La prophétie de la dernière sorcière - Tome 2 : Vengeance
Chapitre 17 : Le jeu de la confiance
Zibellule fut tirée du sommeil par des coups à la porte de la cabane où se trouvait Néala. Elle s’étira en baillant, puis pesta mentalement contre son camouflage qui la rendait maintenant parfaitement visible dans la blancheur lumineuse de la neige. La porte s’ouvrit et elle fila comme le vent pour s’engouffrer avec le soldat qui déposait le plateau de nourriture sur la table.
– Ni… Heu, Tiyani, le Roi Audric demande à vous voir.
– Entendu, le temps de manger un morceau et je le rejoindrai. Avez-vous faim, Néala ?
La femme rousse hocha la tête et s’assit avec difficulté. Les douleurs persistaient et elle se sentait si lourde, si faible. Combien de temps encore resterait-elle ainsi, dépendante du bon vouloir de l’homme à son chevet, et du roi qu’il servait ?
Zibellule sentit toute sa lassitude et sa tristesse. Elle l’observa se forcer à manger, plus par nécessité de reprendre des forces que par réel appétit. La nourriture répétitive manquait de saveur mais avait au moins le mérite d’apporter un peu de chaleur à son corps. Nikushi la regardait. Ses cheveux roux avaient repoussé et encadraient maintenant son visage pâle de leurs boucles spiralées. Elle apparaissait amaigrie, presque décharnée. Il percevait sa tristesse et son manque de goût et, malgré lui, cela le touchait.
Il fouilla dans les poches de sa veste à la recherche de quelque chose pour agrémenter le porridge du jour. Un sourire illumina brièvement son visage quand il trouva le petit sac contenant des pétales de fleurs de miel et son bâton de cannelle.
– Tenez, ce sera meilleur avec ça, dit-il en lui proposant une pincée dorée.
Néala tendit son bol et le laissa saupoudrer. Ses bras tremblaient sous l’effort et elle soupira, puis grimaça à cause de ses côtes encore sensibles, en constatant une fois encore combien elle était faible.
– Merci, Tiyani, murmura-t-elle en plongeant sa cuillère dans le bol dont la mixture avait pris des teintes plus chaleureuses.
La saveur qui fleurit sur ses papilles lui apporta un peu de baume au cœur. Elle mangea avec plus d’appétit sous le regard satisfait de Nikushi, qui, tout en mastiquant sa propre portion, lui prépara son remède du matin. Il lui échangea son bol vide contre celui contenant la décoction et la regarda boire à petites gorgées avant de se laisser aller sur les oreillers, épuisée par ces maigres efforts et par la douleur qui continuait de l’accompagner.
– Je suis lasse d’être ainsi, une charge, faible, dépendante, incapable de me mouvoir…
– Ne dites donc pas de bêtises, il n’y a rien de faible en vous, vous êtes une battante. Ça va prendre du temps mais vous allez vous en remettre.
– Si vous le dites… Je n’en serai pas moins une charge, prisonnière ici, dans l’incapacité d’aider les gens que j’aime… Je m’inquiète pour Kogan, vous savez ? Je n’avais jamais eu d’ami comme lui auparavant. Il m’a donné sa confiance et je n’ai même pas su être là pour lui…
– Bien-sûr que vous avez été là…
– Pour le mettre en danger. Si je n’étais pas restée figée comme une idiote, rien de tout ça ne se serait passé.
– Et je n’aurais pas eu la chance de vous rencontrer… murmura Nikushi en détournant le regard. Je suis désolé, le roi Audric m’a fait mander. Je reviens très vite auprès de vous. Vous vous souvenez des exercices de renforcement que je vous ai montrés ? Profitez-en pour les faire un peu dès que le remède anesthésiera la douleur. Ça vous aidera à récupérer.
Néala hocha la tête et ferma les yeux un instant. Elle entendit la porte se refermer et sentit le courant d’air froid venir jusqu’à elle. Zibellule en profita pour venir se poser sur la couche, près de son visage. Néala sursauta douloureusement en entendant la voix de la petite fée.
– Qui, qui êtes-vous, balbutia-t-elle en ouvrant des yeux étonnés sur Zibellule qui était méconnaissable dans son camouflage de suie.
Elle éclata d’un rire grelot.
– Le noir me va moins bien au teint ?
– Zibellule ?
– En personne !
– Je suis contente de te voir ! Comment va Kogan ? Il faut que tu lui dises que je vais bien. Il faut que tu lui dises de se mettre en sécurité et de ne rien faire qu’il pourrait regretter. Je suis bien traitée ici, je vais m’en remettre.
