La prophétie de la dernière sorcière - Tome 2 : Vengeance
Chapitre 25 : Duel
Audric jubilait. Le grand jour était enfin arrivé. Ses hommes attendaient ses ordres à ses côtés, ses troupes fraîches allaient arriver sous peu, tout était en place pour concrétiser son rêve de puissance. Il ne restait plus qu’à attendre le signal de Nikushi pour prendre le contrôle de Kogan sous sa forme la plus majestueuse. Le roi s’obligea à respirer calmement avant de faire un signe à son corbeau qui vint aussitôt se percher sur son avant-bras. Il chuchota quelque chose à l’égard de l’oiseau qui inclina brièvement la tête puis s’envola silencieusement sous la voûte de pierre. Il disparut dans une des cheminées naturelles.
Le corvidé remplit sa mission et revint quelques minutes plus tard à son maître. Il émit plusieurs croassements assortis à un vol en piqué qui invitait à le suivre. D’un signe de tête, le souverain enjoignit deux de ses hommes à partir à la suite du volatile.
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Une fois encore, Ignil, Karmina et Maugs avaient échappé à la vigilance des adultes pour partir en exploration. La nuit avait suffi à les requinquer et ils avaient vite trouvé le temps long. Dès que le vieux Wilfrid s’était assoupi, ils en avaient profité pour filer en toute discrétion.
Comme leurs aînés avant eux, ils avaient reconnu le travail de leur peuple dans l’aménagement des différents espaces et, curieux, ils espéraient découvrir un éventuel trésor tout en cherchant l’endroit où avait été dissimulé le piège qu’ils avaient décidé de désamorcer.
Ils trottinaient dans un couloir étroit quand un battement d’ailes les mit en alerte. Ils s’aplatirent contre la paroi en retenant leur souffle. Deux hommes lourdement armés suivaient le corbeau. Les trois jeunes nains échangèrent un regard inquiet et décidèrent de les suivre à distance raisonnable.
Ils entendirent bientôt des voix étouffées puis les pas qui revenaient vers eux. Ils eurent tout juste le temps de se rencogner pour voir repasser les hommes d’Audric escortant Gromki et Gormgur qui affichaient des mines sombres. Karmina dut bâillonner Ignil de sa main et le retenir avec l’aide de Maugs pour l’empêcher de crier et courir vers son père. Elle lui intima de faire silence, un doigt sur les lèvres et fit signe à ses deux amis de la suivre. C’est ainsi qu’ils découvrirent où étaient rassemblés Audric et ses hommes.
La Poigne, lèvres pincées et sourcils froncés, jaugeait les deux nains qui soutenaient son regard. Gromki questionna :
– Pourquoi nous avoir fait escorter ?
– Vous avez été payés. Vous ne devriez plus être là.
– Nous nous assurions simplement que tout était en place en attendant que vous nous raccompagniez à Camp Reculé pour récupérer notre attelage et nos poneys. Nous sommes certes forts mais je nous vois mal porter notre paiement à pieds sur des lieues durant.
– Je peux vous en délester, si vous préférez.
– Cela devrait aller.
– Bien. En attendant, je vais vous demander de rester sagement ici et de ne plus rôder aux alentours du piège. Il serait très dommageable que vous fassiez capoter cette opération. Oh mais comme c’est mignon !
L’exclamation d’Audric fit se retourner les deux nains vers ce qu’il regardait. Le cœur de Gromgur manqua un battement quand il reconnut son fils et Maugs chacun suspendu en l’air par la poigne implacable de Dimit.
– C’est à vous ? reprit le Roi en fixant Gromgur.
– C’est mon fils et son ami, confirma sombrement ce dernier. J’ai une bonne conversation à avoir avec ces deux-là, si vous voulez bien me les confier. Ils n’auraient jamais dû quitter les forges.
– Vous les confier ? Je ne crois pas, non. Je vais plutôt les installer confortablement dans une petite grotte bien sombre pour leur apprendre à obéir aux adultes. Ainsi, j’aurai la complète assurance que vous ne ferez rien de compromettant de votre côté.
