Orgueil et feuilles de thé (OS)

Chapitre 1 : Orgueil et feuilles de thé

Chapitre final

5754 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 17/11/2022 00:00

Synopsis : Artus Borg est chanteur et étudiant au conservatoire régional. Bien qu’hétérosexuel, il vit en colocation avec son meilleur ami gay, Matthieu Paris. Le lien qui les unit a beau être extrêmement fort, tout n’est pas toujours rose pour les deux partenaires de scène, et une chose aussi banale qu’une simple feuille de thé peut tout faire déraper.


Continuation : ce one-shot est en lien avec "The Dark Love" (fiction originale) et "Les muses sans chaussures" (fanfiction Pokémon), mais il est totalement autonome et peut se lire indépendamment des deux autres histoires.


 

Orgueil et feuilles de thé


 

La porte de l’auditorium s’ouvrit à la volée. Une vague d’étudiants de deuxième année jaillit par l’ouverture. Un jeune homme brun, plutôt trapu, s’extirpa de la horde estudiantine bien heureuse que la journée se termine enfin pour remettre son écharpe et enfiler son manteau en feutre. À l’angle du couloir, il se tourna vers une large fenêtre donnant sur le parc du conservatoire régional. Le décor ne l’intéressait pas de prime abord, il voulait simplement disposer d’un miroir de fortune pour vérifier son apparence. Rassuré sur son élégance qui n’avait pas disparue au cours des deux dernières heures de cours, son regard bleu séraphique se posa sur l’autre côté de la vitre.

Les arbres rougissaient ou jaunissaient selon les essences à l’approche du mois de novembre, et la pelouse du square se trouvait déjà partiellement recouverte de feuilles écarlates en décomposition. Ce paysage hautement bucolique enserré dans la trame urbaine était charmant, charmant mais salissant. L’apprenti chanteur avait bien fait de troquer ses converses pour ses bottines d’hiver en daim la semaine passée. La boue de l’automne allait encore éclabousser le cuir et s’accrocher à ses semelles pour saloper son paillasson. Ses condisciples les plus pressés avaient déjà atteint la sortie du bâtiment et les premiers traversaient désormais le sentier principal. Le dandy d’opérette tira sur son col avant de prendre la même direction qu’eux. Il eut à peine le temps de faire trois pas avant qu’une voix féminine ne l’interpelle dans son dos.

- Artus !

Le bel artiste se retourna aussitôt vers la petite brune aux yeux bridés et à la silhouette menue moulée dans son sous-pull en stretch, à demi dissimulée sous son cardigan, qui s’approchait de lui.

- Qui y a-t-il Sana ?

- Je voulais simplement savoir si tu étais libre ce soir. On pourrait prendre un verre en ville avant d’aller chez moi.

L’adonis aux mèches noires se mit à sourire du coin de la bouche. Ce n’était pas la première fois que la musicienne l’invitait. Les mots étaient innocents, d’une banalité convenue entre deux camarades de promotion, mais la signification réelle de leur conversation était toute autre. Lui, avait une réputation pour le moins sulfureuse. Elle, avait des besoins et assez de désinvolture pour les assumer et les assouvir en femme libérée. Artus aussi avait des besoins, sans doute beaucoup plus que sa collègue, alors il acceptait volontiers ses invitations, sauf contraint et forcé par des impératifs extérieurs. C’était le cas ce jour-là.

- Je suis désolé, pas ce soir, je dois réviser le cours de techniques du langage musical.

- Tu es toujours si sérieux. Même les étudiants de médecine se laissent plus aller que toi, répliqua Sana avec une moue de déception.

Un nouveau rictus amusé et légèrement suffisant égaya le visage du chanteur en herbe. Il sortit son téléphone de sa poche pour regarder l’heure.

- J’ai dix minutes devant moi si tu veux.

- Dix minutes ? répéta la belle aux yeux sombres en haussant un sourcil.

- La salle B6 est libre à cette heure-ci, et j’ai la clef.

Il agita sous son nez une clef métallique numérotée. En guise de réponse, elle pouffa, résignée.

