vous, Mesdames. On va vous amener un bon grog et une soupe bien chaude, vous avez l’air gelées. Quand il y a eu la Grande Épuration avec la prophétie de Mina Achinala je n’étais encore qu’un tout jeune nain en culottes courtes et je béni la longévité de mon espèce de la voir se réaliser de mon vivant. Depuis quand et comment la magie est-elle revenue sur le continent ?
Après avoir savouré en toussant quelques gorgées d’alcool dont la brûlure leur fouetta les sangs, Nawa, Manon et Elzannah sirotèrent la soupe et racontèrent Asraya, la réouverture du portail sur Midrilemi et la noirceur qui avait corrompu le refuge jusqu’à les obliger à le quitter. L’aïeul écouta avec attention, les interrompant par moment pour leur demander des précisions. Quand elles se turent, il resta pensif un moment puis demanda :
– Et donc, j’imagine que vous n’êtes pas venues jusqu’à nous sans raison. Comment pourrions-nous vous aider ?
Elzannah déballa avec soin le sabre qu’elle avait enveloppé dans un linge et gardé avec elle à son arrivée dans la cité. Elle tendit l’objet Torriend et le laissa l’examiner.
– Il paraît qu’il a été forgé ici il y a dix ans environ.
Le vieux nain parcourut les runes du bout des doigts et sourit.
– Oui, je m’en souviens très bien : c’est moi qui l’ai forgé à la demande d’un vieux yazulien, pour son disciple. J’ai dû étudier nos plus précieux grimoires pour trouver les runes adéquates, celles qui viendraient renforcer l’effet de notre alliage spécial. À l’époque, il nous avait indiqué que son élève avait un problème de maîtrise de soi mais qu’il ne souhaitait pas l’informer de l’utilité des runes.
– Aïmiro devait donc savoir que Kogan se transformait en dragon, murmura Elzannah.
– En dragon ? reprit l’ancien. Bel euphémisme que de parler d’un problème de gestion d’émotions. Oui, ça explique bien des choses. Le possesseur de cette lame doit être de la lignée Zenido. J’ai souvenir que Wain nous avait commandé un médaillon pour son fils. Il l’avait payé d’avance et n’est jamais venu le chercher.
– Les parents de Kogan sont morts quand il était enfant…
– Je suis vraiment désolé de l’apprendre. Le Seigneur Zenido était un homme bon et sa femme d’une grande délicatesse. Les temps ont dû être difficiles pour leur fils. Bon, je vais voir pour vous retrouver ce bijou au plus vite.