– Doucement, Néala. Je n’ai pas été envoyée pour ça. Je dois découvrir ce que mijote Audric pour qu’on puisse contrecarrer ses plans. Quant à Kogan, je ne l’ai jamais vu aussi sombre, ni aussi sanguinaire. Il n’arrêtait pas de se transformer et de tout casser autour de lui. Il a blessé plusieurs personnes dans des accès de rage…
– Quelle horreur…
– Oui, ce n’est pas beau à voir mais Elzannah l’aide de son mieux. Elle a réussi à lui procurer un médaillon pour empêcher ses transformations mais sa rage reste la même. Il n’a qu’une hâte, accourir ici et tuer autant de personnes qu’il le faudra pour te venger.
Zibellule marqua un temps d’arrêt, sondant les émotions de Néala qui se sentait déchirée par ces révélations.
– Me venger ? bredouilla-t-elle, mais je ne suis pas morte… Il faut lui dire que ça va aller, qu’il n’a pas besoin de devenir un monstre comme ceux qu’il combat…
– Je crains qu’il ne soit trop tard. Il n’est que rage et désolation. Je suis désolée, Néala…
Une fois encore, elle se laissa envahir par la souffrance et la culpabilité de la femme avant de reprendre.
– Je ne vais pas pouvoir rester avec toi et, vu ton état, il ne va pas m’être possible de te faire libérer pour le moment mais sache que j’ai pu voir Jimbo et Amoric. Ils vont bien et cherchent un moyen de s’échapper. Il faudrait juste qu’on trouve un allié dans le camp pour monter un plan d’évasion.
– Tiyani dit qu’il veut m’aider…
– Est-il digne de confiance ?
– Je ne peux pas en avoir la certitude mais il prend soin de moi jour après jour et mon instinct me souffle qu’il ne me veut pas de mal. As-tu eu des flashes le concernant ?
La petite fée se remémora d’images de Kogan face à l’homme, chacun armé d’un sabre et prêt à en découdre. Derrière Tiyani, Néala se tordait les mains d’inquiétude.
– Je ne pense pas qu’il te veuille du mal non plus. On n’a pas vraiment d’autres alternatives, si ?
– Peut-être la vieille guérisseuse. Elle ne semble pas porter Audric dans son cœur.
– Si tu as l’occasion d’être seule avec elle, voit si elle peut t’aider. Et, si tu le sens, essaie de parler à Tiyani pour savoir si tu peux t’en remettre à lui. C’est une décision qui t’appartient. Je vais manger un morceau et me reposer un peu en attendant que la porte s’ouvre pour me laisser sortir. J’essaierai de revenir te voir avant de repartir à Village Secret où tous les asrayens sont actuellement réfugiés.
– Entendu. Bonne chance, Zibellule.
– À toi aussi, Néala.
Pendant que Néala suivait les conseils de Nikushi en mobilisant ses membres amaigris pour leur redonner un semblant de tonicité, la petite fée s’éloigna d’un coup d’ailes pour se percher sur la table où traînaient quelques miettes de pain sec. Elle s’en fit une maigre collation avant de boire le fond de thé qu’il restait dans la tasse de Nikushi. Rassasiée, elle s’installa dans un coin sombre et attendit son heure, enveloppée par les sentiments de Néala accompagnés d’images du passé et du futur. Petit à petit, les pièces du puzzle s’assemblaient.
Néala s’était assoupie quand Nikushi revint, libérant de ce fait la petite fée qui fila se rouler dans la neige pour retrouver sa couleur d’origine. Prenant de la hauteur pour se cacher dans la clarté solaire, elle chercha les quartiers d’Audric. Il en sortait justement, interpellant ses hommes :
– La trêve hivernale touche à sa fin. Le dégel est annoncé et un corbeau m’est arrivé des Montagnes Rousses. Notre commande est prête et arrivera dans les jours à venir. Déblayez-moi toute cette neige, refaites-moi un état des lieux sur l’équipement et doublez les entraînements. Ce soir nous ferons un conseil dans le réfectoire. Je vous indiquerai le rôle que vous aurez à jouer dans les prochains jours.
Parfait, songea Zibellule. Je n’ai plus qu’à attendre cette présentation et je filerai rapporter ces informations à Sang-Lin. En attendant, retournons voir ce que je peux tirer de Jimbo et Amoric.
Jimbo était au repos dans sa cellule. Amoric travaillait à l’infirmerie, soutenant à son tour Dimit pour lui permettre de se remuscler. Le rouquin avait vu son imposante musculature fondre avec son alitement prolongé. Il se retrouvait faible comme un nouveau-né mais gardait la volonté farouche de retrouver toutes ses facultés pour reprendre sa place auprès d’Audric.