L’attitude tendue des deux nains et leurs poings serrés n’échappèrent pas plus à Audric que les sanglots étouffés des deux petits. Il hocha la tête vers Dimit qui les cala sous ses bras, ignorant la douleur de sa peau sensible et les emporta dans une petite cellule de fortune. Bien cachée, Karmina les regarda se faire enfermer, impuissante. Elle repartit chercher de l’aide auprès des Asrayens.
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Perchée à un endroit stratégique, Zibellule se repaissait des diverses émotions qui émanaient des personnes à proximité. Il se dégageait une délicieuse tension de Nikushi et l’arrivée paniquée de Karmina avait provoqué un émoi palpable chez les Asrayens et Elzannah. Son don empathique amplifiait et réverbérait l’émotion, contaminant de son inquiétude les personnes à proximité d’elle. Amoric dut intervenir pour l’apaiser.
Alarmé par la situation, Kogan voulut partir aussitôt aider les deux petits. Le chant clair de son sabre résonna dans la caverne. Au moment où il allait franchir l’ouverture, Nikushi se mit en travers de son chemin, campé sur ses deux pieds, le visage fermé.
– Pousse-toi de là. On va pas les laisser aux mains de La Poigne.
– Non. Toi et moi nous avons quelque chose à régler et il n’est pas question qu’Audric te mette la main dessus avant que j’en aie fini avec toi.
Kogan arqua des sourcils surpris, les yeux ronds comme des billes. Autour d'eux le silence s’était fait. Chacun était suspendu aux lèvres des deux hommes. Kogan dévisageait Nikushi qui le toisait sévèrement en retour.
– Des choses à régler ? Je ne comprends pas de quoi tu parles.
– En vertu du code d’honneur des Guerriers Célestes, comme nous l’a enseigné notre vieux maître, je te provoque en duel, Kogan.
Néala laissa échapper un petit cri étouffé qui résonna dans le silence fracassant de cette annonce. L’assemblé frissonna, suspendue. Kogan blêmit et déglutit avec peine.
– En duel ? Mais pourquoi ?
– Pourquoi ? Es-tu sûr de ne pas le savoir ?
Le cœur de Kogan se serra. Ce qu’il avait longtemps appréhendé depuis qu’ils avaient trouvé Nikushi suite à l’incendie était en train de se produire.
– Comme tu le sais maintenant, je m’appelle Tiyani, Tiyani Tebasa pour être précis, reprit Nikushi. Tu as tué mon père, tu l’as… coupé en deux avec tes crocs immondes et dévoré. J’étais là, j’ai tout vu. Tu es un monstre. Tu as massacré et carbonisé tous les gens avec qui je vivais. Tu m’as prétendument traité comme un frère et pourtant tu m’as menti pendant toutes ces années sur ta vraie nature et les atrocités que tu as commises. Tu vas maintenant payer pour tes crimes, prépare-toi à mourir.
Kogan secoua la tête et rengaina sa lame, ouvrant les mains en signe d’apaisement.
– On peut en discuter, non ? Je ne t’ai pas vraiment menti… Je ne me souvenais de rien de tout ça. Je ne m’en souviens toujours pas, en fait… J’ignorais même il y a encore peu de temps que je deviens ce… cette bête… Oui, je voulais me venger de ton père et des autres hommes des Serpents… Ils ont fait tant de mal à ma famille mais… J’étais aveuglé par la rage… J’ai perdu le contrôle… J’ignorais que tu étais là et que tu avais survécu…
– L’ignorance. C’est facile comme justification mais ça n’excuse rien. D’ailleurs je sais qu’Aïmiro était au courant de ta vraie nature et, malgré ta monstruosité, il t’aimait plus qu’il ne m’a jamais aimé. Je lui ai fait part de mon intention de te tuer juste avant qu’il ne meure. Il a rendu son dernier souffle en sachant que je ne lui pardonnerai pas sa trahison ni ses mensonges et que tu viendrais bientôt le rejoindre dans l’Ether.
