La prophétie de la dernière sorcière - Tome 2 : Vengeance
Chapitre 20 : Les mâchoires du piège
Talonnant sa monture, Jimbo ouvrait la voie à travers le défilé, suivi de près par Amoric. Les deux hommes étaient grisés par le vent frais et parfumé qui leur fouettait le visage. L'espace s'ouvrait devant eux, dominé par les arbres séculaires dont les bourgeons explosaient de feuilles tendres sous la clarté lunaire. Ils étaient libres, enfin !
Les deux hommes se félicitaient d'avoir repris les exercices physiques quelques semaines plus tôt. Ils sentaient entre leurs cuisses la puissante musculature des chevaux à laquelle leurs membres s'adaptaient aisément. Leurs yeux fouillaient le paysage en partie déboisé, il s'agissait maintenant de retrouver Kogan avant qu'il ne fonce dans le piège qui lui était destiné.
Jimbo se dirigea naturellement vers le lac et l'arche de pierre près desquels était prévu le piège. C'est là qu'il aperçut la silhouette furtive de la femelle lynx. Il stoppa sa monture, imité par Amoric. Et siffla entre ses dents pour interpeller le fauve en chasse. Séparée de Néala, il avait repris les habitudes de vie nocturne propre à son espèce, ne gardant un œil sur Kogan que parce qu'il était susceptible de le ramener près de sa maîtresse.
Jimbo se laissa glisser au sol en frissonnant. Il restait assez mal à l’aise en présence de l'animal, mais même s'il lui avait montré son inoffensivité. Il chuchota à son égard :
– Néala est en sécurité mais on doit retrouver Kogan.
Freya montra son intérêt en entendant le prénom de sa maîtresse. Attentive, elle fixa Jimbo dans les yeux. Il répéta le prénom du guerrier et elle cligna lentement les yeux, tourna les talons et s'enfonça sans hâte dans la végétation. Jimbo remonta en selle et lui emboîta le pas, suivi par Amoric.
Les chevaux militaires, habitués à toutes sortes de situations, se frayèrent un chemin dans la végétation bourgeonnante tandis que leurs cavaliers déployaient toute leur vigilance à éviter les branches basses. Freya contrôlait leur progression à l'oreille, les guidant vers le bivouac de Kogan, Maroussia et Zibellule.
Kogan avait allumé un petit feu de camp dans une futaie. Sa compagne brune dormait à poings fermés pendant qu’il veillait pour sa sécurité. Son impatience à agir lui ôtait toute envie de dormir mais il était soumis aux limites physiques de Maroussia. Il comprenait pourquoi Sang-Lin lui avait imposé sa présence mais enrageait quand-même et, jusque dans son sommeil, Zibellule captait son émotion. Elle rêvait qu’elle devenait immense, ivre de puissance. Elle laissa échapper un rire étrange dans son sommeil, détournant un instant l’attention de Kogan qui surveillait la nuit.
Un bruissement dans la végétation le fit se retourner vivement. Il se détendit en croisant le regard paisible de Freya puis se leva en entendant les chevaux qui approchaient.
– Qui va là ? gronda-t-il dans la nuit.
Maroussia s’éveilla en sursaut et resserra la couverture de peau contre elle, écarquillant les yeux pour percer l’obscurité. Zibellule s’envola pour se percher sur son épaule tremblante.
– Juste Amoric et moi, s’annonça Jimbo en sortant des broussailles sur sa monture. Amoric apparut lui aussi dans la lumière vacillante du feu. Ils descendirent de cheval et attendirent la réaction de Kogan.
Il avait les joues creusées et de profondes cernes. Ses yeux brillaient de la rage qu’ils lui connaissaient depuis toujours mais son expression semblait plus dure encore que dans leurs souvenirs. Il secoua la tête comme pour chasser ses fantômes et sembla se détendre imperceptiblement.
– Qu’est-ce que vous faite ici ? souffla-t-il.
– On est venus t’empêcher de te jeter dans la gueule du loup.
Kogan les regarda l’un et l’autre et Amoric, ému de le revoir, confirma d’un signe de tête. Les yeux du guerrier s’écarquillèrent soudainement d’inquiétude en réalisant l’absence de Néala.
– Et Néala ? Où est-elle ?
– En sécurité.
– Vous l’avez laissée seule après tout ce qu’il s’est passé ?! s’emporta Kogan pour saisir au collet son vieil ami.
Son geste tira de sa torpeur Maroussia qui se leva et tenta de s’interposer pour l’apaiser.
– Calme-toi, laisse-les s’expliquer.