- C’est mieux que rien, je m’en contenterais…

Il leur fallu une minute pour rejoindre la salle, dix secondes pour l’ouvrir et quarante autres pour retirer leurs pantalons. Artus consacra trois minutes aux préliminaires, pas une seconde de plus car elles étaient précieuses. Il eut besoin de dix secondes supplémentaires pour enfiler un préservatif et consacra donc les quatre minutes restantes à contenter au mieux son amie et sa propre libido. La dernière courte minute leur servit à se rhabiller et à refermer la porte à clef. Il déposa discrètement sa capote usagée dissimulée sous un mouchoir en papier dans une poubelle près de la salle de la chorale. Puis, il jeta un coup d’œil à sa camarade en train de masser ses lombaires.

- Tu as mal au dos ?

- Le bureau du prof de chant n’est pas vraiment un meuble adapté pour s’allonger dessus.

- Je suis navré, mais ça reste plus glamour que les toilettes.

- Et surtout tu n’as pas à me porter, donc ton propre dos est épargné.

Artus réprima son sourire, elle avait raison, mais il n’avait pas envie de l’admettre. Ils se saluèrent d’un geste discret de la main et se séparèrent devant la porte en verre du conservatoire. Sana partit vers la gauche, en direction de l’arrêt de bus, quant à Artus, il tourna à droite et prit la route de son appartement. Il habitait à quinze minutes à pieds du conservatoire, une position privilégiée dans ce quartier aux loyers exorbitants, mais son père avait les moyens. Eliaz Borg préférait mettre le prix, plutôt que de risquer de voir son fils venir vivre chez lui, ce qui en disait long sur la cordialité de leurs relations.

Sur le chemin du retour, l’endorphine secrétée par son corps pendant son coït disparut en marchant, et Artus fut rattrapé par le stress. Il avait toujours été studieux, mais les cours du conservatoire lui demandaient beaucoup d’efforts et de concentration. En outre, même s’il était de très loin le meilleur chanteur actuellement en étude à l’établissement, il était perfectionniste et se focalisait surtout sur ses points d’amélioration. Il trouvait son niveau au piano toujours largement insuffisant. Cela le frustrait d’évoluer au milieu de tous ces prodiges, violonistes, violoncellistes, pianistes, tandis que lui n’avait pour seul instrument que sa voix envoutante. Et le plus talentueux d’entre tous était celui qui vivait chez lui.


Artus enfonça sa clef dans la serrure mais ne la tourna pas, au contact des alliages, il avait senti qu’elle n’était pas verrouillée. Son colocataire était déjà rentré, sans doute depuis peu de temps puisqu’aucune mélodie ne résonnait dans le logement, alors que le guitariste ne savait pas se passer de musique plus de cinq minutes. Artus ouvrit la porte et pénétra dans son deux pièces de 36m². L’appartement aurait pu être très confortable s’il avait vécu seul à l’intérieur, mais il partageait son lieu de vie avec Matthieu Paris, son meilleur ami depuis le lycée.

Artus passait peu de temps à son appartement et son outil de travail principal étaient ses cordes vocales, donc en dehors d’un petit clavier de piano synthétiseur d’appoint, il n’avait aucun instrument personnel. Matthieu, en revanche, avait amené avec lui ses deux guitares acoustiques, deux de ses guitares électriques (les autres étant toujours chez ses parents), une basse, un banjo, un ukulélé et un synthé plus perfectionné que celui d’Artus. Le tout était stocké dans la pièce à vivre faisant office de cuisine-salon-salle-à-manger-bureau. Artus dormait dans la seule chambre disponible, équipée d’un petit dressing encastré et plein à craquer, et Matthieu passait ses nuits sur le canapé convertible de la pièce principale polyvalente, ses propres vêtements enfouis dans le coffrage du clic-clac avec sa couverture et son oreiller. Les trente-six mètres carré étaient ainsi vite comblés.