La tristesse d’être confronté à la haine de Nikushi fut chassée par la mention d’Aïmiro privé de la paix dans sa mort. Kogan sentit la brûlure familière de la rage se raviver au niveau de son plexus solaire. Un profond sentiment d’injustice le submergea. Il n’était pas responsable de toutes les atrocités qu’il avait subies depuis son enfance. Il n’était pas responsable non plus de sa nature de métamorphe dont il ignorait tout et qui lui faisait commettre des actes sanglants sans qu’il en soit conscient. Si Nikushi ne pouvait pas comprendre ça alors tant pis s’il le considérait comme un frère. Il voulait un duel, il allait l’avoir. Et cette fois hors de question de le laisser s’en tirer à bon compte.
Kogan effleura le médaillon à son cou et se redressa, portant la main à la poignée de son sabre, prêt à le dégainer à nouveau.
– Tu veux un duel ? Très bien. Mais on fait ça à l’ancienne, sabre contre sabre.
– Sabre contre sabre, tant que tu restes humain.
– Si tu veux mais crois-moi je n’ai pas l’intention de me transformer. Si ça devait se produire, tu seras libre de tes armes. En attendant, trouve-nous un espace digne de ce nom. Je veux être libre de mes mouvements pour te dérouiller.
– Ne t’en fais pas, nous avons la pièce idéale juste à côté, quelle que soit ta forme.
– Parfait. Quant à vous autres, je vous défends d’intervenir de quelque façon que ce soit. Pas de magie, pas d’ingérence. C’est entre mon frère et moi, cracha Kogan.
Zibellule se posa sur l’épaule de Néala qui luttait contre son envie de hurler son désaccord. Un duel à mort ? Avaient-ils perdu la tête ? En tous cas, elle ne voulait vraiment pas assister à ça. Elle songea à tourner les talons mais ne su s’y résoudre. Rien de ce qui allait se passer ne serait supportable à ses yeux mais fuir et rester dans l’ignorance serait tout aussi insupportable. Tétanisée, elle regarda Kogan suivre Nikushi et réalisa, le cœur au bord des lèvres, qu’elle ne voulait perdre aucun des deux.
Malgré ses actes atroces, elle avait une confiance absolue et une infinie tendresse pour Kogan et le petit garçon meurtri qu’il avait été. Il avait été le premier homme avec lequel elle avait pu baisser sa garde, le premier qui avait pu la prendre dans ses bras en lui donnant le sentiment d’être accueillie et protégée comme elle l’était avec sa mère et sa grand-mère. Oui, c’était à cause de lui qu’elle avait dû quitter son foyer mais il avait su entendre ses traumatismes et la soutenir dans les moments difficiles. Il l’avait protégée et encouragée à devenir plus puissante. En partie grâce à lui, elle n’était plus la jeune femme naïve et méfiante qui l’avait rencontré à peine quelques mois plus tôt.
Quant à Nikushi, il s’était montré lui aussi rassurant et soutenant, digne de confiance jusque-là. Il avait pris soin d’elle avec un infini respect alors qu’elle était totalement vulnérable. Il avait pansé ses blessures, l’avait soulagée de ses douleurs, l’avait encouragée, apaisée et rassurée, faisant preuve d’une délicatesse et d’une douceur qui contrastait totalement avec la haine qu’il dévoilait. Elle avait senti son cœur battre différemment en plongeant son regard dans le sien. Elle avait senti son corps réagir au contact de sa peau, ses sens s’enflammer en humant son odeur. C’était nouveau. C’était troublant, déstabilisant. C’était doux et enivrant. Mais s’il tuait Kogan, pourrait-elle encore le regarder dans les yeux et supporter sa présence ? Et si Kogan le tuait lui… Elle sentit ses tripes se nouer et sa cage thoracique se verrouiller. Ses oreilles se mirent à bourdonner et sa vue se brouilla. Quelle que puisse être l’issue, la perspective l’étouffait.
– Ce n’est juste pas possible, souffla-t-elle tandis que Zibellule lui tapotait la joue, l’air compatissant.
– Je sais… Et tu ne peux rien y faire. Des larmes vont couler, je l’ai vu… Rien ne pourra empêcher ce qui va arriver, malheureusement. Ils doivent s’affronter, c’est ainsi. Et si tu restes ici tu ne sauras rien de ce qu’il se passe.