Kogan relâcha sa prise et Jimbo se rajusta. Il poussa un profond soupir et s’assit près du feu.
Amoric posa une main sur l’épaule de Kogan et l’attira dans ses bras. Il le serra contre lui, humant ses cheveux. Il le sentit se décrisper sous son étreinte. Il avait envie de lui dire combien il lui avait manqué, combien il était triste de savoir qu’il avait continué à vivre tant de souffrances, que tout allait s’arranger. Kogan sentit une larme rouler sur sa joue mais il résista à l’envie de se laisser aller. Il fit un pas en arrière et le vieux marchand ému le laissa quitter ses bras. Ils se regardèrent en chien de faïence un instant encore avant de s’asseoir eux aussi, imités par Maroussia qui ne comprenait pas tout.
– Amoric à été blessé à la gorge, il ne peut plus parler, l’informa Jimbo.
Un sourire confiant éclaira le visage de la jolie brune.
– Je peux peut-être faire quelque chose. En tous cas, je peux essayer, si vous me le permettez.
Le marchand acquiesça et elle alla s’agenouiller derrière lui, positionnant ses mains au niveau de sa gorge. Elle ferma les yeux et se concentra, sondant le corps meurtri de son pouvoir. Jimbo, émerveillé, regarda la lueur verte émanant des paumes de la guérisseuse. Amoric sentit une vive chaleur bienveillante irradier sa gorge en profondeur. Un apaisement cotonneux le plongea dans une sorte de transe alors qu’elle œuvrait. Sa magie semblait se propager dans son corps et son esprit tout entier, laissant derrière elle une douce impression de pleinitude.
– Donc où est Néala ? reprit Kogan.
– À l’heure qu’il est, elle chevauche avec un allié en Terrenoire et s’éloigne du Camp Reculé.
– Un allié ? Quel allié ?
– Un certain Tiyani qui travaillait pour Audric mais a choisi de nous aider. C’est lui qui nous a permis de nous échapper et qui nous a prévenus pour le piège. Nous devions tous les trois servir d'appâts pour que tu t’y jettes de toi-même. Tu n’auras pas à le faire. Nous allons tous fuir et retrouver une vie normale.
– Je ne veux pas fuir ! Je veux me battre ! Je veux faire payer tous ceux qui causent des injustices, à commencer par Audric La Poigne ! Je veux lui faire payer pour ce qu’il m’a fait. Pour les souffrances qu’il a causées aux gens que j’aime. C’est terminé de fuir et de me cacher. Je le fais depuis bien trop longtemps !
– Fils, coassa Amoric.
Son visage s’éclaira d’un large sourire en constatant qu’il pouvait de nouveau parler et il se tourna avec gratitude vers Maroussia. Il la prit par surprise en lui serrant chaleureusement les mains puis en lui embrassant la joue.
– Fils, reprit-il, je sais que tu as souffert mais la priorité est justement de mettre les gens que tu aimes en sécurité. Néala s’inquiète pour toi. Elle aurait voulu venir te chercher elle aussi mais elle reste convalescente et ça semblait préférable qu’elle parte avec Tiyani. Viens avec nous. Cette guerre que veut mener Audric ici n’est pas la nôtre. Nous avons droit à la paix.
– Tu sais qu’Elzannah est avec les asrayens ? Oui, c’est notre guerre ! Notre guerre pour avoir le droit de vivre libre et d’être qui on est. Je ne suis pas normal. Néala, Elzannah, Maroussia, tous les autres et moi avons des pouvoirs magiques. Et nous n’avons plus de terre d’accueil. Nous sommes la réalisation de la Prophétie de Mina Achinala et je ne fuirai pas devant ma mission de rétablir la place de la magie sur ce continent.
– Nous comprenons, intervint Jimbo, néanmoins si tu te jettes dans le piège d’Audric, tu ne seras plus utile à personne. Et faire la guerre ici, c’est être condamné tôt ou tard à être submergés.
– Mes visions sont claires à ce sujet et Kogan le sait, intervint Zibellule, il se battra et nous aussi hors de Valperdu et il y aura bien plus de monde que ce les hommes d’Audric et les asrayens réunis. Sang-Lin est déjà en train de rassembler nos guerriers, Nawa est partie solliciter l’aide des nains.
– Ça me fait réaliser, intervint Maroussia, qu’au fil des années, nous avons recueilli beaucoup d’adolescents de Midrilemi. Grâce à nos pouvoirs combinés, nous repérions ceux qui étaient dotés de magie pour les attirer jusqu’à nous. Nous espérions qu’il y aurait parmi eux des personnes qui auraient la capacité d'arrêter la progression de la noirceur. Ça n’a pas été le cas mais tous ces jeunes ont de la famille sur le continent, si nous leur permettons de contacter leurs proches, ils seront potentiellement autant d’alliés pour lutter contre les rêves de grandeur de La Poigne. Il faudrait soumettre l’idée à Sang-Lin.