Le comptoir de la petite cuisine, situé à droite de la porte d’entrée et d’habitude immaculé, était encombré, Matthieu avait posé toutes ses affaires dessus. Il était en train de déballer les commissions fraichement achetées qu’il avait transportées dans le sac à dos isotherme qu’il utilisait en tant que livreur à domicile. Si les parents d’Artus étaient financièrement très à l’aise, ce n’était pas le cas de ceux de Matthieu. Ils auraient pu faire un effort pécuniaire si leur unique enfant s’était lancé dans les études supérieure, et compte tenu de ses résultats scolaires passés, il aurait sans doute obtenu une bourse, mais Matthieu - ou plutôt « Matt le jukebox » - était un électron libre qui ne vivait que pour la musique. Ses seuls revenus provenaient de ses livraisons et de ses prestations scéniques, rémunérées à coup de lance-pierre, mais au moins elles lui permettaient de payer une partie des courses pour son hôte et lui-même.

Matthieu sortit sa tête ébouriffée du frigo et adressa à son colocataire un sourire radieux assorti à ses yeux ronds pétillants couleur noisette.

- Salut ! Tu rentres tôt.

- J’ai du boulot.

- Exercice de chant ? demanda Matthieu, une lueur avide dans le regard, il adorait entendre Artus chanter et l’aider lors de ses répétitions.

- Malheureusement non, soupira Artus. Techniques du langage musical. On a un premier examen lundi.

- Humm… Quand j’t’entends me dire des trucs comme ça, ça m’conforte dans mon choix de ne pas t’avoir suivi au conservatoire.

- Oui… soupira à nouveau son partenaire. Je sais que tu n’aimes pas les contraintes, mais ça nous aurait été utile pour la suite. Tu t’en serais de toute façon sorti mieux que moi.

Artus avait retiré sa veste et l’avait accrochée au porte-manteau. Il jeta un coup d’œil contrarié à celle de Matthieu posée négligemment sur le bar. Il finirait par la remettre au bon endroit, mais cela l’agaçait de la voir trainer inutilement. Artus avait ensuite soigneusement ôté ses chaussures, puis, à la place, il enfila des pantoufles en laine à carreaux bleus flambant neufs mais d’un autre âge. Il frissonna au moment de se redresser et se rendit jusqu’à la chambre pour prendre un pull plus chaud que celui qu’il avait porté toute la journée. Il aurait aimé allumer le chauffage, mais il faudrait le payer de sa poche. Vu la somme folle que son père déboursait pour son loyer, il ne lui versait plus sa pension alimentaire. Sa mère lui donnait un peu d’argent tous les mois et Artus tenait ses comptes avec beaucoup de rigueur. Il se produisait régulièrement sur scène avec Matthieu, pour gagner ses propres deniers en sus, mais avec l’amplitude horaire du conservatoire, il ne pouvait pas le faire aussi souvent qu’il l’aurait souhaité.

Il revint dans la cuisine et contourna le bar pour allumer la bouilloire. Il fouilla ensuite dans le sac isotherme de Matthieu pour prendre le thé qu’il avait forcément acheté, sa réserve étant vide. Artus se saisit de la boîte de thé et leva les yeux au ciel.

- Matt, tu t’es encore trompé ! Je t’ai dit du Ceylan, pas juste du thé noir.

- Du thé c’est du thé, j’vais pas faire toutes les supérettes du quartier pour trouver ton machin.

- Non, du thé ce n’est pas du thé. C’est aussi idiot que de considérer que la musique c’est de la musique en comparant Vivaldi à Kurt Cobain. Et pourquoi pas la danse des canards aussi ?

- Le plus simple, c’est que tu retournes à ton salon de thé acheter tes mélanges spéciaux. J’en ai un peu marre de me faire engueuler à chaque fois que je dois t’acheter du thé, fit Matthieu d’une voix posée sur son sourire en train de se crisper.

- J’aimerais bien, mais je n’ai plus les moyens vu que j’ai une personne à charge, lâcha Artus.