Néala se força à respirer et, les jambes tremblantes, elle se faufila au cœur de l’attroupement, surprise de constater que chacun s’écartait pour la laisser prendre place au premier rang. Elle rejoignit Elzannah qui irradiait de la même détresse qu’elle. Sans y penser, les deux jeunes femmes se prirent par la main pour se soutenir mutuellement. Derrière elles, Amoric et Jimbo partagèrent aussi leur présence réconfortante. Chacun attendait.
Kogan et Nikushi avaient tiré leurs sabres au clair et le plus jeune des deux avait ostensiblement accroché l’arme qu’il avait spécialement conçue pour abattre les grands sauriens à une des parois. Pour quand Kogan se transformerait, lui avait-il annoncé tranquillement. Les deux guerriers se jaugeaient à présent, se déplaçant souplement et sans hâte.
Comme la veille, Nikushi misait sur la nature impatiente de Kogan. Il attendait qu’il l’attaque pour exploiter les rares failles qu’il avait repérées lors de leur dernier combat. Malgré les années écoulées, leurs styles respectifs restaient assez fidèles à l’enseignement de leur Maître. Kogan avait pour lui la puissance et la rapidité, Nikushi compensait son poids inférieur par une plus grande souplesse et une agilité qui lui avait sauvé la vie plus d’une fois. Kogan n’avait d’ailleurs pas encore eu l’occasion de la mesurer. Nikushi avait en effet choisi de se prendre des coups qu’il aurait pu aisément éviter afin de lui cacher ses capacités réelles.
Le temps s’étirait et Nikushi sentait la haine et l’impatience grandir en lui. Kogan avait lui aussi appris de leur joute de la veille et, malgré son profond ressentiment quant à ce que Nikushi avait infligé à Aïmiro, il avait décidé de ne pas lui faire le plaisir de déclencher le combat.
– Alors p’tit frère, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ? lança-t-il en feignant de s’intéresser à l’état de ses ongles. C’est qu’on a des gamins à récupérer et un ennemi un peu plus intéressant que toi à affronter.
– Ça tombe bien, il me paye pour ça en fait. Du coup je fais une pierre deux coups : soit je t’humilie et je te tue, soit je t’humilie, je te soumets et touche la récompense promise. À dire vrai, je n’ai pas encore tout à fait décidé.
– Tu es tellement sûr de toi que c’en est presque mignon.
– Tu m’as dit ça aussi la première fois que je t’ai battu. Tu as fini le cul dans la boue, je te rappelle. Et comme tu avais bêtement parié avec moi, c’est un mois de corvées que tu avais gagné.
Un sourire fugitif traversa le visage de Kogan à ce souvenir. En effet, il avait été arrogant ce jour-là et cette leçon lui avait servi. Les corvées lui avaient laissé l’occasion d’apprendre à éviter les paris et de fomenter une belle vengeance envers Nikushi.
– Je me souviens surtout de tous les suivants où tu as pris une belle déculottée. La meilleure c’était devant cette demoiselle qui te plaisait tant, comment s’appelait-elle déjà ? Ah oui, Élina ! Et quand elle t’a vu cul nu après que j’aie découpé ta ceinture et que tu sois tombé à cause de tes braies sur tes chevilles, elle a tellement ri ! J’ai cru qu’elle allait se faire pipi dessus ! Et toi tu étais si rouge !
Kogan hurlait de rire en racontant cette anecdote humiliante et son rire était contagieux. Le public commença à glousser en imaginant la scène. Zibellule verdit un peu. Elle se focalisa sur Nikushi qui devenait cramoisi. Les doigts serrés sur la poignée de son sabre, elle pouvait voir les muscles de sa mâchoire se crisper, tout son corps tendu dans la lutte pour ne pas céder à la rage qui essayait de le submerger.
Kogan riait de plus belle, prenant les autres à témoin. Il avait posé la pointe de sa lame au sol pour s’appuyer dessus, feignant d’avoir mal aux côtes.