– Fils, rejoins Néala et Tiyani avec tes deux amis et Jimbo et indique-moi où je peux trouver les asrayens. J’ai besoin de serrer ma fille dans mes bras. Je me ferai messager de tes recommandations, et de votre idée, Maroussia, et je guiderai les asrayens jusqu’à toi. Je déteste la guerre mais si c’est nécessaire, je ferai ce qu’il faut. Je veux pouvoir ramener Elzannah à la maison et savoir que ma famille est en sécurité.
Kogan pesa le pour et le contre un instant puis hocha la tête. Il tailla vivement une branche en pointe et la noircit pour s’en servir pour tracer un plan sur une chute de peau qu’il confia à celui qu’il considérait comme un père. Ils s’accordèrent alors une heure de repos avant de se séparer.
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Néala somnolait sur le pommeau de la selle de Nikushi qui profitait de la quiétude du moment, bercé par le pas du cheval. Ils avaient vite pris de la distance par rapport au Campement Reculé et longeaient à présent La Cloison et ses nombreuses cavités.
Le printemps était déjà plus avancé qu’à Valperdu et des fleurs laissaient apparaître leurs clochettes parmi les touffes d’herbes au milieu de la route caillouteuse. Un oiseau de nuit passa en silence juste devant eux mais la jeune femme aux paupières closes ne le vit pas. Nikushi leva le nez pour le suivre des yeux. Des étoiles scintillaient au-dessus de leurs têtes. Une brise vint les caresser et il resserra autour de Néala la couverture qu’il s’était mise sur les épaules pour les protéger tous les deux. Elle se pelotonna contre son torse et laissa échapper un petit soupir.
Oui, la douleur physique restait omniprésente mais la sensation de liberté combinée à la chaleur du corps de l’homme contre le sien étaient des baumes précieux. Elle savait aussi que bientôt elle retrouverait Kogan et tous leurs amis. Peut-être même serait-elle en mesure de rentrer chez elle, à Boismoussu, auprès de sa mère et de sa grand-mère.
Il avancèrent ainsi longtemps, alternant entre petit galop souple et pas pour limiter la fatigue du cheval. Néala le sentit alors s’immobiliser. Elle frissonna en percevant le souffle chaud de Nikushi qui lui murmurait à l’oreille :
– On va s’arrêter là pour le moment. Le soleil est en train de se lever et nous avons besoin de repos.
Elle ouvrit des yeux ensommeillés sur le paysage scintillant de rosée, coloré par le flamboiement discret du soleil levant provenant de l’autre côté de la falaise. Elle se sentait lasse même en ayant dormi contre son compagnon de route. Elle avait hâte de s’étendre pour laisser son corps meurtri trouver un semblant de confort.
Nikushi mit pied à terre et lui tendit la main pour l’aider à descendre. Elle se laissa glisser en bas de la monture et il lui évita de perdre l’équilibre. Elle avait les jambes en coton et ankylosées par l’immobilité prolongée. Elle posa la tête contre sa poitrine et le respira. Elle entendait battre son cœur. Il referma les bras autour d’elle et elle frissonna. Elle se revit dans les bras de Kogan après qu’elle lui eût déposé son si douloureux secret. Il était le premier homme contre lequel elle s’était blottie. Tiyani avait une odeur différente même s’il partageait avec Kogan des notes de cuir et de musc. Elle se sentie troublée par cette nouvelle intimitée partagée et rougit.
Nikushi partageait son trouble. Une part de lui avait envie que le moment dure indéfiniment. Il songeait même à abandonner son projet de vengeance pour s’enfuir avec elle. Il estimait trop peu Audric pour se préoccuper de son engagement auprès de lui. Quant à Kogan, il était convaincu qu’il l’accueillerait à bras ouverts, inconscient de son ressentiment à son égard. Mais lui, pourrait-il faire abstraction de la haine qu’il lui vouait et cheminer aux côtés de ce monstre, ce meurtrier ? Il secoua la tête et fit un pas en arrière, libérant Néala de son étreinte.
Il détourna les yeux tandis qu’elle baillait en s’étirant. Il s’en voulait un peu de ne pas savoir se satisfaire du bonheur présent. Elle grimaça en sentant son estomac se tordre, tenaillée par la faim et il laissa échapper un petit rire en l’entendant gargouiller.