Aussitôt, il sentit le courant d’air glacé filer à travers la pièce amenant avec lui son silence de plomb. Matt avait le sourire, il avait toujours le sourire, c’était sa marque de fabrique, mais il n’était plus qu’un rictus de poupée mécanique, figée dans son automatisme. Une seconde s’écoula, interminable. Artus s’en voulait déjà. Une deuxième les laissa dans leurs postures respectives, jamais le chanteur n’avait ressenti une telle pression. Ce n’était pas de la colère, ni même de la tristesse qui irradiait de Matt, ça allait bien au-delà de tous les sentiments négatifs possibles. Une simple histoire de thé avait pris les proportions d’une tragédie grecque, il le sentait dans le regard de son acolyte. D’autres secondes s’enchainèrent, semblables à des heures, puis Matthieu fit brusquement volte-face et se dirigea vers la porte.

- Où vas-tu ?

Artus porta sa main libre à sa gorge. La question était banale, mais sa voix tremblait, elle s’était même cassée sur la dernière syllabe, ce n’était pourtant pas son genre de la laisser dérayer.

- Te chercher du thé.

- Non, Matt. Ce n’est pas la peine, je suis désolé, ça va aller, je…

Aucun mot n’arrêta les mouvements de Matthieu qui lui tournait le dos. Il enfonça son portefeuille dans sa poche de jean, attrapa ses clefs et appuya sur la clenche de la porte. D’apparence, Artus restait calme, nonchalant presque, planté au milieu de leur minuscule salon avec ses charentaises et son pull en laine trop grand, mais dans son esprit, la panique était en train de sonner l’assaut.

- Tu oublies ta…

La porte se referma dans un claquement sonore, non violent, mais sec.

- Veste…

Il y eut un nouveau blanc assommant de culpabilité. Artus regarda, désolé, la veste et l’écharpe abandonnées de Matthieu sur le comptoir de la cuisine. Il balança, dépité, la petite boîte en carton contenant le thé pour se pincer l’arête du nez, selon son tic habituel.


Une fois calmé, Artus retourna se plonger dans ses cours de techniques du langage musical. Au bout d’une demi-heure, il fut gêné par la baisse subite de luminosité. Il leva les yeux vers la fenêtre, derrière la vitre, le ciel gris automnal virait au noir, annonçant clairement son hostile désir d’abattre une pluie torrentielle sur la cité. Vingt minutes plus tard, les premières gouttes attaquèrent les carreaux, de plus en plus vite, jusqu’à fracasser le double vitrage dans un son de tambour assommant. Artus n’aurait jamais pu répéter son chant dans un tel boucan, son oreille n’aurait pas réussi à filtrer les sons. Il était chanceux de s’atteler à une tâche plus intellectuelle que technique, il peinait malgré tout à se concentrer. Il n’arrivait pas à se sortir de l’esprit que Matt était sorti sans son blouson et l’averse diluvienne ne semblait pas prête de s’arrêter. Son ami était parti depuis plus de deux heures, c’était anormalement long. Artus tenta de se rassurer en l’imaginant coincé dans un pub, à attendre que le déluge cesse, ou peut-être était-il simplement parti boudé quelque part.

Soudain, Artus se contorsionna sur sa chaise en entendant la porte se déverrouiller. Il regarda Matthieu passer le seuil, trempé jusqu’aux os. Il avait l’allure globale d’une personne qui serait tombée toute habillée dans une rivière. Ses vêtements gorgés d’eau étaient en train de créer une véritable mare à l’entrée de l’appartement. Il portait dans ses bras un sac poubelle noir bien fermé. Artus se leva dans un réflexe, décontenancé par la dégaine pitoyable de son ami, puis il se contenta de le dévisager de la tête aux pieds. Il ne savait quoi dire, ni quoi faire, alors Matt se remit à sourire chaleureusement, comme de coutume, des gouttes d’eau de pluie ruisselaient sur ses pommettes saillantes semblables à des larmes. Il déchira le polyéthylène pour dévoiler la boîte métallique ornée d’une fleur peinte en rose qu’il tenait entre ses mains.

- Je t’ai trouvé ton thé.