La douleur continuait de l’accompagner mais il refusait de l’écouter. Parfois, il prenait le risque de toucher sa peau lésée du bout des doigts, il frissonnait en sentant combien elle était épaisse et boursouflée. Seul le baume que lui avait appliqué le marchand continuait de l’apaiser et lui permettait de retrouver un semblant de souplesse pour lutter contre les crevasses qui menaçaient de se former dès qu’il bougeait.
Amoric sentait Dimit s’appuyer de tout son poids contre lui et il le soutenait sans effort, tant il était devenu léger. Il l’entendait gémir de souffrance et regrettait de ne pas pouvoir lui communiquer la compassion qu’il éprouvait. Certes cet homme était leur ennemi mais il ne pouvait se sentir indifférent à la souffrance qu’il endurait.
– La neige commence à fondre et le campement est en cours de déblaiement, annonça l’herboriste. Dès demain, c’est au grand air que vous marcherez, mon petit. Ça vous fera le plus grand bien. Quant à moi, dès que les routes seront praticables je rentrerai chez-moi.
– On va pas laisser les prisonniers se promener librement dans le camp, objecta un des soldats qui aidait aux soins. Et comment on va faire sans vous ?
– Vous n’aurez qu’à faire accompagner celui qui fera marcher les blessés, ou les faire marcher vous-même, rétorqua la vieille femme. Quant à faire sans moi, vous verrez avec le médecin de votre roi, c’était bien lui qui prenait soin de vous à l’origine, non ?
Un grommellement lui répondit et elle haussa les épaules, revenant au soin de son patient amputé. Amoric ramena Dimit à son lit et l’aida à s’allonger, laissant l’homme poursuivre ses mouvements à l’horizontale pendant qu’il s’attaquait au nettoyage de la pièce. Il en profita pour tendre l’oreille aux conversations. Paradoxalement, depuis qu’il ne pouvait plus faire entendre sa voix, chacun semblait penser que son audition était également défectueuse. Les soldats se donnaient donc naturellement des informations en sa présence. Il eut ainsi vent du rassemblement prévu le soir-même. Peut-être une occasion de s’échapper se présenterait-elle ?
Zibellule n’eut pas l’occasion de reparler à Jimbo et Amoric mais elle passa le reste de la journée à fureter dans le camp, notant tous les détails qui pourraient être utiles aux asrayens. Elle constata que les hommes étaient peu enthousiastes à l’idée d’affronter à nouveaux ceux qu’ils qualifiaient de démons. Les blessés, notamment, envisageaient une nouvelle rencontre avec une terreur qu’ils transmettaient à leurs pairs, à la grande satisfaction de la petite fée. Ayant fait le tour, elle finit par s’installer dans le réfectoire en attendant le rassemblement prévu. Elle y dénicha quelques denrées qui lui permirent de se nourrir de manière satisfaisante et sirota une goutte d’alcool qui trainait au fond d’un bock, appréciant l’effet que ça lui faisait. Elle s’étendit enfin dans un coin confortable pour faire une petite sieste avant d’assister à l’assemblée.
.oOo.
Nikushi revint auprès de Néala tard dans la nuit. Après s’être préparé pour dormir, il contempla un moment son visage serein alors qu’elle dormait. La soirée avait été instructive, le roi avait annoncé sa stratégie et le déroulement des opérations qui débuteraient dès la semaine suivante. Tout allait commencer par l’installation du piège destiné au dragon. Il avait déterminé, avec l’aide de Nikushi, l’endroit idéal, dans la clairière à proximité du village en construction. De gros blocs de roches serviraient d’ancrage au dispositif qui serait également partiellement enterré. Il ne resterait plus qu’à y attirer la bête, ou l’homme.
Audric avait confié à Nikushi que, moyennant une belle quantité d’alcool, de cosmétiques et de fruits confits, les nains avaient accepté de parfaire leur ouvrage en utilisant les runes anciennes dont les arcanes se trouvaient dans leurs vieux grimoires. D’après eux, cela devrait permettre de maintenir le dragon sous contrôle, ce que souhaitait ardemment le roi qui ne renonçait pas à son rêve de survoler Midrilemi sur le dos de la bête.
Néala gémit dans son sommeil, ramenant Nikushi au présent. Il soupira en se glissant sous les couvertures et laissa ses propres plans se dessiner dans sa tête. Une chose était sûre, Néala serait un appât parfait pour attirer Kogan. Cela l’ennuyait néanmoins qu’elle soit seule au cœur de l’action. Il lui faudrait convaincre Audric de placer également Jimbo et Amoric sur l’échiquier. Ainsi ils seraient sûrs que Kogan viendrait et il pourrait tenir sa promesse d’aider Néala à s’échapper.