– Moi aussi, j’ai faim. On va dissimuler le cheval dans la grotte juste là et monter dans celle qui est un peu plus haut pour nous y reposer. Nous reprendrons la route dans quelques heures, quand tu auras récupéré un peu d’énergie.
Nikushi avait convenu avec Audric de le laisser passer devant pour installer le piège une lieue plus haut, dans une cavité suffisamment grande pour accueillir le dragon et rassembler des troupes autour. Le Roi ignorait qu’il comptait affronter son ancien frère de lame en duel, profitant qu’il serait dans l’impossibilité de sortir du piège.
Oui, se venger de Kogan restait sa priorité. Cela ferait souffrir Néala et il la perdrait sûrement pour ça mais il ne pouvait se résoudre à faire autrement. C’était ça où passer une vie à ruminer son amertume et il l’avait fait bien trop longtemps déjà.
Il aménagea rapidement les lieux et fit un feu pour faire chauffer de quoi les restaurer. Ils mangèrent en silence, tous deux plongés dans leurs pensées. Nikushi tendit finalement un bol d’infusion à Néala :
– J’y ai mis des herbes pour soulager ta douleur. Tu ne dis rien mais je sais que tu as mal. Il est possible que ça te fasse somnoler un peu mais ne t’en fais pas, je veille.
Comme il l’avait escompté, le remède aida la jeune femme à s’endormir, lui assurant qu’elle n’entendrait pas passer l’attelage contenant le piège ni le groupe de soldats qui l’accompagnerait.
Guettant depuis la grotte perchée, il le vit arriver environ une heure plus tard. Nikushi descendit, enfourcha sa monture à cru pour aller sans tarder échanger quelques mots avec Audric avant le passage de l’attroupement. Il devait le convaincre de le laisser gérer Kogan sans intervention extérieure, sous peine de voir sa vengeance lui échapper.
– Ah, tu es là. Ils sont tous avec toi, comme prévu ?
– Pas encore, Seigneur Audric. Seule Néala est là, profondément endormie grâce à la poudre d’opiyemi que je lui ai administrée dans son remède. Jimbo et Amoric sont partis à la rencontre de Kogan pour le ramener par ici pour lui éviter de tomber dans votre piège. Ils ne se doutent pas qu’ils vont en fait le conduire droit dedans. Par contre, si vous voulez que ça fonctionne, il vous faut l’installer et disparaître jusqu’à ce que je vous envoie le signal. Tel que vous me l’avez décrit, à la moindre présence suspecte il flairera le guet-apens.
Le Roi afficha une mine contrariée et plissa des yeux perçants. Il n’aimait pas du tout se voir dicter sa conduite, par un subordonné encore moins. Il se tourna vers Dimit qui avait tenu à l’accompagner malgré sa faiblesse persistante. Le colosse roux amoindri haussa les épaules :
– Vu la quantité de grottes, nous n’aurons qu'à nous installer deux cent pas plus loin.
Le reste de la troupe hocha la tête et Gromki renchérit :
– C’est pas tout ça mais si vous voulez qu’on vous l’installe avant la nuit, faut qu’on y aille. On a du boulot devant nous.
– La grotte qui devrait faire l’affaire est deux lieues plus loin, sur les hauteurs de la falaise. J’ai repéré des marches taillées dans la roche, c’était probablement la voie d’accès aux geôles où ont croupi les fidèles de Mina Achinala dans le temps, indiqua Nikushi.
Les cousins nains se regardèrent avec un frisson à cette évocation. Ils se gardèrent d’indiquer que les êtres en questions avaient finalement survécu.
– C’est magnifiquement ironique puisqu’il s’agit d’y prendre un homme capable de se changer en dragon au piège.
Comme Gromki, Gromgur sursauta en entendant cette information. Les Zenido étaient de vieux clients fidèles de la forge. Tous deux échangèrent un signe d’impuissance, reflet du doute qu’ils partageaient maintenant sur la légitimité de l’aide que leur peuple apportait au Roi Audric. Ils n’avaient malheureusement pas le choix : le doyen et le conseil avaient validé, la commande avait été réalisée et le paiement réglé. C’était à contrecœur mais ils allaient faire l’installation tel que convenu.
Audric La Poigne, qui affichait un sombre sourire par anticipation donna le signe du départ.
– Allez, en route. Et j’attends ton signal, Nikushi. Tâche de ne pas me décevoir.
– Faites ce que vous avez à faire et j’en ferai autant. Installez le piège et disparaissez. Le reste, j’en fais mon affaire.