Matt brandit triomphalement sa précieuse trouvaille avant de la déposer sur le comptoir à côté de sa veste. Artus ne bougeait toujours pas. Matt passa une main dans ses cheveux humides pour dégager au mieux son visage.

- J’étais un peu long parce que j’ai pris le bus pour aller jusqu’au magasin spécialisé. J’ai de la chance, la vendeuse se souvenait de toi, elle m’a filé c’que tu prends d’habitude, j’ai pas pu me tromper c’coup ci.

Artus secoua la tête pour se réveiller de sa torpeur et il se mit à râler au lieu de parler.

- Nom de… Tu es devenu fou ? Tu vas attraper la mort ! Va t’essuyer et te changer ! Je vais te préparer un café.

- Fais-moi un thé plutôt.

- Tu as horreur de ça.

- Mais non.

Matthieu tapota le haut du bras de son colocataire, sans trop s’attarder pour ne pas mouiller son pull, avant de filer dans la salle de bain. Artus poussa un profond soupir avant de sortir la serpillère pour éponger le début d’inondation causé par Matthieu et de faire bouillir de l’eau.

Quand Matt revint propre et sec dans la pièce de vie, Artus l’attendait autour de la table avec deux mugs fumant et un paquet de cookies. Matt se laissa tomber sur la chaise en adressant un nouveau sourire à son meilleur ami. Son expression débonnaire cilla légèrement lorsqu’il vit la petite étiquette en papier qui dépassait de la tasse.

- Bah, t’as pris le thé du supermarché ?

- Celui de Ratnapura se boit le matin, il est très fort. Et puis celui-ci n’est pas si mauvais.

- Tu te fous de moi ?

- Toujours. Merci pour le thé. Et pardon. Tu veux que je prépare le diner ?

- Je ne mange pas avec toi ce soir, j’ai des livraisons.

Artus perdit le sourire qu’il venait à peine de retrouver et reposa sa tasse avec consternation.

- Tu plaisantes ? Tu as vu le temps qu’il fait ? Tu veux vraiment attraper une pneumonie ?

- Il n’est pas donné ton thé.

- Oui, c’est bien pour ça que je n’y vais plus. J’ai apprécié le cadeau, sincèrement, mais si tu pouvais éviter de me mettre ta mort sur la conscience, j’aimerais autant.

- T’inquiète pas pour moi, je suis solide.


oOo


Quarante-huit heures plus tard, en revenant du conservatoire, Artus découvrit Matthieu affalé sur le canapé avec une migraine abominable, un nez rubicond enflé et la sensation d’avoir un tapis d’aiguilles au fond de la gorge. Planté devant lui, le chanteur relâcha ses épaules, affligé par cet épilogue attendu. Son partenaire le salua en toussant bruyamment.

- Tout ça pour trois feuilles de thé… se lamenta Artus.

- J’suis un héros.

- Non, tu es un crétin fini.

- C’est pas c’que disait le psy qui m’a fait passer un test de QI quand j’avais huit ans.

- Fais confiance à l’homme qui vit avec toi depuis plus d’un an. Pas besoin d’un master en psychologie pour comprendre que tu es siphonné.

- J’ai quand même été cherché le diner avant de commencer mon agonie, précisa Matthieu en posant son regard vaseux sur le comptoir séparant la kitchenette du reste du salon.

Artus soupira à nouveau avant d’aller farfouiller dans les sacs krafts.

- Il faudra que tu m’expliques un jour pourquoi tu me couves comme une mère poule, à m’empêcher de boire, de fumer et de sortir sans écharpe, alors que toi tu fais toutes ces conneries puissance dix.

- C’est ce qu’on appelle l’amour.

Artus s’immobilisa brusquement et se retourna vers Matt, il avait forcément mal entendu. Son ami était en train de se masser les paupières, son sourire avait disparu, il paraissait épuisé, presque confus. La couleur de sa peau moite fit comprendre à Artus qu’il avait de la température, il ne devait plus savoir ce qu’il disait et, visiblement, il s’en voulait d’avoir laissé sa langue continuer sa joute verbale, alors que son esprit n’était plus en état de maintenir tabous et pieux mensonges. Pour éviter de générer encore plus de malaise, Artus fit mine de n’avoir rien entendu.