Le hurlement de Nikushi doucha l’hilarité générale quand il s’élança vers Kogan pour le pourfendre. Reprenant aussitôt son calme, Kogan para sans peine et infligea un coup du plat de la lame sur le postérieur de son frère d’arme.
Le combat s’enchaîna alors avec une rapidité difficile à suivre. Un silence religieux accompagna l’action qui n’était ponctuée que par le tintement des lames l’une contre l’autre. Force brute et agilité s’affrontaient dans un équilibre qui semblait vouloir durer.
Une aspiration douloureuse se fit entendre quand l’acier mordit enfin une première fois la chair. Zibellule frissonna. Néala verdit à la vue du sang qui s’écoulait, contaminant de son émotion Elzannah tout aussi inquiète à ses côtés. Une deuxième blessure fut infligée, puis une suivante. La rage volcanique de Kogan inhabituellement froide affrontait celle méthodique mais enflammée pour l’occasion de Nikushi. Il voulait le faire souffrir comme il avait souffert. Il voulait lui faire payer ses crimes. Vaincre le monstre qui hantait ses nuits depuis trop longtemps.
Sur l’épaule de Néala, Zibellule se repaissait de son angoisse et de sa tristesse, frissonnant de délectation à chaque vague. Elle aspirait aussi la haine et la rage des combattants. Et les émotions douloureuses de toutes les personnes présentes. C’était tellement bon, tellement enivrant ! Elle ferma un instant les yeux de délectation et quand elle les rouvrit, ses iris bleus glacial avaient viré au noir profond, semblables à deux puits sans fond. Elle sentait dans ses tripes que son heure était sur le point de sonner et offrit un sourire carnassier que personne ne vit.
Les deux combattants commençaient à ralentir le rythme de leurs échanges de coups. Ils étaient à présent blessés l’un et l’autre à plusieurs endroits et devaient compenser pour ne pas céder avantage à leur adversaire. Kogan avait le sang qui battait dans ses tempes et Nikushi voyait sa vue se brouiller depuis une atteinte à la cuisse qui laissait échapper beaucoup de sang. Trop, sans aucun doute.
Néala brûlait d’envie de s’interposer entre Kogan et lui, de leur faire arrêter le combat pour les soigner l’un et l’autre. C’était une pensée idiote, ils avaient décidé de s’entretuer et elle ne pouvait qu’assister, impuissante. Elle laissa échapper un cri quand Nikushi trébucha et tomba. Il était vaincu. Kogan s’apprêta à lui donner le coup de grâce mais elle cria de plus belle, le suppliant de l’épargner.
Ce fut le moment que choisit Nikushi pour se relever vivement. En appui sur sa jambe valide, il désarma Kogan, qui avait détourné son attention de lui, et dans le même mouvement trancha les maillons d’argent de sa chaîne. Le médaillon orné d’un dragon tomba sur le sol et roula jusqu’aux pieds d’Elzannah, horrifiée.
Sous leurs yeux à tous, Kogan commença à noircir et convulser. Nikushi boitilla vers son déchiqueteur et l’arma, encore hésitant à achever le dragon en cours de transformation. Ses yeux croisèrent le regard larmoyant et suppliant de Néala. Il esquissa un sourire triste et, après un hochement de tête désolé à son égard, activa le piège avant de s’écrouler, trop faible pour tenir encore debout.
Le dragon hurla de douleur quand le collier de métal lui enserra le cou. Les runes gravées dessus se mirent à scintiller dans des nuances bleutées. À l’instar de sa forme humaine, diverses plaies parsemaient son corps. Il hurla et se débattit pour se débarrasser de l’entrave, tentant vainement d’arracher l’objet dont le contact lui était insupportable. Dans son agitation, il battait de la queue, secouant son long cou souple, tentant de se frotter aux parois pour se débarrasser du collier.
Les Asrayens, comme ses amis, furent obligés de se reculer pour éviter de prendre un mauvais coup. Au sol, Nikushi reprit suffisamment conscience pour réaliser le danger mais il fut incapable de se relever. La queue hérissée d’épines le percuta et il fut propulsé contre la pierre granitique. Son corps se mit à grelotter de manière incontrôlable quand il réalisa qu’il allait mourir piétiné ou embroché par le monstre dont il avait voulu se venger.