– Kogan, non !
Néala se redressa brusquement dans son sommeil, elle gémit de souffrance en se laissant retomber sur le matelas et ouvrit les yeux, puis serra les paupières, refermant ses bras sur elle, vaine et douloureuse tentative de se réconforter. Des larmes coulèrent sur ses joues tandis que les images insoutenables du cauchemar persistaient dans ses pensées. Elle se mordit la lèvre pour essayer de les chasser.
Inquiet, Nikushi se releva pour la rassurer.
– Vous avez fait un cauchemar, ce n’est rien, murmura-t-il en s’asseyant auprès d’elle.
Néala secoua la tête, des images de carnage perpétré par Kogan sous sa forme humaine puis draconique la hantait.
– Si seulement ça ne pouvait être qu’un rêve… Tiyani ?
– Hm ?
– Est-ce que je peux vous faire confiance ?
Nikushi plongea ses yeux verts dans ceux de Néala qui sonda son âme, le cœur battant.
– Je vous l’ai dit, je vous dois la vie et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous aider.
– Et en ce qui concerne Audric La Poigne ?
– Je ne suis allié à lui que parce que cela me convient actuellement mais je ne le porte pas précisément dans mon cœur. Si ses actes vont à l’encontre de mes valeurs, je saurais revoir ma position.
Néala frissonna. Hésitante, elle détourna les yeux en rougissant puis reporta son regard sur l’homme qui la regardait d’un air avenant.
– Je vous écoute, murmura-t-il en lui saisissant doucement la main tandis que ses pensées s’emballaient à essayer de deviner ce qui la préoccupait.
– C’est à propos de mon ami…
– Kogan ? prononça-t-il en prenant l’air le plus détaché possible.
– Oui… J’ai eu de ses nouvelles aujourd’hui et je suis inquiète. Il faut absolument que je le rejoigne…
– De ses nouvelles ? Comment cela ?
– Je… J’ai eu de la visite en votre absence…
Elle s’interrompit devant la réaction surprise de Nikushi qui se tendit et plissa les yeux, signe de sa pleine attention. Remarquant qu’elle s’était figée, il s’obligea à se relâcher et lui offrit un sourire rassurant.
– Promis, je ne dirai pas un mot de cette visite. Qui était-ce ?
– Une alliée, éluda Néala. Son identité est sans importance. La seule chose qui l’est c’est que Kogan me croit morte et veut mettre le monde à feu et à sang. Il faut qu’il sache que je suis en vie et que je vais bien. Il faut que je puisse retourner à ses côtés pour l’aider et le soutenir.
– Je comprends, acquiesça gravement Nikushi tout en se réjouissant intérieurement des tourments de son ennemi. Avec ce que nous a annoncé Audric aujourd’hui, je pense avoir une idée pour que vous puissiez le rejoindre. Par contre, il va falloir redoubler d'efforts pour vous renforcer. Vous ne sauriez pas vous enfuir dans l'état où vous êtes actuellement…
Néala hocha la tête en relevant fièrement le menton. Pour Kogan, et pour sa liberté, elle était prête à souffrir, s’il le fallait.
– Tiyani ?
– Oui ?
– J’ai deux autres amis qui sont retenus ici… Est-ce que ça serait trop vous demander de leur faire savoir que je suis là et que je vais bien et de les aider eux aussi à s’échapper des griffes d’Audric La Poigne ?
Cette demande allait précisément dans les plans de Nikushi qui feignit un instant de réflexion avant d’accepter :
– Je paierai ma dette en mon âme et conscience, vous pouvez compter sur moi.
Le sourire lumineux de Néala en écho à cette réponse le toucha vivement et en fit naître un tout aussi béat sur son visage. Son trouble s’accentua quand, dans un élan de joie et d’espoir, la femme l’attira à lui pour le serrer fugacement dans ses bras.
– Merci ! lui souffla-t-elle à l’oreille avant de le libérer, embarrassée par son geste spontané.
Elle fit une grimace d’excuse et il laissa échapper un petit rire joyeux assorti d’un clin d'œil complice.
– Je vais retourner me coucher. Faites de doux rêves, Néala.
– Vous aussi, Tiyani, répondit-elle en baillant.
Elle lui tourna le dos pour se rendormir et il regagna sa couche et se glissa avec satisfaction sous ses couvertures. Nikushi laissa alors ses pensées vagabonder entre ses plans et le parfum des cheveux de Néala. Ce fut sur la reviviscence de la sensation de son étreinte qu’il se laissa glisser dans le sommeil.