- Tu as faim ?

- Pas trop, non… marmonna Matt.

- Force-toi à grignoter un peu, je vais te faire une tisane.

Matthieu grimaça. Outre son thé quotidien qu’il liquidait assez rapidement, Artus avait un coffret en bois à neuf compartiments contenant différents mélanges de plantes adaptés à diverses situations, allant de la gueule de bois au bon transit intestinal, en passant par la lutte contre les insomnies et les stimulants pour maintenir son érection plus longtemps. Matt n’aimait pas beaucoup le thé, mais il haïssait la tisane. Malheureusement, hormis le paracétamol et le sérum physiologique pour le nez, il n’y avait rien d’autre que les brindilles d’Artus pour l’automédication dans l’appartement. La vodka et la bière ne semblaient pas à être des remèdes appropriés.

Après avoir mordillé un peu dans un onigiri et avalé difficilement un beignet de crevette, Matthieu se recroquevilla sur le canapé en regardant Artus débarrasser la table pour sortir ses livres et son casque audio. Le jeune chanteur passa une bonne heure à réviser ses cours en se basant sur les enregistrements recommandés par leurs enseignants. Habituellement, il tapait la mesure avec son stylo sur la table, mais ce soir-là il avait peur de déranger son ami alité.


Artus sentait la fatigue lui piquer les yeux, il bailla avant de s’étirer et de reporter son attention sur Matthieu, endormi sur le canapé, en chien de fusil sous son plaid. Il avait la posture déplorable typique des malades, et Artus avait un énorme point sur le cœur à le voir ainsi. Il se leva de table et rangea ses affaires. Lorsque tout fut parfaitement en ordre, il s’approcha du sofa et se pencha vers son ami. Il posa sa main sur l’épaule de Matt et le remua tout doucement.

- Matthieu, va te coucher.

- Hum… J’suis déjà couché… La flemme de mettre le clic-clac…

- Non, va dormir dans mon lit. Tu y serras mieux.

Matt entrouvrit une paupière, révélant un œil vitreux mais perplexe. Artus lui sourit avec bienveillance.

- Tu ne vas pas vomir, rassure-moi ?

- J’crois pas…

- On doit bien avoir une bassine quelque part. Je vais te chercher une serviette. Vas-y, j’arrive.

Matt se traina jusqu’à la chambre et s’installa sur le lit d’Artus, un peu perturbé, mais son délabrement physique ne permettait pas à son colocataire de s’en rendre compte. Artus vint déposer une vasque en plastique et une serviette éponge à côté du lit, il avait profité de son passage dans la salle de bain pour enlever ses vêtements et se mettre en pyjama. Matt rassembla ses brides d’énergie pour lui sourire avec malice, du moins il essayait.

- Tu dors avec moi ?

- Hors de question. Je ne veux pas attraper tes miasmes.

Artus rendit son sourire taquin à Matthieu, trop éreinté et malade pour être déçu, avant de quitter la pièce pour retourner dans le salon. Il s’acharna sur le canapé convertible pendant quinze minutes. Il finit par s’avouer vaincu et s’affaler sur les coussins. Il arrivait à Matthieu de dormir sur le canapé sans le déplier, de même qu’il arrivait à Artus de forniquer avec des filles sur ce même canapé, mais il était trop délicat pour y passer une nuit complète. Il fit une tentative malgré tout. Au bout de quarante-cinq minutes à maugréer intérieurement sur l’inconfort de ce meuble qu’il n’avait jamais remarqué auparavant, il se releva. Il se rendit jusqu’à sa chambre où Matthieu dormait à poings fermés. Il ronflait fort à cause de son nez encombré de sécrétions. Artus s’accouda au montant de la porte et le regarda un long moment dans la pénombre, sa silhouette assoupie simplement éclairée par la lueur provenant du salon.