C’est le moment que choisit Audric pour entrer, une dizaine de soldats à sa suite. Il enfila le bracelet offert par les nains à son poignet et lança d’une voix claire :
– Maintenant tu ne bouge plus.
Les runes brillèrent sur les deux bijoux et le dragon paniqué sentit l’étau de la volonté du Roi se refermer sur sa conscience. Il s’immobilisa malgré lui, se figeant instantanément.
– Merveilleux ! Miraculeux, même ! Je ne m’attendais pas à un effet aussi efficace. C’est parfait !
Il se tourna vers Gromki et Gromgur qui, livides, le suivaient, sous bonne garde de Dimit.
– Vous allez pouvoir toucher un complément à votre récompense et vous transmettrez toutes mes félicitations à vos compatriotes pour la qualité de votre travail.
– Et pour nos enfants ? osa le père d’Ignil.
– Je pense les garder encore quelque temps, en monnaie d’échange au cas où vous essayeriez de me doubler d’une façon ou d’une autre. On n’est jamais trop prudents.
– Nous ne partirons pas sans eux, affirma Gromki. Ils n’ont jamais fait partie de notre accord.
– Vous n’êtes pas en position de négocier, trancha La Poigne. Allez, on y va, ordonna-t-il au dragon qui le suivit malgré lui.
– Et lui, on en fait quoi ? hasarda un soldat en désignant la silhouette inanimée de Nikushi.
– Laissez-le là. Je n’ai plus besoin de lui maintenant. Il a l’air bien amoché de toute façon.
Audric lança une bourse ventrue en direction de Nikushi et tourna les talons. L’homme haussa les épaules en écho aux paroles de son roi et le suivit. De leur côté, les Asrayens étaient trop abasourdis par tout ce qui venait de se passer pour réagir. Seule Elzannah voulut s’interposer pour empêcher Audric de partir avec le dragon mais son père la retint en la serrant contre lui. Il lui murmura à l’oreille :
– On ne peut rien faire pour lui pour le moment, il peut lui ordonner de te tuer, si bon lui chante. Je ne veux pas risquer de te perdre à nouveau.
À leurs côtés, Néala se sentit défaillir. Zibellule se retint de rire. Elle s’envola pour suivre Audric, s’éloignant de ceux qui avaient été jusque-là des alliés.
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Dans la campagne bordant La Cloison, les hurlements du dragon avait mis chacun sur le qui-vive. Les soldats comme les familles se regardaient l’air inquiet dans le silence assourdissant qui suivit.
Du mouvement au niveau d’une des ouvertures dans la falaise focalisa l’attention de tous. Une exclamation monta du groupe quand une monstrueuse tête noire et écailleuse se montra par l’ouverture.
Audric, faisant fi des blessures de son nouvel animal de compagnie, lui avait ordonné de se coucher sur le sol pour escalader son dos afin de s’asseoir à la base de son cou. Il nota mentalement qu’il lui faudrait s’assurer du confort et se promit de faire rapidement appel à un tanneur pour une selle à sa mesure. Il ordonna à la bête de sortir complètement de la grotte pour prendre place sur l’avancée rocheuse qui le dévoilait à ses nouvelles troupes. Il lui fit déployer les ailes afin que tout le monde le vit dans toute sa puissance.
Le silence se fit dans le campement de fortune. Chacun regardait mi-terrifié, mi-fasciné la créature sombre comme la nuit dont les blessures suintaient et l’homme le chevauchant.
– Nous sommes arrivés trop tard, s’attrista Isadora.
– Tout n’est pas encore fini, murmura Jared en retour. Nous devons retrouver papa, Elzannah et les Asrayens, nous verrons avec eux ce que nous pouvons faire.
– En attendant, renchérit Arthur, le plus sage serait de faire semblant d’obéir à La Poigne.
Leurs alliés hochèrent sombrement la tête en écho à ses paroles. Avec le dragon dans la balance, se battre contre des soldats aguerris était d’autant plus vain. Les jours qui allaient arriver promettaient d’être sombres et il leur fallait faire le nécessaire pour survivre.