Artus ne voulait pas dormir avec Matthieu. Dormir avec quelqu’un, même un autre homme, ne le dérangeait pas plus que cela. Le fait qu’il soit gay n’était pas non plus un véritable problème. Artus aurait sans doute été capable de dormir avec leurs copains homo du lycée, Théo ou Cyril, s’il n’avait pas eu le choix, lors d’une soirée trop arrosée ou au camping, même si cela ne risquait pas d’arriver. S’il ne parvenait déjà pas à dormir sur un canapé trop ferme, il ne se laisserait pas coincé dans une situation lui imposant de dormir sur un matelas gonflable posé à même le sol. Sana avait plus de mérite que lui à supporter la dureté d’une table d’école pendant leurs ébats. Le problème avec Matthieu, c’était ses sentiments.

Artus savait pertinemment que Matthieu était amoureux de lui, alors il s’était imposé des barrières à ne pas franchir, pour éviter de les mettre dans une position ambiguë qui ferait souffrir Matthieu ou nourrirait ses fantasmes, sa frustration et sa dépendance affective, déjà beaucoup trop développée. Leur collocation était agréable, pour l’un comme pour l’autre. Ils avaient leur routine, leurs repères et leur amitié apportait un réconfort précieux pour les moments de stress. Mais l’épisode du thé avait rappelé à Artus, avec perte et fracas, que leur relation était déséquilibrée, ou du moins qu’elle reposait sur un quiproquo monstrueux. Est-ce que cette situation allait encore durer longtemps ?

Malgré ses inquiétudes, l’oreiller moelleux, son épaisse couette douillette et ses draps soyeux exerçaient sur lui une attirance hypnotique. Il était claqué, il avait sommeil. Artus se résigna à pénétrer dans la chambre et à s’asseoir du côté libre du matelas. Il glissa ses jambes sous la couverture en prenant bien soin de ne pas toucher Matthieu. Ce dernier était tourné vers l’intérieur du lit, et donc par extension vers Artus, ce qui ne l’aidait pas à se détendre. Artus se mit à réfléchir à nouveau. Était-ce une bonne idée de s’endormir à ses côtés sans l’avoir prévenu en amont ?

Artus avait fait comprendre à Matthieu qu’il pouvait ramener des hommes dans son appartement, que cela ne le dérangeait pas, qu’il pouvait même lui emprunté sa chambre dans la journée si besoin, tant qu’il laissait les lieux propres. Pourtant, à sa connaissance, Matthieu n’avait jamais ramené qui que ce soit et il ne découchait jamais. Artus n’osait pas poser la question, mais il lui semblait que Matthieu était toujours vierge à dix-neuf ans. Il ne pouvait s’empêcher de penser que c’était de sa faute, et qu’il était plus un frein qu’autre chose pour Matthieu.

Dans un élan de mauvaise humeur, Artus s’était permis de lui dire qu’il était à sa charge. C’était honteux et terriblement ingrat de sa part. La vérité, c’était qu’Artus était à la charge de ses parents. C’étaient eux qui payaient son appartement et ses études. Matt était hébergé gratuitement, mais tout ce qu’il gagnait passait dans les courses ou dans l’entretien des instruments, bien utiles à Artus dans le cadre de ses études de musicologie. Mary et Eliaz Borg auraient pu reprocher à Matthieu d’être un squatteur, Artus, lui, n’avait rien à dire. Sauf que Mary n’aurait jamais dit quoi que ce soit à Matthieu. Elle l’appréciait sincèrement, elle aimait voir son fils autrefois si taciturne et guindé s’épanouir avec un ami qui partageait sa passion. Et Eliaz ne disait rien non plus, parce qu’Eliaz n’avait déjà rien à dire Artus, pourquoi mépriserait-il davantage Matthieu que son propre fils ?

L’image de Matt dégoulinant de flotte sur le pas de leur porte avait rappelé à Artus sa propre escapade en forêt lorsqu’il avait dix ans. Il était revenu sans chaussures, les pieds trempés, il s’était amusé à les accrocher dans les branches des arbres pour faire un vœu, comme le voulait la coutume locale dans ce bois millénaire et mystique. Il avait payé cher cette bêtise qui n’était pourtant que l’expression d’une grande candeur enfantine. Il s’était enrhumé, il avait eu peur de perdre sa jolie voix, et face à son désarroi, son père avait simplement affirmé qu’il était stupide. Il l’avait même traité de boulet. Artus était juste rempli d’espoir, à l’époque. Il voulait que son rêve se réalise, il voulait devenir un grand chanteur. Il voulait être capable de vivre de sa passion, il voulait que sa mère soit fière de l’adulte qu’il allait devenir et que son père lui accorde enfin un peu d’intérêt. Sur ce dernier point, il avait fini par comprendre que c’était peine perdue. Quoi qu’il fasse, Eliaz avait déjà rendu son verdict. En dehors de sa mère, personne ne s’intéressait à son destin, pas même les filles en pamoison devant lui alors qu’il devenait plus grand, plus beau, plus viril, au fil des années, mais conservait sa voix d’ange céleste. Et puis un jour, Matthieu était entré dans sa vie.

Indépendamment de leur amitié, Artus savait que Matt aimait sa voix, ou plutôt qu’il adorait sa voix, qu’il la vénérait, qu’il rêvait qu’elle lui appartienne à jamais. Car Matt était comme ça, ambitieux, calculateur et possessif. Il aimait Artus, mais il se servait de lui. Artus acceptait la chose, ce n’était pas gênant, tant que leur amitié restait franche et sincère, il pouvait bien devenir un ustensile dans les mains du virtuose qu’était Matthieu, cela lui convenait. Lui aussi admirait le talent musical de Matthieu. Tout ce qu’il avait voulu être et faire… Un musicien de génie, avec une mémoire hors du commun et un véritable don inné qu’il travaillait sans relâche à sa manière pour le sublimer. Comment avait-il pu dire à cet être prodigieux qu’il était à sa charge ? À lui qui l’aimait plus que de raison, parce que la nature avait fait de lui un homosexuel. À lui qui veillait sur Artus plus encore que sa propre mère déjà si douce. À lui qui voyait en Artus le plus grand chanteur que le vingt-et-unième siècle allait porter. À lui qui lui avait accordé plus d’attention en un seul trimestre au lycée que son père en seize années d’existence.

Parce que c’est ce qu’Eliaz lui avait dit un jour, Artus restait convaincu que son unique potentiel résidait dans sa voix. Il s’était désintéressé de tout le reste, y compris des autres êtres vivants, hormis sa mère. Seuls la musique et le chant lui importaient, terrifié à l’idée de perdre sa voix et de se retrouver sans valeur. Il ne possédait rien de plus précieux que sa voix, du moins, c’est ce qu’il croyait, jusqu’à cet instant…


Les ronflements de Matt s’intensifièrent en s’espaçant, il devait entrer dans une phase de sommeil profond. Les yeux d’Artus s’étaient habitués à l’obscurité. Même dans le noir, il arrivait à distinguer les traits de son ami, endormi la bouche grande ouverte, ses cheveux châtains emmêlés dans la sueur de sa dernière poussée de fièvre. Personne n’aurait pu deviner que dans ce corps sec d’adulescent enrhumé, enroulé dans sa couverture, sommeillait un esprit aussi aiguisé que celui de Matt le jukebox et la personnalité la plus haute en couleur qu’Artus n’ait jamais rencontrée.

Artus s’affaissa lentement sous les draps pour s’allonger, sans quitter son colocataire des yeux. Un sourire fraternel finit par germer sur ses lèvres quand il murmura :

- Tu es ce que j’ai de plus précieux, mon petit champion de poésie.

Sur ces mots, il tourna le dos à Matthieu, puis s’endormit aussitôt.


oOo


I promise you I will learn from my mistakes

Tears stream down your face, and I...

Lights will guide you home

And ignite your bones

And I will try to fix you


Fix you - Coldplay

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